TROIS

LUNA CITY, LUNE

Sur Luna, le commandant Kaufman marcha, en combinaison spatiale, de la navette au dôme transparent en plastique piézoélectrique. Ces derniers jours, il avait passé tout son temps sous le ciel brumeux et plein de poussière rouge de Mars ; il avait presque oublié à quoi ressemblait un ciel dépourvu d’atmosphère. Noir, froid, piqueté d’étoiles scintillant comme des diamants et qui se détachaient nettement. Beau.

Il n’était pas là pour admirer les étoiles. Mais, étant donné ses capacités de militaire professionnel, pour recruter un civil. Il le ferait, il devait le faire, uniquement en usant de la persuasion. D’après ce qu’il avait entendu dire, le professeur Thomas Capelo avait été plus contraint par la menace que persuadé. Cependant, l’intimidation n’était pas de mise, même s’il y avait excellé, ce qui n’était pas le cas. Mais il savait très bien manier la persuasion, surtout pour un soldat. Il avait dû le faire pour recruter Marbet Grant.

Lyle Kaufman n’avait jamais désiré devenir soldat. Ce n’était pas quelque chose qu’un commandant de l’Armée de l’Alliance solaire, attaché au Haut Commandement du Conseil de la Défense, pouvait reconnaître devant quiconque. Kaufman ne l’avait jamais fait.

Il appartenait à une famille de militaires de la FAU. Qui ne comptait que des militaires. Quand, à dix-sept ans, le moment arriva pour Lyle d’aller à l’université, personne ne lui demanda s’il souhaitait s’inscrire à West Point. Il n’y avait pas d’autre option, même si West Point n’était plus ce qu’elle avait été, mais simplement un camp d’entraînement à la gravité élevée, dépendant de l’École militaire de l’ADAS. Lyle Kaufman, intelligent et bûcheur, mais n’ayant qu’une amélioration génétique minimale, ne pouvait pas aspirer à l’École martienne. Qu’il soit accepté à West Point n’était même pas certain, bien que lui seul parût en être conscient. Pour ses parents, ses oncles, ses sœurs et son frère, la chose allait de soi, et il n’en discuta jamais avec eux.

Cependant Kaufman savait, dans les recoins de son esprit méthodique et conventionnel, que s’il allait à West Point, c’était parce qu’il n’avait aucun désir particulier de se rendre ailleurs, d’étudier autre chose, de devenir quelqu’un d’autre. Il savait aussi que ce n’était pas une raison suffisante pour devenir officier. Mais il n’en tint pas compte. Il avait dix-sept ans, il était calme, gentil, et n’avait pas été élevé pour réfléchir beaucoup ou profondément. Certainement pas à des choix de vie. Un bon soldat faisait ce que l’on attendait de lui.

Lorsque Lyle Kaufman trouva le temps de penser à ses choix, il était capitaine. À sa faible surprise, on gagnait des galons en faisant, aussi bien qu’on le pouvait, ce que l’on vous disait de faire, sans contestation ni intérêt personnel. C’était vrai aussi bien au combat qu’ailleurs. À un certain niveau, il se le reprochait. Il aurait sûrement dû se sentir plus impliqué dans les décisions qu’il prenait, des décisions qui affectaient la vie des autres hommes autant que la sienne. Mais ce n’était pas le cas. Il effectuait la tâche qui se présentait au mieux de ses capacités. Il s’aperçut que d’autres officiers semblaient respecter ce comportement, mais Lyle ne pouvait s’empêcher de sentir qu’il fonctionnait en pilotage automatique, et ne différait guère d’un ordinateur perfectionné. Après sa période de service au combat, il fut promu commandant.

Le reste de son existence semblait posséder la même tonalité modérée, pleine de compétence. Il fréquentait des femmes, couchait avec elles, s’attachait à certaines, n’en épousait aucune. Il prenait plaisir à lire des revues de physique, mais pas assez pour étudier sérieusement cette science, même s’il avait possédé l’aptitude nécessaire aux mathématiques, ce qui n’était pas le cas, et il le savait. Son poste sur Mars, au Comité consultatif militaire du Conseil de l’Alliance solaire, était assez intéressant. Il étudiait sous tous leurs aspects et recommandait, avec une pertinence pondérée, des options diplomatiques aux nations membres du Conseil, parfois rétives, et des options militaires dans la guerre contre les Faucheurs. Il jouait le jeu de la politique – dans sa position, c’était inévitable – mais pas par esprit de parti ni désir de revanche, ni par autoglorification. Il espérait être nommé colonel en temps voulu.

La première fois que Lyle Kaufman affronta l’inattendu, ce fut lorsqu’il dut prendre fait et cause pour le désir passionné qu’avait le professeur Dieter Gruber de retourner sur la planète Monde, afin d’y déterrer l’objet qu’il qualifiait de « machine probabiliste extraterrestre ».

Gruber lui-même n’avait pas séduit Kaufman. En fait, ce dernier n’appréciait guère le genre d’homme incarné par le géologue allemand : bruyant, partial, têtu comme une mule. Sa passion non plus ne l’impressionna pas. Les militaires étaient pleins de passion, surtout en temps de guerre. Non, ce qui l’impressionna, ce fût l’histoire de Gruber. Sa fascinante physique. Les possibilités d’une nouvelle arme. Et le désir, que Kaufman se découvrait, de participer, modestement, dans la coulisse, à une découverte scientifique majeure. Pour Lyle Kaufman, la science avait toujours été un sport qui comptait plus de spectateurs que de joueurs, mais le seul sport qui l’intéressait, bien que modérément.

Maintenant, sur Luna, il allait rencontrer l’une des… non, pas des principales joueuses de ce sport. Peut-être l’un de ses principaux résultats. C’était difficile à dire.

Elle l’attendait à l’intérieur du dôme, à la porte du sas, seule. Kaufman ôta son casque.

— Bonjour, miss Grant.

— Bonjour, commandant Kaufman.

Elle était en harmonie avec cet espace. Toutes les habitations et les lieux de travail se trouvaient dans le sous-sol lunaire, à l’abri des bombardements de météorites. Le dôme servait de terminus aux ascenseurs, d’observatoire, de lieu de réception des visiteurs, et de jardin pour les huit mille colons de Luna City, essentiellement des scientifiques, des techniciens, des militaires et leurs familles. Ce nombre était assez réduit pour que le dôme puisse être petit et contienne tout de même des zones séparées : des bunkers protégés, un terrain de jeu pour les enfants, un stade (pour quel sport ?), et le « jardin » où Marbet Grant l’accueillit.

Comme celui-ci, elle était de taille réduite et stylisée. Le parc consistait en un sol sablé bien ratissé, parsemé de rochers, de bancs et de rares plates-bandes de fleurs génétiquement modifiées, développées à partir de moisissures qui avaient besoin de peu de lumière. Marbet Grant, petite et mince, portait une tunique et un pantalon blancs, sans autre ornement que sa belle ossature. Ses pommettes aux arêtes saillantes encadraient un nez large et doux. Sa peau était couleur chocolat, ses yeux vert émeraude, ses courtes boucles auburn. Kaufman n’avait jamais vu quelqu’un de si agressivement génémod. Elle était totalement artificielle, aussi artificielle que cet habitat humain dépourvu d’eau ou de sol arable.

— Merci d’avoir bien voulu me recevoir, dit-il.

— Préférez-vous descendre ou rester ici ? Vous n’êtes jamais venu à Luna City.

Comment le savait-elle ? Autant commencer par là.

— Puis-je vous demander comment vous le savez, miss Grant ?

Elle sourit et ce fut sa seule réponse.

— Asseyons-nous ici. Vous avez raison, je ne suis jamais venu à Luna City. Mais je n’ai pas envie d’un circuit touristique. Je vais plutôt me contenter de vous dire pourquoi je suis là. À moins que cela aussi vous le sachiez déjà.

Il parlait d’un ton enjoué, mais elle ne mordit pas à l’hameçon. Elle se contenta de le conduire à un banc fait de roche lunaire taillée au laser. La combinaison de Kaufman s’était adaptée à l’air chauffé du dôme, mais il était toujours perturbé par la gravité, qui ne faisait que la moitié de celle de Mars. Ce n’était pas le cas de Marbet Grant qui se prélassait, les jambes repliées sous elle, petite silhouette gracieuse se détachant sur la pierre.

— Non, commandant, j’ignore ce que vous pensez. Je ne suis pas du tout télépathe. Ne craignez pas que je pénètre par effraction dans votre esprit.

— D’après ce que j’ai lu, ce n’est que partiellement vrai. Le mental se reflète inévitablement sur le physique, sauf chez les bons acteurs. Ce que je ne suis pas.

— Non.

Elle sourit de nouveau. Sa franchise plaisait à Kaufman.

— Alors ma présence physique vous dit que je désire obtenir quelque chose de vous ?

— Oh, oui.

— Mais pas quoi ?

— Ce serait trop demander au langage corporel.

Ils s’étudiaient ouvertement. Kaufman savait qu’elle voyait plus de choses que lui – oh, tellement plus ! – et il essayait de ne pas s’en inquiéter. C’était un don qu’elle avait. Elle avait été modifiée pour cela.

À travers l’Histoire, il y avait toujours eu des gens exceptionnellement sensibles aux autres, exceptionnellement aptes à lire les états d’esprit des autres. Les historiens soutenaient que, pour les classes inférieures, serfs, esclaves, femmes, sujets, c’était un moyen de survivre. Leur vie même pouvait dépendre d’une lecture bien fondée de l’humeur des maîtres.

Les biologistes évolutionnaires faisaient remarquer que cela cadrait parfaitement avec la théorie darwinienne. La survie des plus perspicaces, de ceux qui pouvaient s’adapter aux autres parce qu’ils percevaient avec précision ce à quoi ils devaient s’adapter.

Les chercheurs en science sociale se fondaient sur les minuscules indices, fournis inconsciemment, qui signalaient une émotion et une intention : de minimes modifications du visage ou de l’attitude corporelle, des intonations de voix, une élévation de température de la peau. Les anthropologues interculturels dépistaient dans toute société l’existence de gens capables de percevoir ces indices, et qui presque toujours ignoraient comment ils le faisaient.

Mais ce furent les ingénieurs généticiens qui attribuèrent cette perspicacité à des structures génétiques particulières, des combinaisons subtiles mais identifiables de gènes par ailleurs disparates. Et un unique groupe de généticiens s’y était attaqué, en commençant par les sujets de recherche les plus proches : leurs propres enfants. Ils avaient cru leur donner un avantage de survie, pas très différent des muscles renforcés, de l’intelligence accrue, ou de la beauté améliorée, communément acquis par les riches. Cela n’avait pas du tout opéré ainsi. Comprendre instinctivement votre voisin peut vous aider, mais cela le déconcerte. Beaucoup, beaucoup de gens ne souhaitent pas être compris. Ils préfèrent que leurs sentiments et leurs intentions demeurent cachés.

Lorsque les « Sensitifs » se heurtèrent à la notoriété, à la discrimination dans le travail, et aux inévitables crimes de haine, la plupart réagirent à la frénésie des médias en se fondant dans l’anonymat. Marbet Grant, fille du professeur Eric Grant effrontément avide de publicité, était simplement partie sur la Lune.

— Commandant, ne nous affrontons pas. Que voulez-vous que je fasse ?

— Je veux que vous participiez à une mission scientifique envoyée aux confins de la galaxie. Une mission scientifique militaire. Il y a là quelque chose qui nous intéresse, et nous organisons une expédition pour l’étudier.

— Mais, pour cela, vous n’avez pas besoin d’une Sensitive.

Il nota qu’elle utilisait, sans aucune ironie, le mot devenu péjoratif à cause des préjugés.

— Non. Mais il y a une chance, non pas certaine mais très probable, que l’expédition puisse aussi capturer le premier Faucheur vivant. En ce cas, nous désirons que vous soyez là pour nous aider à interpréter ce qu’il dira ou fera.

Il avait réussi à l’étonner.

— Je crois qu’en vingt années de guerre, personne n’a pu capturer un Faucheur vivant.

— Oui. Pas même l’un de leurs vaisseaux. À la moindre éventualité, ils se font sauter, ainsi que leurs engins spatiaux, leurs colonies et leurs civils. S’ils en ont.

— Et personne n’a jamais communiqué avec les Faucheurs, n’est-ce pas ?

— Non.

L’humanité ne savait même pas pourquoi elle était en guerre. Les Faucheurs ne lançaient pas d’avertissement, ne proposaient pas de négociations, n’imposaient pas de conditions, ni ne se rendaient. Face aux humains, ils n’avaient que deux comportements : tuer et mourir.

— Alors, comment…

— Cela, je ne peux pas vous le dire. Nous avons un plan, qui peut marcher ou pas. Mais, s’il réussit et si nous nous emparons d’un Faucheur vivant, nous voulons que vous soyez là. Vous nous apporteriez un avantage en communiquant avec lui.

— Je suis certaine que vous savez déjà, commandant, que les signaux de communication sont toujours spécifiques aux espèces, et généralement spécifiques aux cultures. Ce que je fais, c’est interpréter le comportement humain. Et aussi, après les avoir observés, après beaucoup d’essais et d’erreurs, le comportement des espèces extraterrestres. Mais elles sont toutes basées sur l’ADN, et remarquablement semblables à nous. La « théorie de l’ensemencement de la galaxie ». Une très grande partie du comportement provient d’impératifs génétiques. Nous savons, par leurs cadavres carbonisés, que les Faucheurs n’ont pas un ADN semblable au nôtre. Et il n’y a pas de raison de penser que je serais plus capable que n’importe quel humain de déchiffrer le comportement faucheur. Vous, par exemple.

Kaufman sourit.

— Merci. Mais nous vous fournirons une observation directe sur laquelle vous appuyer, plus la possibilité d’effectuer des essais et erreurs. Ce devrait être une expérience fascinante pour vous, même si elle n’aboutit pas. Pouvez-vous faire vos bagages et partir tout de suite avec moi ?

Elle éclata de rire, un rire ample et profond pour une carcasse si légère.

— Vous saviez que je dirais oui. Vous êtes un peu sensitif, commandant.

— Non, madame Grant. Je n’ai aucun talent particulier.

Elle l’étudia un long moment.

— Vous le croyez vraiment.

Kaufman ne répondit pas. Elle avait beau être une Sensitive, il avait une meilleure connaissance qu’elle des recoins de son esprit. Tout ce qu’elle pouvait lire, c’était l’emballage. Pourtant, avec les Faucheurs, ce serait peut-être mieux que rien.

Peut-être.