QUATRE
À BORD DE L’ALAN B. SHEPARD
— Qui, jusqu’à aujourd’hui, est arrivé sur Mars ? demanda le général Gordon, dans son bureau souterrain.
Il allait de nouveau nourrir et abreuver ce qui se trouvait dans la cage grillagée. Lyle Kaufman se demanda quel animal vivait vraiment sous ces copeaux artificiels en plastique. Jusque-là, ceux-ci n’avaient même pas fait entendre le moindre bruissement.
— Le professeur Capelo est arrivé, avec ses enfants et leur nurse. Ainsi que Marbet Grant. Dieter Gruber et sa femme, le professeur Ann Sikorski, la xénobiologiste de l’expédition. Elle aussi a fait partie de la précédente mission et parle extrêmement bien la langue des autochtones. Infiniment mieux que son époux.
Gordon grimaça, le bidon d’eau à la main.
— Vous n’aimez pas Gruber.
— C’est hors de propos, mon général, dit Kaufman d’un ton guindé.
— Oui, c’est vrai. Mais puisque la planète est interdite et que nous n’y serons pas bienvenus, il n’y aura pas grand-chose à faire pour une xénobiologiste militaire.
Kaufman saisit la nuance. Si la partie doublement secrète de la mission, la capture d’un Faucheur, réussissait, les militaires fourniraient leur propre xénobiologiste.
Gordon poursuivit :
— Les ordres – obtenus à contrecœur, puis-je ajouter – disent qu’il ne faudra établir qu’un contact minimum avec les autochtones, qui ne désirent pas notre présence. Vous resterez à l’écart et vous les tiendrez également à l’écart de la mission.
Une sensation désagréable serra quelque peu l’estomac de Kaufman. Il l’ignora.
— Mon général, on m’a dit qu’il faudra localiser au moins une autochtone en particulier et lui parler. Elle est restée longtemps en contact avec la précédente équipe d’anthropologues, surtout avec Ann Sikorski. Elle…
— Je ne vous parlais que de la position officielle, Lyle. Vous réglerez les exceptions lorsqu’elles se présenteront.
— Mais je suis…
— Qui d’autre est arrivé ?
— Marbet Grant. Et aussi un autre physicien que le professeur Capelo a demandé, le professeur Rosalind Singh, de l’université de Cambridge, FAU. Nous attendons toujours le physicien militaire que le Haut Commandement a assigné au projet, le capitaine Harold Albemarle, et le tech en spéléologie. La navette du vaisseau de guerre s’est arrimée. Ils nous ont donné l’Alan B. Shepard, sous le commandement de Matthew Grafton.
— Un bon capitaine.
— Le vaisseau attend que l’inspection des armes soit terminée. Vous avez rendez-vous avec le capitaine Grafton à quatorze heures. Après cela, on pourra appareiller quand vous voudrez.
— Vous voulez dire : appareiller quand vous voudrez.
— Moi ? s’exclama Kaufman.
La sensation désagréable réapparut, mais impossible de l’ignorer cette fois.
— Vous. Je vous ai nommé chef de l’expédition.
Kaufman riposta aussitôt :
— Je n’en ai pas envie.
— Je le sais. Et je ne vous en blâme pas… c’est une foutue bande de fumistes et de désaxés et, si le professeur Capelo ne trouve rien ou fout la merde dans cette culture primitive en fouillant dans les parages, votre carrière est finie. Désolée, Lyle. C’est une honte de vous faire ça. Mais vous êtes le meilleur pour ce job.
— Mon général, avec tout le respect que je vous dois, je ne vois pas comment vous avez pu prendre cette décision. Je ne suis pas du tout qualifié pour ce poste. Je ne suis même pas officier supérieur.
— Vous l’êtes maintenant. J’ai demandé, ce matin même, votre nomination de colonel, basée sur l’analyse stratégique des données. Lyle, vous avez trois qualifications pour ce poste. Premièrement, vous croyez vraiment à l’histoire de Dieter Gruber selon laquelle il y aurait quelque chose de valeur sur Monde, ce que personne d’autre ne croit sur Mars.
« Deuxièmement, vous comprenez mieux la physique que n’importe qui d’autre, sauf un vrai physicien, et d’après ce que je vois, ils sont tous cinglés.
« Troisièmement, chose la plus importante, vous envisagez tous les aspects des problèmes. Ce qui peut vous faire paraître indécis aux yeux de certains. Je suppose que vous-même, vous vous jugez ainsi. Mais, pour moi, vous êtes exactement celui qu’il faut à cette bande de dingues. Vous empêcherez que tout ce truc donquichottesque dépasse la mesure d’une façon ou d’une autre.
— Je n’avais pas encore rencontré un général qui pouvait utiliser le mot « donquichottesque », dit Kaufman d’un ton amer.
Gordon renversa la tête en arrière et rit.
— Vous avez probablement raison.
— Qu’y a-t-il dans la cage, mon général ?
— Que pensez-vous qu’il puisse y avoir, colonel ?
— Je pense qu’il n’y a rien. Je pense que vous ne nourrissez et n’abreuvez rien, que vous faites semblant juste pour que vos visiteurs se demandent ce que vous avez capturé, et se retrouvent ainsi quelque peu déstabilisés.
— Vous avez de nouveau raison. Vous voyez, Lyle, que vous êtes le bon choix pour ce job. Maintenant, montez à bord de l’Alan B. Shepard et préparez les quartiers de l’équipe. Oh, encore une chose…
— Oui, mon général ? dit Kaufman, l’air maussade.
— Bonne chance.
Pour le premier soir à bord, Kaufman organisa une rencontre des membres de l’équipe du projet spécial. Le capitaine Grafton mit à leur disposition la coquerie, le pont d’observation et une vue spectaculaire de Mars tandis que l’Alan B. Shepard quittait son orbite. Le vaisseau se dirigeait à vitesse maximale vers le tunnel spatial #1, cet objet énigmatique qui tournait silencieusement autour du système solaire, au-delà de Neptune.
On avait découvert les tunnels spatiaux cinquante-six ans auparavant. Un réseau souple, cartographiable, de trous-de-ver, qui livrait à la galaxie un système géant de transport instantané. Tout ce que l’on avait à faire, c’était pénétrer dans le tunnel le plus proche, puis émerger d’un autre, à proximité d’un système solaire différent. En reprenant le même, on revenait à l’endroit d’où l’on était parti – si rien d’autre n’avait entre-temps emprunté le tunnel. Le réseau réacheminait ses véhicules.
Certains systèmes solaires avaient trois ou même quatre tunnels en orbite, mais le Soleil n’en avait qu’un. Il était évident que la race, depuis longtemps disparue, qui avait construit les tunnels, ne considérait pas le nôtre comme une connexion importante.
Il l’était maintenant. En explorant les tunnels spatiaux, les humains avaient fait deux découvertes étonnantes. L’une, c’était que les autres races de la galaxie, et même la plupart (pas tous) des autres végétaux, partageaient avec l’humanité les ADN de base. Il y avait eu un « ensemencement » commun d’un nombre énorme de planètes. Par qui ? On l’ignorait.
La seconde découverte, c’était que les humains étaient la plus avancée technologiquement de toutes les espèces… jusqu’à ce que les Faucheurs émergent de leur propre tunnel spatial pour commettre des attaques rapides, sans avoir établi aucune communication.
La découverte du tunnel spatial #1 avait ébranlé la civilisation solaire qui connaissait alors beaucoup de vicissitudes. De nouvelles disciplines apparurent : xénobiologie, chasse interstellaire au trésor, holofilms tournés sous des cieux roses ou jaunes. Des penseurs firent remarquer avec gravité que l’humanité, n’ayant encore résolu aucun des problèmes de sa planète natale, n’était guère prête à coloniser les étoiles. Personne ne les écouta. Les riches prospérèrent grâce à de nouveaux investissements, les pauvres demeurèrent pauvres ; la Terre continua, en titubant, à passer d’une tragédie écologique à une autre. Tout était pareil et rien ne l’était.
Triomphes et désastres se succédèrent durant les premières années. Les expériences prouvèrent qu’un vaisseau – ou tout autre objet – empruntant un tunnel spatial pour la première fois se retrouvait à l’endroit où le véhicule précédent s’était rendu. Un vaisseau qui traversait un tunnel, puis le reprenait dans l’autre sens revenait automatiquement à son point de départ, quel que soit le nombre de véhicules l’ayant utilisé entre-temps. Pour une raison ou pour une autre – expression clef de la compréhension que les hommes avaient de cette technologie –, le tunnel se souvenait de l’endroit où chaque vaisseau était entré. C’était un « Toboggans et Échelles [[2]] » interstellaire ne comprenant que des glissières.
Cinquante-six ans après, les scientifiques ne savaient toujours pas comment les tunnels spatiaux fonctionnaient. Les objets matériels, des caissons flottant dans l’espace, généralement en forme de beignet, restaient totalement impénétrables. Cette science était trop étrangère. La meilleure hypothèse, c’était que les caissons créaient, entre les macro-objets, un champ d’enchevêtrement comparable à l’enchevêtrement quantique, qui permettait à une particule de modifier son homologue jumelé sans que la distance entre en ligne de compte, et éliminait ainsi toute dimension spatiale de l’univers en le traitant comme un point unique. Mais il ne s’agissait que d’une supposition. Accomplir une liaison complexe avec un objet grand comme un vaisseau de guerre spatial – sans parler du contrôle de ce phénomène – violait tant de principes chers aux scientifiques que les querelles éclatant dans les revues de physique ressemblaient à des guerres de gangs. Mais l’essentiel, c’était que les tunnels fonctionnaient.
Il faudrait plusieurs jours à l’Alan B. Shepard pour atteindre le tunnel spatial #1 et moins de vingt-quatre heures pour traverser les autres qui l’amèneraient au système de Monde. Et bien sûr, après cela, les membres de l’équipe du projet spécial seraient ensemble durant des semaines. Kaufman espérait que la petite fête du premier soir fournirait une atmosphère agréable, détendue, aux rencontres mutuelles initiales, si importantes.
La soirée fut un désastre.
Le professeur Rosalind Singh, choisie par Capelo comme physicienne auxiliaire, fut la première à rejoindre Kaufman sur le pont d’observation. C’était une petite sexagénaire aux cheveux gris, assez robuste pour suggérer des modifications génétiques de santé, mais son apparence n’avait visiblement pas subi de modifications. Travaillant à l’université de Cambridge, FAU, elle n’était jamais sortie du système solaire. Kaufman la trouva très bien élevée et cultivée. Son accent britannique précis, musical, et ses manières discrètes lui plurent. Ils bavardèrent sur la vue qu’offraient le hublot, la musique, et les conditions de vie prévues sur Monde.
Capelo arriva ensuite, tenant ses deux filles par la main. Kaufman n’avait pas compris qu’il les amènerait à la soirée ; il avait supposé qu’elles resteraient dans leur cabine avec la nurse. Il n’approuvait pas le fait que Capelo les ait entraînées dans une mission militaire, mais bien sûr il n’en avait rien dit. Kaufman n’aimait pas beaucoup les enfants, sentiment qu’il gardait pour lui.
— Colonel, je vous présente Amanda et Sudie. Dites bonjour, les filles.
— Bonjour, dit l’aînée, une petite enfant maigrichonne aux longs cheveux blonds.
— Je veux pas dire bonjour, déclara la plus jeune.
Elle ne ressemblait ni à son père ni à sa sœur. Elle avait les cheveux noirs et le teint cireux de Capelo, mais alors qu’il était petit, mince, et nerveux, la petite fille était ronde avec un visage rose ressemblant à un gros morceau de pâte à pain.
— Je suis heureux de faire votre connaissance, leur dit Kaufman sans aucune sincérité. Puis-je vous présenter le professeur Singh ?
L’aînée sourit et serra la main de la physicienne ; Kaufman pensa que, pour une enfant, elle était supportable. La plus jeune prit un air boudeur et jeta un regard mauvais à la physicienne.
— Bonjour, Tom, dit celle-ci. C’est un plaisir de vous revoir. Je suis contente que nous travaillions de nouveau ensemble.
— Moi aussi, Roz, répliqua Capelo, l’air de le penser vraiment.
Kaufman était ravi. Peut-être Rosalind Singh aurait-elle une influence lénifiante sur Capelo, connu pour sa frénésie.
Marbet Grant s’avança vers eux. Elle était la seule avec Lyle, en uniforme d’apparat, à porter un costume de soirée. Sa robe en fin tissu vert avait la couleur exacte de ses yeux étincelants, et flottait autour d’elle lorsqu’elle bougeait. Les filles de Capelo réagirent aussitôt.
— Oh, que vous êtes belle ! s’exclama Sudie.
Elle n’était plus renfrognée et caressa la robe de Marbet.
— Sudie, ne fais pas cela, dit Capelo.
— Cela m’est égal, dit gaiement Marbet. Vous devez être le professeur Capelo. Et voici sans doute Sudie et voici Amanda.
— Comment vous le savez ? demanda Sudie. Papa, je veux une robe comme celle-là !
Kaufman fit les présentations mais, bien sûr, les autres connaissaient déjà Marbet. Tout le système solaire la connaissait. Cette première rencontre entre elle et Capelo intéressait particulièrement Kaufman. Il la présenta comme « la psychologue du projet ».
— Je ne crois pas à la psychologie, déclara catégoriquement Capelo.
Marbet resta imperturbable.
— Même lorsqu’elle s’appuie sur la physiologie ?
— Si elle est basée sur la chimie, et si les résultats de ses expériences contrôlées peuvent être reproduits, alors bien sûr que j’y crois. C’est alors de la science. Les théories littéraires sur l’esprit ne le sont pas.
— Ah, dit Marbet.
— Des contes de fées, tout cela. De l’oncle Droselmeyer Freud à Lady Godiva Jennings, qui dénudaient l’esprit d’un pauvre idiot « couche de conscience » par « couche de conscience ». Tout cela pour une grosse quantité d’argent, bien entendu.
Amanda dit à Marbet :
— Ne faites pas attention à papa, madame, il est toujours horrible avec les gens qu’il aime bien.
— Démasqué par ma propre enfant. Amanda, tu sais que c’est un petit mensonge. Je suis horrible avec tout le monde, que je les aime bien ou non. Roz confirmera cela.
Marbet dit à Amanda :
— Il est horrible avec vous ?
— Atroce, dit Amanda en souriant. Il fait de ma vie un martyre.
— Oui, confirma Sudie, la petite de cinq ans, qui tenait toujours l’autre main de Capelo.
— Démasqué par mes deux filles, dit Capelo. Bon, dans le sas, vous deux. Je n’ai jamais eu l’intention d’être père.
Les petites l’ignorèrent. Amanda s’adressa à Marbet. « Vous êtes célèbre. Je vous ai vue sur Internet.
— Ayez un peu de dignité, les filles, dit Capelo. Ne vous aplatissez pas devant la notoriété. Souvenez-vous que vous descendez d’une longue lignée de personnes insignifiantes fièrement indépendantes.
Marbet rit. Elle n’avait pas cessé d’étudier Capelo et, soudain, Kaufman se demanda ce qu’elle en tirait. Lui voyait un homme qui se sentait mal à l’aise sous les regards scrutateurs, et dissimulait sa gêne sous la moquerie et les sarcasmes. D’autre part, puisque ceux-ci semblaient être le mode de comportement normal du physicien, peut-être n’était-ce pas vraiment une réaction à l’attention que lui portait Marbet.
Les trois autres invités apparurent, ainsi que les stewards qui apportaient le dîner. Kaufman invita toute l’équipe à gagner la table couverte d’une nappe de damas blanc et portant le service de table du carré. On poussa des oh et des ah.
Le professeur Ann Sikorski, la xénobiologiste, s’assit entre Marbet et Kaufman. Son époux, le professeur Dieter Gruber, la cause de toute cette expédition, s’installa en face d’elle, à côté des enfants Capelo. C’était un homme grand et fort, carré, auquel on avait donné le génome d’un magnifique guerrier teuton. Blond, les yeux bleus, spectaculairement musclé. Sudie Capelo jeta un coup d’œil sur lui et éclata en sanglots.
— Je veux pas m’asseoir à côté de ce Malor ! cria-t-elle.
— Elle s’est montrée irritable pendant tout l’après-midi, s’excusa Capelo. Viens là, Sudie, assieds-toi sur mes genoux.
— Je veux paaaaaaaaaaaaaas ! gémit l’enfant.
Gruber paraissait perplexe.
— Qu’est-ce que j’ai fait ? Et qui est ce « Malor » ?
Les lèvres de Tom Capelo se contractèrent.
— C’est le nom des méchants seigneurs de la guerre de son programme favori sur le Net. Dommage, Dieter, que nous n’ayons pas tous un physique attirant.
Sudie s’accrochait à son bras, sanglotant comme si son monde avait été mis en pièces. La morve lui coulait du nez. Gruber, l’air dégoûté et déterminé, se pencha vers la petite fille et dit, avec une cordialité forcée :
— Ne pleure pas, Liebchen ! Regarde, je ne mords pas, surtout pas les jolies petites filles.
Sudie cria plus fort. Capelo dit à Amanda :
— Appelle Jane, qu’elle vienne chercher Sudie. Elle est seulement fatiguée ; elle ira bien lorsqu’elle se sera calmée.
— J’ai toujours pensé, intervint Hal Albemarle, que les Victoriens avaient raison. Vus mais pas entendus. Surtout sur un navire de guerre qui n’est, en tout cas, pas du tout un endroit pour les enfants.
Le visage de Capelo prit une vilaine expression. Avant qu’il ait pu riposter, Marbet Grant s’empressa de dire :
— Hal, vous ne savez pas de quoi vous parlez. Ce n’est pas une raison, parce que vous avez eu une enfance malheureuse pour vous en prendre à la pauvre Sudie, qui n’a que le comportement normal d’une jeune enfant épuisée.
Tout le monde regarda fixement Marbet qui continua calmement à beurrer une tartine. Hal répliqua :
— Comment diantre savez-vous que j’ai eu une enfance malheureuse ? Oh, j’ai pigé… vous misez sur votre célèbre sensibilité pour impressionner Capelo. Eh bien, il se trouve que vous vous trompez.
— Non, pas du tout. Je vous en prie, n’essayez pas de me mentir.
Albemarle se leva.
— Je vous prie de m’excuser, colonel Kaufman. J’ai du travail à terminer.
Il sortit d’un air digne.
— Oh, je n’aurais pas dû dire ça. Et si j’allais m’excuser ? Lyle ?
— Laissez-lui d’abord le temps de se calmer, répondit Kaufman en se demandant de quoi il venait d’être témoin. Marbet était, à ses yeux, trop compétente en rapports sociaux pour juger cette scène sur les apparences.
Tom Capelo, lui, ne se posait pas de questions.
— Très habile, Marbet. Détourner l’attention d’Albemarle sur vous et le pousser à partir avant que lui et moi en venions aux coups. Est-ce que vous intervenez toujours quand les gens se confrontent ? Êtes-vous le personnage le plus dangereux de tous, celui qui fourre son nez partout au nom de la paix à tout prix ?
— Non, répondit Marbet en mordillant son pain.
Capelo la regarda encore un moment, puis rit.
— N’essayez pas de me mener par le bout du nez, Dame touche-à-tout.
— Papa, intervint Amanda, ne sois pas méchant avec miss Grant. Je l’aime bien.
Capelo se tourna vers sa fille aînée. Amanda, dont le petit visage était plein de détermination, lui rendit calmement son regard.
— Un collabo dans mon camp. Vaincu, une fois de plus, par la solidarité féminine, bon Dieu. D’accord, mon chou, je ne serai pas méchant. Miss Grant, je suis désolé que vous vous soyez interposée entre Albemarle et moi.
— Pas moi, répliqua Marbet, si sereinement que Capelo écarquilla les yeux et lança un autre rire rauque et bref semblable à un aboiement.
— Non, je l’aurais parié. Kaufman, je n’ai pas envie que vous dirigiez cette équipe.
— Je n’ai pas désiré ce poste, répliqua honnêtement Kaufman, et tout le monde rit de nouveau. La tension diminua. Rosalind Singh quitta la pièce et ramena discrètement Hal Albemarle qui salua avec raideur, d’abord Kaufman, puis Capelo. Pendant le reste du repas, il se conduisit en homme qui tentait d’être agréable, mais Kaufman doutait qu’il goûtât cette soirée. Il n’était pas sûr, non plus, que les autres y prennent plaisir, sauf peut-être Amanda, qui semblait fascinée par Marbet. Cependant, tout le monde parlait avec animation, l’usage des prénoms fut vite adopté, et quelqu’un, en les observant, aurait pensé que c’étaient, sinon de vieux amis, du moins des relations enjouées.
Plus tard, tandis que de petits groupes admiraient la planète en train de disparaître, et échangeaient leurs membres avec d’autres groupes, Kaufman entraîna Marbet hors de portée de leurs oreilles.
— Épatante, la manœuvre que vous avez menée à bien pendant le dîner. Est-ce que vraiment Albemarle a eu une enfance malheureuse ?
— Pas plus que n’importe qui. Mais il le pense.
Kaufman y réfléchit.
— Croyez-vous qu’il va avoir du mal à s’intégrer à notre équipe ?
— Je pense que, dans des circonstances ordinaires, Hal s’efforcerait de s’y adapter. Mais ce n’est pas le cas. Il n’est pas très sûr de lui, et ce ne sera pas facile pour Hal d’être un scientifique de troisième ordre travaillant avec un autre de tout premier ordre qui ne se donne pas la peine de dissimuler ce qu’il pense du talent des autres. Pourquoi, Lyle, l’avez-vous intégré à l’expédition ?
— On ne m’a pas laissé le choix. Il appartient à la Marine, vous comprenez. Je suis de l’Armée de terre. L’Alliance solaire cherche à équilibrer les services aussi soigneusement qu’un cuisinier les ingrédients en faisant un soufflé. On peut penser qu’en temps de guerre, nous laissons tout cela de côté, mais nous ne le ferons jamais. Et l’on m’a dit que Albemarle est plus que compétent, en tant que scientifique.
— Mais ce n’est pas un Thomas Capelo.
— Non. On ne s’y attend pas. Allez-vous présenter des excuses à Albemarle ?
— Oh, oui. Abondamment. Sa propre réaction le déconcerte, elle l’a surpris, même lui. Je ne veux pas qu’il me tienne pour responsable de sa perte de contrôle.
— Va-t-il blâmer Tom Capelo ?
— Oui mais, n’importe comment, il était prêt à détester Tom, même avant le dîner.
— Et vous, que pensez-vous de Capelo ?
Kaufman avait envisagé, durant tout le dîner, de lui poser la question.
Elle répondit indirectement en regardant Rosalind Singh parler avec Capelo et Amanda. Rosalind dit quelque chose qui fit rire Capelo, ce qui éclaira momentanément son mince et sombre visage.
— Je suis contente que le professeur Singh soit dans l’équipe. Elle ne se sent pas en compétition avec Tom, et elle est pleine de compassion pour son amertume.
— Vous le considérez comme amer, alors ?
— Je pense que c’est l’homme le plus amer que j’aie jamais rencontré.
Kaufman demeura silencieux un moment.
— Son épouse est morte il y a deux ans. Tuée lors d’un raid des Faucheurs.
— Il devait l’aimer à la folie.
Drôle d’expression, pensa Kaufman.
— Dieter semble s’entendre avec Tom.
— Oui. Dieter est insensible à la moquerie, au sarcasme, aux nuances et à la perspicacité. Tom peut trouver cela reposant. En tout cas, il ne contrariera jamais Dieter. Seule l’épouse de celui-ci peut le faire. Entre parenthèses, j’aime bien Ann. Elle est si gentille.
— Oui, dit Kaufman.
Ils continuèrent à discuter des membres de l’équipe. Cependant, les yeux de Marbet ne quittaient pas Capelo qui, maintenant, à l’autre bout du pont, faisait le clown avec Amanda et Dieter Gruber ; Kaufman n’arrivait absolument pas à déchiffrer l’expression de Marbet.
*
* *
Le lendemain, avant le petit déjeuner, Capelo tendit une embuscade à Kaufman, dans le couloir, devant sa cabine.
— Lyle, j’ai une faveur à vous demander.
— Bonjour, Tom. J’espère que vos quartiers vous conviennent.
— C’est cela, la faveur.
— Vous ne les aimez pas ? demanda aimablement Kaufman.
Pourtant, il aurait dû. On lui avait donné la cabine de luxe réservée aux personnes de marque qui offrait aux enfants une grande pièce pouvant servir de chambre, de salle de classe et de jeu, de tout ce dont elles avaient besoin. Kaufman n’avait pas envie de les voir vagabonder dans le vaisseau, irritant le capitaine Grafton qui, pas plus que Kaufman, ne désirait des enfants à bord. Capelo disposait d’une petite cabine attenante.
— Les pièces sont bien. Mais cela ne plaît pas à Sudie de ne pouvoir me joindre qu’en sortant dans le corridor et en franchissant ma porte. Elle ne sait même pas si je suis là avant de sortir de leur cabine, ce qui l’effraie. Elle est assez tendue, et a des raisons de l’être.
C’était l’unique allusion que Kaufman l’ait entendu faire à la mort de sa femme. Il dit :
— Je ne comprends pas bien ce que vous me demandez. Vous voulez que l’on mette une autre couchette dans la cabine de luxe ?
— Non, je travaille la nuit, et de plus Amanda traverse une phase d’hyperpudeur. Non, je veux que vous fassiez découper une porte dans la cloison, entre la chambre des filles et la mienne.
Kaufman le regarda avec de grands yeux. De toute évidence, Capelo ne réalisait pas que les officiers de l’Armée de terre ne pouvaient pas toucher aux cloisons des vaisseaux de la Marine.
— Tom, je ne crois pas que ce soit possible.
— Juste une petite porte, assez large pour que je puisse la franchir en rampant. Sous ma couchette. Et, de l’autre côté, nous pousserons un meuble devant. Simplement pour que Sudie sache qu’elle peut me joindre n’importe quand, et l’idée d’une minuscule porte secrète lui plaira.
Ce que Sudie aimait, là n’était pas la question, pensa Kaufman. Cela ne plairait pas du tout à Grafton. Kaufman avait dit la vérité à Marbet : garder l’équilibre des pouvoirs entre l’Armée de terre et la Marine était une chose délicate. Kaufman était le chef de l’équipe du projet spécial, et disposait de pouvoirs considérables pour décider où irait l’Alan B. Shepard, quand il partirait et ce qu’il ferait quand il y serait. Mais c’était tout de même le vaisseau de Grafton.
— Tom…
— Je vous en prie, Lyle. J’en ai vraiment besoin.
Kaufman l’examina. L’équilibre Armée/Marine n’était pas le seul qu’il lui faudrait maintenir ; à voir l’effet que Capelo avait produit sur Albemarle, ou même sur Marbet, hier soir, cet homme était aussi difficile à vivre qu’on l’en avait averti. Lui accorder cette faveur pouvait le rendre plus désireux de collaborer avec Kaufman. Capelo se tenait devant lui avec, sur son visage, l’expression qui lui ressemblait le moins : celle d’un homme attendant humblement un oui. C’était un trop grand crédit en banque pour le rejeter.
Kaufman fit un rapide calcul. Grafton ne serait jamais d’accord. Mais le colonel n’avait pas œuvré si longtemps dans la diplomatie sans apprendre comment contourner les choses indéplaçables.
— D’accord, Tom, je vais voir ce que je peux faire. Mais ni vous ni vos filles ne devez en parler à personne.
— Merveilleux ! Je vous suis très reconnaissant, Lyle.
C’était le but.
Kaufman trouva le papier qu’il lui fallait sur l’ordinateur du vaisseau : Formulaire pour travaux sur les cloisons, dans les zones non-opérationnelles et non-sécuritaires. Il le remplit, en tira une copie, et convoqua Michael Doolin, l’aide de première classe du charpentier, dont le nom était sur le tableau de service.
— Doolin, voici un formulaire de travaux. Exécutez-les et remettez-moi la feuille. Je l’intégrerai moi-même dans les archives.
— Oui, oui, mon colonel. Seulement… ce formulaire n’est pas signé.
— Si, il l’est. Voyez, là : Colonel Lyle Kaufman, ADAS.
— C’est censé être la signature d’un officier de la Marine, mon colonel. Le capitaine ou le second, ou un officier de la passerelle.
— Doolin, dit Kaufman avec la calme autorité qu’il avait appris à afficher en vingt ans de service, sous-tendue de la subtile menace qu’il avait aussi appris à utiliser, vous connaissez ma position à bord de ce vaisseau ?
— Oui, mon colonel, dit Doolin d’un air morose.
— Ai-je un grade supérieur à l’officier de pont ?
— Oui, mon colonel.
— Et au second ?
— Oui, mon colonel.
— Alors, pouvez-vous expliquer la nature de votre problème ?
— Non, mon colonel. Je m’y mets tout de suite, mon colonel.
Doolin prit la feuille et sortit, sa démarche exprimant tout ce qu’il n’avait pas dit.
Kaufman effaça de l’ordinateur le formulaire de travaux. Lorsque Doolin lui rendrait la feuille, Kaufman la détruirait. Bien sûr, la rumeur circulerait à propos d’une « minuscule porte secrète ». Mais Kaufman doutait qu’elle puisse arriver à l’oreille d’un officier. Il s’agissait d’une chose triviale, et Grafton dirigeait le vaisseau en restant très à cheval sur le règlement. Les hommes d’équipage et les officiers ne fraternisaient pas. De plus, pour cette expédition-là, les hommes avaient été choisis parce que leurs rapports de service étaient vierges de tout problème et que l’on pouvait se fier à eux pour exécuter leurs tâches. Personne à bord, même un homme d’équipage de troisième classe, ne comptait, dans son dossier, une seule réprimande officielle. Kaufman était joliment sûr que rien ne filtrerait du trou dans la cloison de la cabine de luxe, qu’il ferait remettre en état par Doolin lorsque le vaisseau reviendrait sur Mars.
Malgré tout, Capelo avait déjà, après moins de vingt-quatre heures de présence à bord, poussé Kaufman à désobéir au règlement. Celui-ci se demandait combien de fois encore le physicien le ferait, et jusqu’où lui, Kaufman, était prêt à agir en faveur de Thomas Capelo.