DEUX

LA PROVINCE DE THARSIS, MARS

Lorsque la sonnerie stridente du telcom retentit dans le confortable living-room de son beau-frère, Tom Capelo déclara :

— Si c’est pour moi, je ne suis pas là.

— Message en temps réel de la Fédération Atlantique unie, Terre, pour le professeur Capelo, priorité n°1, dit le système de la maison.

— Je ne suis pas là. En fait, je ne suis nulle part. J’ai disparu de l’espace-temps.

— Tom, dit Martin Blumberg d’un air de patience lassée.

— Système, dis-leur que je suis coincé dans un tunnel spatial.

— Il ne ferait pas cela, répliqua Martin. Seul ton système le ferait. Ceci est un système normal. Maison, transfère l’appel sur écran.

La plus jeune fille de Capelo dit :

— Papa, tu n’es pas vraiment dans un tunnel spatial. (Au bout d’un moment, elle ajouta :) Tu y es ?

— Coincé avec toutes mes molécules désassemblées.

— Oh, il recommence seulement à faire l’idiot, dit sa sœur aînée d’un air terriblement dégoûtée. Tu es vraiment un bébé.

— C’est pas vrai ! J’ai cinq ans !

— Et alors ? J’en ai dix, le double de toi.

— Transfert du message, dit le système de la maison.

Une section du mur, qui jusqu’alors avait montré le coucher de soleil martien, s’assombrit brièvement, puis s’éclaira pour afficher l’image d’un homme aux traits anguleux, dans une pièce nue aux volets clos. Il dit, d’un ton officiel :

— C’est le professeur Raymond Pellier, de l’université d’Harvard, FAU, qui appelle le professeur Thomas Capelo. Je vous prie d’activer l’émetteur-récepteur visuel et audio. Il y aura un délai de six minutes entre les points de transmission. Accusez réception immédiatement.

— Connard, dit Capelo, après le délai de six minutes.

— Papa a dit un gros mot, proclama Sudie, la petite fille de cinq ans.

— Étoile gelée, dit Capelo avec un faux accent russe.

— Arrête d’être en ébullition, papa. Tu nous mets toujours dans l’embarras.

— Je ne suis pas dans l’embarras. Qu’est-ce que ça veut dire, embarras ?

Martin se leva :

— Les filles, votre père est en train de recevoir un important message du président de son département, et je pense qu’il a besoin de le faire en privé. Allez retrouver votre tante Kristen.

Les deux enfants regardèrent leur père sans bouger. Capelo dit :

— Vous feriez mieux d’y aller. Je vais seulement dire à l’étoile gelée que je suis désassemblé.

— Papa…

— D’accord, d’accord, je ne suis pas désassemblé. Vous deux, vous ne me laissez jamais blaguer. Maison, branche le transmetteur visuel et audio. Ray, j’accuse réception. « Donnez des mots à la douleur [[1]]. »

Martin prit ses nièces par la main et les emmena en fermant la porte derrière lui. Capelo attendit douze minutes que son message soit reçu sur Terre et que la réponse lui parvienne. Pendant ce temps, il arpenta nerveusement la pièce en touchant des objets. Les étagères et leurs vrais livres, un vase de fleurs génémods venant du jardin situé à l’autre extrémité du dôme, une table austère en métal, surmontée d’une austère plaque de pierre rouge martienne… Pourquoi tous les meubles de Kristen paraissaient-ils aussi austères ? Sa sœur avait un goût sain de la surabondance lorsqu’ils étaient enfants. Mais maintenant, regardez ça : des livres bien alignés, des fleurs dépourvues d’originalité dans un vase sans ornements. Tout excès s’était évanoui lorsqu’elle avait épousé Martin, le plus censé des hommes. Le patient Martin supportait son beau-frère loufoque. Bien que ce fût probablement pour le bien des filles. Donnons-leur un sens de la famille, à ces pauvres petites, avait probablement dit Kristen à Martin. Bon, d’accord, Capelo lui-même supporterait tout pour Amanda et Sudie, même la laideur des meubles de sa sœur. Même Mars, avec son horizon trop proche et sa gravité terriblement insuffisante. Même Raymond Pellier. Même…

— Professeur Capelo, dit l’image de son chef de département, je viens de recevoir un message du Conseil de la Défense de l’Alliance solaire. Une représentante est actuellement en route pour vous voir en personne, et arrivera probablement peu après ce message. J’ai voulu vous appeler d’abord pour vous le faire savoir, afin que vous puissiez vous y préparer. Et aussi pour vous dire que je me suis arrangé pour vous accorder un congé illimité afin que vous puissiez accepter la mission à laquelle le Conseil veut que vous participiez.

— Quoi ? s’exclama Capelo, même si, bien sûr, l’image ne l’entendrait que dans six minutes. Une mission ? Quelle mission, Ray ? Je ne suis pas un putain de soldat !

— Je sais que vous vous intéressez toujours à votre séminaire de troisième cycle, aussi je veux vous rassurer. Le professeur Gerdes s’en chargera, et orientera aussi les recherches de vos thésards.

— Gerdes ? Gerdes ? Il est incapable d’orienter quelqu’un sur le campus !

— Laissez-moi juste ajouter que le département et l’université vous félicitent de votre participation à cette mission, vitale pour l’effort de guerre. Transmission terminée.

— Maison, éteins le système.

Capelo se versa un autre verre. « Une mission vitale pour l’effort de guerre. » Quelle connerie ! Le Conseil avait probablement concocté un autre de ces comités d’études prospectives qu’il formait toujours pour prévoir ce que les Faucheurs allaient faire et quels protocoles devraient être conçus pour y répondre… comme si tout le monde savait ce que ces salauds allaient faire. Mais indubitablement, le conseil avait exigé « un éminent physicien de Harvard », une bonne image de marque pour raisons de relations publiques, voyez si vous pouvez dégoter un prix Nobel ou du moins un candidat, et regardez, citoyens du Système solaire, les efforts que nous faisons pour vous protéger ! Et Ray, ce bureaucrate pompeux, avait sauté sur l’occasion pour se débarrasser de ce difficile et susceptible Capelo en le fourrant dans un lointain tunnel spatial afin que le département de physique ait un peu la paix.

Eh bien, n’y pensez plus. Capelo ne part pas. Que quelqu’un d’autre joue la comédie pour faire croire qu’il y aurait un moyen de protéger les citoyens des Faucheurs. Si quelqu’un savait à quoi s’en tenir, c’était lui.

La porte s’ouvrit et Martin passa la tête dans l’embrasure.

— Torn… quelqu’un du Conseil de la Défense de l’Alliance solaire vient te rendre visite. Tu veux la recevoir ici ou…

— Je ne veux pas du tout la voir.

— Je crains que vous n’ayez pas le choix, professeur Capelo, dit une autre voix, et une femme repoussa Martin pour entrer dans le living-room.

Grande, apparemment sexagénaire (toujours difficile à dire avec les modgèns), les cheveux gris coupés court, elle portait un impeccable uniforme de l’Armée de l’Alliance.

— Merci, monsieur Blumberg. Laissez-nous, je vous prie.

Et Martin, chassé de son propre salon, s’en alla humblement en refermant sans bruit la porte derrière lui.

— Bonjour et adieu, dit Capelo. Vous êtes ici pour me demander de rejoindre le comité de guerre scientifique ; le chef de mon département vient de me le dire. Mais cela ne m’intéresse pas. Désolé.

— Si, cela vous intéressera, répliqua la femme. Je suis le colonel Byars. Envoyée ici par le général Stefanak.

— Très impressionnant ! ironisa-t-il. Et vous aussi, colonel. Vous exsudez littéralement l’autorité, la vôtre et celle du général. Malheureusement, l’autorité ne m’impressionne pas. Et la dernière fois que j’y ai prêté attention, les militaires n’incorporaient pas des civils dans leurs comités d’études prospectives. Je suis vraiment flatté que vous me vouliez, mais non, merci.

— Puis-je m’asseoir ?

— Si vous insistez.

— Voulez-vous aussi vous asseoir ?

— Certainement. Je peux dire non aussi bien assis que debout. C’est une capacité héritée de ma famille, qui se transmet de génération en génération.

Ils s’installèrent. Le colonel Byars tira sa chaise beaucoup trop près de celle de Capelo et dit, calmement :

— Cette mission n’est pas un comité de recherches prospectives, professeur Capelo. Et vous n’êtes pas un simple civil… vous êtes un scientifique dont les compétences uniques et irremplaçables sont nécessaires à ce projet, de priorité un, auquel l’information spéciale à Diffusion segmentée accorde le statut d’« importance la plus vitale pour l’effort de guerre ». Vous pouvez être recruté pour un projet portant ce statut, et vous l’êtes. Maintenant.

— Vous avez un écran portable de protection des communications. Avec un champ de Faraday assez grand pour englober ces sièges.

— Affirmatif. Vos autorisations des RCS sont déjà en cours de négociation et je ne peux pas vous donner tous les détails sur le projet avant que nous les ayons reçues. Bien sûr, nous ne pouvons pas vous enlever de force et vous obliger à faire de la physique pour nous, mais si vous refusez absolument de servir l’Alliance, nous pouvons déclarer que vous faites de l’obstruction volontaire à l’effort de guerre.

— Et m’envoyer en prison, dit Capelo. Mon Dieu.

— Et vous envoyer en prison. Mais nous ne nous attendons pas à ce que cela arrive. D’abord, il n’y a rien dans votre dossier qui indique que vous vous opposez à la guerre, et nous avons au moins une raison personnelle de penser que vous avez intérêt à vaincre les Faucheurs qui…

— Arrêtez, dit Capelo. Pas un mot de plus.

— Comme vous voulez. Deuxièmement, le projet présente un véritable intérêt scientifique majeur qui, nous le pensons, vous fascinera. De la vraie physique, à la marge de l’expérimentale et de la théorique.

— Vous n’êtes pas physicienne. Même pas de bas niveau. Vous ne reconnaîtriez pas la marge de la physique théorique si elle vous coupait en deux.

— Non. Je répète ce que disent des gens qui sont physiciens.

— Et vous m’enverriez vraiment en prison si je disais non.

— Vraiment. Agir ainsi ne nous plaît pas, professeur Capelo. Un physicien engagé malgré lui dans une mission militaire, personne ne considère cela comme idéal. Surtout pas moi. Et si l’on m’avait consultée, j’aurais choisi quelqu’un d’autre.

— Votre franchise vous vaut des points, colonel. Mais pas beaucoup. Je n’aime pas être bousculé.

— Faire cela ne me plaît pas. Mais apparemment, c’est vous, et vous seul, qu’il leur faut.

— Et à voir la manière dont vous m’étudiez, vous n’arrivez pas à imaginer pourquoi.

Elle ne répondit pas. Capelo se leva et fit, à grands pas, le tour de la pièce, judicieusement décorée, de sa sœur, en luttant contre l’envie de jeter quelque chose à la tête de cette femme. Les salauds. Ces putains de salauds de l’empire. Désinvoltes, tyranniques… Brusquement, il revint s’affaler dans le fauteuil qui se trouvait trop près de celui de Byars.

« Je vais vous étonner, colonel. J’accepte.

— J’en suis ravie.

— Non, vous ne l’êtes pas. Vous vouliez que je dise non, c’est pourquoi vous avez présenté cela de la façon la plus autocratique possible. Votre petit esprit militaire empesé veut vraiment quelqu’un d’autre. Mais au-dessus de vous, il y a un physicien militaire qui a plus de bon sens, et je crois deviner qui. Il vaut la peine qu’on l’écoute. Aussi je vais accepter, mais à deux conditions.

— Le Conseil de la Défense de l’Alliance solaire n’acceptera pas de conditions, répliqua posément Byars.

— Cette fois, si. Cette petite session de recrutement est enregistrée, n’est-ce pas ? Bien sûr que oui. Je vous ai déjà déclaré ce que je pensais de votre démarche. N’ajoutez pas à cela votre obstruction déraisonnable à un effort de guerre.

Byars était quelqu’un de capable. Elle ne répliqua pas, son visage demeura impassible. Mais Capelo lut la colère dans ses yeux.

— Première condition : vous me confirmez que le physicien qui me veut est bien Vladimir Cherkov. Cela ne nuit sûrement pas à la sécurité.

— Affirmatif. C’est le professeur Cherkov qui a réagi à une demande de recommandation, provenant des officiers non scientifiques.

— Les opinions des non-scientifiques ne comptent pas. Deuxièmement : quel que soit ce projet, en quelque lieu de la galaxie que soit envoyée cette mission, mes deux filles et leur nurse viendront avec moi.

— Inacceptable.

— Alors, j’irai en prison.

Pour la première fois, l’expression de Byars changea.

— Vous emmèneriez vos deux enfants dans une zone de guerre ?

Capelo rejeta la tête en arrière et éclata de rire.

Celui-ci – mordant, amer – parut, enfin, déconcerter le colonel Byars. Mais elle ne réagit pas jusqu’à ce que Capelo se tourne vers elle.

— Vous voulez dire, mettre deux enfants en danger ? Dans un endroit où se trouve l’ennemi ? Laissez-moi terminer ce que je ne vous ai pas laissé finir avant, colonel. Vous avez dit que j’avais au moins une raison personnelle de désirer voir les Faucheurs vaincus. Vous faisiez allusion à la mort de ma femme lors du raid faucheur sur New London. Vous y étiez, colonel ? Non, probablement pas. New London est une colonie paisible – était une colonie paisible – sans présence militaire d’aucune sorte, sur une paisible planète au sortir du tunnel spatial #264, où ma femme étudiait des poissons extraterrestres. C’était une xénobiologiste, comme votre briefing a dû vous l’apprendre. Elle est morte lorsque les Faucheurs ont attaqué, comme ils ont attaqué de nombreuses autres colonies humaines, militaires et civiles. Sans obstruction apparente de l’Alliance solaire à leur effort de guerre.

— Leur champ interruptif de faisceau…

— … est impénétrable, je le sais. Nous le savons tous. Et si je peux faire quelque chose pour découvrir la science qu’il y a derrière cette saleté de truc, je le ferai. Parce que c’est à cela que va s’attacher le projet, n’est-ce pas ? Forcément. Je le ferai. Mais ne restez pas là, assise, à essayer de me dire qu’il y a un endroit où je peux aller qui se révélerait plus dangereux que n’importe quel autre pour mes filles. Parce que je sais que ce n’est pas vrai. Où que j’aille, elles viendront. Elles ont déjà perdu l’un de leurs parents… elles ne vont pas perdre l’autre. Sinon, j’irai en prison, et m’assurerai qu’elles sont logées tout à côté. Me suis-je bien fait comprendre ?

— Parfaitement. (Byars se leva.) Je vais transmettre votre réponse.

— En espérant qu’elle va me disqualifier, n’est-ce pas ? Ce ne sera pas le cas. Pas si Vladimir Cherkov me veut. Réservez des places pour quatre personnes, colonel. À une table près de la guerre.

— J’éteins l’écran protecteur contre les communications.

— D’accord. Bon retour. Restez en contact.

Elle sortit de la pièce, le dos raidi par la désapprobation. Ou c’était peut-être la raideur militaire. Ou autre chose… on s’en fichait !

Un peu plus tard, Amanda et Sudie firent irruption dans la pièce.

— Votre visiteuse est partie ! Pouvons-nous faire un fortin ?

— Bien sûr que oui. Chamboulez les meubles. Percez le dôme. Mais d’abord, venez donner deux baisers à votre papa. Oh, flûte, vous sentez la crabouille ! Vous avez encore été nagé dans la mer martienne souterraine !

Sudie gloussa. Amanda dit, d’un air écœuré :

— Vous êtes encore en ébullition, papa.

— Toujours.

— Pourquoi on ne peut pas avoir un papa normal, comme les autres enfants ?

— Vous avez de la chance. À votre naissance, je l’ai su tout de suite en voyant tous ces anges chanter dans le ciel.

Kristen entra, l’air vaguement inquiète.

— Tom ? De quoi s’agissait-il ?

— Ce n’était rien, sœurette. Mais peut-être allons-nous être obligés d’écourter un peu notre visite. (Hurlements de protestation des gamines.) Oui, c’est possible. L’université nous envoie, les filles et moi, en beaux congés payés.