UN

LOWELL CITY, MARS

Le général Tolliver Gordon leva les yeux de l’holocube qu’il tenait dans ses mains charnues.

— Qui d’autre a vu cela ?

Le commandant Lyle Kaufman, au garde-à-vous, se permit un sourire glacial. « Pratiquement tout le monde, mon général. Ce civil, Dieter Gruber, essaie depuis deux ans d’attirer l’attention d’un membre du Commandement de l’Alliance. N’importe lequel.

— Stefanak ?

— Non, mon général.

Le fait qu’un général parle à un officier subalterne du Commandant suprême du Conseil de la Défense de l’Alliance solaire sans nommer son grade n’échappa pas au commandant Kaufman. Pour la première fois, il éprouva un peu d’espoir. Il se pouvait qu’il ne soit jamais amené à voir le général Stefanak. Gordon, si.

— Le général Ling ?

— Oui, mon général.

— Ling a vu cela et n’en a pas tenu compte ?

— Il a dit qu’il n’y avait pas de preuve tangible, mon général.

— Les preuves tangibles ne sont pas les seules qui valent la peine d’être prises en considération.

Gordon se leva ; cet homme grand et fort le paraissait d’autant plus dans cette petite pièce. Il s’accommodait aisément de la gravité martienne. Il est né ici, décida Kaufman, dont ce n’était pas le cas. Cela devrait aider, aussi. En théorie, tous les membres de la nation, et toutes les divisions du service du Conseil de la Défense de l’Alliance solaire étaient égaux. Cependant, certains étaient plus égaux que d’autres, surtout en temps de guerre.

Gordon s’approcha d’une petite étagère, sur l’un des murs de son bureau-bunker souterrain. Il y avait là une cage grillagée d’environ un mètre carré, pleine de « copeaux » en plastique. Il prit un arrosoir, introduisit le bec entre les mailles et remplit un bol d’eau.

— Bon, commandant, j’ai visionné le cube et lu le rapport. Maintenant, dites-moi, avec vos propres mots, sur quoi porte cette quête scientifique, pourquoi vous pensez que c’est important, et pourquoi je devrais, moi aussi, le penser.

C’était sa chance. Tout le monde lui avait dit que, s’il allait jusque-là, Gordon l’écouterait vraiment. Kaufman s’éclaircit la voix.

— Il y a deux ans, mon général, lors d’une reconnaissance de routine, l’un des officiers d’une expédition scientifique envoyée sur une nouvelle planète découvrit que l’une de ses lunes était artificielle et portait le même genre de marques que les tunnels spatiaux. À l’époque, la guerre tournait mal…

Kaufman s’interrompit. Une erreur : la guerre avec les Faucheurs tournait encore mal, plus que jamais, mais il n’avait pas rencontré un seul membre du haut commandement qui apprécie qu’on le lui rappelle. Cependant, Gordon se contenta de prendre un sac de petites graines et se mit à les déverser dans un tube en plastique transparent menant dans la cage.

— … Aussi nous avons lancé une expédition secrète pour voir si cette lune était, ou pouvait être, une arme. À dire vrai, l’expédition n’était pas secrète ; sous couvert d’être une équipe d’anthropologues, elle comprenait également des scientifiques militaires non accrédités, sous les ordres du colonel Syree Johnson, retraitée. Le vaisseau, c’était le Zeus, commandé par le capitaine Rafael Peres. Johnson découvrit que la lune ferait effectivement une arme formidable. Elle émettait une onde sphérique qui déstabilisait tous les noyaux ayant un nombre atomique de plus de soixante-quinze. Pendant qu’ils testaient encore l’artefact, les Faucheurs survinrent ; ils le voulaient également. Johnson et Peres se précipitèrent vers l’unique tunnel spatial du système, le #438, en remorquant la lune…

— En la remorquant ? Cette lune était grande comment ?

— Presque vingt fois le Zeus, mon général. Une masse de neuf cent mille tonnes. Presque arrivé au tunnel, Peres engagea le combat avec l’ennemi. Le reste n’est pas très clair, mais soit le Zeus, soit le vaisseau des Faucheurs, ou bien la lune, les fit tous sauter. La dernière transmission du capitaine Johnson laisse entendre qu’il se pourrait que l’artefact ait provoqué l’explosion. Sa masse était trop grande pour qu’il pénètre dans le tunnel, mais le capitaine a tenté de l’envoyer tout de même dans notre espace, pour qu’il ne tombe pas aux mains de l’ennemi.

— Alors tout a sauté. Et ce fut la fin de l’expédition, d’après le Haut Commandement.

— Oui, mon général.

Kaufman sentait croître son espoir. Le ton de Gordon laissait clairement entendre quelle était son opinion sur le point de vue du Haut Commandement.

— Mais pas pour l’équipe qui se trouvait sur la planète. Elle comprenait un géologue, le professeur Dieter Gruber, de l’université de Berlin, qui savait assez de physique pour suivre ce que tentait Johnson. Les anthropologues avaient certains problèmes avec les habitants de la planète…

— De niveau industriel ?

— Non, mon général. Au mieux, artisanal. Gruber emmena son équipe, pour la mettre à l’abri, dans une chaîne de montagnes criblées de cavernes où les autochtones ne pouvaient pas pénétrer pour des raisons religieuses. Il dit qu’il y a découvert un second artefact extraterrestre d’une valeur potentielle, scientifique et militaire, inestimable. Peu après, une opération de sauvetage l’a récupéré avec les deux anthropologues restants – trois autres humains étaient morts sur la planète – et depuis, Gruber essaie de convaincre le Haut Commandement qu’il faut y retourner pour déterrer le second artefact.

Gordon finit de remplir le tube et reposa le paquet de graines sur l’étagère.

— Et ?

C’était la partie délicate. Kaufman poursuivit avec prudence :

— Gruber dit qu’au moment où la lune-artefact a explosé – au moment même – celui qui est enterré dans la montagne a réagi. Dieter prétend qu’il s’agit du même genre d’enchevêtrement quantique qui, pensons-nous, peut constituer le principe de base des tunnels spatiaux.

Il avait choisi délibérément ses mots ; personne ne savait quelles lois scientifiques géraient ces tunnels, énigmatiques restes d’une civilisation disparue qui dépassait infiniment celle des humains.

— Mais… dit Gordon.

— Mais Gruber n’a pas de preuve tangible. Rien de solidement fondé.

— Vous le croyez tout de même.

— Je ne le connais pas bien, répondit calmement Kaufman. Mais j’ai servi sous le capitaine Syree Johnson. Qui était l’officier scientifique le plus efficace et le plus dévoué que j’aie jamais connu. Ce n’est pas toujours une combinaison facile, mon général.

Gordon lui jeta un regard pénétrant.

— J’imagine. La science fait pression pour que l’on trouve une vérité objective, les militaires font pression pour que l’on satisfasse aux nécessités pragmatiques ?

— Oui, mon général. Syree Johnson, aussi, pensait qu’il y avait un lien entre l’artefact extraterrestre en orbite et celui enterré dans les montagnes. Elle l’a dit à Gruber juste avant de mourir.

— Une conversation enregistrée ?

— Non, mon général. Malheureusement non.

— Et il n’y a pas de preuve tangible.

— Non, mon général. Mais scientifiquement…

— Attendez pour émettre ces « mais » scientifiques. Je vais les écouter dans un instant. Dites-moi ce que vous souhaitez me demander si je trouve vos arguments scientifiques convaincants, et ce que nous pourrions gagner en suivant vos recommandations.

Kaufman respira à fond.

— Je pense que nous devrions envoyer une équipe scientifique pour déterrer et étudier le second artefact. Cela exigerait qu’un vaisseau passe par l’espace de Caligula, emprunte le tunnel #438, avec une escorte militaire et deux avisos reliés en permanence afin d’envoyer les communications par le tunnel. On aurait besoin d’une équipe formée à la politique, pour les relations avec les autochtones, mais l’élément essentiel, c’est le scientifique que l’on emmènerait. À mon avis, il n’y en a qu’un capable de faire cela. Nous pourrions obtenir une arme éventuelle – seulement éventuelle, bien sûr – du même ordre que la lune-artefact qui a explosé. Gruber dit que les artefacts sont faits du même matériau, qui est aussi celui des tunnels spatiaux. Les rapports de Syree Johnson déclarent que celui qui a été détruit affectait les niveaux de radioactivité d’une façon contrôlée, ce qui implique qu’il avait une incidence sur la probabilité de la désintégration atomique. Tout ce qui affecte la probabilité doit être apparenté aux champs disruptifs de faisceau des Faucheurs qui leur permettent de nous attaquer en toute impunité. Nous pouvons y gagner une arme contre le champ protecteur des Faucheurs, mon général.

Kaufman se tut. Il venait d’utiliser son plus gros argument. S’il ne portait pas, rien ne le ferait. Les champs disruptifs de faisceau n’étaient apparus que récemment à bord de vaisseaux faucheurs sélectionnés. Tout ce qu’on envoyait contre eux, comme un faisceau de protons issu d’un vaisseau, d’un canon laser, n’importe quelle sorte de faisceau… disparaissait, simplement. Et ne laissait même pas une trace énergétique.

Gordon abandonna la cage grillagée et revint s’asseoir derrière son bureau. Ses yeux révélaient qu’il était futé.

— De belles espérances, commandant.

— Pas des espérances, mon général. Mais des possibilités précises. Et nous en avons besoin. À mon avis, cela vaut le coup de tenter notre chance.

— Même si ce géologue, Gruber, n’a pas de preuves documentées à nous fournir ?

Le visage de Kaufman resta impassible.

— Rien de nouveau ne débute par des preuves documentées, mon général. Par définition. Surtout pas en science.

— Je suppose que non. Bien, les frais. Je vous ai bien écouté, commandant, et j’ai entendu deux asticots dans votre pomme soigneusement astiquée. Premièrement, pourquoi aurions-nous besoin « d’une équipe formée à la politique pour les relations avec les indigènes » ? Pourquoi pas simplement les anthropologues habituels ?

Oui, Gordon l’avait bien écouté. Il était fort. Kaufman dit :

— La planète est proscrite par l’Alliance solaire, mon général.

— Un asticot joliment gros. Pourquoi ?

— Les autochtones ne veulent pas de nous. Ils ont décidé que nous n’avions pas d’âme. Dans leur parler, les humains sont « irréels ».

— Intéressant. Et pourquoi n’avez-vous pas nommé « l’unique scientifique » qui, à votre avis, peut faire ce travail ? Est-ce que déterrer et étudier un artefact est si difficile que cela ?

— Celui-là, mon général, Syree Johnson n’est pas arrivée à le comprendre, et elle était sacrément bonne. Au lieu de cela, elle a été tuée dans l’explosion. Il faut, à la fois, une formation expérimentale et une intelligence théorique brillante, or peu de physiciens ont les deux. Je veux le professeur Thomas Capelo, mon général.

Il vit que ce nom ne disait rien à Gordon.

— Il est probablement sur la liste, fort courte, des nobélisables, mon général, bien qu’à ce jour, il n’ait pas remporté ce prix. Il est encore jeune, et généralement les physiciens effectuent leur travail le plus novateur lorsqu’ils sont jeunes. Il a cependant obtenu le prix Tabor Philips. Ses recherches portent sur la relation entre les événements quantiques et la probabilité.

— Les événements quantiques et la probabilité ?

— Oui, mon général. Nous savons que certains événements de niveau quantique dépendent de la probabilité. Ils peuvent arriver ou pas. Nous savons aussi que certains événements ont une probabilité mesurable – nous pouvons dire, par exemple, qu’il y a dix-sept pour cent de chances pour que x arrive, ou trente-quatre pour cent, ou n’importe quel chiffre. Ce que nous ne pouvons pas encore dire, c’est pourquoi cet événement arrive dix-sept pour cent de fois et cet autre trente-quatre pour cent de fois. Nous avons des équations des fonctions d’onde de probabilité de la mécanique quantique, mais pas d’équations causales du phénomène de la probabilité dans son ensemble. C’est le domaine de Capelo. Il émet l’hypothèse qu’une particule, ou qu’une particule virtuelle, est impliquée.

Kaufman voyait que cela ne signifiait rien pour le général Gordon. Il ajouta :

— Moi non plus, je ne suis pas un scientifique, mon général. Juste un amateur qui s’intéresse beaucoup à la physique. Mais laissez-moi prendre des risques et dire que, si vous n’envoyez pas le professeur Capelo, je ne suis pas certain que l’expédition en vaille la peine, étant donné le terrible risque politique que nous prenons en envahissant une planète interdite.

Gordon s’agita sur son fauteuil.

— Envahir est un mot joliment fort, commandant.

— Oui, mon général.

— Et pourquoi ce Capelo ne serait-il pas un choix évident pour n’importe qui ? Où est-ce que le bât blesse ?

— Ce n’est pas un militaire, mon général. Il est à l’université de Harvard, de la Fédération Atlantique unie. Et il a la réputation… d’être excentrique. Tout le monde n’aime pas travailler avec lui. (Kaufman s’arrêta, réfléchit et décida d’être franc :) En fait, presque personne n’aime travailler avec lui. Il est sarcastique, et toujours convaincu qu’il a raison.

— Et c’est vrai ?

— La plupart du temps, oui, mon général.

— Je vois. Commandant, vous me proposez un type puant.

— Oui, mon général.

— Bien. Pinçons-nous le nez pendant que vous m’expliquez cette physique. Faites-le lentement, et montrez-moi pourquoi vous pensez que cela peut mener à un appareil qui annulerait l’effet des boucliers des Faucheurs. Et pas d’exagérations, commandant. Je ne serais probablement pas capable de les détecter maintenant, mais je finirais par les découvrir.

— Oui, mon général, dit Kaufman, et il dut attendre un moment avant de commencer.

Il avait presque la tête qui tournait. Les arguments scientifiques n’étaient pas faciles à expliquer, mais là n’était pas la question. Obtenir le consentement de Gordon ne posait pas de problème non plus. Kaufman savait que, à l’instar du général, lui-même savait juger les hommes. Gordon avait déjà décidé de tenter l’expédition. Non, le malaise de Kaufman n’était pas causé par sa crainte d’un refus de Gordon. Ce qui l’inquiétait, c’était son consentement.

Et par quel enchaînement d’événements, lui, Lyle Kaufman, venait finalement de quitter sa position et de se mettre en mouvement.