CINQ
À BORD DE L’ALAN B. SHEPARD
— Voilà le corps céleste le plus frit d’un millier de systèmes solaires, dit Capelo. Nous qui sommes déjà morts te saluons.
— N’importe comment, cette planète n’abritait aucune vie, fit remarquer Hal Albemarle.
— Le savons-nous ? Le savez-vous ? Vous nous cachez quelque chose, Hal ? Donnez, donnez, partagez avec nous la sagesse des âges.
Albemarle lui jeta un regard noir. Kaufman, qui se trouvait avec toute son équipe sur le pont d’observation de L’Alan B. Shepard, réprima un mouvement d’impatience. Les relations entre Capelo et Albemarle ne s’étaient pas améliorées depuis leur première rencontre, et ni l’un l’autre ne se donnait la peine de dissimuler son antipathie. Heureusement, Albemarle et le capitaine Grafton semblaient être les seuls à contester la piquante moquerie de Capelo. Rosalind Singh la lui permettait ; Ann Sikorski la tolérait ; Dieter Gruber n’en tenait aucun compte.
Gruber fut le seul à manquer l’inspection préliminaire de Nimitri, sixième planète de l’étoile du système de Monde. Le géologue était tombé malade le lendemain de l’embarquement. Le médecin diagnostiqua un virus, l’une des vilaines souches mutantes qui apparaissaient si fréquemment sur Terre ; elle dit qu’il était contagieux et que personne, à bord de l’Alan B. Shepard, n’était immunisé contre lui. Elle mit aussitôt Gruber en quarantaine dans sa cabine, où il demeura, furieux de ne participer que virtuellement aux discussions de l’équipe.
Le vaisseau avait voyagé à vitesse maximale de Mars au tunnel spatial #1, puis traversé plusieurs autres pour atteindre ce système isolé, à l’extrême limite de la galaxie. Après qu’il eut émergé de l’unique tunnel du système, le #438, il fallut encore trois jours à l’Alan B. Shepard avant de se mettre en orbite autour de Nimitri, planète désolée, gelée, dépourvue d’atmosphère, la plus proche du tunnel spatial. Longtemps avant leur arrivée dans le système solaire, le capitaine Grafton avait livré le pont d’observation à l’équipe du projet, qui y avait installé ses ports d’accès aux données. En ce moment, Capelo, Albemarle et Rosalind Singh étudiaient les écrans, qui coordonnaient les données des détecteurs normaux du vaisseau avec celles des appareils ajoutés pour cette expédition, et celles reçues des deux sondes envoyées à la surface.
— La radioactivité est vingt-neuf fois plus élevée que celle prévue, dit Rosalind. Les résultats du spectrographe… de grandes concentrations d’iridium, de platine, de thorium, et des quantités modérées d’uranium… Hal, soumettez ces données au test d’Auberjois, je vous prie.
— Regardez comment Syree Johnson l’appelait, dit Capelo.
— Je vous l’avais dit ! triompha Gruber qui, de sa quarantaine, suivait les opérations.
— Hal ! dit Singh.
— Les nombres correspondent. Une énorme élévation du taux de désintégration s’est produite il y a deux virgule un années-t, et pas de changement depuis.
— Pour nous, non-physiciens, qu’est-ce que cela signifie ? demanda Marbet.
— Que ce qu’a dit le professeur Johnson dans son rapport préliminaire s’accorde avec les faits tels qu’ils existent aujourd’hui, répondit Rosalind Singh avec sa façon si précise de parler. Il est du moins possible que cet « effet ondulatoire » dont elle parlait ait frappé Nimitri et provoqué sa radioactivité massive en déstabilisant les noyaux des éléments dont le nombre atomique est supérieur à soixante-quinze. En d’autres termes, la probabilité que chaque noyau émettrait une particule radioactive s’est énormément accrue. Bien entendu, cela ne nous fournit pas la cause du phénomène.
— La lune qu’ils ont remorquée jusqu’au tunnel en est la cause ! s’exclama Gruber au moment même où Capelo dit :
— C’est pour cela que je vous aime, Roz. Vous vous en tenez aux faits. Pas de conclusions éjaculées prématurément, malgré ce que dit Gruber in absentia. Mais je parierais mon âme inexistante que notre géologue, en train d’éternuer, a raison. L’effet d’onde de Syree était réel, il a frappé Nimitri et continué à s’étendre jusqu’à toucher Monde. Il a dû le faire.
— Ja ! dit Gruber.
— Très affaibli ? demanda Kaufman. A-t-il obéi à la loi du carré inverse ?
— Pas moyen de le dire avant d’étudier le reste du système et de comparer les résultats avec les données initiales du Zeus, dit Albemarle.
Kaufman acquiesça d’un signe de tête. Il était surpris de voir combien la réponse l’intéressait.
Marbet lui dit discrètement :
— C’est fascinant, n’est-ce pas ?
— Pour moi, oui. Et pour vous ?
— Pas la science, avoua-t-elle. Mais les interactions de l’équipe, certainement.
De nouveau, il se demanda ce qu’elle voyait. Il ne lui posa pas la question ; la mission de Marbet ne concernait pas les humains.
— Lyle, dit-elle tandis que les autres s’engageaient dans un débat mathématique dont pas un mot n’était intelligible pour Kaufman, nous sommes maintenant dans le système de Monde. Ne pensez-vous pas qu’il serait temps de me parler de ce Faucheur auquel je suis censée être présentée ?
— Pas encore, répondit Kaufman, parce que, pour le moment, il n’y a rien à dire. Le moment venu, je vous inclurai dans la chaîne de données, Marbet. Je vous le promets.
— D’accord.
Elle se remit à observer le débat mathématique.
Kaufman ne savait pas s’il devait se sentir piqué au vif ou satisfait. Elle semblait ne pas s’intéresser à lui en dehors de sa mission. Ou était-ce simplement qu’elle s’en remettait à lui pour transmettre tout ce qui était important sans qu’elle ait à le talonner ?
Il étudia la courbe de sa gorge brune, pure et forte. De profil, sa pommette anguleuse étonnamment haute se détachait sous son œil vert émeraude. De soyeuses boucles auburn se pressaient au-dessus de sa petite oreille. Du lobe pendait une boucle de jade. On aurait dit qu’elle était sculptée dans la pierre, et pourtant la chair de cette parfaite gorge génémod se soulevait et retombait avec le souffle d’une chaude vie.
Lyle Kaufman espéra soudain qu’elle ne l’avait pas surpris en train de la regarder fixement.
Albemarle finit par dire avec humeur :
— Bon, naturellement, si vous pensez cela, ce n’est pas la peine de discuter.
— C’est vrai, répliqua Capelo, car ce que je pense, quoi que ce soit, doit être exact. J’ai parcouru quatre-vingts années-lumière uniquement pour avoir raison lorsque vous aurez tort. Je vis pour le plaisir d’écraser de stupides théories mathématiques, et vous me fournissez la nourriture et la boisson. N’est-ce pas vrai, Roz ?
— Vous avez bon en ce qui concerne cet unique argument mathématique, dit le professeur Singh, mais vous n’avez pas toujours raison. Maintenant, Tom, laissez Hal tranquille, afin qu’il puisse faire l’analyse que je lui ai demandée.
— Vous vous comportez tout à fait comme ma fille, à me donner des ordres comme ça. Je suis entouré de femmes autoritaires. Lyle, rappelez-leur qui commande ici.
— C’est moi, dit Kaufman d’une voix douce, et il fut récompensé par Marbet qui tourna vers lui le sourire amusé de sa bouche pulpeuse.
— Le dîner, colonel, annonça une table roulante entrant avec un plateau bien rempli qui embaumait.
Sauf pour dormir, l’équipe vivait sur le pont d’observation, où elle travaillait, parlait et mangeait. Ils avaient tous été invités à prendre leurs repas dans le carré, mais cela n’avait pas bien marché. Les officiers de l’Alan B. Shepard formaient le lot habituel, fort mélangé, de tous ceux qui n’étaient pas de service, allant du commandant en second cultivé, aimant la musique, à l’officier des communications qui avait le sens de l’humour le plus grossier que Kaufman ait jamais rencontré dans sa longue carrière militaire. En dépit des différences existant entre eux, c’étaient tous, avant tout, des officiers de la Marine, des militaires, quel que soit leur sexe. Ils trouvaient Tom Capelo trop bizarre, et la présence de ses petites filles fort gênante. Marbet Grant les perturbait visiblement. Tout le monde savait ce qu’elle était. Kaufman voyait les officiers la regarder en douce quand ils pensaient qu’elle ne le remarquerait pas, et savait qu’ils se demandaient ce qu’elle avait décelé en eux, qu’ils préféraient garder caché. La plupart ne croisaient pas son regard.
Aussi, quelques jours après avoir dépassé la Terre, l’équipe du projet s’était fait apporter ses repas sur le pont d’observation. Hal Albemarle dînait parfois dans le carré, quand il ne supportait plus Capelo. Mais il hésitait souvent à le faire de peur de manquer quelque chose d’important. Kaufman ressentait la même chose, mais il répartissait scrupuleusement ses repas entre le carré et son équipe hargneuse.
Deux jours plus tard, ils se retrouvèrent en orbite autour de la planète suivante du système, un autre rocher dépourvu de vie. Au même moment, la quarantaine de Dieter Gruber prit fin. Kaufman fut content de le revoir. L’enthousiasme du physicien pour le projet et son inconscience de la tension sociale étaient l’un comme l’autre bienvenus.
La cinquième planète du système solaire s’avéra aussi très radioactive. De fait, elle l’était tout autant que Nimitri.
— Repassez les données, dit Capelo, impassible.
— Je l’ai déjà fait deux fois ! rétorqua Albemarle.
— Alors, faites-le une troisième.
Albemarle s’exécuta. Le résultat fut le même.
Rosalind dit pensivement :
— Alors l’effet ondulatoire n’obéit pas à la loi du carré inverse. Intéressant.
— Plus que cela ! s’exclama Dieter Gruber.
Cet homme grand et fort était si excité qu’il ne pouvait pas rester immobile. Il parcourait le pont d’observation comme un immense chat doré, s’arrêtant toutes les deux minutes pour regarder fixement la planète morte qui tournait de l’autre côté du hublot. Grise et dépourvue d’atmosphère, elle ressemblait à Nimitri, en plus petit.
Kaufman voulait s’assurer qu’il avait bien compris. Il n’y avait qu’eux cinq sur le pont. Capelo, Singh, Gruber et Albemarle étaient des scientifiques. Lui pas.
— Est-ce que cela signifie que lorsque l’artefact remorqué par le Zeus a explosé, ou a été détruit, il a émis une onde différente de celle que Syree Johnson avait signalée quand elle examinait l’objet en orbite ? demanda-t-il.
— Oui, Lyle, répondit patiemment Rosalind Singh. Ou plutôt, pas différente dans son effet, parce que les données ont montré, par trois fois, que l’onde déstabilisait les atomes dont le nombre atomique dépassait soixante-quinze. C’est arrivé en orbite, c’est arrivé sur Nimitri, c’est arrivé ici. Mais lorsque le professeur Johnson a délibérément activé l’artefact en orbite, elle l’a fait au réglage le plus bas. C’était marqué en nombres premiers avec, en plus, le nombre entier « un », vous savez, comme les marquages des tunnels. Cette fois-là, l’onde a obéi à la loi du carré inverse. Les données de Johnson, de la navette et des différents détecteurs en orbite sont tout à fait clairs là-dessus.
— Mais lorsque ce même artefact a « explosé », cela a apparemment déclenché une onde plus forte, peut-être au réglage le plus élevé, et celle-là ne semble pas avoir obéi à la loi du carré inverse. Elle a affecté cette planète aussi fortement que Nimitri, bien que cinquante-six millions de kilomètres les séparent.
— Alors… dit Kaufman, est-ce que cela signifie qu’elle aurait frappé Monde tout aussi fortement ?
— Oui ! exulta Gruber. Et pourtant Monde n’est pas devenu radioactif ! À cause de l’artefact enterré ! Celui-ci a réagi au moment exact de l’explosion ! Sans aucun délai pour la vitesse de la lumière ! Parce qu’ils étaient enchevêtrés !
— Cela, vous ne le savez pas encore, Dieter, fit remarquer doucement Rosalind Singh.
— Non ? Quelle autre explication proposez-vous, professeur Singh ?
— Je n’aurai aucune explication tant que je ne pourrai pas inclure aussi la décroissance.
— Et la décroissance… dit Kaufman.
— Décrit comment un effet s’affaiblit jusqu’à ce qu’il soit indétectable. Il doit diminuer avec la distance, ou il affecterait tout l’univers. Nous avons lancé des sondes dans la direction opposée aux planètes, vous vous souvenez, elles montrent une très brusque décroissance des radiations à environ six milliards de kilomètres de l’étoile. C’est une très étrange désintégration. Nous n’avons pas d’équations qui puissent l’expliquer.
— Nous en aurons, répliqua Dieter l’optimiste.
Ses yeux bleus étincelaient.
Kaufman se retourna pour examiner Capelo, qui semblait inconscient de toute cette conversation. Il marchait de long en large en réfléchissant, son visage mince et mat tendu par la concentration. En le regardant, Kaufman comprit combien cet homme semblait différent lorsqu’il pensait aussi profondément. Pour le moment, toute amertume, toute moquerie avaient disparu. Cela le faisait paraître plus jeune et, curieusement, plus mûr, capable d’un intense travail mental dont il ne voulait pas être distrait. Cette silhouette constamment en mouvement avait quelque chose d’impressionnant. Même Albemarle ne l’interrompit pas.
Gruber dit à Kaufman, d’une voix plus douce qu’à l’ordinaire :
— Vous verrez, colonel, quand nous déterrerons l’artefact. Lui aussi modifie la probabilité. Tout comme l’artefact détruit altérait la probabilité d’un atome donné devenant radioactif à un moment donné. Le cerveau, aussi, est un champ de probabilité, et l’artefact enterré affecte les cerveaux. Je le sais, je le sens. Vous verrez.
Kaufman avait soigneusement étudié cette partie du rapport de Gruber. Qui avait poussé le Haut Commandement à le congédier, parce qu’il le considérait comme cinglé. Selon le géologue, l’artefact enterré affectait le déclenchement des neurotransmetteurs dans le cerveau et, présent sur la planète depuis un temps infini, il avait influencé l’évolution mentale des autochtones. Plus alarmant encore, il avait affecté les cerveaux des chercheurs lorsqu’ils étaient entrés dans les cavernes trop proches de lui.
De tels propos avaient suffi à ridiculiser toute l’histoire de Gruber. Oui, son cerveau avait été affecté. Il avait respiré un hallucinogène, déclarèrent l’un après l’autre les médecins militaires, ou bien les indigènes lui avaient mis cela dans la tête, ou encore, il avait ingéré un psychotrope.
Kaufman avait passé des jours à étudier les cubes de données sur le cerveau, en tentant d’évaluer les déclarations de Gruber. Oui, il y avait bien une composante de probabilité dans le déclenchement des neurotransmetteurs cérébraux. Pour des raisons que personne ne comprenait, les transmetteurs n’étaient pas relâchés chaque fois qu’une impulsion électrique parcourait un nerf cérébral. Le taux variait de dix-sept à soixante-deux pour cent, suivant le genre de nerf – bien que l’impulsion électrique ait exactement le même voltage dans chaque cas. Un seul atome provoquait ou non le déclenchement de paquets de transmetteurs. Chaque fois que des atomes uniques étaient impliqués, on avait des effets quantiques… et cela introduisait la probabilité.
Vue sous cet angle, la théorie de Gruber se tenait.
Mais personne n’avait jamais défini, mesuré ou créé un « champ de probabilité ». C’était un concept douteux. Et même en supposant qu’une telle chose existe, l’idée qu’elle puisse être contrôlée violait pratiquement tout ce que l’on connaissait de la physique. Du moins, le niveau de physique que Kaufman pouvait comprendre. D’autre part, c’était ce que faisaient les tunnels spatiaux, et ils existaient incontestablement. Troisièmement, c’était aussi le cas des idées de Tom Capelo sur la probabilité, que certains considéraient comme aussi folles que celles de Gruber. Cependant, Capelo était un personnage dont on ne pouvait pas se débarrasser facilement.
À ce que Kaufman comprenait de la physique contemporaine, les particules subatomiques, malgré ce nom, n’étaient pas de véritables particules, mais de minuscules fils en constante vibration. Cela avait été prouvé de façon convaincante par le grand Elisar Yeovil en 2041, qui se fondait sur des travaux s’étendant sur près d’un siècle. Toutes les propriétés de la « particule » – la charge, le spin, la masse – résultaient des différences existant dans les structures vibratoires des fils la composant. L’espace-temps était un riche tissu de fils s’entortillant et vibrant dans ses quatre dimensions familières et les six autres minuscules, enroulées, moins connues, qui se joignaient en tout point de l’univers à la longueur, à la largeur et à la hauteur.
Avec la découverte du graviton, en 2052, la gravité s’intégra pleinement à la connaissance que l’homme avait des forces contrôlant l’espace-temps. Les champs gravitationnels étaient encodés dans les gauchissements du tissu de l’espace-temps, sous forme d’un nombre énorme – mais pas infini – de fils qui vibraient tous dans le même « schéma de graviton ». Le graviton – dépourvu de masse, de spin-2, s’intégrant parfaitement dans les équations tant de la relativité que de la mécanique quantique – rejoignit le gluon, le photon et les bosons en tant que « particule messagère », en tant qu’émetteur d’une force fondamentale.
Les collègues de Capelo le considéraient comme un dingue à cause de son désir d’expliquer de la même façon les amplitudes de la probabilité : par une « particule » messagère pas encore découverte, une nouvelle structure vibratoire, que Capelo appelait « probon ». Non seulement le probon n’était pas découvert expérimentalement, mais Capelo ne pouvait l’exprimer mathématiquement, sauf de la manière la plus obscure et la plus indirecte. Pas plus qu’il n’avait de modèle cohérent d’aucune sorte. Ses arguments en faveur de l’existence du probon dépendaient d’équations trop difficiles à comprendre pour Kaufman, subordonnées à l’existence de six dimensions spatiales enroulées, dont l’existence avait été démontrée par le grand Yeovil. Elles étaient généralement appelées espaces de Calabi-Yau, d’après une classe particulière de formes géométriques. Ces minuscules dimensions existaient en tout point de l’espace-temps. Ce que Capelo avait fait jusqu’ici, c’était d’utiliser les équations de transformation de Sung-Rendell pour…
— Colonel.
Le capitaine Grafton était apparu à côté de lui ; Kaufman ne l’avait pas entendu approcher. Il ne put s’empêcher de sourire intérieurement. Est-ce que cela signifiait qu’il était capable de penser aussi profondément que Tom Capelo, perdant ainsi toute conscience de ce qui l’environnait ? Certainement pas d’une manière aussi géniale. Il leva les yeux sur Grafton et vit ce qu’il aurait dû remarquer instantanément.
Le capitaine du vaisseau vibrait d’excitation. Étant donné ses responsabilités, celle-ci n’avait rien des fanfaronnades de Gruber ou de la concentration intérieure de Capelo. Grafton se tenait droit, comme toujours, réservé et bien militaire. Mais la ligne de sa mâchoire, son regard apprirent à Kaufman ce qui avait dû arriver.
Mon Dieu. Ils ont réussi.
Mais Grafton dit seulement :
— Voulez-vous venir avec moi, mon colonel ? Il y a un message pour vous en provenance de l’aviso.
— Oui, bien sûr.
Kaufman se leva et se laissa mener hors du pont d’observation. Capelo marchait toujours de long en large, oublieux de tout sauf de ce qui se déroulait dans sa tête. Les trois autres échangeaient des conjectures.
Dans la coursive, Kaufman ne put attendre plus longtemps. Il dit à Grafton :
— Ils ont capturé un Faucheur ? Cela a marché. Ils en ont un vivant.
— Oui, vivant.
Quelque chose, dans le ton de sa voix, rappela à Kaufman qu’il avait lu le dossier personnel de Grafton lors de sa préparation de l’expédition. Il avait perdu un frère, tué lors d’une bataille avec les Faucheurs, dans le système Quatorze.
Kaufman suivit le capitaine jusqu’à la salle de communication sécurisée où l’on avait reçu le message de l’aviso, resté à l’entrée du tunnel spatial. Il aurait fallu des jours à l’aviso pour qu’il rattrape son message voyageant à la vitesse de la lumière. Mais un autre vaisseau devait être en route pour Monde, apportant le premier ennemi extraterrestre jamais capturé dans cette longue, inexplicable et fâcheuse guerre.
Et alors…
— Envoyez chercher miss Grant, je vous prie.
— Elle arrive, répondit Grafton. Des cubes de données l’attendent dans la salle de com.
— Bon, dit Kaufman.
Son souffle s’était accéléré.
Peut-être l’humanité avait-elle une chance de combattre, après tout.