VINGT-SEPT
À BORD DE L’ALAN B.
SHEPARD
Capelo reprit lentement conscience, le croquis du Faucheur toujours présent à l’esprit. Le dessin du haut, ce n’étaient pas des fleurs, comme cet imbécile de Kaufman l’avait suggéré. C’étaient les espaces de Calabi-Yau, les configurations reconnues pour les six dimensions enroulées de l’espace-temps. Le style du Faucheur était différent de celui des humains, et le dessin tracé à la hâte. Mais Capelo était sûr de lui. Les deux figures dans la moitié supérieure du cercle étaient deux configurations possibles de l’espace de Calabi-Yau.
L’idée de faire appel aux équations de Calabi-Yau pour résoudre l’énigme du champ disruptif de faisceau s’était présentée à lui longtemps auparavant. Elle était venue à l’esprit de tout le monde longtemps auparavant. Mais les équations ne fonctionnaient pas, elles ne révélaient que l’infini. Il n’y avait aucun moyen de les utiliser, quelle que fut la manière dont on jouait avec les données. Mais cette épaisse ligne circulaire menant à l’espace de Calabi-Yau…
— Professeur Capelo…
… des formes qui suggéraient un lien avec quelque chose d’autre. Et la ligne s’étendait jusqu’à…
— Professeur Capelo.
… s’étendait jusqu’à…
— Professeur Capelo.
Il laissa tomber et tourna la tête.
— Qui diable êtes-vous ?
— La générale Victoria Liu, service de renseignements de l’armée.
Deux étoiles sur l’épaule. Bien sûr, il y avait forcément eu quelqu’un comme cela quelque part, un officier de la Défense de l’Alliance solaire auquel Kaufman devait faire des rapports sur son projet peu orthodoxe. Mais d’où venait-elle ? Capelo s’en fichait.
— Laissez-moi tranquille.
— Je le ferai. Dès que je vous aurai informé de quelques éléments cruciaux. Cela ne prendra pas longtemps.
Maintenant qu’il avait été arraché brutalement aux dimensions de Calabi-Yau et à l’épaisse ligne circulaire du dessin du Faucheur, Capelo embrassa du regard son environnement. Ce n’était pas sa minuscule cabine, ni la prison militaire, ni la cellule du Faucheur. Il était allongé sur une couchette dans une pièce meublée d’une chaise et d’un bureau sur lequel il y avait du papier et des crayons, ainsi qu’un terminal d’accès à l’ordinateur du bord. Par une porte entrouverte, il aperçut une salle de bains. L’autre porte était équipée de deux serrures électroniques.
— Suis-je en état d’arrestation ?
— Oui. (Aucune hésitation.) Mais vous êtes un civil, comme vous le savez. Lorsque nous atteindrons Mars, vous serez remis à une cour civile, si le ministère public juge qu’il existe des charges suffisantes.
— Ou si vous leur dites qu’il y en a.
Elle ne répondit pas.
— D’accord, nous nous comprenons. Que voulez-vous ?
— La même chose que vous. Le modèle et les équations du fonctionnement de l’artefact. Nos buts sont identiques, professeur Capelo, et dépourvus d’intentions contradictoires. Vous voulez comprendre l’artefact parce que vous êtes un scientifique. Vous êtes aussi un patriote, et vous savez que nous avons besoin de cette découverte capitale pour gagner la guerre. Il n’y a pas de conflit entre nous.
— Alors, pourquoi suis-je en état d’arrestation ?
— Vos méthodes ont été, jusqu’ici, assez contraires au règlement pour justifier une surveillance attentive. Je pense que vous ne pouvez que le reconnaître.
— Vous êtes très logique, hein ? Raisonnable et agréable. Êtes-vous une scientifique, générale ?
— Non.
— Qu’est-ce qui vous fait penser que je peux créer « un modèle et des équations » ?
— Le colonel Kaufman dit que vous avez fait une espèce de découverte capitale sur la physique de l’artefact juste avant que nous pénétrions sur les lieux.
— Vraiment ? Peut-être Lyle ne peut-il distinguer un coup de génie d’un coup dans l’eau. Rappelez-vous que j’ai été emmailloté dans une mousse paralysante importune. Deux fois.
— Je m’en souviens.
— Où sont mes gamines ?
— Avec leur nurse, comme toujours. On ne leur a pas dit que vous aviez été arrêté.
— Et je ne les verrai pas avant de coopérer, n’est-ce pas ?
— Faux. Vous pourrez les voir quand vous voudrez.
— Et si je voulais seulement les voir, puis envoyais au diable « la physique de l’artefact », comme vous la cataloguez à tort, de façon simpliste ?
— C’est votre privilège.
— Mais pendant que nous nous rendons sur Mars, je resterai en prison jusqu’à ce que je vous fournisse ce que vous voulez, ou jusqu’au Grand Broyage, quel que soit l’événement qui surviendra le premier.
Elle se pencha vers lui, l’air grave.
— Professeur Capelo, pourquoi hésiteriez-vous à créer ces équations ? Hésiteriez-vous à secourir votre race alors que l’ennemi vient juste d’exterminer dix millions d’humains sur le système viridien ?
— Je n’ai pas dit que je ne voulais pas « créer les équations ». Mais je n’aime pas être contraint.
— Vous avez flirté avec la trahison, professeur. Et je pense que vous le savez.
— Bon, vous avez dit ce que vous aviez à dire. Maintenant, sortez. (Elle se leva. Capelo se redressa.) Non, attendez une minute. Où sont Lyle Kaufman et Marbet Grant ?
— Aux arrêts.
— Pour bien plus qu’un flirt avec la trahison. Ils ont passé la nuit avec la pauvre fille et l’ont méchamment baisée.
— Vos métaphores sont hardies, professeur. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, il y a un telcom dans le tiroir du bureau. Seulement programmé pour certains types d’accès.
— Y compris mes gamines ?
— Bien entendu.
Après son départ, Capelo dit à l’ordinateur :
— Démarrage. Le jour et l’heure.
— Mercredi, quatre heures seize.
Il était resté inconscient pendant six heures. Ils avaient sans doute eu besoin de tout ce temps pour décider comment ils allaient procéder avec lui, Kaufman et Marbet. Kaufman ne lui servirait à rien. Mais il avait besoin de Marbet, pour l’aider à vérifier les résultats obtenus avec le Faucheur.
Une brusque nausée l’envahit. Un Faucheur, l’un de ces salopards qui avaient tué Karen… Il avait réellement « parlé » à ce truc dégoûtant, échangé des idées avec lui. Et oublié cela pendant qu’il le faisait. C’était ce qui le rendait malade. Il avait vraiment oublié que c’était un Faucheur, pensé seulement à cette épaisse ligne noire, comme si cela pouvait l’emporter sur Karen, sur le drame viridien, sur toutes choses… Un profond dégoût de lui-même envahit Capelo. Cette épaisse ligne circulaire…
Cette épaisse ligne circulaire.
Le tableau blanc portant le dernier dessin du Faucheur était appuyé contre le bureau. Capelo quitta la couchette avec précaution, comme si le plancher était un champ de mines. Il s’assit au terminal d’accès et ramassa le tableau. La pièce disparut.
Il reprit tout depuis le début, comme s’il n’avait rien résolu. Le tableau calé en face de lui. « Asseyez-vous devant un fait comme un petit enfant, prêt à renoncer à toute notion préconçue, à suivre humblement la nature jusqu’aux abîmes auxquels elle conduit », avait dit Thomas Henry Huxley.
Capelo, le Grand Physicien Croisé Solitaire, essaya de devenir un enfant.
Un flot de particules s’approche d’un navire équipé d’un champ disruptif, résultat du réglage du nombre premier « deux » de l’artefact. Appelons-le faisceau protonique, bien que cela pourrait tout aussi bien être des photons concentrés en rayon laser, ou une demi-douzaine d’autres possibilités. Appelons-le faisceau protonique. Qu’arrive-t-il ensuite ?
Le faisceau est en fait un flot de minuscules fils en constante oscillation. C’est aussi, essentiellement, une traînée de probabilités en mouvement, comme le sont toutes les particules fondamentales. Le faisceau traverse la frénésie tourbillonnante qu’est l’univers quantique, dans lequel les particules sont constamment déviées, et constamment se rompent et se reforment, surgissant constamment de l’énergie du vacuum et disparaissant de nouveau. Mais un proton est une particule lourde, comparé à une bonne partie de cette activité frénétique, aussi file-t-il à toute allure sans beaucoup d’interruptions.
À moins qu’une particule plus lourde ne le heurte. Bon, regarde encore cette agitation quantique. Un torrent de particules connues et inconnues : des particules virtuelles existant durant un bref instant aussi bien que des électrons, des gravitons, des photons plus stables. Et, insiste Capelo le Grand Physicien Croisé Solitaire – mais personne d’autre –, de probon. Des probons omniprésents sont intégrés au tissu même de l’espace-temps, aussi totalement que le sont les gravitons afin que la gravité opère en tous lieux. Comme le fait la probabilité.
Rend le probon lourd, plus lourd même que Capelo le Grand Physicien Croisé Solitaire ne l’avait pensé au départ. Le rend lourd, car c’est pour cela qu’aucun accélérateur de particules du système solaire ne peut encore atteindre les niveaux d’énergie nécessaires pour le détecter, ce qui explique pourquoi nous n’en avons pas trouvé. Et le rend lourd parce que la ligne circulaire, sur le diagramme du Faucheur, est très épaisse par rapport à celle d’un précédent dessin représentant des photons.
Chaque probon, comme toutes les particules fondamentales, est composé de minuscules fils vibratiles, et chacun est une traînée de probabilités.
Le probon est une particule messagère, tout comme les gravitons sont les particules messagères de la gravité, et les gluons, les particules messagères de la force forte. Le message qu’il porte, la force qu’il transmet, c’est la probabilité. Dans l’univers tel que nous le connaissons, la probabilité décrète que le chemin pris par un objet sera la moyenne de tous les chemins, le chemin résultant des amplitudes de la fonction d’onde au carré, le chemin que la gravité-gauchie-par-la-masse transforme en voie de moindre résistance. La masse dit à l’espace comment se recourber ; l’espace dit à la masse comment se déplacer.
Le faisceau de protons devrait donc frapper le vaisseau.
Mais nous savons, depuis deux cents ans, qu’une particule prend de fait tous les chemins possibles. Que le faisceau de protons a voyagé droit jusqu’au vaisseau, a voyagé obliquement jusqu’au vaisseau, a atteint le vaisseau en faisant d’abord un détour jusqu’à la galaxie d’Andromède. Tous les chemins possibles. Y compris en traversant les six dimensions recourbées de l’espace-temps, les espaces de Calabi-Yau. Que le faisceau de protons a voyagé à travers les dimensions de Calabi-Yau un nombre incalculable de fois parce que ces dimensions sont tellement minuscules, et qu’il est revenu chaque fois à son point de départ. Mais, en fin de compte, la moyenne de tous ces voyages détournés est l’intégrale de la somme des parcours de moindre résistance, parce que c’est la force que les probons transportent et qu’elle opère partout, tout comme les gravitons font que la gravité opère partout.
Les grandes masses gauchissent la gravité, parfois à l’extrême, et c’est pourquoi l’on a des trous noirs. Que gauchissent les probons ? L’artefact ? Comment ?
En modifiant le chemin probable du faisceau. Mais aucun équipement de détection n’a jamais détecté nulle part le faisceau protonique que l’Alan B. Shepard a tiré sur l’artefact. Le faisceau n’a pas été simplement dévié, il a disparu. Pour aller où ? On ne peut pas perdre toute cette énergie ; la loi de conservation de l’énergie ne le permet pas.
Il regarda le diagramme du Faucheur, bien qu’il brûlât dans son cerveau. Au premier coup d’œil, il avait compris. Mais il y réfléchissait encore, le voyait comme l’ensemble des perceptions intuitives fluctuantes que la physique avait été pour lui depuis l’âge de neuf ans. Un enfant.
Sur le croquis du Faucheur, la ligne pénétrait dans l’un des six espaces de Calabi-Yau. Puis elle continuait jusqu’à un autre espace de Calabi-Yau qui avait une configuration différente. Seulement ce n’était pas un espace différent. C’est pourquoi le Faucheur avait dessiné deux « fleurs » et non pas six. Les « fleurs » n’étaient pas deux espaces de Calabi-Yau différents. C’était le même, transformé.
L’artefact concentrait des probons, tirait un grand nombre d’entre eux sur un faisceau de particules en approche, tout comme un laser concentrait et tirait des photons. L’artefact gauchissait donc la probabilité, de la même manière qu’une énorme masse gauchissait la gravité. L’énergie qu’il fallait pour faire cela était certainement disponible ; la puissance de la force transmise par une particule messagère est inversement proportionnelle à la tension exercée sur ses fils, et Capelo avait calculé une tension plutôt basse pour le probon, sans parler de l’énergie présente dans les protons. Toute l’énergie de ces minuscules fils vibratiles leur faisait prendre un chemin différent, de probabilité basse, mais pas égale à zéro dans des circonstances « normales », et ici d’une probabilité à cent pour cent. Alors le faisceau protonique entrait dans une dimension recourbée.
Et y demeurait.
Pourquoi ?
Parce que l’énergie qu’il apportait dans cette dimension, énergie qui auparavant n’y était pas, faisait quelque chose d’autre. Elle effectuait un effondrement transitionnel d’un espace-changeant, prêtant une autre forme à cette minuscule dimension recourbée. Sans affecter du tout notre univers à trois dimensions, plus vaste. L’énergie commençait par faire une minuscule déchirure et, pour la réparer, la forme de l’espace Calabi-Yau évoluait en une forme différente, ce que les mathématiciens savaient possible depuis presque aussi longtemps qu’ils connaissaient les formes de Calabi-Yau. L’effondrement transitionnel pouvait ressembler à quelque chose comme cela :
Étant donné que l’espace de Calabi-Yau évolue en traversant la déchirure, ce qui est affecté, ce sont les valeurs précises des masses des particules individuelles : les énergies dans leurs fils. Les minuscules fils vibratiles qui faisaient les protons, toujours des traînées de probabilité, vibrent maintenant selon une résonance différente. Il a cessé d’être un proton, et il est devenu une particule différente, inconnue. Après tout, la matière elle-même, au niveau le plus profond, était une manifestation des probabilités. Les probabilités avaient été modifiées.
Il n’avait jamais vu cela. En dix ans, Capelo le Grand Physicien Croisé Solitaire n’avait jamais vu cela. Les mathématiques des effondrements transitionnels étaient bien démontrées, cela depuis cent cinquante ans. Il se remit à calculer avec l’énorme puissance de l’ordinateur du vaisseau.
Des heures plus tard, les mathématiques élégantes étaient toutes équilibrées, et Capelo se sentit humble devant la structure cachée, ineffablement belle, qu’il avait découverte.
L’énorme énergie nécessaire pour modifier le chemin probable du faisceau, pour changer les vibrations de ses fils, égalait exactement l’énergie des probons les plus lourds, moins l’énergie perdue dans l’agitation quantique. La nouvelle énergie vibratoire égalait celle nécessaire pour effectuer un effondrement transitionnel de l’espace-changeant dans une dimension de Calabi-Yau ayant une certaine configuration probable. Une partie de la dimension était dépliée, puis repliée en une forme subtilement différente, comme le repliement d’une partie d’un origami complexe. Toutes les équations équilibrées menaient de l’une à l’autre avec une exactitude naturelle.
Le probon existait vraiment. Maintenant, Capelo avait sa masse, son spin, sa constante des fils, sa charge neutre. La probabilité pouvait prendre la place qui lui revenait en tant que cinquième force de l’univers. L’électromagnétisme, la force forte, la force faible, la gravité, la probabilité. Non, ce n’était pas exact… la probabilité avait toujours eu une place égale dans l’univers. C’était seulement que les humains ne l’avaient pas vue.
Les Faucheurs, eux, l’avaient-ils vue ? Leur physique débutait-elle ailleurs, peut-être même par la probabilité, et arrivait-elle à la même élégante structure par un chemin différent ? Il y avait un nombre infini de chemins : pour les particules, pour la physique, pour les découvertes.
Quand, finalement, il se leva de sa chaise, il était tremblant, par manque de nourriture, manque de mouvements, et par un manque d’orgueil qui ne lui ressemblait pas. Capelo le Grand Physicien Croisé Solitaire. Non, pas si Solitaire, après tout. Il se rassit et regarda ses papiers interactifs, le cœur mathématique battant de sa théorie.
Ceux qui le critiquaient pouvaient dire que ce n’était même pas une théorie, mais un patchwork d’intuitions et de conjectures et de mathématiques adaptées. Mais Capelo savait dans la moelle de ses os, dans ses testicules, qu’il avait donné la vie à Amanda et à Sudie, que la théorie était vraie, qu’elle décrivait la réalité, même s’il restait encore beaucoup de détails à résoudre. Des détails de la théorie, les solutions de certaines de ses équations, le rôle de l’enchevêtrement quantique. Et, bien entendu, toute la masse de l’ingénierie qui ferait passer cela des mathématiques au hardware, ce que les Faucheurs avaient déjà fait.
L’avaient-ils fait ? Une pensée jaillit dans l’esprit de Capelo, mais il la repoussa. Elle n’avait rien à voir avec la dernière étape majeure : le dessin restant du Faucheur auquel menait sa ligne : un système solaire de neuf planètes, la troisième avec une lune, la quatrième avec deux satellites, la sixième avec des anneaux… le système solaire, deux artefacts dessinés dedans et une épaisse ligne circulaire annulant le tout.
Était-ce une déclaration belliqueuse : « Nous vous anéantirons avec notre artefact et nous prendrons le vôtre » ? La vantardise martiale d’un prisonnier de guerre impuissant ? Capelo ne le pensait pas.
Il se mit à appliquer ses nouvelles équations, non pas aux minuscules dimensions recourbées de l’espace de Calabi-Yau, mais au grand univers à trois dimensions. Il avait déjà quelques nombres spécifiques avec lesquels calculer, y compris un pour l’énergie qui avait grillé tout le système solaire mondien, excepté Monde lui-même. Il travailla pendant encore des heures dont il ne prit pas conscience. Une fois, comme il déposait un papier interactif sur la table, il rencontra un plateau de nourriture qu’il n’avait vu personne apporter. Il se força à engloutir quelque chose, il ne savait pas quoi, et se remit au travail.
Quand il eut enfin terminé, il resta là pendant longtemps, à contempler les résultats.
L’énergie de la probabilité concentrée par deux artefacts était immense. Elle suffisait à faire ce que de plus petites quantités faisaient, encore et encore, à une petite dimension recourbée de l’univers : effectuer un effondrement transitionnel de l’espace-changeant sous une forme différente. Elle le faisait de la même manière que dans les toutes petites dimensions : en déchirant d’abord le tissu de l’espace-temps. Mais dans les dimensions minuscules, c’était une très petite déchirure, facilement réparable avec l’énergie qui se déversait de l’événement altérant la probabilité. Dans les trois grandes dimensions étendues, il n’y avait pas assez d’énergie. La « déchirure » s’élargirait, et toute la forme dimensionnelle de l’univers – actuellement une sphère inoffensive s’étendant sur quinze milliards d’années-lumière avant de se recourber sur elle-même – subirait un effondrement transitionnel topologique.
Mais les schémas vibrationnels des fils qui formaient l’espace-temps dépendaient étroitement de la forme des dimensions dans lesquels ils vibraient. Non de la taille, mais de la forme. Si les trois dimensions étendues de l’univers subissaient un effondrement transitionnel, ses fils vibreraient selon des modes différents, donnant naissance à des particules fondamentales différentes. L’espace-temps serait lui-même différent, la perturbation de son tissu se déplaçant vers l’extérieur à la vitesse de la lumière. Et tous les êtres vivants – les humains et les Faucheurs, les bactéries et les plantes, les vers luisants et les tigres génétiquement recréés – mourraient.
C’était pour cela que le Faucheur ennemi avait été assez désespéré pour donner aux humains la physique qu’il connaissait. Parce que Marbet lui avait appris que les humains avaient aussi un artefact, et qu’il savait ce qui arriverait si l’on déclenchait les deux artefacts aussi proches l’un de l’autre qu’ils le seraient dans le même système solaire.
Il fallait qu’il dise cela à quelqu’un. Une huile militaire qui comprendrait, quelqu’un qui ne serait pas assez stupide pour, soit ne pas le croire, soit transporter l’artefact jusqu’au système solaire des Faucheurs, où le leur se trouvait probablement déjà. Le dire à quelqu’un… Grafton… non, pas ce rigide et stupide Grafton, presseur de détente… Kaufman, alors… le dire à quelqu’un…
Il se releva trop vite, sentit le sang lui monter à la tête, et s’évanouit.
*
* *
Lorsqu’il revint à lui, il se retrouva sur sa couchette… Mon Dieu, il était las de revenir à lui, conscient-in-conscient-in-conscient-in, il commençait à se sentir semblable à un personnage d’holo. Un patch médical ornait son bras. Lyle Kaufman était assis à son chevet, et étudiait ses pages interactives.
— Ne prenez pas de gants avec ma vie privée, dit Capelo. Je ne suis qu’un bien de l’Alliance solaire, comme ce vaisseau.
— Vous avez réussi, dit Kaufman et, à son ton, aussi déférent qu’on devrait l’être en face d’une beauté cosmique, l’humeur de Capelo changea brusquement. Il se redressa, posa les pieds parterre, et s’aperçut qu’il pouvait le faire aisément. Quoi que le patch ait déversé dans son système sanguin, c’était super.
« J’ai réussi, Lyle. Ou plutôt… (Dire cela lui était odieux, et sa vieille irritation le reprit, lui donnant l’impression qu’il était bien lui-même.)… nous avons réussi. Le… le Faucheur et moi.
— Racontez-moi ça.
— Vous n’avez pas les connaissances mathématiques nécessaires, dit brutalement Capelo.
— Je sais. Je n’ai probablement même pas les concepts non-mathématiques essentiels. Mais essayez, Tom. Je vous prie. »
Capelo examina Kaufman.
— Vous ne me demandez pas cela en tant que soldat, n’est-ce pas ?
— Plus tard, je vous le demanderai ainsi. Tout le monde le fera. Mais maintenant, je veux juste savoir.
Capelo n’avait jamais décelé, chez cet homme, une propension à l’humilité. Il n’aimait pas plus Kaufman pour autant, mais lui expliquer sa théorie devenait plus acceptable. Il le fit aussi bien qu’il le pouvait dans des termes simples. Kaufman l’interrompit pour poser des questions, mais elles étaient assez intelligentes pour ne pas trop l’agacer.
Quand ce fut terminé, Kaufman resta silencieux, les mains sur les genoux. Pour finir, il dit :
— La destruction du tissu de l’espace-temps ? Si le réglage du nombre premier « treize » des deux artefacts est activé dans le même système solaire ?
— Est-ce que vous ne vous concentrez que sur cela ?
Après tout, cet homme était un soldat, qui ne regardait que par le petit bout de la lorgnette, comme tout soldat.
— C’est un point qui ne manque pas d’importance, dit Kaufman d’un ton acerbe. Pourquoi ceux qui ont fabriqué les artefacts ont-ils permis qu’une chose pareille puisse se produire ?
— Je n’en ai aucune idée.
— Ce n’est pas logique. Ils ont sûrement fabriqué des sauvegardes contre la déchirure de l’espace-temps.
— Oui… non. (Capelo avait perdu le fil.) Peut-être… peut-être ne pouvaient-ils pas contrôler leur propre technologie mieux que nous ne contrôlons la nôtre. Peut-être que c’est ce qui leur est arrivé.
Kaufman resta silencieux.
— Je suppose que tout est bien enregistré.
— Tout ce que vous avez fait durant ces dernières cinquante-six heures a été enregistré, copié, chargé, et crypté. Vous le saviez sûrement.
— Je suppose, dit Capelo sans montrer aucun intérêt. (Cinquante-six heures ?) Quel jour sommes-nous ?
— Jeudi matin très tôt. Oh, trois heures.
— Où sont mes enfants ?
— Je suppose qu’elles dorment.
— Rosalind a gagné sa partie d’échecs contre Gruber ?
— Je l’ignore, dit Kaufman et, à son regard, Capelo comprit qu’il avait changé de sujet d’une façon erratique.
— Nous approchons du tunnel spatial ?
— Oui. Tom, il faut dormir. Le médecin a stabilisé votre état – vous étiez déshydraté, en état d’hypoglycémie, avec un rythme cardiaque anormal – mais vous avez tout de même besoin de sommeil. Je vais vous mettre un autre patch. Un sédatif.
— N’en parlez pas à Grafton.
C’était illogique, même à ses yeux.
— Allongez-vous. Là. Mais avant que vous vous endormiez… J’aimerais vous demander autre chose. Une faveur.
— Laquelle ?
Le ton de Kaufman devint presque officiel.
— Si vous me le permettez, j’aimerais transmettre, par telcom, à Ann Sikorski, ce que vous avez trouvé. Une fois que nous serons passés par le tunnel spatial, nous ne pourrons plus communiquer avec elle. J’aimerais qu’elle sache ce que vous avez découvert, pendant que c’est encore possible.
— Pourquoi ? demanda Capelo d’une voix somnolente. Le patch faisait déjà son effet.
— Afin qu’elle sache, au moins, que cela valait vraiment la peine de retirer l’artefact de Monde.
— Vous avez toujours les autochtones sur la conscience, Lyle ? Débarrassez-vous-en. Mais, oui, allez-y, appelez Ann.
— Merci.
— Et moi aussi, je veux vous demander quelque chose. (La torpeur s’emparait vite de lui, mais c’était important.) Dites-moi la vérité, si vous le pouvez. Qu’est-il arrivé au Faucheur quand le gaz anesthésiant nous a immobilisés ?
— Il est mort.
Ce bel esprit de physicien extraterrestre, ce putain de salopard de meurtrier.
— Bien, dit Capelo, mais il n’eut pas le temps, avant de glisser dans le sommeil, d’examiner jusqu’à quel point il le pensait vraiment.