VINGT-QUATRE

SUR LA ROUTE DE GOFKIT SHAMLOE

La route partant de Gofkit Jemloe était assez large pour que trois bicyclettes y circulent de front. Enli aurait préféré rouler la première, plus vite que Ann Sikorski ne le pouvait, mais elle se retint de le faire. En partie, par politesse, en partie par peur. Il était plus sûr de pédaler à côté de Pek Gruber, et elle le savait. Enli voulait être le plus possible en sécurité. Elle voulait gagner Gofkit Shamloe – rejoindre Ano et les enfants – avec aussi peu d’ennuis que possible. Pek Gruber, dont la bicyclette pouvait rouler toute seule, même si pour le moment il pédalait, devait avoir un pistolet. Et probablement d’autres choses aussi, des choses qu’Enli ne pouvait nommer. Ou même imaginer. Elle était contente que Pek Gruber soit là.

La douleur-de-tête de la réalité partagée, c’était mieux que la douleur de vivre la réalité non partagée. Comme la plupart des Mondiens, Enli aurait aussitôt échangé la nouvelle vie contre l’ancienne. La plupart des Mondiens, mais pas tous. À Gofkit Jemloe, dans la maison même de Pek Voratur, il y avait ceux qui semblaient aimer la réalité non-partagée. Ceux qui aimaient dévaliser les autres sans douleur-de-tête. Ceux qui aimaient mentir aux autres sans douleur-de-tête. Et ceux qui semblaient apprécier d’avoir des pensées rien qu’à eux, et différentes de celles des autres. Comme Essa.

Celle-ci pédalait derrière Enli, Ann, et Dieter Gruber. Enli l’entendait chanter, un doux et léger chant de la fleur. Et elle le chantait seule, sans que les autres se joignent à elle, sans que cela lui donne une douleur-de-tête. Et elle souriait.

Était-ce parce que Essa était très jeune ? Les jeunes se sentiraient-ils plus à l’aise dans ce nouveau Monde effrayant ? Alors peut-être que les enfants d’Ano – la turbulente Obora, le bébé Usi, le vif et grave Fentil – trouveraient plus facile de vivre sans réalité partagée. Enli l’espérait. Quant à elle, elle désirait seulement voir sa famille saine et sauve, être de nouveau avec Ano. Elle voulait vivre à la maison.

Tous quatre roulaient sur la route ensoleillée, déserte, que bordait la magnificence des fleurs. De brillants vekirib jaunes, des tapis de mittib aux joyeuses couleurs, des nuages de froide dentelle de fatilib. Personne, sauf Enli, ne semblait les remarquer, pas même Essa. Est-ce que cela aussi changerait, et ferait un Monde sans jardins ? Enli ne le croyait pas. Les fleurs étaient trop importantes. C’étaient les dons de la Première Fleur, elles étaient belles, elles étaient l’amour.

Calin lui avait donné une fleur de vekir lors de sa première visite à Gofkit Jemloe.

Pek Sikorski rompit le silence. C’était la moins habituée à la bicyclette, et la moins vigoureuse. Elle haletait un peu lorsqu’elle parla en terrien à Pek Gruber :

— Tu sais, Dieter, le passé de Terra compte des milliers de civilisations disparues, qui avaient toutes décliné avec le temps. C’est probablement la première fois qu’une civilisation a été détruite du jour au lendemain.

— Oui.

Pek Gruber était resté très silencieux depuis que Enli l’avait conduit à Pek Sikorski, dans les murs de la maison de Pek Voratur, depuis qu’il avait vu comment Monde était sans la réalité partagée. Un Pek Gruber silencieux, c’était aussi quelque chose de nouveau.

Vers le soir, ils passèrent devant une remise de ferme, commodément nichée entre la route et les champs qui s’étendaient derrière elle. Les Mondiens vivaient tous dans des villages et se rendaient à pied dans leurs champs ; une remise de ferme ne contenait que des carrioles, des charrues, des instruments nécessaires pour aider la Première Fleur à tirer des récoltes de la terre fertile. Mais des gens semblaient habiter celle-là. La carriole était rangée devant, et il y avait un âtre rudimentaire à côté de la porte ; son feu-de-cuisine rougeoyait sous un pot en fer.

— Arrêtons-nous, dit Pek Sikorski. Il y a des gens ici.

Pek Gruber dit en terrien :

— On devrait continuer, mein Schatz. Après avoir conduit Enli à son village, il nous restera encore à pédaler jusqu’à la capitale.

— Non. Notre travail, c’est d’expliquer la situation aux gens. Ici, il y a des gens.

Le visage pâle de Pek Sikorski, couvert de sueur, présentait des signes d’entêtement que Enli reconnut. Ce ne serait pas le cas des gens qui étaient à l’intérieur, ils n’avaient jamais vu de Terriens.

— D’accord, dit Pek Gruber, résigné. Entrons.

Il avait insisté pour qu’ils répètent la façon dont ils aborderaient des étrangers. Pek Gruber en premier ; il portait les armes. Puis Pek Sikorski, qui portait aussi quelque chose dont Enli ne comprenait pas la nature. Enli et Essa resteraient avec les bicyclettes.

— Que croyez-vous qu’il va arriver ? chuchota Essa, comme si le son de sa voix pouvait troubler davantage ceux qui étaient dans la remise. Comme si quelque chose le pouvait.

— Je l’ignore. Ne chante plus, Essa.

— D’accord.

Derrière la remise s’étendaient des champs de zeli pas encore récolté. Il aurait pourtant dû l’être. Enli huma l’air ; oui, la moisson commençait à pourrir. Elle se dressa sur la pointe des pieds et tendit le cou pour voir ce qu’il y avait dans le pot de cuisson. De la bouillie de zeli, et rien d’autre.

Pek Gruber cria la salutation-de-l’étranger, dans son mondien au fort accent.

— Nous apportons nos fleurs à votre foyer, ô amis !

Pas de réponse.

« Que vos fleurs parfument l’air, ô amis !

— Allez-vous-en, cria une voix, aiguë et effrayée.

Une terrible chose à dire à un étranger.

Pek Sikorski s’avança jusqu’à la porte.

— Nous demandons de l’eau, par les pétales de la Première Fleur, ô amis.

Personne ne pouvait refuser de l’eau à un voyageur. Personne ne l’avait jamais fait ; cela aurait suffi pour éveiller un soupçon d’irréalité. Enli savait qu’une grande lutte devait se dérouler dans les âmes, derrière la porte de la remise de ferme. Risquer que les étrangers leur fassent du mal (impensable il y avait seulement quelques jours), ou ne pas partager la réalité et devenir irréels (mais il n’y avait plus de réalité partagée). L’air plein de douceur était douloureux à ses poumons.

Pek Sikorski répéta :

— Nous demandons de l’eau, par les pétales de la Première Fleur, ô amis.

Pas de réponse. Puis, lentement, la porte s’ouvrit.

C’était un jeune garçon, qui ne deviendrait un homme que dans un an ; ses crêtes crâniennes étaient profondément creusées, sa nouvelle colletine d’adulte, hérissée. Il vit les Terriens et haleta de surprise, ferma la porte puis la rouvrit, partagé entre la terreur et la contrainte. Enli s’avança.

— Tout va bien, mon garçon. Ce sont des Terriens, pas des monstres, et ils ne feront de mal à personne. Je suis Enli Pek Brimmidin, de Gofkit Jemloe.

Cela ne parut pas le rassurer. Il poussa violemment un seau d’eau dehors et essaya de refermer la porte. L’énorme pied de Pek Gruber l’en empêcha.

— Il faut que nous vous parlions, dit gentiment Pek Sikorski. Nous apportons des nouvelles de la Première Fleur et du changement survenu dans la réalité.

Derrière la porte, une autre voix dit :

— Des nouvelles de la Première Fleur ? Ouvre la porte, Serlit.

Une femme âgée sortit en boitillant, appuyée sur une canne en bois de dob. Enli ne l’avait jamais vue, mais elle l’identifia avec soulagement. C’était la mère d’une grand-mère, révérée par tout village ou toute riche maison qui avait la chance d’en posséder une. Les mères de grand-mère, chargées d’ans, parfumées par leur expérience, étaient laissées sur Monde au-delà de leur temps pour guider les gens vers la Première Fleur. Elles étaient généralement solides comme leurs cannes et impartiales comme seuls peuvent l’être ceux prêts à rejoindre leurs ancêtres. Elle mesura les Terriens du regard, sans peur, puis Enli, et pour finir Essa, qui avait laissé les bicyclettes et s’avançait à pas de loup.

— Je suis Adra Pek Harrilin. Qui êtes-vous, et qu’avez-vous à nous dire sur la Première Fleur ?

Pek Sikorski répondit :

— Nous sommes Enli Pek Brimmidin, Ann Pek Sikorski et Dieter Pek Gruber. Pouvons…

— Et elle ? dit la vieille femme en brandissant sa canne vers Essa.

Pek Sikorski se retourna et découvrit Essa à côté d’elle, fronça les sourcils et dit : « Essa Pek Criltifor. Que vos fleurs parfument l’air.

— Que votre jardin fleurisse à jamais. Maintenant, qu’en est-il de la Première Fleur ?

— La réalité partagée est partie. Vous le savez. Nous sommes venus vous dire pourquoi, afin que vous ne soyez plus aussi effrayés. La réalité partagée qui parfumait l’air venait d’un rocher vivant. Nous, les Terriens, avons vu ce rocher de notre bateau volant. Il repose dans les monts Neury. Et nous avons vu le rocher vivant mourir, toutes les choses vivantes doivent mourir. Ce don de la Première Fleur est parti, et nous devons planter de nouvelles manières d’être gentils les uns avec les autres, sans réalité partagée. C’est ce que la Première Fleur souhaite.

La mère de la grand-mère étudia Pek Sikorski.

— Comment savez-vous ce que la Première Fleur souhaite ? Vous l’a-t-elle dit ?

— Non, répondit Pek Sikorski déconcertée.

Il était clair, pensa Enli, que le discours que Pek Sikorski, si soigneusement répété, avait des lacunes.

— Si la Première Fleur ne vous a pas parlé, alors vous ne savez pas ce qu’Elle souhaite. Vous avez vu le rocher vivant mourir. Comment savez-vous quand un rocher est mort ? A-t-il des pétales qui se fanent ou cesse-t-il de respirer ?

— N… non.

— Vous dites que si nous savions que le rocher est mort, nous aurions moins peur. Pourquoi le fait de savoir la cause de la disparition de la réalité partagée nous rendrait moins effrayés de son absence ?

Pek Sikorski resta muette, abasourdie. Enli vit que Pek Gruber grimaçait. La mère de la grand-mère le reluqua avec intérêt. Brusquement, elle ouvrit tout grand la porte.

— Entrez prendre de l’eau.

Une bicyclette chère, très rapide, était appuyée contre le mur intérieur, et trois paillasses encombraient le sol. Sur l’une d’elles était assise une femme qui allaitait un bébé. Des assiettes de zeli à moitié vides jouxtaient une pile de fruits frais provenant du champ, ainsi que du cari et un bol de dul haché.

— Voici ma petite-fille, Ivi Pek Harrilin. Serlit Pek Harrilin est le fils de ma petite-fille.

Bien entendu, la vieille femme ne présenta pas le bébé, qui n’était pas encore réel.

Et ne le serait jamais, maintenant, pensa Enli. Ou serait plus réel qu’aucun d’eux, né, contrairement à eux, dans cette étrange réalité nouvelle.

La petite-fille, l’air épouvanté, murmura des paroles de bienvenue de la fleur, auxquelles Pek Sikorski répondit, de sa douce voix. Le garçon, Serlit, leur passa de l’eau. Enli but la sienne avec gratitude.

— Nous vivons ici maintenant, dit la mère de la grand-mère, parce qu’il n’y a pas de nourriture dans notre village. Aucun d’entre eux ne quittera sa maison pour moissonner. Les idiots. (Elle suça pensivement l’intérieur de sa joue.) Ils ont peur et c’est un très petit village. Mais ma famille est venue ici, près des cultures, pour les encourager à retrouver la raison. Jusqu’à aujourd’hui, cela n’a pas marché. Mais Serlit, que voici, récolte nos fruits du zeli, et emprunte le cari et le dul dans les champs des autres, et nous mangeons. Peut-être les autres viendront-ils bientôt.

Emprunter, pensa Enli. Pas voler. La vieille femme avait accepté le changement de réalité sans perdre son équité. L’esprit d’Enli fleurit un peu.

— Nous disons aux gens ce qui est arrivé afin qu’ils ne soient pas si effrayés, dit Pek Sikorski. Nous sommes venus de la capitale pour chercher…

— Oui, oui, dit Pek Harrilin. Maintenant, partagez avec moi la vraie réalité de ce qui est arrivé. Vous, Pek Brimmidin. Vous partagez la réalité avec moi.

Elle attendit, appuyée sur sa canne, ses yeux noirs brillaient dans son vieux visage ridé. Celui de Pek Sikorski devint rouge. Les visages des Terriens faisaient cela, Enli le savait, mais sans savoir pourquoi. Pek Gruber grimaça de nouveau.

« Ce que Pek Sikorski dit est la réalité partagée, en grande partie. (Des mots impensables, il y avait juste un jourdix !) La réalité partagée est partie. La réalité partagée parfumait l’air en sortant d’un objet manufacturé, et non pas d’un rocher vivant, qui reposait dans les monts Neury. L’objet manufacturé est parti maintenant, aussi nous devons tous planter de nouvelles façons d’être gentils les uns avec les autres sans réalité partagée.

— Parti ? demanda Pek Harrilin. Où est-il allé ?

— Il s’est élevé dans le ciel, loin de Monde.

Les vieux yeux noirs étaient perspicaces.

— Vous partagez cette réalité-là ? Vous avez vu l’objet manufacturé s’élever ?

— Je ne l’ai pas vue partir, mais je partage la réalité qu’il s’est élevé loin dans le ciel. Oui.

— Il avait des ailes ?

— Non. Il avait… une manière de voler sans ailes. Comme le bateau volant terrien.

La mère de la grand-mère examinait soigneusement Enli.

— Oui, finit-elle par dire, vous partagez la réalité. D’accord, alors… l’objet manufacturé qui nous parfumait de réalité partagée est parti. Nous devrons faire une nouvelle réalité.

Mais cette énormité était soudain trop pesante pour la force de sa vieille âme. Ses crêtes crâniennes se creusèrent et la canne glissa sur le sol. Avant qu’elle ne tombe, Pek Gruber la rattrapa.

— Oui, oui, ça va, dit-elle en haletant. Merci. Je suis seulement très vieille et rejoindrai bientôt mes ancêtres, louée soit la Première Fleur.

Pek Gruber la fit asseoir doucement sur la paillasse. Elle s’appuya contre le mur de la remise.

— Pek Sikorski, c’est bien ce que vous faites. Mais vous devez dire ce que Pek Brimmidin a partagé avec moi.

Le visage de Pek Sikorski avait toujours cette rougeur terrienne.

— Je vais le faire. Nous venons de la capitale, à la recherche d’un télémiroiriste, afin que Monde tout entier puisse partager la réalité.

Le silence resta suspendu dans la remise. Enli avait l’impression que la vieille femme faisait exprès de ne pas regarder sa petite-fille. Celle-ci détacha de son sein le bébé, maintenant repu et somnolent, et le posa sur la paillasse. Elle rajusta sa tunique et se leva.

« Je suis télémiroiriste. (Sa voix tremblait ; elle était bien plus effrayée que sa grand-mère. Oui, pensa Enli, elle a bien plus à perdre. Mais elle était brave.) Je vais aller avec vous à la capitale.

La grand-mère dit :

— Vous dormirez ici ce soir, vous tous. Demain, Ivi ira avec vous à Rafkit Seloe. Serlit restera ici. Vous, jeune fille, qui regardez si fort Serlit, qui fait de même, vous resterez avec moi ?

— Non, mère de la grand-mère, répondit Essa en riant. Je vais avec Pek Sikorski. Elle m’a emmenée une fois sur un bateau volant dans le ciel.

— Ah, dit la vieille femme. (Elle ferma les yeux.) Je suis très âgée. Vous m’avez tous fatiguée. Laissez-moi dormir.

Ivi Pek Harrilin leur fit signe de sortir. À côté du feu-de-cuisine, elle dit :

— Voulez-vous manger ? Nous avons de la bouillie de zeli, et je pourrais piler du cari et le faire cuire.

Sa voix tremblait toujours.

— Nous avons de quoi manger sur nos bicyclettes, répondit Pek Sikorski. Nous partagerons tout.

Ils mangèrent dehors, assis par terre, quatre Terriens et deux extraterrestres. Le ciel s’obscurcit et les fleurs de la nuit déployèrent leurs pétales, parfumant l’air. Si elle regardait loin des Terriens et de la remise de ferme, pensa Enli, si elle regardait les champs, elle pourrait presque se croire de retour à Gofkit Shamloe. Avec Ano, avec les enfants, avec les gens parmi lesquels elle avait grandi. Avec Calin. Elle pouvait presque imaginer que rien n’avait changé.

À côté d’elle, la voix claire d’Essa parla à Serlit :

— Vous voulez faire une promenade avec moi ?

— Oui.

— Non, dit sa mère. Restez là.

Tout avait changé.

 

Enli regardait Pek Sikorski et Pek Gruber marcher dans l’obscurité du champ de zeli, guidés par la lampe électrique de celui-ci. Elle savait ce qu’ils faisaient, puisque tous les soirs, c’était la même chose. Pek Sikorski parlait longuement dans son telcom, décrivant tout ce qui arrivait sur Monde. Ses paroles, avait-elle dit à Enli, allaient jusqu’au grand bateau volant en métal, très loin dans le ciel. Chaque soir, il fallait plus de temps aux mots pour voler là-bas, parce qu’ils devaient rattraper le bateau volant qui s’éloignait aussi vite qu’il le pouvait. Envoyer ces mots à la poursuite du bateau volant semblait très important pour Pek Sikorski, mais Enli ne voyait pas pourquoi.

— Kaufman vous répond ? avait-elle demandé.

— Oui, répliqua Pek Sikorski d’un ton amer, mais rien de ce qu’il dit, je n’ai envie de l’entendre.

Enli n’avait pas posé d’autres questions. La réalité des Terriens était encore plus étrange que celle qui était venue sur Monde. Pek Sikorski avait accepté de partager la vraie réalité dans les messages des télémiroirs, mais Enli savait que celle-ci n’y serait pas tout entière. La Terrienne avait tu une partie de la réalité, à savoir que, si l’objet manufacturé s’élevait dans le ciel, c’était parce que les Terriens l’avaient pris. Et Enli n’avait pas non plus dit cette part de la réalité à la vieille femme. Était-ce un mensonge, si ce que l’on disait était la réalité partagée, mais pas toute la réalité partagée ?

Elle réfléchissait à cela, affalée sur le rude banc en bois, devant la remise de la ferme. À l’intérieur, la mère de la grand-mère, Ivi Pek Harrilin, et le bébé dormaient. Essa et Serlit parlaient à voix basse ; Enli entendait leur murmure au travers du mur. Ils se tenaient probablement les mains.

Calin…

Elle se lamentait sur Calin, sur la réalité non partagée, sur ce qui avait pu arriver à Ano et aux enfants, aussi n’entendit-elle pas les gens approcher jusqu’à ce qu’ils soient sur elle.

— Assomme-là ! cria la femme, ivre de pel.

Enli en sentit l’odeur sur l’homme juste avant qu’il la frappe avec son gros bâton. Elle avait commencé à se lever et le coup l’atteignit à la poitrine et non sur la tête. La douleur fut stupéfiante. Enli, le souffle coupé, tomba contre le banc. Qui lui racla le bras, mais elle sentit à peine cette douleur tant celle de sa poitrine était atroce.

Essa. Serlit. Ivi et le bébé.

— Entrons ! cria la femme.

Deux grands corps enjambèrent Enli et ouvrirent la porte de la remise à coups de pied. Quelqu’un cria. Quelque chose tomba lourdement contre le mur, à côté de la tête d’Enli. Qui n’arrivait toujours pas à respirer. Elle entendait le bruit que faisaient ses tentatives : eueueueu. Le bébé se mit à vagir.

— Y a rien ici, qu’une autre bicyclette, dit une voix d’homme hargneuse, sortant par la porte ouverte. Une belle.

— Alors, prends-la ! cria la femme soûle, et elle rit, émettant un horrible son aigu.

— Toi, essaie voir, tu n’es qu’un gosse…

Un autre horrible bruit sourd contre le mur intérieur.

L’air revenait dans la poitrine d’Enli. Elle tenta de se soulever sur les bras. Essa, elle devait venir au secours d’Essa, de Serlit et du bébé… Elle était à un empan du sol lorsque quelqu’un souleva une bicyclette par-dessus son corps.

— Lieber Gott !

La bicyclette tomba sur Enli, suivie par trois chutes de plus. La femme ivre commença à crier des choses incohérentes. Enli sentit les bras massifs de Pek Gruber la relever.

— Enli ! Ça va ?

Elle n’avait pas assez de souffle pour répondre. Pek Sikorski les repoussa pour entrer dans la remise. Pek Gruber coucha Enli sur le banc et se précipita derrière sa compagne. Tout devint noir, mais seulement durant un instant. Elle entendait les autres se déplacer dans la remise – combien sont-ils, ô Première Fleur, combien ? – et, par-dessus tout, les vagissements de peur du bébé d’Ivi.

Enli se débattit pour se relever. Essa sortit comme un boulet de la remise, en se frottant l’épaule. Elle s’arrêta pile et regarda par terre, si bien que Enli suivit son regard.

À la lumière des quatre lunes, trois personnes étaient couchées là, enveloppées des épaules aux genoux dans une boue rose. Non, pas de la boue : une espèce de matière épaisse et collante, comme la sève des arbres dob. Ils se tortillaient par terre comme des nourrissons impuissants. Les deux hommes semblaient terrifiés, leurs crêtes crâniennes si profondément ridées qu’elles tiraient leurs yeux vers le haut, plus que Enli ne pensait la chose possible. La femme avait cessé de crier et restait totalement immobile.

— Est-elle morte ? chuchota Essa. Qu’est-ce que c’est ?

— Je… Je ne sais pas, répondit Enli d’une voix sifflante.

Sa poitrine brûlait encore, mais elle pouvait respirer. Son bras était écorché là où le banc l’avait râpé. La sève rose devait être l’une des armes de Pek Gruber.

Les deux Terriens ressortirent de la remise, avec Serlit et Ivi. Celle-ci, qui portait le bébé hurlant, semblait indemne. La tunique du jeune homme était déchirée sur une épaule et son bras pendait, flasque. Une grande meurtrissure couvrait tout un côté de son visage.

— Vous avez le bras cassé ! dit Pek Sikorski.

Elle courut à sa bicyclette pour en tirer son sac de guérisseuse. Essa oublia les étrangers qui se tortillaient dans la sève rose et tourna autour de Serlit.

Ivi dit à Enli :

— Qu’est-ce… qu’est-ce qu’ont fait les Terriens ?

— Je ne sais pas. (Cela devenait plus facile de parler.) Les Terriens ont beaucoup d’appareils. Pek Gruber… les a ligotés.

— Ligotés ? Avec quoi ?

— Je l’ignore.

Pek Sikorski revint et Ivi fourra le bébé dans les bras d’Essa afin de pouvoir s’occuper de son fils. Essa, l’air très surprise, prit le paquet gémissant. Quelque part, elle avait appris à s’occuper des nourrissons ; elle marcha de long en large en tapotant le dos de l’enfant.

Enli eut soudain un haut-le-cœur. Elle gagna l’arrière de la remise en titubant et vida son estomac. Appuyée contre le mur en bois, elle respira plusieurs fois profondément l’air froid de la nuit, jusqu’à ce que son ventre se calme. Lorsqu’elle revint, Pek Gruber avait traîné les trois personnes terrifiées et gigotant dans leur sève rose loin du cercle de lumière de sa lampe électrique.

Pek Sikorski, qui mettait un onguent sur les blessures de Serlit, leva les yeux et dit vivement à Pek Gruber :

— Tu ne vas pas…

— Non, non, répondit-il en terrien. Je vais juste les laisser toute la nuit dans la mousse paralysante. Qu’ils pensent à ce qu’ils font et se demandent ce que je vais leur faire.

Pek Sikorski hocha la tête et revint à Serlit. Le bébé s’était arrêté de pleurer.

— Ann, dit Pek Gruber. Non… Pek Harrilin, Serlit…

— Quoi ? demanda Ivi. Qu’y a-t-il ?

— Dans la remise, dit Gruber dans son mondien emprunté. Je suis désolé… Votre grand-mère… elle est morte.

— Elle est partie rejoindre nos ancêtres !

— Oui. Ils ne lui ont pas fait de mal. Le corps est presque froid. Je pense qu’elle est seulement morte dans son sommeil.

— Elle est partie rejoindre nos ancêtres, répéta Ivi, et il y avait tant de joie dans sa voix et sur son visage que Enli la reconnaissait à peine.

 

Ils célébrèrent une incinération d’adieu le lendemain matin. Il n’y avait pas de prêtre, mais Essa et Ivi, et même Serlit avec son bras cassé, se levèrent à l’aube pour rassembler du bois sec, plus des monticules de fleurs qui brûleraient avec le corps. Pek Gruber mit quelque chose tiré de son sac sur le feu, et il devint très chaud, consumant rapidement le cadavre. Ils dansèrent tous et chantèrent des chants de la fleur. Ivi était radieuse. Sa grand-mère bien-aimée, heureuse, saine et sauve, avait enfin rejoint leurs ancêtres.

Après, fatigués d’avoir traîné des bûches et dansé, ils s’assirent devant la remise, pour manger de la bouillie de zeli. Ivi baissa les yeux sur son bol et dit à Pek Sikorski, qu’elle trouvait moins étrange que Pek Gruber :

— Pourquoi ?

— Pourquoi quoi, Pek Harrilin ? demanda gentiment Pek Sikorski.

— Pourquoi ces gens sont-ils venus nous faire du mal… Pek Gruber, qu’en avez-vous fait ? Je les avais complètement oubliés !

— Ils sont partis, répondit Pek Gruber. Je les ai libérés de la… des cordes roses et je les ai fait fuir loin d’ici.

La formulation était bizarre : était-ce à cause du mondien imparfait de Pek Gruber, ou est-ce que, lui aussi, essayait de partager seulement une partie de la réalité ? Enli ne le demanda pas. Ivi ne parut pas l’avoir remarqué.

— Pourquoi quoi, Pek Harrilin ? répéta Pek Sikorski.

— Pourquoi ces gens sont-ils venus nous faire du mal ?

— Parce qu’ils étaient ivres, maman, dit Serlit.

— Non. (Enli se surprit elle-même en disant cela.) Non, pas parce qu’ils étaient ivres.

Tout le monde la regarda. Enli prit conscience qu’elle avait pensé à cela depuis longtemps.

— Ils sont venus vous faire du mal et vous voler parce que, maintenant, ils le peuvent. Sans réalité partagée, ils le peuvent. Juste comme aller dans le bateau volant a beaucoup plu à Essa. Et comme Pek Voratur a gardé plus de profits pour lui qu’il ne l’avait promis. Et comme Serlit qui veut aller à Rafkit Seloe avec Pek Sikorski, Pek Gruber et Essa. Tous, parce qu’ils le peuvent, sans réalité partagée. Les gens font des choses juste parce qu’elles sont possibles maintenant. Parce qu’ils le peuvent.

Pek Sikorski la regardait avec tristesse et amour. Enli se sentit intérieurement étrange.

— Oui, dit la Terrienne d’une voix douce.

Mais Ivi avait été frappée par un aspect différent des paroles de Enli.

— Serlit ? Tu veux aller à Rafkit Seloe avec… avec ces Terriens ?

— Oui, répondit-il timidement, en regardant Essa.

— Mais je veux que tu viennes avec moi au télémiroir !

— Je reviendrai, mère. Mais je veux partir. Je suis assez grand, tu le sais.

Ivi regarda Pek Sikorski d’un air désespéré. Sa bouche remua, s’arrêta, remua de nouveau.

— Comment… comment faites-vous… quand la réalité n’est pas partagée, comment faites-vous…

— Vous apprendrez comment, en gros, dit Pek Sikorski. (L’amour et la tristesse peints sur son visage étaient maintenant dans sa voix.) Avec le temps. C’est une question d’entraînement, en partie. Vous apprendrez sur le tas.

Ivi regarda son fils et courba la tête.

— Mère ? dit celui-ci.

— Tu peux y aller, dit Ivi, très bas, et pour Enli, ces paroles semblaient presque une bénédiction de la fleur, comme si Ivi n’était pas seulement une fermière, mais qu’elle était devenue, on ne sait comment, une grande prêtresse de la Première Fleur.