SEPT
MONDE
— Je ne veux pas descendre sur cette stupide planète, dit Sudie. (Elle fit la moue à son père.) Je veux rester sur le vaisseau avec Marbet.
— Où est-elle, au fait ? demanda Amanda. Je ne l’ai pas vue depuis deux jours, et elle avait promis de m’aider à faire mes maths.
— La vie est une vallée de larmes, dit Tom Capelo. Pourquoi ne me demandes-tu pas de t’aider pour tes maths ? Après tout, je suis un physicien de renommée mondiale, à ta disposition pour la moitié de mon prix habituel.
— Tu ne m’expliques pas les choses clairement.
— Ouais, renchérit Sudie. On veut Marbet.
Capelo refoula son irritation. Il ne pouvait pas se le permettre, pas aujourd’hui. Il avait besoin de toute sa concentration pour le boulot qui l’attendait. Il regarda ses filles. Mon Dieu, qu’elles étaient belles. Amanda, la blondeur calme de sa mère. Et Sudie – lui-même en miniature –, se préparant à piquer, il devait l’admettre à regret, un accès de colère à la Tom Capelo, s’il n’était pas étouffé dans l’œuf. Il essaya de nouveau.
— Sudie, Jane va descendre sur la planète avec nous.
Et où était Jane ? Elle était censée préparer les filles. Les cheveux de Sudie étaient encore emmêlés, le sac d’Amanda ouvert mais pas terminé. Capelo avait maintenant un exutoire pour son irritation.
— Jane !
— Ne beugle pas, papa, dit Amanda. Jane est aux toilettes.
— Je ne vais pas descendre sur cette stupide vieille planète ! répéta Sudie. Non ! Je veux Marbet !
— Jane !
Jane Shaw sortit de la salle de bains. Capelo fut encore plus ennuyé de voir ses courts cheveux gris bien peignés et sa salopette impeccable, pendant que Sudie était là recroquevillée, abattue, en larmes, pas peignée. Il réprima son mécontentement. Jane était un trésor, la seule nounou-cum-mammie qui n’était pas partie dans le mois suivant son engagement, et Capelo avait trop besoin d’elle pour la mettre en boule.
— Jane, nous avons une révolte. Nous avons une mutinerie. Nous sommes en pyjama tirebouchonné, et je dois me rendre à la soute de la navette dans cinq minutes, car nous partons tous dans quarante-cinq minutes. Je suis de l’argile entre vos doigts.
— Voyons, Tom. Nous serons là à l’heure. Vous pouvez partir.
— Que vos fleurs s’épanouissent à jamais, répliqua Capelo, et Amanda sourit.
Ils avaient tous revu les datacubes sur la culture de Monde, mais seule Amanda s’y était vraiment intéressée. Sudie, non. Elle recommença à gémir.
— Je ne veux pas descendre sur la planète ! Je veux Marbet !
— Isaac Newton n’a jamais eu à supporter cela, dit Capelo, et il s’enfuit.
À deux coursives de là, il revint sur ses pas. Une femme de l’équipage dut s’aplatir contre le mur. Capelo la vit à peine. Il ouvrit la porte de la cabine des filles d’un coup sec. Pauvre Sudie, pauvre bébé, elle en avait déjà tellement vu, son petit visage en larmes…
Sudie, assise par terre, regardait un holo et riait des bouffonneries d’un hippopotame vert tout en rangeant ses jouets dans une caisse en plastique. Ses cheveux étaient coiffés en couettes nettes et brillantes. Jane, qui aidait Amanda à faire son sac, lui sourit et fit un geste signifiant « allez-vous-en ».
Docilement, Capelo ferma la porte et se rendit à la soute de la navette.
*
* *
Le sergent Karim Safir, spécialiste de première classe de l’ADAS, étudiait avec Dieter Gruber les papiers interactifs des rapports sur les monts Neury. Capelo n’avait pas eu beaucoup de contacts avec le tech, qui était logé et mangeait avec l’équipage et à qui l’on n’avait pas, jusqu’à maintenant, expliqué son rôle, se contentant de lui dire qu’il y avait des cavernes à explorer sur une nouvelle planète. Sans doute, Safir avait-il l’habitude de telles missions. Il était, paraît-il, le meilleur spéléologue de l’Armée ayant travaillé sur plusieurs mondes.
Safir était petit et mince, mais semblait vigoureux. Il avait une chevelure noire bouclée et une fringante moustache, très anachronique. L’immense Gruber blond et lui formaient un contraste comique.
— Ça se présente comment ? demanda Capelo. Quand on y sera, quelle sera la première étape ?
Gruber lui tendit une feuille.
— La navette va nous amener juste au-delà des montagnes – là, vous voyez ? – et elle deviendra notre camp de base. Puis nous entrerons immédiatement dans les tunnels. Cette fois, j’ai de si bonnes cartes établies par sonar que nous savons exactement où aller. Ce ne sera pas comme la dernière fois, mais alors j’ignorais que j’aurais besoin de ce genre de cartes. Nous entrerons ici et, par ces tunnels, nous irons jusqu’à…
— Nous ne pouvons pas atterrir dans cette petite vallée en altitude dont vous nous avez parlé ? Qui se trouve juste au-dessus de l’artefact ?
— Non, la navette est trop grosse. Mais l’excavatrice est aussi un aéroglisseur et, après l’atterrissage, Karim s’envolera pour la vallée avec l’équipement lourd. Nous, nous marcherons pour y aller. Qu’est-ce qu’il y a, Torn, vous n’aimez pas les cavernes ?
— J’aurai bien le temps d’être sous terre quand je serai mort. Je n’ai pas envie de commencer dès maintenant.
Gruber rit.
— Ne vous inquiétez pas, ce sont des tunnels où l’on peut marcher sans se plier en deux, et secs pour la plupart. Après que les nanos en auront patiné le sol, on aura l’impression de se déplacer dans le vaisseau, mais avec des parois plus intéressantes à voir. Le site est très complexe. On y lit toute l’histoire de la planète. Au départ, il y a eu une activité volcanique souterraine, puis l’impact de l’artefact, puis la subduction de la plaque tectonique accompagnée de plus nombreux points chauds… merveilleux ! Il en résulte différentes sortes de cheminées, de tunnels de lave… et quand vous verrez la druse !
— La druse, répéta Capelo.
Il ne voulut pas avouer qu’il ne savait pas ce que c’était.
« Je ne vous en parle pas à l’avance ! C’est stupéfiant ! Vous voudrez y amener vos filles pour qu’elles voient ça.
— Oui. Ce qui me rappelle… où est Marbet ?
— Elle ne va pas encore descendre.
— Pourquoi ? Je croyais qu’elle constituait notre lien avec les autochtones. Et s’ils se pointaient ?
— Ils ne le feront pas, répliqua Gruber. (Sa jovialité avait soudain disparu.) Nous allons établir une clôture électronique.
— Parce que, pour eux, nous sommes « irréels » », dit Capelo. Les autochtones ne l’intéressaient pas, mais il connaissait la situation. Une partie de la théorie de Gruber – celle qui était tordue – concernait la recherche d’une indigène spécifique. Une femme, Anly ou quelque chose comme ça, qui avait été le principal contact de Gruber lors de l’expédition précédente. Il croyait que son cerveau avait pu être affecté lorsque le premier artefact, celui que Syree Johnson avait remorqué vers le tunnel spatial, s’était fait exploser.
Capelo trouvait cette idée fort stupide. Si les deux artefacts avaient été réellement liés dans un enchevêtrement de type inconnu, c’était fascinant. Et étudiable : par l’accroissement des radiations sur les planètes extérieures, par l’expérimentation directe sur l’artefact enterré. Mais un « événement cérébral » subjectif, sans preuve vérifiable, et remontant à deux années-t, n’était pas étudiable, surtout pas mathématiquement. Ce n’était pas de la science.
— Miss Grant viendra peut-être lors du deuxième trajet de la navette, dit Safir.
C’était la première fois qu’il prenait la parole. Les mots étaient espacés et prononcés avec un fort accent. Le respect de Capelo pour lui s’accrut. Le Conseil de la Défense de l’Alliance solaire avait désiré assez vivement ce tech, qu’il venait d’enrôler, pour lui enseigner l’anglais en augmentant ses capacités d’apprentissage par la prise de médicaments. Safir devait être exceptionnel.
Le premier atterrissage incluait Capelo, Singh, Albemarle, Safir, Kaufman, la doctoresse, Gruber, et des spécialistes indispensables pourvus d’un énorme équipement. L’excavatrice prenait à elle seule plus de la moitié de la navette, obligeant les passagers à s’entasser. Les membres de l’équipage qui apporteraient leur soutien viendraient plus tard, y compris Jane et les enfants.
Lorsque la navette quitta le vaisseau, Capelo regarda longuement celui-ci. Laisser Amanda et Sudie, même pour quelques heures, ne lui plaisait pas. Peu importait ce que les « psychologues » avaient dit après la mort de Karen.
— Vous surcompensez, professeur Capelo. Ne pas quitter vos enfants des yeux ne peut pas compenser la mort de leur mère.
— Elles ne vont pas perdre leurs deux parents. Où je vais, elles iront.
— Même en les exposant au danger ?
— Leur mère a été tuée dans un combat alors qu’elle accomplissait une mission paisible sur une planète paisible. On m’avait dit qu’il n’y avait pas de danger.
— Vous n’êtes pas logique, professeur Capelo.
— Je suis parfaitement logique, et je me base sur une expérience empirique. Alors que vous, vous émettez des clichés psychologiques mous.
— Je sais reconnaître une position irrationnelle quand j’en vois une.
— Alors les miroirs doivent vous rendre fou.
La navette atterrit dans une plaine, près des monts Neury. Capelo, qui n’était pas géologue, fut surpris de voir comment elle se transformait brusquement en collines, et les collines en monts relativement bas. Pas de couronnes de neige. Pas de villages non plus, bien que, d’en haut, il ait clairement vu des hameaux. Les indigènes avaient dû apercevoir la navette, grand morceau de métal brillant traversant bruyamment l’atmosphère, sans aile ni hélice. Bon, c’était le problème de quelqu’un d’autre. Capelo ne s’attendait même pas à entrevoir un autochtone.
Dès qu’on eut recueilli les relevés du détecteur, les techs de l’équipage sortirent pour installer la clôture électronique. Ils travaillaient sous la direction compétente et intransigeante du chef de la sécurité, la capitaine Thekla Heller, qui semblait avoir fait cela un millier de fois. C’était peut-être le cas.
Capelo resta à l’écart de cet affairement en essayant de s’éclaircir les idées. Gruber et Safir déchargèrent l’excavatrice, vérifièrent l’équipement et la sécurité. Lorsqu’ils eurent terminé, Safir fit décoller la machine et atterrit dans ce que Gruber avait décrit comme « une petite vallée en altitude, directement au-dessus de l’artefact enterré ». Puis les autres, les membres de l’équipage et les scientifiques, pénétrèrent dans « les tunnels où l’on peut marcher sans se plier en deux, et secs pour la plupart ».
Capelo espérait que Gruber savait de quoi il parlait.
Lyle Kaufman parcourut en traînant les pieds tunnel après tunnel derrière les scientifiques. Il avait été obligé de descendre sur la planète avec la première équipe ; il n’avait pas le choix. Mais laisser Marbet Grant et le Faucheur dans leurs quartiers secrets, à bord de l’Alan B. Shepard, lui avait fortement déplu. Les regarder le fascinait trop.
Non qu’il y ait beaucoup de choses à voir. Marbet avait passé la plus grande partie du temps à examiner l’extraterrestre qui lui rendait son regard. Sauf quand le Faucheur était nourri de force, il n’y avait pas eu grand-chose à observer. De temps à autre, Marbet répétait ses signaux des nombres premiers, à la fois sur la tablette effaçable et avec ses doigts levés. Elle passait aussi de la musique, chantait pour son plaisir, dansait un peu. Le Faucheur n’avait réagi à rien, du moins autant que Kaufman ait pu le déterminer.
Ce que Marbet avait vu ? Il ne voulait pas l’interrompre pour le lui demander.
Puis, Marbet avait demandé que l’on apporte un miroir en pied dans le vestibule de la cellule. Elle passait du temps à faire des grimaces devant la glace, copiant les minimes changements du visage et du corps du Faucheur qu’elle avait enregistrés, et lui non. Kaufman s’était accoutumé à la vue de son corps nu, mais savait qu’il n’en était pas aussi inconscient qu’elle. Elle travaillait. Il s’éprenait d’elle.
Cet engouement passerait. C’était toujours le cas, avec toute femme nouvelle. Ce qu’il fallait, c’était simplement ne pas laisser cela interférer avec son travail.
Les tunnels, éclairés par la torche électrique de Gruber, n’étaient pas difficiles à gravir. Tout le monde portait des combinaisons-s, y compris les casques, puisque certains endroits des montagnes émettaient d’intenses radiations et d’autres presque aucune, selon Gruber. Une partie des radiations était naturelle, d’autres provenaient de l’artefact enterré. Périodiquement, la combinaison de Kaufman l’informait qu’il était dans une zone rendue dangereuse par un certain nombre de rads. Il n’en tenait pas compte. La combinaison le gardait en sécurité.
— Nous y sommes presque, dit Gruber pour les encourager, après que la longue file d’humains eut parcouru péniblement un tunnel tortueux aux parois déchiquetées, plein d’une eau brune qui leur montait jusqu’aux cuisses. Des animaux ressemblant à des serpents y nageaient, dont beaucoup semblaient difformes.
— Le pire est passé. À partir d’ici, le parcours est facile ! Et demain, les nanos le rendront si différent que vous ne le reconnaîtrez pas.
L’un des hommes d’équipage, derrière Kaufman, éclata d’un bref rire moqueur.
Cependant, le géologue avait dit la vérité ; quelques minutes plus tard, courbés en deux pour franchir l’ouverture, ils émergèrent l’un après l’autre dans la vallée élevée. Elle était petite, pas plus grande qu’un terrain de sport, entourée de parois rocheuses menaçantes, avec des surplombs, des entrées de tunnel et des niches peu profondes. Un ruisseau babillant la traversait avant de disparaître sous terre. Des plantes fleuries parsemaient les broussailles, certaines d’une belle couleur. Kaufman se surprit en train de se demander si Marbet les aimerait.
Chasse Marbet de ton esprit.
L’excavatrice était déjà arrivée. Hal Albemarle commença à diriger l’installation de détecteurs dans toute la vallée. Les techs testèrent l’énorme excavatrice. Gruber et Safir, sanglés dans leur harnais d’escalade, déroulèrent devant Kaufman une feuille de papier et désignèrent un point du doigt.
— Voilà la cheminée où je suis descendu la dernière fois, colonel, dit le géologue. Elle donne directement accès à l’artefact, et c’est la seule. Karim et moi allons nous assurer qu’elle n’a pas changé en deux ans. Ce n’est pas une descente facile, aussi vous et les autres attendrez ici.
— Moi, je viens, dit Capelo.
— Vous ne devriez pas, Tom. J’ai fait beaucoup de spéléologie et Karim est le meilleur de l’ADAS. C’est trop dangereux pour un amateur.
— Vous ne comprenez pas, répliqua Capelo, et Kaufman reconnut qu’il s’efforçait d’être patient. Je dois voir l’artefact avant que vous ne le dérangiez. Il peut ne plus être le même après, ou ne pas se comporter de la même manière. J’ai besoin de comparaisons de base. Les mesures que nous prenons ici ne suffisent pas. En outre, comme vous le savez, à la seconde où vous le déplacerez d’un millimètre, il peut se vaporiser. Il peut être conçu pour fonctionner seulement lorsqu’il est enterré sous quatre cents mètres de roche et de terre.
— Il a sans doute été déjà déplacé, dit sèchement Gruber. Après tout, cela fait peut-être trois millions d’années qu’il est là. C’est l’activité sismique qui, pour commencer, a déclenché la déstabilisation des atomes qui, elle-même, a produit toute cette radioactivité.
— Mais une activité sismique in situ, contenue dans la roche et la terre, dit Capelo. Je descends avec vous.
— Vous ne saurez pas vous y prendre, répliqua catégoriquement Gruber.
— J’apprends vite.
— Ce n’est pas seulement mental, comme les mathématiques. C’est une expérience physique.
Kaufman intervint :
— Dieter, je crains que Tom n’ait raison. Il doit examiner l’artefact avant que vous ne le déplaciez, ou déplaciez n’importe quoi d’autre.
Gruber pouvait céder sans aucun ressentiment.
— D’accord, ja, s’il le faut. Équipez-vous. Karim, le professeur Capelo vient avec nous.
Il prononça la dernière phrase lentement et clairement. Safir hocha la tête, imperturbable. Kaufman se demanda si quelque chose pouvait le perturber. Le petit spéléologue semblait dépourvu de toute nervosité.
Tous trois se mirent en route. Kaufman observa les techs qui déchargeaient l’équipement de forage en criant et en jurant, puis il chercha Albemarle.
— Nous avons toutes les mesures de base que nous pouvons prendre d’ici, dit Hall. Sonar, radar, flot de neutrinos, tout correspond à ce que Gruber a enregistré, il y a deux ans, sur son pad. En fait, c’est étonnant qu’il en ait eu une telle quantité. Autant qu’on puisse le dire, rien de ce qui est en dessous n’a été dérangé durant ces deux dernières années-t.
— Gruber dit que le champ de radiation était étrange. Il ressemblait à un beignet aplati.
— Oui, un tore. Regardez.
Albemarle manipula son appareil et une image holo en trois dimensions apparut. Elle montrait un beignet fait de points, agglomérés en couches épaisses en certains endroits, et clairsemés en d’autres.
— Regardez, il y a comme un « œil de typhon ». Là, pas de radiation, ou seulement ce qui émane d’une désintégration et d’une pression normales. Puis, autour de « l’œil », ce champ toroïdal de radiation qui entoure l’artefact. Ce n’est pas naturel. Et cela ne correspond pas à ce que Syree Johnson nous a dit de l’autre, celui qui a explosé et l’a tuée.
— De quelle manière cela ne correspond pas ? demanda Kaufman.
Il connaissait la réponse ; il avait étudié avec soin toutes les données avant que l’expédition ne quitte Mars. Mais Albemarle avait besoin de briller, loin du regard méprisant de Capelo. Kaufman le laisserait faire.
— Colonel, il faut que vous compreniez ce qu’est la radiation. L’énergie de liaison des noyaux de l’atome les maintient réunis dans une « barrière d’énergie ». Mais personne ne peut prédire exactement où sont les particules subatomiques… ce qui est impliqué dans le principe d’incertitude d’Heisenberg. On peut seulement dire où elles sont probablement. Et une partie de ce champ de probabilité repose hors de l’atome. Alors, les événements quantiques étant ce qu’ils sont, parfois la radiation est émise par un atome en dépit des contraintes de l’énergie de liaison. Vous me suivez ?
— Oui.
Kaufman laissait Albemarle le traiter avec condescendance. C’était de la physique élémentaire.
— Un moyen de considérer les radiations, c’est de dire qu’un noyau s’est temporairement déstabilisé, si bien qu’une particule alpha s’en est échappée. Le gros artefact que Syree Johnson a trouvé en orbite, et que les autochtones prenaient pour une lune, a envoyé une sorte d’onde de probabilité qui a déstabilisé les atomes comptant plus de soixante-quinze protons et neutrons. Du moins, le nombre était soixante-quinze la première fois qu’il a fonctionné, encore en orbite, et a tué ce pilote de navette en l’irradiant.
— Je vois.
Kaufman gardait une expression de vif intérêt.
— Qui sait ce qui a été déstabilisé lorsque la lune s’est déclenchée à puissance maximale et a tué tout le monde à bord du Zeus. Mais le fait est, colonel, que dans les deux cas, l’onde était sphérique. Elle s’est propagée avec la même intensité dans toutes les directions, d’après ce que nous savons. Mais cet objet enterré produit une onde toroïdale. Il déstabilise inégalement les atomes et accroît la probabilité de leur émission d’une particule alpha. Selon un schéma en forme de beignet.
— Et quelle est la cause de ce schéma de radioactivité ?
— Rien, répondit catégoriquement Albemarle.
— Bon, c’est forcément quelque chose. Il y a le schéma, sur votre affichage.
— Oui. C’est un mystère.
Malgré son ton condescendant, Albemarle paraissait plus sympathique en l’absence de Capelo. Kaufman voyait bien que lui aussi semblait s’intéresser vraiment à ce mystère. Il dit :
— Alors, vous pensez que cette onde étrange a été émise il y a plus d’un millénaire, lorsqu’un tremblement de terre a bousculé l’artefact souterrain.
— Probablement. Mais peut-être seulement à un bas réglage. S’il avait été activé au maximum – en présumant que ce fût possible –, les montagnes auraient explosé comme le Zeus. Ou du moins, seraient devenues aussi radioactives que Nimitri.
— Mais, au lieu de cela, l’explosion de l’autre artefact a détruit le Zeus, grillé Nimitri, puis la planète suivante, et laissé Monde intact.
— Oui. Et cela n’a rien de logique non plus.
Albemarle regardait fixement le beignet de l’holo.
— Merci pour la leçon de physique, dit Kaufman d’un ton aussi dénué d’ironie qu’il le put.
— Tout le plaisir était pour moi, répondit gracieusement Albemarle. Ne vous inquiétez pas, vous finirez par comprendre l’essentiel.
— Sans doute, dit Kaufman.
Son telcom en contact permanent avec Gruber déclara :
— Colonel ? Nous sommes arrivés à la première cheminée. Nous allons descendre.
— Faites attention, Gruber. Et tenez-moi informé de tout.
— Ja, répondit joyeusement Gruber. Ne vous inquiétez pas, Lyle : nous n’allons pas vous priver de votre physicien de prix. Tom, prenez garde, là !
— Je le vois, répliqua Capelo d’une voix irritée.
Kaufman trouva un rocher convenable, loin des clameurs qui montaient autour de l’excavatrice, afin de prêter attention aux rapports de Gruber sur leur progression. Mais il n’était assis là que depuis quelques minutes lorsque le telcom émit son signal strident et déclara :
— Priorité deux, message du camp de base.
— Contact. Capitaine Heller ?
Le redoutable chef de la sécurité dit :
— Mon colonel, la clôture d’enceinte est installée et fonctionne. Mais il y a là toute une délégation d’autochtones. L’un d’eux parle anglais. Ils veulent s’entretenir avec le « chef de notre maison ».
— Impossible, répliqua stupidement Kaufman. Les Mondiens ne nous parlent pas. Ils nous ont déclarés irréels.
— J’ignore tout de cela, mon colonel. Mais ils sont là, ils veulent parler au « chef de notre maison » et la navette n’a pas encore amené le professeur Sikorski, notre xénobiologiste.
— D’accord. J’arrive. Dites aux autochtones que le chef de la maison arrivera bientôt.
Il pourrait rester à l’écoute de la progression de Gruber au camp de base.
Pourquoi les autochtones voulaient-ils lui parler ? La dernière fois qu’ils avaient vu des humains, ils étaient prêts à nous tuer tous, avait dit Gruber.
— Je serai là dans une demi-heure environ, capitaine, dit Kaufman à Heller. Rien d’autre ?
— Ils ont apporté plein de fleurs.
— De quelles couleurs ?
— Mon colonel ?
— De quelles couleurs sont les fleurs ?
— Euh, orange et jaunes, mon colonel.
Les couleurs de l’hospitalité. Alors, les humains n’étaient plus proscrits sur Monde. Plus irréels. Toutes ces manœuvres politiques que le général Gordon avait dû faire pour qu’on autorise une expédition sur une planète interdite… inutiles. Mais qu’était-il arrivé durant les deux dernières années-t, presque trois sur Monde, qui puisse faire changer les idées des autochtones ? Comment avaient-ils pu décider, en l’absence de tout humain, qu’après tout, ceux-ci avaient une âme ?
Kaufman espérait que la réponse n’allait pas rendre leur travail ici plus difficile qu’il ne l’était déjà.