TREIZE
DANS LES MONTS NEURY
Capelo ne savait pas que faire d’Amanda et Sudie pendant qu’on remonterait l’artefact de son trou.
Même lui reconnut que ce n’était pas une raison valable pour différer la plus grande trouvaille scientifique de l’histoire humaine. Mais c’était un vrai problème. Il ne pouvait pas les garder avec lui dans la vallée ; personne ne savait ce que cette saleté extraterrestre ferait lorsqu’on la hisserait. Le camp de base était trop proche, sans parler de sa clôture annulée. Il ne restait plus qu’à les renvoyer sur l’Alan B. Shepard, qui irait se planquer dans une sécurité toute relative, de l’autre côté de la planète. Juste au cas où. Mais Capelo se hérissait à l’idée de demander à Kaufman d’envoyer la navette juste pour Sudie et Amanda Kaufman, qui n’avait pas de gosses, ne les aimait pas, et qui, dès le début, lui avait dit de ne pas faire descendre ses gamines.
Néanmoins, le physicien n’avait pas le choix. Il appela le colonel sur son telcom.
— Lyle ? J’ai une faveur à vous demander. Je ne veux pas que les filles soient ici, ni même au camp, lorsque demain on remontera l’artefact. Peut-on les ramener à bord de la navette ?
Il parla d’un ton plus cassant qu’il n’en avait eu l’intention. Mais Capelo détestait quémander des faveurs.
À sa grande surprise, Kaufman dit :
— Bien sûr, Tom. N’importe comment, la navette va décoller dans quelques heures.
Ah bon ? Ce n’était pas prévu. Mais Capelo était trop fatigué pour poser des questions. Il ne dormait pas bien depuis des jours. Alors, il comptait avoir une bonne nuit de sommeil et hisser l’artefact hors de son trou le lendemain matin. Et il dormirait certainement mieux s’il n’avait plus à se soucier de ses filles. Pourtant, cela ne ressemblait pas à Kaufman, ce suprême diplomate, d’accepter simplement des requêtes sans négocier quelque chose en retour.
— Merci, Lyle. Nous serons là.
Maintenant, tout ce qu’il avait à faire, c’était de rester éveillé assez longtemps pour faire traverser le système des tunnels aux filles jusqu’à la navette. Il gagna, en traînant les pieds, la petite grotte devenue leur demeure temporaire. Amanda, installée à l’entrée, travaillait sur son terminal scolaire ; son ombre s’étirait dans le soleil couchant. Sudie et Jane Shaw jouaient à l’intérieur avec des pierres étincelantes. Capelo savait ce qu’étaient celles-ci. Les affaires de la petite fille étaient éparpillées sur le sol.
— Viens, Mandy, on rentre. Fais ton sac de voyage.
Amanda leva les yeux.
— On rentre ? Où, papa ?
— Au camp de base.
— Pourquoi ?
Toujours logique, cette enfant. Capelo épuisé regarda avec amour ses soyeuses tresses blondes. Plus elle grandissait, plus elle ressemblait à Karen.
— On retourne au camp de base. Et puis à bord de la navette qui nous ramènera au vaisseau.
Jane Shaw avait entendu. Elle regarda Tom d’un air inquisiteur.
— Par mesure de sécurité ?
— Oui.
Jane – que ferait-il sans elle ? – se mit aussitôt à rassembler les vêtements et les jouets. Mais Amanda dit :
— Je ne veux pas m’en aller, papa. Je veux voir l’artefact sortir du trou.
— C’est trop dangereux, mon cœur. Tu seras plus en sécurité à bord du vaisseau.
— La sécurité n’est pas l’élément essentiel d’une vie de scientifique.
C’était quelque chose qu’il lui avait dit. L’orgueil lutta en lui contre l’irritation.
— Tu n’es pas une scientifique.
— Je veux l’être un jour !
— Eh bien, pour le moment, tu ne l’es pas. Fais tes bagages.
Sudie se mit à crier.
— Je veux rester avec papa.
— Sudie… pas maintenant, pour l’amour de Dieu !
— Tu ne crois pas en Dieu, répliqua Amanda d’un air guindé.
— Je veux rester avec Papa !
Sudie se précipita et lui enlaça les genoux, manquant le renverser.
Capelo, en baissant les yeux vers elle, vit que sa tête était sale. Sudie avait pris goût au campement comme la petite sauvage qu’elle était. Une misère noire, trépidante, extravagante, lui sortait par tous les pores. Dans les derniers rayons du soleil, ses cheveux frisés se dressaient sur sa tête, sales mais brillants comme de la limaille de fer.
— Je sais ! s’exclama Amanda. Nous pouvons rester dans la géode !
— La géode ! La géode ! cria Sudie. Je veux rester dans la géode !
— C’est impossible, répliqua fermement Capelo.
La géode avait déjà causé assez de problèmes.
Gruber l’avait découverte lors de sa première expédition. Il avait proposé de les y emmener, promettant un trajet très facile par de larges tunnels, et une surprise spectaculaire à l’arrivée. Capelo n’avait accepté que parce que Sudie et Amanda s’ennuyaient tellement, confinées dans leur grotte de la vallée. Il n’en attendait pas grand-chose.
Gruber avait réglé la lumière de sa lampe à un niveau exceptionnellement faible jusqu’à ce qu’ils traversent une caverne de taille moyenne. Puis brusquement, il s’arrêta, mit la lumière au maximum et tourna le faisceau vers le haut.
— Regardez !
Capelo en eut le souffle coupé. Les enfants crièrent de plaisir. Des joyaux scintillaient au plafond, sur les parois, entassés sur le sol. Lorsque les yeux éblouis du physicien se furent adaptés, il vit qu’il s’agissait de millions de cristaux dorés. Parmi eux, se trouvaient des paillettes d’or pur, grosses comme l’ongle du pouce. Des pépites étincelaient par terre. Des piles de sable de quartz blanc luisaient comme du verre filé.
— C’est une géode, dit gaiement Dieter. La plus grande dont j’ai jamais entendu parler !
— Qu’est-ce que… comment… bredouilla Capelo.
— Nous sommes à l’intérieur d’une géode. La caldera d’un volcan a dû se trouver juste ici, autrefois. L’or s’est condensé au fond de l’eau qui circulait, chauffée par le plasma.
Capelo toucha la paroi. De l’or s’effrita sous ses doigts en une pluie brillante.
— C’est incroyable.
— N’est-ce pas ? dit Gruber en balayant les parois du faisceau de sa lampe, d’un air de propriétaire.
Amanda et Sudie coururent vers les parois. Gruber était si content de l’effet que produisait sa surprise qu’il les laissa empocher de l’or et des joyaux dans leurs combinaisons-s en miniature.
— Cela fait combien de temps que c’est là ? demanda Capelo. Quand est-ce que cela s’est formé ?
— Il y a des centaines de milliers d’années.
— Et les autochtones ne l’ont jamais trouvée et exploitée ?
— Il leur est interdit de pénétrer dans les montagnes sacrées. Et puis, ils ont appris, il y a des siècles, que les monts Neury leur donnaient la maladie des radiations. C’est un bon exemple de tabou religieux qui protège la santé !
Gruber éclata de rire.
— Ça suffit, les filles, dit Capelo. Ne soyez pas trop cupides.
Mais il avait pris pour lui un diamant scintillant. Il aurait eu de la valeur sur Mars, mais pas autant que ces joyaux étincelants ici, sur Monde. Ils fascinaient Amanda et Sudie qui inventaient avec eux des jeux sans fin ; cela les occupait et préservait la santé mentale de Jane.
Le problème, c’était que, depuis cette excursion, les filles le suppliaient constamment d’y retourner. Kaufman, les lèvres un peu pincées, s’y était opposé.
— Dieter n’aurait jamais dû vous y emmener, Tom. Nous essayons de perturber Monde le moins possible. Nous ne lui déroberons certainement rien.
— Nous avons creusé leurs montagnes soi-disant sacrées !
— Je sais, répliqua Kaufman d’un ton las. C’est une nécessité incontournable. Emporter la richesse indigène, non. Vos filles peuvent garder leurs joyaux, mais personne n’ira plus dans la géode. Je l’ai dit à Dieter.
Moralisateur hypocrite. Capelo avait été un peu tenté d’y ramener, tout seul, Amanda et Sudie. Mais il avait été trop occupé, et craignait de se perdre, et puis c’était la fidèle Jane qui avait supporté le plus gros des supplications de Sudie, accompagnées de cajoleries.
La nurse dit brusquement :
— Nous allons embarquer sur la navette, les filles, tout comme votre père le dit. Sudie, as-tu oublié que Marbet est à bord du vaisseau ? Je me demande ce qu’elle est en train de faire.
Aussitôt, Sudie relâcha les genoux de Capelo.
— Marbet ?
— Crois-tu qu’elle a programmé ce lion holo qu’elle t’a promis ?
— Je veux la voir.
Et la petite fille commença à ramasser ses affaires et à les fourrer dans son sac, comme un modèle d’obéissance.
— Je viens, mais cela ne me plaît pas, déclara Amanda.
— Compris, dit Capelo, mi-reconnaissant, mi-exaspéré.
La traversée des tunnels se déroula sans incident. La route entre la vallée et le camp de base avait été tellement parcourue que, malgré les ordres, elle était couverte de détritus et de graffitis. Capelo passa devant un gribouillage qui déclarait : LA PHYSIQUE N’EST PAS ASSEZ PHYSIQUE POUR MOI. Il sourit ; pas étonnant qu’il préférât les hommes d’équipage aux officiers. Cette récrimination grossièrement griffonnée le dérida.
Sa bonne humeur disparut lorsqu’ils émergèrent du dernier tunnel, gagnèrent l’aire de la navette et trouvèrent Ann Sikorski et Lyle Kaufman qui se trouvaient là, inexplicablement, en compagnie de neuf extraterrestres.
Avec neuf extraterrestres.
— Restez ici, dit-il d’un ton brusque à Jane. Kaufman ! Attendez !
Le colonel se retourna, l’aperçut et s’avança rapidement vers lui, loin des Mondiens.
— Que diantre se passe-t-il ?
— Ces autochtones vont monter à bord du Shepard pour participer aux recherches du professeur Sikorski.
— À bord d’un véhicule de la Marine ? De quel genre de recherches s’agit-il ?
— Celles du professeur Sikorski. Torn, cessez de crier.
— Mes enfants vont monter à bord de ce vaisseau !
— Tout comme ces Mondiens, et Ann, et moi, et une équipe de la sécurité, et vous, si vous le souhaitez. La navette reviendra largement à temps, demain, pour la sortie de l’artefact.
— Je ne veux pas que mes filles voyagent avec une bande d’extraterrestres sur lesquels personne ne sait rien.
— Alors, laissez vos filles ici. Et il se trouve que nous savons beaucoup de choses sur les Mondiens, y compris le fait qu’ils sont pacifiques. À bord de la navette, ils seront sanglés. Sur le vaisseau, ils seront tenus à l’écart de tout le monde, sauf d’Ann et de son équipe de sécurité. Et si cela ne vous plaît pas, Tom, soit vous restez ici, soit vous vous taisez. J’ai suffisamment de problèmes sans avoir à affronter de violentes critiques de votre part. Et les autochtones sont déjà assez nerveux comme cela.
La rage envahit Capelo. Il lutta pour la contenir et parler calmement.
— Mais pourquoi les emmène-t-on là-haut ?
— Pour voir comment ils vont se comporter loin de l’artefact enterré. Ou hors de son champ.
— Oh, bon Dieu, pas encore ce truc ! Pas encore cette théorie de l’indétectable-champ-qui-affecte-tous-les-cerveaux-des-Mondiens.
Kaufman ne répondit rien.
— Alors, comment savez-vous si l’absence de ce champ hypothétique ne va pas les rendre fous furieux ? Bon Dieu, je ne pensais pas avoir encore à discuter de ce truc démentiel.
— Alors, n’en dites rien. Je n’ai pas parcouru plusieurs centaines d’années-lumière pour discutailler avec vous.
— Moi, si. Discuter était mon seul but en venant dans ce trou à rats des confins de la galaxie. D’accord, Kaufman, vous avez gagné. Mais laissez-moi constater que les extraterrestres sont bien sanglés avant que je fasse monter Amanda et Sudie à bord.
Ces mêmes extraterrestres avaient, un jour, tranché la gorge de deux enfants humains.
— Bien entendu.
Un gagnant courtois. Qu’il aille au diable.
Capelo rejoignit les petites filles.
— Des extraterrestres – des autochtones – vont se rendre sur le vaisseau avec vous.
— Vraiment ? s’exclama Amanda. Super ! Pourrais-je leur parler ?
— Ils ne parlent pas anglais.
Était-ce vrai ? Aucun d’entre d’eux ?
— Viens, papa, dépêchons-nous !
Il les retint, avec l’aide de Jane, jusqu’à ce que Kaufman leur fasse signe, de la passerelle de la navette. Les extraterrestres, grimaçant horriblement, plissant leurs crânes nus, occupaient des fauteuils de passagers et chantaient. Non, psalmodiaient. Capelo retint Sudie qui voulait se précipiter pour lier amitié avec eux. Amanda les étudiait attentivement. Capelo laissa Jane sangler les enfants. Il était tellement fatigué.
— Ils psalmodient un chant rituel qui demande à la Première Fleur la force d’affronter une tâche dangereuse, expliqua Ann Sikorski.
— Je croyais que l’on ne courait pas de danger parmi ces Mondiens toujours pacifiques, rétorqua Capelo.
— Cela concerne des dangers telle l’ascension des escarpements pour dénicher des œufs d’oiseaux.
Capelo se laissa aller contre le dossier de son fauteuil et attacha ses sangles. Des œufs d’oiseaux. L’artefact comme un œuf énorme, prêt à être hissé d’une falaise, bien que ces primitifs ignorent cela, forcément. L’artefact marqué de nombres premiers, de protubérances marquées de nombres premiers, d’amplitudes de probabilité qui…
Il s’était endormi.
Épuisé au-delà de la signification normale de ce mot, Capelo dormit pendant les psalmodies des extraterrestres, le décollage de la navette, son amarrage à l’Alan B. Shepard, le transfert des passagers, et les petits baisers d’Amanda et de Sudie. Il dormit durant le retour dans l’atmosphère et l’atterrissage à côté du camp de base. Mais alors, c’était le matin, la fraîche matinée ensoleillée du jour où ils hisseraient l’artefact, le libéreraient de l’endroit secret et obscur où il avait reposé pendant cinquante mille ans.
*
* *
Kaufman était à bout de nerfs depuis l’appel de Grafton, une heure avant le départ de la navette. Il en était conscient. Il savait aussi, grâce à sa longue expérience, comment compenser cela. Aussi, il n’avait eu aucune raison de se montrer aussi péremptoire et hostile avec Tom Capelo.
Heureusement que le physicien était lui-même toujours si péremptoire et hostile qu’il semblait ne pas l’avoir remarqué.
Grafton ne lui avait même pas souhaité la bienvenue.
— Colonel Kaufman, j’exige immédiatement votre présence à bord du vaisseau.
— Sommes-nous attaqués ?
Un rappel peu subtil qu’en toute autre circonstance, c’était Kaufman qui menait la danse.
— Non. Mais votre « chercheuse », miss Grant, a violé les ordres militaires. Puisqu’il s’agit d’une civile, et que je n’ai pas le droit de la jeter en prison pour autre chose qu’un acte de trahison, j’exige que vous veniez la punir.
— Qu’a-t-elle fait ?
— Elle a détaché une main du prisonnier faucheur. À ce que j’ai compris, contre votre ordre express.
Cela laissa Kaufman sans voix. Il ne s’était pas attendu à cela de la part de Marbet, n’avait pas vu la chose venir.
— Est-elle saine et sauve ?
— Quelqu’un d’autre a-t-il été blessé ?
— Est-ce que le Faucheur a tenté de se tuer ?
— Dans quel état est-il maintenant ?
— Sa main a été rattachée. Bien que miss Grant ait menacé d’attaquer physiquement tout tech qui essaierait de le faire. Ce qu’elle a tenté, jusqu’à que les PM la maîtrisent.
Oh, Seigneur !
— Merci, capitaine. Je vous en prie, n’intervenez plus jusqu’à ce que je sois là. Le capitaine DeVolites va vous donner l’heure probable de mon arrivée.
— Comme vous voulez.
La voix de Grafton aurait congelé des glaciers. Ce n’était pas le bon moment pour lui dire que la navette lui amenait neuf autochtones.
Dès que l’amarrage fut terminé, Kaufman franchit le sas. Grafton n’était pas là pour l’accueillir. Le colonel donna l’ordre à l’officier de pont, qui restait bouche bée, d’installer les Mondiens selon les instructions d’Ann Sikorski. Puis, partant à la recherche de Marbet Grant, il se rendit tout droit à la soute où le Faucheur était emprisonné.