ONZE

LES MONTS NEURY

« J’insiste, dit Dieter Gruber, et le regard de ses yeux bleus était froid. Tom vient aussi. C’est crucial.

— Cela n’a rien à voir avec nos recherches, répliqua Capelo en imitant parfaitement et cruellement l’accent de Gruber. Un truc subjectif qui vous a mis mal à l’aise d’une façon démesurée.

Lyle Kaufman les regarda, l’un après l’autre. Gruber, grand et implacable, guerrier teuton émettant des ordres de combat. Capelo, petit et échevelé, fantassin d’une maigreur squelettique, incroyablement responsable de la bataille. De tous deux émanait la dangereuse et insensée irritabilité d’hommes manquant de sommeil.

— Si vous vous prétendez scientifique, vous viendrez.

— C’est parce que je me prétends scientifique que je ne base pas mes hypothèses sur des chatouillis dans mon cerveau. Ou dans le vôtre.

— Bon. D’accord, dit Kaufman.

Ils étaient au bord de l’énorme trou, dans la vallée de montagne. Quatre cents mètres au-dessous d’eux, Albemarle dirigeait une équipe de techs qui cartographiaient minutieusement la position exacte de toute nouvelle protubérance visible sur l’artefact. Demain, on le sortirait d’ici. Aux pieds de Kaufman, la dénivellation abrupte, maintenue solidement verticale par les supports nanotechs, lui donnait le vertige. Elle ne semblait pas incommoder les deux hommes qui continuaient à discuter de l’expédition pédestre de Gruber dans une autre partie des montagnes.

Ce dernier déclara :

— Lyle peut simplement vous ordonner d’y aller.

— Je n’ordonnerais pas à Tom de faire cela, s’empressa de dire Lyle. (Des ordres catégoriques, c’était la pire manière de s’y prendre avec un homme comme Tom Capelo. Gruber n’était pas diplomate.) Tom, redites-moi pourquoi vous ne voulez pas venir.

Capelo répondit avec une patience exagérée, sarcastique :

— Parce que je jongle déjà avec quatre séries de véritables données. Un, la carte des neutrinos des monts Neury. Deux, les relevés de données que nous avons faits ici. Trois, les données du rapport de Syree Johnson sur l’autre artefact qui a explosé dans l’espace. Quatre, tout ce que nous savons – et fort peu – sur-le-champ disruptif de faisceau des Faucheurs. Quatre vraies, mesurables, séries de données. Je n’ai pas de temps à perdre à ramper dans des tunnels irradiés jusqu’à un endroit qui, prétend-on, créerait de petits tripotages subjectifs dans mon cerveau.

— Il a peur des tunnels et des radiations, déclara Gruber. Vous êtes un lâche, Capelo.

Un regard si méchant jaillit des yeux de Capelo que Kaufman dut se retenir de reculer. Avant que le physicien n’ait pu répondre, il se hâta de dire :

— Faites attention, Tom. Vos enfants vous regardent.

Capelo pivota sur ses talons, si bien que, durant une seconde, le cœur de Kaufman cessa de battre, tant celui-ci eut peur que le physicien ne tombe dans le trou. Les deux petites filles, surveillées par leur nurse, jouaient sous un surplomb, aussi loin du gouffre que la minuscule vallée le permettait. Juste à cet instant, Sudie regarda du côté de son père. Elle le salua joyeusement de la main.

— Papa ! Je suis un toutou des roches !

— Ouaf, ouaf, mon cœur, cria Capelo, et quand il se retourna vers Gruber, le pire était passé. C’était la première fois que Lyle se réjouissait que les enfants existent. Néanmoins, il ne donna pas au physicien une chance de parler avant de fustiger lui-même Gruber.

— Dieter, c’est calomnieux et faux de dire cela, et vous le savez. Si vous prétendez vous-même être un scientifique, tenez-vous-en aux faits en présentant votre affaire à Tom.

— Ja. Je vous présente mes excuses, Tom. Vous n’êtes pas un lâche. Mais vous devez tout de même expérimenter cette zone sur-le-champ.

— Je vais participer à l’expédition, Tom, dit Kaufman. Après tout, vous m’avez dit, vous-même, que les données scientifiques sont souvent précédées de phénomènes que personne ne sait encore mesurer. Les vérités d’aujourd’hui étaient hier des hérésies scientifiques.

Capelo passa la main dans sa chevelure sale déjà ébouriffée. Il jeta un regard plein de ressentiment sur Gruber ; à l’inverse de l’impassible géologue, Capelo n’oubliait pas rapidement les affronts reçus. C’était un champion de la rancune à l’échelle galactique : témoin sa haine effroyable pour les Faucheurs, toujours aussi brûlante trois ans après la mort de sa femme. Kaufman, un militaire, se gardait de gaspiller son énergie en détestant l’ennemi. Il était bien plus productif de s’en servir pour les vaincre. Capelo était incapable de ce genre de détachement pragmatique.

Mais il était honnête.

— D’accord, bon Dieu, j’y vais ! Dans l’intérêt de l’achèvement des recherches, sinon dans celui de la rationalité. Mais si nous sommes tous tués quand les tunnels non enduits par les nanos nous tomberont dessus, souvenez-vous au moment de mourir que je vous aurai déclaré : Je vous ai prévenus !

— Je m’en souviendrai, répondit Kaufman. Mais les nanos vont renforcer les tunnels juste avant notre passage, aussi cela ne semble guère probable.

— Il n’y a pas de cheminées ou d’ascension pénible, dit Gruber. C’est de la spéléologie facile.

— Pierre Curie a été tué par un camion de brasseur au cours d’une promenade, répliqua Capelo.

— Parce qu’il ne faisait pas attention, répondit Kaufman.

— Et il ne faisait pas attention parce qu’il pensait à un problème scientifique bien plus important, rétorqua Gruber, et Kaufman fut assez sage pour lui laisser le dernier mot.

 

Les trois hommes s’enfoncèrent dans les monts Neury, en combinaison, mais sans casque. Ils marchaient, rampaient, descendaient en s’aidant des pieds et des mains, barbotaient… Capelo détestait cela. Au moins, cette sacrée combinaison le gardait au chaud, au sec, sain et sauf, et l’avertissait des niveaux de radiations. Gruber était un idiot, et lui l’était encore plus d’avoir accepté de venir.

Le géologue, porteur de la lampe électrique, marchait en tête et les guidait grâce au sonar et aux cartes des radiations conçues à partir des informations fournies par les satellites. Elles étaient remarquablement détaillées. Il n’y avait aucune possibilité de se perdre, seulement celle de rester coincé dans quelque trou-changé-en-tombe rocheuse. Tous des idiots. Et le comble de l’idiotie, c’était la corde de varappe qui les attachait tous les trois. Enrobée de nanos semblables à de minuscules roulements à billes, qui annulaient quasiment toute friction, son extrémité était tenue par le souriant Karim Safir. Gruber l’avait posté dans une grotte qui semblait, à Capelo, semblable à toutes les autres, mais dont la localisation avait apparemment une signification pour le géologue.

— Tout le monde va bien ? lança joyeusement celui-ci. (Pourquoi ne serait-il pas joyeux ? Il était aussi sensible qu’un seau d’eau et était parvenu à ses fins concernant cette stupide expédition.) Faites attention à partir de là, cela devient un peu humide.

Pataugeant jusqu’aux genoux dans une eau saumâtre, Capelo, qui avançait à tâtons, la main contre la paroi pour rester debout, lança :

— Un peu humide ?

— Litote de spécialiste, intervint Kaufman. Gruber fait preuve de mansuétude envers les roches.

— Il ne… Lyle ! C’était un serpent ?

— Je ne crois pas qu’ils y aient des serpents sur Monde, répliqua Kaufman d’un air hésitant.

— Alors, un équivalent extraterrestre !

— N’ayez pas peur de ce petit nageur, cria Gruber. Ann dit qu’ils sont inoffensifs.

Alors, laissons Ann les affronter, pensa sauvagement Capelo. Mais non, la biologiste du projet avait été envoyée en mission auprès des autochtones pendant que le physicien du projet pataugeait en compagnie de serpents extraterrestres. Quelle idiotie, quelle stupidité…

Il était à bout de nerfs. Personne n’avait jamais fait de recherches scientifiques notables dans cet état. Bon, d’accord, il devait se calmer. Ne pense plus à cette opération de futile géologie. Réfléchis plutôt aux données, pures et rationnelles.

Quatre séries de véritables données, avait-il dit à Kaufman, et c’était vrai. Quand toutes les quatre seraient aussi complètes que possible, ce serait son boulot de les intégrer, de trouver les connexions et les hypothèses qui donneraient un sens mathématique à ce qui semblait arriver dans l’univers, au niveau quantique.

Premièrement, la carte des neutrinos des monts Neury. Données faciles à recueillir, connues et comprises. Les détecteurs de l’Alan B. Shepard et des satellites géosynchrones avaient mesuré et relevé le flot de neutrinos exceptionnellement important issu de cette partie de la chaîne. Cela avait donné une carte de l’activité radioactive dont le centre était l’artefact enterré. Elle montrait, autour de celui-ci, un cercle bien net, de cinquante mètres de diamètre, n’émettant aucune radioactivité inhabituelle. Il était au cœur du tore. C’était aussi la raison pour laquelle tout le monde pouvait travailler sans combinaison dans la vallée.

Au-delà de cette aire de répit, les radiations s’accroissaient extraordinairement et irrégulièrement, puis disparaissaient progressivement. Toute une quantité de noyaux atomiques étaient déstabilisés autour de l’artefact. Ce qui était une autre manière de dire que, au niveau quantique, pas mal de matière avait dépassé de beaucoup les probabilités habituelles du nombre de particules alpha émises par les noyaux. Les particules nucléaires et les minuscules fils vibratiles qui les composaient, comme toute matière, avaient un champ de probabilité, somme des fonctions ondulatoires, où l’on pouvait les trouver. Une partie du champ de probabilité s’étendait hors de la barrière de l’énergie de liaison. Le déterminisme quantique décrétait que la probabilité pour qu’un événement particulier se produise à un moment choisi dans le futur était pleinement déterminée par la connaissance des fonctions d’onde à tout moment antérieur. Dans les monts Neury, cette équation n’était plus valable.

Le temps était-il le facteur disruptif ? Rien en physique quantique ne marquait une distinction entre le passé et le futur. Mais Capelo ne voyait pas comment intégrer cela dans les données qu’il possédait.

— On y est presque ! cria Gruber à ses hommes encordés qui se démenaient pour avancer. Prêtez attention à vos pensées !

La seconde série de données, c’étaient les relevés que lui, Rosalind Singh et ce gros cochon d’Albemarle avaient effectués sur le site. Elles étaient plus ambiguës. L’artefact était constitué des mêmes matériaux que les tunnels spatiaux. L’intérieur, d’après ce que l’équipe pouvait en dire, semblait être équipé de vagues structures repliées, dépourvues de toute masse, chose impossible. L’artefact enterré avait les mêmes marquages que l’autre plus gros que Syree Johnson avait étudié. Plus pertinemment, il portait les mêmes protubérances, marquées de nombres premiers. En ce moment, pendant qu’il pataugeait dans ce crétin de parcours souterrain, Rosalind et Albemarle élaboraient des programmes informatiques afin de comparer la localisation des protubérances avec les variations de la radioactivité de la roche, adaptées en vue des probables glissements de terrain qui avaient eu lieu au cours des temps géologiques.

Les données de Syree Johnson sur l’autre artefact, bien plus grand, qui avait explosé lorsqu’elle avait tenté de l’envoyer dans un tunnel spatial, avaient indiqué… avaient indiqué…

Syree…

Syree…

Sudie et… et… il y avait un autre enfant…

Karen, viens à mon aide

Il tombait, droit sur ses pieds. Tombait dans une blancheur absolue. Puis, il n’y eut même plus de blancheur, il n’y eut plus rien, même pas de temps.

 

*
* *

 

— Tom.

La blancheur.

— Tom.

Le vide.

— Tom.

La blancheur.

— Tom !

La voix avait dit son nom pendant longtemps, pensa-t-il confusément. La voix de qui ? Qui était-ce ?

— Tom !

— Oui, finit-il par répondre, et le mot semblait étrange, appartenant à une autre langue, peut-être dit par une autre personne.

— Continuez à marcher. Allons, marchez.

Il n’avait pas le choix ; une corde le tirait en avant. Il fit quelques pas et la confusion s’éclaircit un peu.

— Marchez !

La voix, c’était celle de… Lyle. Kaufman. Oui. Et lui, il était Tom. Capelo.

— C’est mieux. Vous en êtes presque sorti.

Encore quelques pas, et la confusion disparut.

— Bon Dieu ! Que m’est-il arrivé ?

Mais Kaufman continuait à tirer sur la corde, aidé par le souriant Karim Safir. À l’extrémité de celle-ci, Gruber avançait en titubant comme un somnambule. Capelo s’assit brusquement sur le sol, dans le tunnel. Il avait eu l’esprit… vide. En stase cérébrale. Incapable de penser, ou alors sa pensée avait tellement ralenti que cela donnait la même impression. Il regarda Gruber que l’on tirait en avant, regarda la conscience renaître dans ses yeux bleus vitreux.

Safir dit quelque chose en arabe et continua à tirer. Les trois autres franchirent en trébuchant le reste du tunnel pour pénétrer dans une caverne plus grande et relativement plus sèche. Ils s’effondrèrent sur le sol, dans les ombres sinistres projetées par la lampe électrique.

Kaufman parla le premier. Sa voix semblait rauque.

— Bon, Gruber. Redites-moi cette théorie. Qu’est-ce que c’était ?

— La partie la plus dense du champ toroïdal. Ach, je voudrais que Ann soit ici. Elle expliquerait cela bien mieux que moi.

— Essayez, dit Capelo d’une voix grinçante.

Il entendit la panique qu’elle exprimait toujours. Rien de la sorte ne lui était jamais arrivé auparavant. Perdre ses facultés intellectuelles, la seule chose qu’il possédait et qui justifiait son existence, sa seule réelle identité… Malgré lui, un terrible frisson le secoua et, embarrassé, il jeta un regard noir à Gruber.

Bien entendu, le géologue ne remarqua rien. Il dit :

— Nous sommes tombés dessus lors de la dernière expédition. Aucune corde ne pouvait nous en tirer, mais Enli était avec nous… C’est une autochtone, Tom, et apparemment, eux ne sont pas affectés. Enli nous en a sortis. Elle…

— Oubliez Enli, dit Kaufman d’une voix hachée qui ne ressemblait en rien à son beau parler habituel. Que nous est-il arrivé exactement ?

— Ann peut expliquer cela mieux que moi, répéta Gruber, mais je vais essayer. L’artefact de Syree Johnson déstabilisait tous les atomes dont le nombre atomique dépasse soixante-quinze et émettait une radiation, ja ? Il affectait leur champ de probabilité. Et nous pensons que l’artefact enterré fait de même, peut-être. Mais le cerveau, aussi, fonctionne selon la probabilité au niveau quantique.

— Vraiment ? demanda Kaufman.

— Oui. Les impulsions électriques voyagent dans le cerveau jusqu’à l’extrémité des nerfs, qui relâchent alors des neurotransmetteurs dans les synapses. Mais pas toujours. La probabilité pour que le même voltage provoque un déclenchement varie de dix-sept à soixante-deux pour cent. Le déclenchement est provoqué par un unique atome, aussi est-ce un événement quantique.

« En fait, on estime de plus en plus que c’est ainsi que la conscience est apparue. Par altération de la probabilité. Il n’y a pas d’autre manière d’expliquer comment un événement purement mental, tel que décider de se lever, peut produire un effet dans le monde matériel.

— D’accord, dit Kaufman, le cerveau opère en se basant sur la probabilité. Alors…

— Partiellement sur la probabilité, le corrigea Gruber.

— Partiellement sur la probabilité, répéta Kaufman. Mais pourquoi un artefact qui déstabilise les atomes pour produire de la radioactivité effacerait-il aussi ma capacité de penser ? Tom, vous ne dites rien. Vous allez bien ?

— Oui, répondit Capelo, peu disposé à révéler combien il se sentait ébranlé.

Brisé. Une telle chose n’aurait pas dû se produire, pas selon les lois de la physique qu’il connaissait.

Kaufman se tourna vers Gruber.

— Dieter ? Pourquoi un artefact qui déstabilise les atomes pour produire de la radioactivité effacerait-il aussi mes capacités de penser ?

— Je ne sais pas. J’ai seulement une théorie.

Capelo dit, plus rudement qu’il n’en avait l’intention :

— Écoutons cela.

— Je pense que l’artefact crée un second champ de probabilité. C’est celui-là qui affecte les événements quantiques dans le cerveau.

— Quelle preuve en avez-vous ?

— Seulement ce qui nous est arrivé. Et le fait que Enli, dont le peuple a évolué ici, n’a pas été affectée en traversant cet endroit. Je pense que l’artefact doit générer une sorte de champ de forces variable qui enveloppe la planète tout entière. Ann croit qu’il est responsable de l’évolution du mécanisme de la réalité partagée chez les Mondiens.

— Ce n’est pas une théorie ! explosa Capelo. C’est une divagation de cerveaux fêlés !

— Pouvez-vous faire mieux ?

— Là n’est pas la question. Vous ne disposez d’aucune donnée, d’aucun moyen de tester celle que vous n’avez pas.

— Si, j’en ai, répliqua Gruber. J’ai deux moyens de la tester. Premièrement, Ann est en train d’effectuer des scans Lagerfeld de deux cerveaux mondiens afin de les comparer aux précédents. Pour voir s’il y a eu un effet sur eux depuis que l’artefact enterré a sauvé Monde de l’effet ondulatoire qui a irradié Nimitri.

Capelo se remit sur ses pieds. Une rage familière montait en lui ; sa familiarité même lui était agréable. C’était une colère contre les crétins qui profanaient la science. Qui se promenaient dans les universités avec de pathétiques « théories » enregistrées sur des ordinateurs scolaires de qualité médiocre. Qui publiaient des papiers fumeux, disponibles contre de substantiels droits d’inscription, bien sûr, et qui « expliquaient » l’origine de l’univers en se basant sur l’astrologie ou la numérologie ou le cours des fleuves antiques. Qui clamait que l’existence des anges pouvait être prouvée mathématiquement.

— Alors, l’artefact enterré fait tout, dit-il à Gruber sans cacher son mépris. (À quoi bon s’en soucier ?) Il déstabilise les atomes dont le nombre dépasse soixante-quinze. Il arrête d’autres ondes déstabilisatrices sur leur tracé ondulatoire. Et il génère un second champ de probabilité qui affecte l’activité cérébrale. Peut-il aussi diriger un orchestre et descendre les ordures ?

Gruber se leva aussi. Avant que cet idiot n’ait pu répondre, Kaufman dit calmement, toujours assis par terre :

— Tom, la déstabilisation, la déviation de l’onde et l’annulation des pensées étaient tous des événements quantiques. Et ils sont tous arrivés.

Capelo regarda de haut le visage doux, pragmatique, impressionnant, de Kaufman. Il ne semblait jamais en colère, ni même ennuyé. Ses yeux marron clair ne cillaient pas sous le regard de Capelo.

— Oui, Lyle, dit le physicien d’un air morne. Ce sont tous des événement quantiques et ils sont tous arrivés.

— Faisons demi-tour, dit Kaufman.

 

Albemarle, Rosalind Singh et les techs étaient toujours près du trou, en train de dresser la carte des endroits les plus radioactifs des monts Neury, comparés aux positions des protubérances sur l’artefact. Cette tâche exigeait les simulations sur ordinateur de cinquante mille ans d’activité géologique, ainsi que l’analyse de l’imagerie satellitaire des schémas actuels de la radioactivité. Capelo ne pouvait pas encore affronter tout cela, et surtout pas Albemarle.

Il n’avait pas davantage envie de voir Amanda et Sudie. Les petites étaient lasses de camper dans la caverne. Jane Shaw avait accompli des miracles en matière d’instruction et de jeux, mais c’étaient des gamines, et elles n’aimaient pas être claquemurées à côté d’un site d’excavation qu’on leur interdisait d’approcher. Capelo ne pouvait le leur reprocher ; il n’avait simplement pas envie d’entendre d’autres plaintes à ce sujet.

Il voulait être seul pour réfléchir.

Le problème, c’était qu’il était difficile d’être seul dans la petite vallée. Beaucoup trop de gens faisaient trop de choses. Le camp de base était encore pis, et dans les tunnels, il y avait plus de circulation que dans le métro à suspension magnétique de New York. S’il voulait être seul, il devait sortir de la vallée.

Chose qui n’avait rien de difficile. Ces montagnes, qui n’étaient pas hautes, comptaient peu de pics et beaucoup de failles et de cols. Capelo enfila ses souliers de marche et emprunta le tunnel de remontée le plus aisé, en espérant que ses filles ne le verraient pas partir et ne se mettraient pas à pousser des cris.

Après une demi-heure d’ascension, il se retrouva à bout de souffle. Le soleil lui tapait sur la tête et il s’assit sur une grosse pierre, ôta sa chemise et regarda, haletant, le gâchis que les humains avaient fait des monts Neury.

Il fallait bien mettre quelque part l’énorme quantité de terre et de roche tirée du trou – qui faisait quatre cents mètres de profondeur ! L’excavatrice avait simplement hissé, emporté loin de la vallée et déversé tout cela sur les versants de la montagne, les prairies en altitude et les ravins entourant le site, qui étaient maintenant recouverts de déblais à l’état brut. C’était laid et déprimant, et Kaufman, pour se défendre, avait seulement pu dire que les autochtones, pour qui les montagnes étaient un lieu tabou, ne le verraient jamais. On aurait dit une zone de combats.

La véritable guerre se déroulait dans la tête de Capelo.

Quatre séries de données. Non, cinq ; ce que Gruber lui avait fait expérimenter ne pouvait être ignoré, bien qu’appeler cela des « données » fût grotesque. Cinq séries d’informations, sans aucun moyen de les intégrer. Et peut-être l’issue de la guerre dépendait-elle de cette intégration.

Il essaya de laisser son esprit dériver. C’était un truc qu’il avait parfois utilisé : se concentrer sur quelque chose qui n’avait rien à voir avec le sujet, ou vider son esprit, et alors, une intuition pouvait surgir du vide. Henri Poincaré l’avait fait, ainsi que Roger Penrose, et le grand Salah Majoub.

Capelo se concentra sur une fleur rouge qui poussait à flanc de montagne et n’avait pas été recouverte par les déblais. Il lui permit d’emplir son esprit, puis laissa celui-ci s’en éloigner doucement et partir à la dérive.

Le soleil descendait dans le ciel.

Le temps passa, sans qu’il en prît conscience.

Aucune intuition ne surgit.

— Tom ?

Capelo sursauta. Kaufman était arrivé à pas de loup derrière lui.

— Ne faites pas cela !

— Désolé. Dois-je m’en aller ?

Kaufman l’attentionné, le courtois.

— Non, vous pouvez aussi bien rester. Il ne se passe rien ici. Que se passe-t-il dans la vallée ?

— Rosalind et Hal veulent vous voir. Les simulations sont terminées. La protubérance marquée « un » semble correspondre à l’histoire simulée du soulèvement géologique des filons radioactifs. L’artefact est un déstabilisateur de faisceau dirigé, tout comme vous le pensiez.

Deux séries de données intégrées, pensa Tom, mais cela ne lui procura aucun plaisir.

— Je suppose que cela signifie que l’artefact fera une arme inestimable.

— Oui.

— Qui justifie toute cette expédition.

— Oh, oui.

— Je m’en réjouis.

— Vous n’avez pas l’air content, Tom.

— C’est un résultat, Lyle, pas une cause. La physique reste tout aussi obscure qu’avant.

Kaufman s’assit à côté de Capelo, bien que celui-ci ne l’y eût pas invité.

— Dites-moi, en termes simples, je vous prie, en quoi consiste ce problème de physique.

Capelo le regarda, plein de frustration. Les non-initiés demandaient toujours des explications simples de phénomènes complexes, dont une part essentielle reposait sur des démonstrations mathématiques qu’ils ne pouvaient suivre. C’était pour cette raison que Capelo n’aimait pas enseigner. Comme la moitié de ses collègues.

— Je sais que j’exige trop de vous, dit Kaufman si humblement que Capelo fut piégé.

— Bon. Nous avons quatre – non, cinq – séries de données. D’abord, les schémas de la radioactivité excessive de ces montagnes qui, nous le savons maintenant, a été causée par l’artefact. Celui-ci modifie la probabilité selon laquelle certains noyaux se déstabiliseront dans l’avenir. Tous les événements quantiques peuvent être considérés comme des changements des surfaces topologiques créées par les fils vibratiles qui constituent le tissu de l’espace-temps. L’artefact affecte les amplitudes de probabilité, qui sont calculées en additionnant toutes les surfaces topologiques possibles.

— Autrement dit, notre boule boueuse accroît considérablement les chances que la particule émise se retrouve dans cette partie de son champ de probabilité, hors de la barrière d’énergie du noyau.

— Alors, une « amplitude de probabilité », c’est seulement la zone où une particule peut être trouvée, étant donné le principe d’incertitude d’Heisenberg, dit Kaufman.

C’était bien plus que cela, mais Capelo décida de laisser passer.

— Plus ou moins. Il est clair, d’après le rapport de Syree Johnson, que l’autre artefact, le gros, faisait la même chose que notre plus petit, sauf qu’il émettait son effet déstabilisant sous la forme d’une onde sphérique, et non d’un faisceau dirigé. Et quand il a explosé, il a déstabilisé sacrément plus que des atomes dont le nombre atomique dépasse soixante-quinze. Il a fait sauter le vaisseau de Johnson, celui de l’ennemi et quelques malheureux avisos. Et il a envoyé une onde déstabilisatrice dans tout ce système solaire. Une onde de choc de probabilité, vous pouvez l’appeler comme cela, puisqu’elle a modifié la probabilité de toutes sortes de noyaux déstabilisateurs.

— Je vous suis, dit Kaufman.

— Non, vous ne me suivez pas, parce que déjà je ne me suis pas moi-même. Ou pas avec la physique que nous connaissons. Il n’existe pas d’onde de choc de probabilité, et rien dans notre physique ne nous donne la possibilité de contrôler une telle chose, si elle existait.

— Les tunnels spatiaux n’existent pas non plus dans notre physique.

— C’est vrai. En tout cas, l’onde a frappé Nimitri et la planète suivante, et elle y a fait son boulot. Elle a continué à déferler vers Monde. Et puis… rien. L’onde n’a causé aucun effet mesurable sur cette planète. Nada.

— Parce que Monde est très éloigné ?

— Non. Ne jouez pas à l’imbécile, Lyle. Vous savez déjà qu’il n’y a eu aucun affaiblissement de l’effet ondulatoire entre Nimitri et la planète suivante. Quel était le nom de celle-ci ? Peu importe. Monde aurait dû être grillé. Et ce n’est pas arrivé.

— Alors, votre hypothèse de travail, c’est que l’artefact enterré sur Monde érige un champ de probabilité grand comme la planète qui a neutralisé l’effet de l’onde.

C’était pour cela qu’il détestait parler avec les profanes. Capelo essaya de maîtriser son impatience.

— Ce n’est pas une hypothèse, Lyle. C’est de la pure spéculation, exprimée en charabia. Cela ne dit rien. Quelles forces sont impliquées ? Qu’arrive-t-il au niveau des fils vibratiles ? Quel est le mécanisme et où sont les maths ? Que diantre se passe-t-il ? Et comment ce qui est arrivé cadre-t-il avec le champ disruptif des Faucheurs, qui semble aussi modifier la probabilité ?

— Parlez-moi de cela, demanda Kaufman.

Bon Dieu, cet homme était obtus. Mais qu’est-ce que Capelo avait de mieux à faire ? Il n’allait certainement nulle part avec son prétendu « travail » sur le problème.

— Le champ des Faucheurs fait quelque chose que nous estimons impossible. Nous tirons un faisceau de protons sur un vaisseau faucheur. Il est constitué de particules mais, bien sûr, c’est aussi une onde. Le vaisseau possède le champ disruptif. Syree Johnson pensait que, avant que le faisceau protonique ne le frappe, ce champ modifiait sa fonction ondulatoire, complexifiant sa phase juste avant qu’il ne l’atteigne.

— Complexifiant sa phase, répéta stupidement Kaufman.

— Le faisceau protonique est censé se transformer en particules à la seconde où il frappe l’observateur, c’est-à-dire le vaisseau ennemi. En tant que particules, le faisceau le fait voler en éclats. Mais d’après Johnson, le champ transforme, on ne sait comment, le faisceau en onde. De plus, il prête à la phase ondulatoire une telle complexité que celle-ci n’agit plus sur la matière ordinaire. Comment fait-il cela, Lyle ? Où va le faisceau ?

— Je ne sais pas, dit humblement Kaufman.

— Moi non plus. Pas plus que je ne sais comment ce même artefact, épatant bricoleur et versatile, a affecté les amplitudes de la probabilité du déclenchement des neurotransmetteurs dans mon cerveau, ce matin. Si c’est ce qu’il a fait. Je n’en ai pas la moindre idée.

— Ce qui signifie que vous n’en avez pas non plus sur la manière dont l’artefact réagira si nous l’emportons loin de Monde.

Capelo se retourna pour regarder Kaufman droit dans les yeux.

— Non. Et c’est ce qui vous inquiète, n’est-ce pas ? Vous avez déjà compris autant de physique que je vous en ai expliqué. Vous êtes trop intelligent pour ne pas l’avoir fait. Vous m’avez fait parler pour que je me concentre sur votre souci, qui est l’utilisation de ce satané truc comme arme de guerre.

— J’ai pensé que cela vous préoccupait aussi, Tom, répliqua calmement Kaufman. Pour des raisons qui vous sont personnelles.

Capelo fut horrifié de sentir ses paupières le picoter. Mon Dieu, le chagrin de la mort de Karen ne s’atténuera-t-il jamais ? C’était tout ce qu’il demandait : qu’il s’affaiblisse, non pas qu’il disparaisse complètement, ça, il avait compris que c’était impossible. Il se détourna pour que Kaufman ne le voie pas cligner plusieurs fois des yeux.

« Oui, cela me préoccupe aussi. Si cet artefact peut faire sauter ces salauds de Faucheurs en plein ciel, je veux qu’il le fasse. Plus que vous ne pouvez l’imaginer. Mais je veux aussi savoir pourquoi il le fait. Pour la physique, mais aussi pour le contrôler. Lyle, on ne peut pas contrôler votre nouvelle arme sans la comprendre. Vous ne savez pas quel enfer ce truc va déchaîner dans de véritables conditions de combat. Vous ne savez même pas ce qui arrivera si vous essayez de l’emporter dans un tunnel spatial.

— Et vous ne savez pas non plus ce qui arrivera aux cerveaux des extraterrestres de toute une planète si j’enlève l’artefact qui les a modelés.

— Je n’y ai même pas pensé, dit Capelo.

— Moi, si.

— À côté d’une guerre dont dépend le futur de notre propre race, je ne crois pas que cela importe. Nous parlons de l’avenir de l’humanité ! C’est une guerre… vous êtes censé être un soldat !

— Je le suis, répliqua Kaufman, mais Capelo n’entendit pas, ou ne voulut pas entendre, tout ce que son ton recelait d’inexprimé.