SEIZE
À BORD DE L’ALAN B. SHEPARD
Le « ciel » de la grande chambre s’éclaira, et Enli s’aperçut que c’était le « matin ». Quoi que cela puisse signifier à bord d’un bateau en métal volant dans l’espace. Elle avait l’impression de ne pas avoir dormi du tout.
Se dressant sur son séant, elle examina ses compagnons. Quatre dormaient. Pek Voratur était assis sur sa paillasse et son expression fixe l’effraya un peu. Son visage joufflu et huilé était aussi gris que des nuages de pluie. Elle s’approcha de lui, timidement ; il ne bougea ni ne parla.
— Pek Voratur ?
Rien.
— Pek Voratur ?
Lentement, sa tête pivota, ses yeux se fixèrent sur elle.
— Enli ?
— Oui.
Elle lui prit la main, s’émerveillant de sa propre hardiesse. C’était le négociant le plus riche de Monde. Mais à cet instant, il lui rappelait son petit neveu, Fentil, épouvanté par une mauvaise chute qu’il avait faite en grimpant dans un arbre.
— Enli… que s’est-il passé ?
Elle réfléchit à ce qu’elle allait dire. Sur la couche voisine, Asto Pek Valifin, l’assistante du cuisinier, écoutait avec une attention soutenue.
— Je pense, Pek Voratur… je pense que, si haut dans l’espace, la réalité a changé.
— La hauteur ne modifie pas la réalité. Elle est partagée dans les villages de montagne de Caulily et au fond des mines de Neerit. Mes agents me l’ont dit.
— Oui. Mais nous sommes bien plus haut que les montagnes de Caulily. Nous avons quitté Monde, vous le savez. (Elle hésita, ne sachant jusqu’où elle pouvait aller.) La réalité partagée se passe dans nos cerveaux, vous le savez.
— Le cerveau est le foyer de l’âme, par l’épanouissement de la Première Fleur.
Il dit cela ardemment, s’accrochant aux concepts familiers. Enli eut une soudaine inspiration.
— Oui, et quand la Première Fleur est descendue d’Obri et a déployé ses pétales pour créer Monde, elle a créé nos âmes. Nos cerveaux. Et notre réalité partagée. Mais maintenant, nous sommes loin du Monde qu’elle a déployé pour nous. Aussi la réalité est-elle différente.
— La réalité est la réalité ! Autant dire qu’une pierre est une fleur !
— Loin de Monde, la réalité est différente, répéta Enli. Monde a été épanoui par la Première Fleur. Ce qui n’est pas le cas de cet endroit.
Elle le regarda réfléchir. Cela lui paraissait logique… autant que quelque chose pouvait l’être en ce lieu.
— Alors, dit-il, si la réalité est différente loin du don de la Première Fleur, qu’est-elle ici ?
— Elle n’est pas partagée.
Pek Valifin, qui les écoutait, se redressa brusquement sur sa couche.
— Ce n’est pas possible !
— Si, continua Enli. Ici, chacun de nous est seul dans sa réalité.
Mais elle vit que ni l’un ni l’autre ne pouvait encore aller aussi loin.
Pek Voratur s’était repris. C’était un homme hardi, un grand commerçant. Il dit à Enli, avec toute la prudence d’un enfant vérifiant la force des maisons de sable :
— Je suis Pek Malinorit, celui qui tient la maison du pel à Gofkit Jemloe.
Enli comprit.
— Non. Vous ne l’êtes pas.
Ils se regardèrent. La différence entre leurs paroles n’apporta aucune douleur-de-tête. Aucune douleur-de-tête pour Voratur disant ce qui n’était pas. Aucune douleur-de-tête pour Enli en l’entendant.
— Aaaaaiiiiiiii ! gémit l’aide du cuisinier. Nous sommes irréels ! Nous ne pourrons jamais rejoindre nos ancêtres dans la paix et les fleurs !
Ann Sikorski vint s’accroupir à côté de la femme terrifiée, et la prit dans ses bras en s’adressant à toute la salle :
— Vous n’êtes pas irréels ! Ici, la réalité a changé. Enli l’a compris. Répétez ce que vous avez dit à Pek Voratur, Enli.
Comment Pek Sikorski savait-elle ce que Enli avait dit ? Elle n’était pas dans la pièce à ce moment-là, Enli en était certaine. Elle était entrée plus tard, et pourtant elle savait ce que Enli avait dit à Pek Voratur. Penser cela ne donna pas de douleur-de-tête à Enli.
Elle dit tout haut :
— Quand la Première Fleur est descendue d’Obri et a déployé ses pétales pour créer Monde, elle a créé nos âmes. Nos cerveaux. Et notre réalité partagée. Mais maintenant nous sommes loin du Monde qu’elle a épanoui pour nous. Aussi la réalité est différente. Monde a été déployé par la Première Fleur. Cet endroit, non. Dans cet endroit, loin du don de la Première Fleur, la réalité n’est pas partagée.
— Dites-le encore, lui demanda Sikorski.
Enli répéta ses paroles. Qui abasourdirent chacun d’entre eux. Puis elles leur parurent logiques. Puis elles les abasourdirent de nouveau mais, cette fois, sans provoquer trop de panique.
N’était-ce pas, aussi, une sorte de réalité partagée ?
Pendant des heures, ils craignirent de faire quelque chose. Ils demeurèrent sur leurs couches. Ils mangèrent la nourriture que Pek Sikorski leur apporta, en la remerciant timidement. De temps à autre, quelqu’un échangeait une remarque avec un autre, des remarques banales qui parlaient de ce qui était clairement commun à tous : « On a l’impression que le bateau volant ne bouge pas. » « La lumière vient de partout et de nulle part. » « Demain, les Terriens vont nous ramener sur Monde. »
Pour finir, Pek Voratur se leva. Son visage luisait, mais ses yeux, dans leurs replis de chair, étaient pleins de détermination.
— Pek Sikorski ! cria-t-il.
Elle leur avait dit de l’appeler simplement par son nom s’ils voulaient la voir. Aussitôt, une porte s’ouvrit et elle fut là.
— Oui, Pek Voratur ?
— Nous sommes venus de très loin jusqu’à votre bateau volant. Nous… (Il hésita, puis poursuivit :) Moi, j’aimerais en voir plus.
— Non ! s’écria le jardinier, inquiet. Nous devons rester ensemble.
Les mains de Pek Voratur tremblaient.
— J’aimerais voir plus de choses de ce bateau volant.
Pek Sikorski parut surprise.
— Plus ? Je… ce n’est pas…
— Il y a des marchés à planter, insista Pek Voratur.
— Laissez-moi… laissez-moi parler au chef de la maison du bateau volant. Je reviens tout de suite.
Dans le silence qui suivit son départ, Pek Voratur déclara :
— Qui vient avec moi voir plus de choses du bateau volant ?
Personne ne répondit.
— Qui souhaite sentir les fleurs de cette… cette réalité différente ?
Il prononça ces paroles, le visage luisant de sueur, les mains toujours tremblantes.
L’aide du cuisinier se coucha sur sa paillasse et tira les couvertures sur sa tête.
— Je vais y aller, dit quelqu’un que Enli n’avait guère remarqué, la plus jeune des huit Mondiens, à peine débarrassée de la colletine de l’enfance. Cette petite jeune fille à la colletine brune, raide et terne, et au crâne par trop rond, portait la tunique d’une femme de ménage inexpérimentée. Mais ses yeux noirs étincelaient.
— Moi aussi, dit Enli.
D’où cette fille tirait-elle son courage ? Enli, elle, avait passé tellement de temps avec les Terriens, tant de temps à saisir l’idée qu’il existait de nombreuses réalités non partagées, idée aussi fuyante et odorante qu’un poisson. Cependant, cette fille était là, les yeux étincelants.
— J’ai oublié votre nom, dit Voratur.
— Essa Pek Criltifor.
— Y a-t-il quelqu’un d’autre ? demanda Voratur d’une voix trop forte.
Personne ne dit mot. Une femme porta la main à sa tête, d’un air étonné, comme si elle n’arrivait pas à croire qu’il n’y avait plus de douleur-de-tête. Probablement ne le pouvait-elle pas.
Pek Sikorski revint.
— Venez avec moi, Pek Voratur. Et s’il y en a d’autres… Oui, Enli et… Essa ? Venez avec moi.
Elle leur fit franchir la porte et pénétrer dans le couloir dont Enli se souvenait. Il était très laid : rien que des lignes droites et du métal terne. Ils franchirent une autre porte pour entrer dans une pièce si petite que Enli pensa que la Terrienne avait dû se tromper. C’était une cabane de stockage vide.
— Je vous en prie, ne soyez ni surpris ni effrayés, dit Pek Sikorski. Ceci est juste un ascenseur. Une machine qui nous déplace. Nous ne serons dedans que pour quelques instants.
L’ascenseur – c’était un mot terrien, bien sûr – ferma sa porte, les piégeant dans une boîte sans fenêtre. Puis il commença à avancer latéralement. Pek Voratur se cramponna à la paroi lisse. Essa Pek Criltifor écarquilla les yeux. Puis elle sourit.
— Tiens, c’est seulement une charrette.
— Une charrette que personne ne tire, dit Voratur d’un ton nerveusement enjoué. Une nouvelle chose très intéressante !
L’ascenseur s’arrêta et ouvrit sa porte. Les trois Mondiens s’exclamèrent.
Ils étaient dans un jardin… un jardin à bord du bateau volant, un jardin dans le ciel. Il y avait des plantes sous verre, et de petites plantes dans des bacs glougloutant, et des parterres de fleurs. D’étranges, de belles, de parfaites fleurs jamais vues sur Monde, de toutes les tailles et toutes les couleurs, dont les pétales brillaient de rosée et parfumaient l’air. Les parterres étaient entourés de petites pelouses de village, avec des fauteuils et de petites tables. Les plates-bandes et les pelouses, à l’inverse de tout ce qu’il avait d’autre sur le bateau volant, se recourbaient en formes agréables. Des Terriens étaient assis à ces tables et buvaient dans des tasses ordinaires ; d’autres soignaient les fleurs. Tous s’arrêtèrent pour regarder fixement les Mondiens.
Voratur tonitrua :
— Que vos fleurs réjouissent les âmes de vos ancêtres !
Pek Sikorski dit aux Terriens :
— Nos invités vous saluent.
— Bonjour, répondirent les plus proches en souriant, et Pek Sikorski dit à Voratur :
— Ils vous souhaitent la bienvenue dans notre jardin.
Elle cueillit une fleur jaune et la tendit à Pek Voratur.
Un jardinier terrien parut sur le point de protester, mais un regard de Pek Sikorski lui ferma la bouche.
— Nos fleurs se réjouissent de votre visite, dit-elle.
— Nous louons les fleurs de votre cœur. Pouvons-nous marcher dans le jardin ?
— Oui, bien sûr.
Les trois Mondiens s’avancèrent timidement. Ils s’arrêtèrent au milieu de la première pelouse. Enli se demandait comment le village pourrait y danser, elle était si petite, lorsque les deux enfants humains qu’elle avait vus auparavant surgirent en courant d’entre les arbres. La plus petite étreignit les genoux de Pek Sikorski.
— Professeur Ann ! Marbet est là !
Une Terrienne suivait les enfants, une petite femme qui avait la peau brune et une courte chevelure rouge joliment bouclée. Par la taille, elle était plus proche des Mondiens qu’aucun des Terriens jamais vus par Enli. Ses yeux étaient d’une couleur stupéfiante, le vert des roches translucides que l’eau de la rivière rendait brillantes et lisses.
Pek Sikorski dit en mondien :
— Pek Voratur, je vous présente Marbet Pek Grant. Et ces enfants s’appellent Amanda et Sudie. (Elle passa au terrien.) Marbet, voici trois de nos invités : Pek Voratur, Pek Criltifor, Pek Brimmidin. Cette dernière parle et comprend l’anglais.
— Que vos fleurs s’épanouissent, dit Pek Grant en mondien.
Pek Sikorski eut l’air surpris. Pek Grant ajouta en terrien :
— C’est Lyle qui m’a appris cela.
— Vous avez des cheveux sur le cou ! dit Sudie.
— Que dit cette enfant ? demanda Voratur à Enli, qui hésita avant de répondre.
— Elle dit que les Mondiens ont une colletine et les Terriens une fourrure de tête.
— C’est vrai, répliqua Voratur.
Amanda demanda avec une raideur enfantine :
— Aimeriez-vous faire le tour du jardin ?
Enli traduisit et Voratur acquiesça. Ils se mirent à parcourir lentement le jardin dans le ciel. Pek Grant et Pek Sikorski marchaient à côté de Pek Voratur, et cette dernière traduisait leurs propos. Enli vit que la peur de celui-ci avait diminué ; il observait tout avec le regard futé d’un commerçant. Enli restait à côté d’Amanda, et parlait avec la pâle petite humaine, qui avait de belles manières.
Ce n’était pas le cas de Sudie. Aucun enfant mondien ne se serait comporté comme elle, on ne l’aurait pas laissé faire – pas même un de ceux trop jeunes pour être réels. Sudie courait devant eux, se cachait derrière les buissons, grimpait aux arbres, traînait derrière, criait :
— Venez me chercher !
Et pour empirer les choses, Essa Pek Criltifor se mit à faire pareil. C’était une invitée, n’ayant que quelques années de plus qu’Amanda, si bien élevée, et elle leur faisait honte à tous. Elle appartenait à la maison de Pek Voratur et celui-ci était trop préoccupé pour même le remarquer !
Pour finir, Enli croisa le regard d’Essa et fronça les sourcils. La jeune fille se tint tranquille un moment. Puis elle plissa ses crêtes crâniennes en défiant Enli et galopa derrière Sudie.
Essa avait désobéi à son aînée. Et il n’y avait aucune douleur-de-tête pour l’en empêcher.
Durant un bref instant, Enli entrevit ce que pouvait signifier la perte de la réalité partagée.
— Enli, dit Pek Voratur en surgissant tout à coup à côté d’elle, nous pouvons planter un marché très profitable pour certaines de ces fleurs et les doses curatives que l’on pourrait en tirer. Pek Grant me dit que ce jardin, là (il montra du doigt une jatte en verre couverte, dans laquelle poussaient de grandes plantes serrées aux cosses brunes) abrite des plantes fabriquées par des machines qui modifient les graines. Et que celles-ci contiennent de minuscules potions qui dessèchent beaucoup de croissances corporelles dont les gens meurent.
Des plantes fabriquées ? Des machines qui modifient les graines ? Cela ne tient pas debout, se dit Enli. Pek Grant était maintenant plongée dans une conversation sérieuse avec Pek Sikorski. Enli vit les yeux de cette dernière s’agrandir et son visage pâlir plus que d’habitude. Qu’est-ce que Pek Grant était en train de lui dire ?
— Je veux que vous traduisiez quand je planterai les marchés pour les fleurs, et les autres choses, qu’il me faut en échange de ma venue ici, dit Pek Voratur. Vous, Enli, pas Pek Sikorski. Comment pourrais-je savoir si elle traduit vraiment les mots que je dis ?
Enli cessa d’observer la vive conversation des Terriennes. Pek Voratur requérait toute son attention. Il pensait que les Terriens pouvaient ne pas partager la réalité… et cependant, il voulait tout de même négocier avec eux. Il n’avait pas aussitôt décrété qu’ils étaient irréels.
Voratur surprit son regard pensif. Il s’empressa de dire :
— Et bien sûr, vous aurez votre part du marché, Enli. Nous voulons qu’il soit profitable.
— Tous ceux qui sont venus auront leur part.
— Oui, bien sûr. Quoique… (Il parut soudain pensif.) Ici, en haut, les autres ne savent pas combien nous planterons dans notre marché… et après tout, seuls vous et moi avons donné nos images du cerveau. Il n’y a pas beaucoup de raisons pour que nous partagions avec les autres, qui n’ont fait que venir et rester comme des bûches dans cette pièce nue. Il n’y a pas tant de raisons que cela de tout partager.
Enli le regarda fixement.
— Pek Voratur…
— Oui, oui, bien sûr. Nous devrons partager. Dès que nous retournerons sur Monde, la réalité partagée nous reviendra. Nous devrons partager.
Il ferma les yeux, calculant en silence. Enli le regardait toujours lorsque Essa passa en courant, à la recherche de Sudie, qui surgit bruyamment de derrière un buisson, à côté de Pek Sikorski et Marbet Pek Grant.