DIX-HUIT
À BORD DE L’ALAN B. SHEPARD
C’était ridiculement facile de voler un morceau d’une planète.
Kaufman avait étudié les comptes rendus de Syree Johnson sur le déplacement du premier artefact, de Monde au tunnel spatial #248. Mais celui-là tournait autour de la planète, c’était une lune artificielle que les autochtones appelaient Tas. Il mesurait quatre kilomètres de diamètre et avait une masse de neuf cent mille tonnes. Le colonel Johnson l’avait emporté sur un virgule deux milliards de kilomètres, et accéléré durant la plus grande partie du chemin en poussant le vaisseau spatial au maximum de sa puissance. Cela avait pris plus de cinq jours et, à la fin, un vaisseau de guerre faucheur avait tiré sur le Zeus jusqu’à ce que les deux véhicules soient annihilés dans l’effort désespéré que firent les humains pour introduire de force les neuf cent mille tonnes dans un tunnel spatial qui, Johnson le savait, ne pouvait en accepter plus de cent mille.
Au contraire, l’artefact de Kaufman ne faisait que vingt-cinq mètres de diamètre et avait une masse inférieure à cent tonnes. Simplement, il fallait le soulever sur quarante-huit mille kilomètres pour le mettre en orbite. Personne n’allait tirer sur eux. Toute l’opération ne prit qu’une matinée ; l’artefact, bien sécurisé dans son filet de câble-monofilament, fut emporté en même temps que les scientifiques qui revenaient à bord de l’Alan B. Shepard.
Tous sauf Ann, qui avait refusé de partir.
— Je peux vous l’ordonner, dit Kaufman.
Ils s’affrontaient peu après l’aube, au camp de base. Autour d’eux, la foule chargeait équipements et bagages dans la navette pour la première remontée. Les gens parlaient d’un ton brusque au telcom et se criaient des choses. Les cabanes en mousse solidifiée, bientôt abandonnées comme des coquilles vides, brillaient sous la lumière réfléchie du soleil levant. Le long visage pâle d’Ann paraissait lugubre.
— Vous pouvez toujours me l’ordonner. Je reste. Souvenez-vous que je ne suis pas militaire.
— Vous êtes tout de même sous mon commandement.
— Si vous emportez cet artefact loin de cette planète, vous n’êtes pas digne de commander.
Elle ne pouvait pas le faire enrager aussi facilement que Marbet. Il dit gentiment :
— Je comprends votre point de vue, Ann. Mais je ne le partage pas, et je ne pense pas que vous vous attendiez à ce que je le fasse. D’accord, vous pouvez rester, même après le dernier départ de la navette. Mais n’oubliez pas que vous ignorez combien de temps vous allez rester ici. Monde n’aura plus aucun intérêt pour Mars et il se peut qu’il n’y ait pas d’autre expédition pendant des années. Ou plus jamais.
— Il y aura une autre expédition. Vous êtes borné, Lyle… comme si les expéditions militaires étaient les seules possibles. Monde intéresse passionnément les anthropologues et les biologistes. Peut-être plus encore après que vous aurez ruiné leur société. Et vous le ferez, je le sais.
Kaufman resta silencieux.
— Regardez ce qui est arrivé quand les neuf Mondiens sont montés à bord du vaisseau. Il a suffi de trente-six heures loin de l’artefact et de la réalité partagée pour que tous les contrôles de la rébellion et de l’avidité auxquels ils sont accoutumés commencent à s’effilocher. Que pensez-vous qu’il arrivera à cette planète, alors qu’il n’existe rien qui puisse se substituer aux contraintes sociales traditionnelles ?
— Est-ce que Dieter reste aussi ? se contenta de demander Kaufman.
— Non, répondit-elle d’un air si morne que Kaufman vit que le mari et la femme étaient en sérieux désaccord.
Gruber avait pris parti pour la nécessité militaire contre la compassion anthropologique, et Ann ne pouvait pas le lui pardonner. Ni à Kaufman, d’avoir causé cette rupture.
— Au revoir, Lyle, dit-elle brusquement.
Elle enfourcha une bicyclette, déjà chargée de ses affaires personnelles, et partit vers le village de Gofkit Jemloe.
— Ann, cria Kaufman, au moins, êtes-vous armée ? Vous ne serez peut-être pas en sécurité… après.
Elle ne tourna même pas la tête pour le regarder. Kaufman la suivit des yeux jusqu’à ce que le vélo ne soit plus qu’un point se déplaçant lentement dans la plaine vallonnée.
— Mon colonel, nous sommes prêts à partir, dit DeVolites au telcom.
— J’arrive, répondit Kaufman.
Une fois à bord, il évita de regarder Gruber. Il ne devait plus s’occuper que des tests de Capelo sur l’artefact et de la révélation de Marbet, quoi qu’elle fût.
Elle l’attendait dans l’antichambre de la cellule du Faucheur. Sur le moniteur vidéo, Kaufman constata que le prisonnier était toujours le même : un piquet à trois bras couvert de cuir, une queue puissante, une tête totalement non-humaine. La plus grande partie de son corps était encore ligotée à la paroi matelassée, mais une main pendait, libre. Le visage du Faucheur était aussi illisible que jamais.
Marbet se retourna lorsque Kaufman entra. Elle portait une robe nouée mollement à la taille. Kaufman vit ce qu’elle tenait à la main et s’arrêta pile.
C’était une maquette de l’artefact.
— Lyle, dit Marbet, mais il l’entendit à peine.
Il regardait fixement la maquette. Faite en mousse coulée et durcie, devina-t-il. Colorée avec précision, elle reproduisait fidèlement le reflet luisant de la surface, et faisait environ trente centimètres de diamètre. Détaillée, elle montrait les sept protubérances, avec leurs creux et leurs petits boutons, à l’échelle.
— Vous l’avez montrée au Faucheur, dit Kaufman.
— Oui.
— Et personne ne vous en a empêché ?
Il parlait d’une voix plus forte et l’entendit.
— Le personnel de la sécurité ne savait pas ce que c’était.
Bien sûr que non. L’information concernant l’artefact n’était transmise qu’à ceux à qui elle était nécessaire ; l’équipe de la sécurité attribuée à un prisonnier de guerre et à son interprète n’avait pas besoin de connaître l’existence d’un artefact extraterrestre secret, trouvé à la surface de la planète. Ni l’apparence qu’il avait, ni ce qu’il était censé faire. Mais Marbet était descendue sur Monde pour voir l’artefact que Ann, membre de l’équipe du projet, lui avait décrit. Marbet avait écouté les techs et les scientifiques dans la prairie de montagne. Elle en savait autant qu’eux sur ce qu’il était et ce qu’il pouvait faire.
— Que lui avez-vous montré ? demanda Kaufman.
— Ça. Et…
— Quoi d’autre ?
Son ton ne la fit pas sourciller.
— Ça.
Un holoproj était installé contre le mur ; elle l’alluma. Elle l’avait programmé. Une simulation de l’artefact flotta dans un coin. Il émettait un faisceau, représenté par des petits points. Ces points frappèrent la simulation d’une navette humaine et, au bout de quelques secondes – elle avait même appris l’existence d’un décalage horaire, probablement soit de Rosalind, soit d’Albemarle –, la minuscule navette s’embrasa. Sous l’effet de la radioactivité. Au bas de l’holoproj, des agglomérats de minuscules points lançaient des éclairs en ordre consécutif : un point, deux, trois. Tous ceux de plus de soixante-quinze rougeoyaient comme la navette. L’hologramme répétait cela en boucle.
— Vous êtes virée du projet, dit Kaufman. Dès maintenant. Et vous êtes en état d’arrestation.
Elle ne réagit pas.
— Lyle, il faut que vous voyiez les enregistrements. Il a reconnu l’artefact. C’était implicite dans tout son langage corporel, son expression… il l’a reconnu ! Les Faucheurs doivent, aussi, en avoir un !
— Marbet, vous m’avez entendu ? Vous êtes arrêtée pour trahison.
— Lyle, vous ne m’avez pas entendue, moi ? Les Faucheurs possèdent déjà un artefact comme le nôtre !
Et c’est là qu’ils avaient puisé les principes de base de leur champ disruptif de faisceau. Du réglage du nombre premier « deux ». Il fallait que Capelo apprenne cela. Mais d’abord, Kaufman fit ce qui était nécessaire. Il brancha le telcom.
— Capitaine Grafton, ici le colonel Kaufman. L’un de mes gens a commis une grave violation de la sécurité. J’en suis désolé. Ordonnez à la Sécurité d’arrêter Marbet Grant, qui est en ce moment avec moi dans l’antichambre de la cellule du prisonnier. Elle est accusée de trahison.
Marbet le regarda. Une rougeur sous-jacente empourpra sa douce peau brune. Ses yeux verts brillaient de rage.
— Lyle, vous n’avez pas envie de faire cela. Je peux le lire en vous. Ma tâche est trop importante.
— Ne tentez pas de bouger jusqu’à ce que la Sécurité arrive ou je vous maîtriserai moi-même.
— Savez-vous ce que vous êtes en train de gâcher ?
— Savez-vous ce que vous avez révélé à l’ennemi ?
— C’est un prisonnier qui ne sera jamais libéré ! Que va-t-il faire de cette connaissance, la transmettre par télépathie ?
Avant qu’il ait pu répondre, deux PM firent irruption dans la pièce. Marbet n’essaya pas de leur résister. Tandis qu’ils l’emmenaient, le telcom de Kaufman sonna et il ferma les yeux en essayant de penser à ce qu’il allait dire à Grafton, à Capelo, se dire à lui-même.
Plus tard, après de difficiles réunions avec Grafton et son chef de la sécurité, Kaufman retourna à la salle de travail de Marbet et accéda à l’enregistrement de ses séances de travail, qui avaient suivi son retour à bord.
Marbet seule avec le Faucheur, nue, exécutait une série de postures et de gestes bizarres et inintelligibles auxquels, apparemment, le prisonnier ne réagissait pas. Aux yeux de Kaufman, en tout cas. Communiquait-elle avec lui ? Lui apprenant que, bien qu’elle ne l’ait pas vu depuis près d’un jour, elle était maintenant de retour ?
Marbet portait la maquette de l’artefact, le levant près de l’invisible barrière pour que l’extraterrestre l’inspecte. Kaufman repassa les premières minutes de l’enregistrement, encore et encore. Il avait l’impression que le prisonnier réagissait. Il déporta le poids de son corps, il y eut des mouvements musculaires sur son visage (involontaires ?), sa main libre se replia bizarrement. Que pensait-il ? Qu’éprouvait-il ? Marbet avait interprété son comportement : il reconnaissait l’artefact, et Kaufman n’avait pas de raison de penser qu’elle se trompait. Ou qu’elle avait raison.
Marbet faisait rouler l’holoproj dans la cellule. L’activait. Le faisceau simulé frappait la simulation de navette, déstabilisait tous les éléments ayant plus de soixante-quinze protons dans leurs noyaux, comme c’était clairement indiqué dans le diagramme des nombres, qui s’affichait en bas. Est-ce que le Faucheur réagissait de nouveau ? Oui, bien que pas aussi fortement. Peut-être avait-il retrouvé un plus grand contrôle de lui-même.
Kaufman écouta les notes que Marbet avait prises sur cette séance. Elle décrivait dans les moindres détails tout changement communicable dans le comportement non-verbal qui lui indiquait que le Faucheur avait vraiment reconnu à la fois l’artefact et son usage militaire. Kaufman éteignit l’enregistreur. La plus grande partie de ce sur quoi elle se basait ne pouvait être décrit en mots. C’était une Sensitive, et elle était sûre que l’ennemi avait bien reconnu tout cela.
Les Faucheurs avaient déjà trouvé un artefact, ou des artefacts, et découvert qu’ils pouvaient agir comme un bouclier contre les faisceaux de protons. (Cela rendait presque inutile le test projeté par Capelo, même si le physicien ne verrait jamais cela ainsi). Soit ils avaient installé de multiples artefacts à bord de vaisseaux sélectionnés, soit ils avaient compris et utilisé les principes de base qui permettaient de créer des champs similaires. Ils s’en servaient sur différents théâtres des hostilités. Et grâce à cela, ils étaient en train de gagner la guerre.
Est-ce que l’artefact présumé aux mains de l’ennemi avait les mêmes dispositifs supplémentaires que celui trouvé par les humains dans les montagnes de Monde ? Impossible de le dire. S’il comportait les armements du nombre premier « un » et du nombre premier « deux », le faisceau déstabilisateur et l’onde sphérique déstabilisatrice, ils n’auraient pas été très utiles. Leur portée était trop limitée pour les territoires ou les champs de bataille dans lesquels s’engageaient les Faucheurs. Les faisceaux protoniques étaient, et de loin, plus efficaces.
Ce qui laissait ceux des nombres premiers « cinq », « sept », « onze » et « treize ». Que faisaient-ils ? Capelo pourrait-il le découvrir ? Si oui, serait-il capable d’élaborer un moyen d’utiliser cette connaissance pour construire de meilleures armes ou de meilleurs boucliers, ou d’autres choses meilleures ? Parce que, sinon, tout montrait que les humains allaient perdre la guerre, face à un ennemi qui ne faisait pas de prisonniers.
Kaufman était sur le pont d’observation, une fois de plus attribué à l’équipe du projet et à leur fouillis éclectique d’appareils. Cette fois, les robots de l’activité extravéhiculaire complétaient le tableau. Ils avaient fixé des récepteurs sur tout ce qui se trouvait dans un rayon de dix mille kilomètres : le vaisseau, les satellites orbitaux, les sondes à l’attache, et l’artefact lui-même, maintenant en orbite derrière l’Alan B. Shepard, tel l’agneau de Marie traînant docilement derrière elle.
— Allons-y, dit Capelo, et Kaufman transmit l’ordre à la passerelle, le rendant officiel.
— Commencez le tir.
Le faisceau de protons jaillit du vaisseau, atteignit l’artefact et disparut. Cela ressemblait en tout point aux enregistrements que Kaufman avait vus, encore et encore, des faisceaux frappant les vaisseaux faucheurs équipés du champ disruptif. En fait, après la révélation de Marbet, la scène n’avait presque plus rien d’excitant. Ils avaient tous été joliment sûrs de ce que le réglage du nombre premier « deux », qui apparemment s’activait automatiquement, ferait au faisceau de protons.
Rosalind, Albemarle et leur troupeau de techs se précipitèrent sur les données du détecteur, afin de les évaluer et de les interpréter. Capelo se tenait un peu à l’écart. Il regardait Kaufman.
— Dispositif du nombre premier « un » : déstabilisateur de faisceau dirigé, courte portée, récita-t-il. Dispositif du nombre premier « deux » : champ local le protégeant contre toute énergie de qualité inférieure que nous pouvons lancer contre lui : laser, faisceau protonique, et sans doute déstabilisateur de faisceau dirigé, si nous en avions un.
— Un faisceau protonique est une « énergie de qualité inférieure » ? dit Kaufman d’un ton acide. Il pourrait faire sauter ce vaisseau.
Capelo ne tint pas compte de l’interruption.
— Dispositif du nombre premier « trois » : déstabilisateur d’onde sphérique, à courte portée. Celui du nombre premier cinq devrait donc être un champ à longue portée. Quelle portée ? Ann Sikorski pense qu’il a affecté la planète tout entière. Peut-être est-ce ce qu’il fait : protéger la planète d’une dangereuse attaque énergétique. Y compris l’onde déstabilisatrice qui a résulté de la destruction de Tas, l’effet d’onde qui a grillé Nimitri. Cela expliquerait la retombée à dix milliards de kilomètres… approximativement le rayon d’un système stellaire moyen.
Interloqué, Kaufman dit :
— Un champ grand comme une planète ?
— Le principe, c’est l’arme, le champ, l’arme, le champ. Qui vont en s’intensifiant.
— Mais un champ assez fort pour protéger une planète tout entière ? Contre une attaque la mettant en danger ? Comment allons-nous faire pour tester cela ?
Capelo répondit sans la moindre trace d’ironie :
— Il n’y a qu’une manière de le faire. Nous devons remettre l’artefact en place.