VINGT-TROIS
À BORD DE L’ALAN B. SHEPARD
Dans l’armée, admettre que l’on a fait une erreur peut s’avérer plus néfaste que d’en commettre vraiment une.
Lyle Kaufman se réveilla dans sa cabine, le cœur battant à tout rompre et les boyaux liquéfiés. Il avait beaucoup trop arrosé la petite fête de la veille. Ne serait-ce pas réconfortant d’arriver à croire que celle-ci était la seule cause de son mal de tête ? La « douleur-de-tête » – c’était ce à quoi les Mondiens devaient tout le temps faire face. Pas étonnant qu’ils n’aient jamais eu d’armée. Les Mondiens qui l’auraient dirigée seraient tous morts d’une embolie cérébrale.
Dieter Gruber avait pris sa décision, il était descendu sur la planète au dernier moment pour y rejoindre sa femme. Kaufman n’espérait plus les revoir. Ils mourraient probablement sur Monde, et sans doute bientôt. Si Ann avait raison, plusieurs millions d’autochtones mourraient avec eux, à cause de la décision qu’il avait prise d’ôter l’artefact de leur planète. Mais personne, au Commandement de la Défense de l’Alliance solaire ne lui en tiendrait rigueur.
Marbet Grant, une civile dépendant de Kaufman, avait libéré l’une des mains du Faucheur, malgré ses ordres et la fureur de Grafton. Le prisonnier aurait pu imaginer un moyen de se tuer, ôtant ainsi aux humains la seule source d’information qu’ils avaient sur l’ennemi. Mais le Faucheur ne s’était pas suicidé, aussi personne du CDAS ne lui en tiendrait rigueur.
Tom Capelo avait découvert ce que faisait l’artefact – ou du moins ce que faisaient ses quatre premiers dispositifs – sans découvrir les principes qui lui permettaient de fonctionner. Le physicien en était intellectuellement désespéré. Les militaires seraient fort malheureux que, sans la science, l’artefact ne puisse être copié. Surtout depuis qu’il apparaissait que l’ennemi avait au moins reproduit son effet protecteur. Peut-être qu’un autre physicien aurait pu en découvrir plus. On n’aurait pas dû confier ce travail à Capelo, choisi par Kaufman. Mais l’armée avait toujours considéré les scientifiques comme des alliés peu fiables et douteux, depuis Los Alamos. Non, personne du CDAS ne lui en tiendrait rigueur.
L’artefact, l’arme la plus importante qui fut jamais, avait été montrée à l’ennemi par Marbet Grant. C’était une trahison au plus haut niveau, et il se pourrait qu’elle en meure (ne pense pas encore à cela). Mais le travail de Capelo montrait que, puisque les Faucheurs avaient déjà le champ disruptif de faisceau, ils devaient posséder un artefact. Alors, Marbet n’avait rien révélé du tout. Son acte était toujours une trahison, mais puisqu’il n’en résultait aucune conséquence négative, et puisque Kaufman avait immédiatement fait ce qu’il fallait et l’avait arrêtée, il était probable que personne, au Commandement de la Défense de l’Alliance solaire, ne lui en tiendrait rigueur.
Mais s’il admettait qu’il n’aurait pas dû la faire mettre aux arrêts, que cela avait été une erreur, il aurait dans ce cas de graves ennuis. Il n’était pas censé faire ce genre d’erreur, irréversible et provoquant des conséquences négatives. « Irréversible » parce que maintenant Grafton, l’officier en charge du vaisseau, était le seul responsable de Marbet qui, de membre du personnel civil était devenu un traître en temps de guerre. « Provoquant des conséquences négatives » parce que, sans Marbet, Kaufman ne pouvait rien apprendre de plus du Faucheur sur l’artefact.
Marbet aurait pu apprendre ce que faisaient les dispositifs des nombres premiers « sept », « onze », et « treize ». Moins probable, mais tout de même possible, elle aurait pu découvrir un indice sur la science qui permettait à l’artefact de fonctionner, un indice qui lancerait Capelo dans la bonne direction. Maintenant, elle ne pouvait plus rien apprendre, et personne d’autre ne le pourrait sans son don et l’expérience qu’elle avait accumulée sur le prisonnier.
Le Commandement de la Défense de l’Alliance solaire ne pouvait retenir contre lui l’arrestation de Marbet. Cette décision était justifiée par la guerre, par ce que la Sensitive avait fait, par le règlement. Mais si Kaufman admettait qu’il s’agissait d’une erreur, s’il remettait en présence un traître qui avait révélé des secrets militaires et « l’agent ennemi » qui les avait reçus, s’il faisait cela malgré les ordres de l’officier responsable, il serait crucifié. Il passerait devant la cour martiale pour désobéissance aux ordres. Serait peut-être jugé pour trahison avec Marbet.
Mais à moins qu’il ne remette en présence Marbet et le Faucheur, l’artefact resterait partiellement connu en tant qu’arme et – élément critique – ne pourrait être reproduit.
Kaufman, étendu sur sa couchette, regardait fixement la cloison. Respecter le règlement ou désobéir à un ordre. Ce ne serait pas difficile de faire évader Marbet. Kaufman connaissait le premier code d’entrée. Il se souvenait du jeune garde inexpérimenté se levant précipitamment et saluant lorsqu’il était entré dans le vestibule de la cellule. « Oui, mon colonel ! L’équipe du projet spécial a reçu le feu vert, mon colonel ! » Et les prisonniers étaient si rares à bord d’un prestigieux vaisseau amiral comme l’Alan B. Shepard que la pièce où devait se tenir le gardien servait généralement d’entrepôt. Bien sûr, il y avait un signal d’alarme, mais Kaufman savait comment l’empêcher de se déclencher. Non, ce ne serait pas difficile de faire évader Marbet.
Kaufman ne pouvait pas faire cela. C’était un soldat.
Mais il ne pouvait pas non plus laisser la mission se terminer d’une façon aussi foireuse.
Il y avait un moyen terme. Avouer à Grafton qu’il avait commis une erreur, lui faire comprendre qu’il était nécessaire que Marbet poursuive son travail avec le Faucheur, le convaincre de l’y autoriser. Kaufman n’y croyait guère. Il n’avait pas de raison de penser que Grafton l’inflexible changerait d’attitude, une attitude qui s’en tenait fermement aux procédures officielles. Mais convaincre les gens, c’était ce que faisait Kaufman. En diplomatie militaire, les mots étaient des armes. Un mot valait une balle.
Kaufman se leva. Il avait rendez-vous avec Capelo à neuf heures pour discuter de l’impossibilité que celui-ci avait de progresser, en ce qui concernait la physique de l’artefact. La rencontre promettait d’être caustique et brève. Mais Kaufman pouvait voir Grafton avant.
Le moyen terme. Quand ne l’avait-il pas pratiqué ? Prendre des risques, mais pas trop. Encourir, en cas d’échec, des conséquences négatives, mais pas trop (une lettre de réprimande dans son dossier de promotion). Un affrontement déplaisant, mais pas vraiment brutal (celui avec Capelo serait plus désagréable). Le colonel Lyle Daniel Kaufman, maître en moyen terme.
Il s’habilla.
Capelo fut réveillé par des cris. Aussitôt, il jaillit de sa couchette et prit Sudie dans ses bras.
Elle se débattait et continuait à crier. D’un bras, il la plaqua contre sa poitrine et lui tapota le dos en chantonnant.
— Tout va bien, Sudie, tout va bien mon cœur, c’est juste un rêve. Juste un cauchemar, mon bébé, tout va bien, papa est là…
Elle s’accrocha à lui, les cris firent place aux sanglots et il continua à l’étreindre en murmurant des idioties rassurantes. Cela n’allait pas bien, cela empirait. Trois, quatre, et même cinq cauchemars par nuit. Capelo l’avait transportée de la chambre qu’elle partageait avec Amanda et Jane Shaw à sa propre cabine, fourrant un lit d’enfant dans cet espace encombré. Il voulait qu’Amanda puisse dormir toute la nuit et il voulait que Sudie soit avec lui.
— Tout va bien, mon cœur, c’est juste un rêve. Juste un cauchemar, mon bébé, rien qu’un mauvais rêve…
Ses sanglots ne cessaient pas. Capelo tira, d’un coup de pied, une chaise de sous sa table-étagère à livres, et s’assit. Il berçait le petit corps de Sudie, sentant les os de son dos semblables à ceux d’un moineau, humant la douce odeur enfantine de ses cheveux sales.
— Peut-être que si tu me parlais de ton rêve, mon bébé, papa pourrait le chasser.
Elle avait toujours refusé de le faire, mais cette nuit-là, elle souffla dans son cou, l’étranglant presque tant elle le serrait :
— Maman.
Capelo se força à continuer.
— Quoi, « maman », mon bébé ?
— Elle a été tuée toute morte.
— Oui, mon cœur. Maman est morte.
Depuis dix-huit mois, après que son chagrin initial fut passé, Sudie n’avait pas parlé de la mort de Karen. Même son violent chagrin avait été muet ; elle n’avait alors que trois ans. Elle avait crié et sangloté, mais c’était Amanda, plus âgée, qui avait eu besoin d’en parler, encore et encore, jusqu’à épuiser la force d’âme de Capelo qui continuait à l’écouter et voulait, pour le bien de sa fille, ne pas se laisser emporter par le maelström de sa propre perte. Sudie refusait toujours de se séparer, soit de son doudou, soit de Capelo, dessinait parfois de noirs gribouillages pleins de colère sur sa tablette-e, et montrait un attachement exagéré envers les femmes de l’âge de sa mère, comme Marbet Grant. Mais rien comme ces cauchemars, ces hurlements.
— Ils l’ont tuée, maman, sanglota-t-elle. Ils l’ont tuée toute morte.
— Oui, mon cœur.
Sa propre gorge se serrait. Cela ne devenait pas plus facile. Ceux qui disaient que le temps le guérirait étaient des imbéciles, ou des charlatans, ou des brutes.
— Je ne veux pas qu’ils te tuent tout mort, toi aussi, papa ! Ou Mandy ou Jane ou Marbet ! Je ne veux pas !
Les paroles se changèrent en un gémissement.
— Personne ne va me tuer tout mort, mon cœur. Ou Amanda ou Ja…
— Si ! Si, ça va arriver ! Parce que les extraterrestres sont ici, sur notre vaisseau !
Capelo la changea de bras.
— Il y a eu des extraterrestres sur le vaisseau, mon bébé. De gentils extraterrestres. Tu les a vus monter dans la navette avec nous, souviens-toi, et tu as joué avec la petite extraterrestre dans le jardin du vaisseau…
Il essaya de se remémorer les détails de ce qu’Amanda lui avait dit à propos de cela. Marbet avait emmené les filles dans le jardin et Ann Sikorski avait stupidement laissé ses autochtones dociles errer dans le vaisseau. Sudie avait joué à cache-cache avec une jeune Mondienne… rien qui aurait pu produire ce maelstrom de terreur chez Sudie.
Sudie secoua la tête contre sa poitrine, lui coupant presque le souffle tant elle lui serrait le cou.
— Non, non. Pas Essa. Essa était gentille. Les autres extraterrestres, les méchants qui ont tué maman !
— Mon cœur, il n’y a pas de méchants extraterrestres, ici. Il n’y a jamais eu de méchant extraterrestre près de toi. Papa n’aurait pas laissé de méchants extraterrestres venir dans le vaisseau, le capitaine Grafton et ses soldats non plus.
— Si, si, il y a un méchant extraterrestre ici !
— Sudie, mon bébé…
— Marbet l’a dit ! Elle l’a dit !
Capelo cessa de tapoter le dos de Sudie et se figea.
— Qu’est-ce que Marbet t’a dit ?
— Pas à moi. Au professeur Ann…
— Qu’est-ce que Marbet a dit à Ann ?
— Elle a dit que le méchant extraterrestre était là et qu’elle lui parlait.
— Quand a-t-elle dit cela, Sudie ? Et comment as-tu fait pour l’entendre ?
— Elle l’a dit dans le jardin. J’étais derrière un buisson. Essa et moi, on jouait à cache-cache.
Capelo réfléchit à toute vitesse. Marbet absente durant les longues périodes des réunions de l’équipe. « En quarantaine », avait dit Kaufman, mais elle s’était promenée dans le jardin avec Ann Sikorski. Marbet était descendue sur la planète juste une fois, pour jeter un regard bref mais intense sur l’artefact déterré. Ann, et son amour exagéré pour les extraterrestres, parlant intimement avec Marbet qui était une Sensitive, censée combler les failles de la communication avec les Mondiens. Que Marbet n’avait approchée qu’une fois, jusqu’à ce qu’incidemment, elle tombe sur eux dans le jardin du vaisseau. Une Sensitive, un choix logique pour tenter de communiquer avec des extraterrestres. N’importe quels extraterrestres. Une mission scientifique envoyée au trou du cul de la galaxie. Un endroit éloigné, secret, non colonisé par des humains. Un endroit où il serait fort improbable d’être surpris par une soudaine intrusion de la guerre.
— Papa, je veux pas être tuée par le Faucheur qui est sur le vaisseau ! Comme maman a été tuée par les méchants Faucheurs !
— Personne à bord de ce vaisseau ne te fera de mal, Sudie. Ni à moi, ni à Mandy, ni à Jane.
— Si ! Un méchant Faucheur est là !
Capelo détestait mentir à ses enfants. Il n’avait jamais menti à Amanda, et uniquement à Sudie à propos de choses qu’elle était trop jeune pour comprendre. Là, il allait mentir.
— Écoute-moi, Sudie. Écoute bien avec tes meilleures oreilles. Elles sont branchées ?
D’un air malheureux, elle fit semblant de brancher ses oreilles.
— Sudie, il n’y a pas de méchant Faucheur à bord de ce vaisseau. Il n’y a pas du tout de Faucheur sur ce vaisseau. Marbet a parlé d’un holofilm qu’elle a vu. Je l’ai vu aussi. Il était effrayant.
— Un holofilm ?
— Oui. Un holofilm.
L’enfant réfléchit. Pour finir, elle dit :
— Je peux le voir, moi aussi ?
— Non. Il est trop effrayant pour toi.
— Mandy l’a vu ?
— Non. Il est trop effrayant pour Mandy. Seuls les adultes peuvent le voir.
— Oh.
Il sentit son corps se détendre un peu. Son petit visage mouillé de larmes flottait sur la marée de rage que Capelo contenait avec peine. Mais il la réfréna, pour le bien de sa fille. Pour l’instant.
— Tu veux que je te chante la chanson du lapin ? Puisque tes oreilles sont branchées ?
— Oui. Chante-moi la chanson du lapin, papa.
Il la rendormit en chantant, puis l’emporta dans la cabine voisine de Jane et d’Amanda, tapant doucement du pied sur la porte jusqu’à ce que la nurse lui ouvre. La nurse était déjà habillée. Il était huit heures et demie, la nuit avait été si perturbée par les cauchemars de Sudie que Capelo avait dormi plus tard que d’habitude. Sans un mot, il tendit à Jane une Sudie devenue un paquet mou, lourd du sommeil profond de l’enfance.
— Tom…
— Plus tard.
Il referma la porte, revint à sa cabine et s’habilla. Ses mouvements étaient contrôlés et délibérés. La fureur s’amassait en lui comme un tsunami encore loin en mer.
— Non, dit Grafton. Je suis étonné, colonel, que vous me le demandiez.
— Je ne le demanderais pas si je ne pensais pas que les résultats puissent justifier cet acte.
— C’est un principe dangereux.
Kaufman se força à sourire.
— D’habitude, oui. Mais les circonstances ne sont pas habituelles, et je suis certain que vous serez le premier à le comprendre.
Grafton n’avait pas invité Kaufman à s’asseoir. Tous deux se tenaient debout à côté de la table de la petite salle de conférences contiguë aux quartiers de Grafton. Les fauteuils vides semblaient s’offrir à Kaufman. Il voyait le reflet du capitaine sur la surface métallique polie de la table. Grafton était tout aussi lisse et dur qu’elle.
— Colonel Kaufman, je suis bien conscient des circonstances. Plus que vous ne l’êtes. Elles incluent l’information que j’ai reçue il y a quelques heures d’un aviso sorti du tunnel.
Kaufman sentit sa poitrine se serrer. La mission sur Monde était censée rester aussi tranquille que possible, ce qui signifiait pas de circulation inhabituelle dans le tunnel spatial #438 ; en fait aucune circulation du tout. Le vaisseau de McChesney, l’officier des services secrets, le Murasaki, montait la garde de ce côté du tunnel, mais ne l’empruntait jamais. Ce qui signifiait que, durant des semaines, tous ceux qui se trouvaient à bord du Murasaki et de l’Alan B. Shepard avaient été coupés du reste de la galaxie. Si un aviso, le petit vaisseau militaire le plus rapide, avait traversé le tunnel #438 et envoyé des nouvelles à Grafton, à la vitesse de la lumière, celles-ci devaient être d’une importance majeure. À voir le visage de Grafton, ce n’étaient pas de bonnes nouvelles.
— Le message vient directement du général Stefanak qui demande où en sont nos progrès avec l’artefact. Cette demande est suscitée par une grave évolution de la guerre.
Grafton se tut, et Kaufman vit sa chair palpiter, au-dessus du col de son uniforme.
— Tout un système solaire, poursuivit-il, le Viridien, a été détruit par des radiations. Les cinq planètes, dont l’une d’elles plus sa lune avaient été colonisées par des humains, sont devenues très radioactives par la déstabilisation de tous les éléments ayant un nombre atomique de plus de cinquante.
Cinquante, et non plus soixante-quinze. L’étain, l’iode… il n’y avait plus de vie dans ce système solaire. Il n’y aurait plus jamais de vie.
Grafton semblait avoir été calmé par l’énoncé de ce nombre.
— Le système viridien était civil à quatre-vingt-dix-huit pour cent, avec seulement un petit contingent militaire. Personne ne s’attendait à une intervention de l’ennemi si loin dans notre réseau de tunnels spatiaux. Un unique frelon faucheur, équipé d’un champ disruptif de faisceau, s’est soustrait à toutes les tentatives faites pour l’empêcher d’emprunter trois tunnels, dont le dernier menait au système viridien. Il s’est engouffré dans celui-ci et n’a réapparu que quelques instants plus tard. Déjà une onde se déplaçant à la vitesse de la lumière avait commencé à se déployer hors du tunnel.
Kaufman ne dit rien. Il réfléchissait à toute vitesse.
— Ce que le rapport décrit correspond à ce qui est arrivé à ce système-ci, comme vous le comprenez, j’en suis sûr. Les Faucheurs ont dû avoir un grand artefact semblable à celui que le professeur Johnson a tenté d’emporter dans ce tunnel. Mais pourquoi a-t-il déstabilisé encore plus que ce dernier, et comment l’ennemi a-t-il pu le faire passer dans le tunnel jusqu’au système viridien ?
— Capitaine, dit Kaufman en parlant trop vite, nous vous avons tenu informé de tous les tests du professeur Capelo et de leurs résultats. Mais nous n’avons pas voulu transmettre de pures conjectures avant d’avoir des bases expérimentales. Hier soir, à la petite fête, Tom Capelo a dit…
— Ce que nous avons maintenant, en ce qui concerne l’artefact, c’est : au réglage du nombre premier « un » : une arme locale. Du nombre premier « deux » : un champ local. Du nombre premier « trois » : un champ planétaire. Pensez-vous que, selon ce schéma, à celui du nombre premier « sept », il y aura une arme ?
— Oui. Je pense que le réglage du nombre premier « sept » grillera toute une planète en déstabilisant la force forte.
— Et le réglage des nombres premiers « onze » et « treize » ?
— Si le schéma est bien celui-là, le nombre premier « onze » peut protéger tout un système solaire. Le nombre premier « treize » grillera tout un système solaire, comme l’artefact de Syree Johnson a grillé celui-ci. Sauf Monde.
— Qu’a dit le professeur Capelo ? demanda Grafton.
Kaufman se reprit.
— Une hypothèse non testée, capitaine. Je vous en prie, rappelez-vous cela.
Il exposa à Grafton l’hypothèse de Capelo.
Le capitaine déclara d’une voix égale :
— Avez-vous l’intention de me dire que vous connaissiez ces hypothèses émises par notre éminent scientifique – un scientifique qui, vous me l’avez assuré, est brillant dans ce domaine – et que vous me demandez tout de même que Marbet Grant revoie le prisonnier ? Pour lui révéler d’autres connaissances sur l’avantage que cet artefact peut offrir aux humains dans cette guerre ?
— J’ai commis une erreur, dit Kaufman sans prendre de gants. Je n’aurais jamais dû faire arrêter miss Grant. C’est précisément à cause de ce que vous venez de me dire sur le système viridien que Marbet doit reprendre son travail avec le Faucheur. Nous avons besoin de savoir exactement de quelles armes ils disposent.
— Pas en leur disant celles que nous avons !
— Pour l’amour de Dieu, le Faucheur est un prisonnier ! À qui le dirait-il ?
Une seconde après avoir dit cela, Kaufman comprit qu’il avait perdu.
— Colonel, laissez-moi vous rappeler que je suis bien conscient des conditions militaires où se trouve le prisonnier de guerre. C’est mon travail. Je suis conscient aussi qu’il ne s’agit pas d’une situation d’interrogatoire ordinaire. Il n’y a pas moyen de contrôler ce que miss Grant dit au prisonnier ou ce que celui-ci dit, puisque personne d’autre ne peut interpréter sa prétendue « communication non-verbale ». Le sérum de vérité, m’a-t-on dit, est incompatible avec la biologie du prisonnier et pourrait même le tuer. Pour finir, je suis conscient – comme vous semblez ne pas l’être – que c’est précisément pour des situations inhabituelles et ambiguës que les règlements de la Marine ont été conçus. Ils…
La porte s’ouvrit toute grande et Tom Capelo fit irruption dans la pièce.
Kaufman se mit rapidement entre Grafton et lui. Le physicien semblait dément : pas rasé, les yeux hagards, ses longs cheveux pas rattachés ondulaient autour de son visage émacié. De la salive coulait des coins de sa bouche. Kaufman comprit qu’il regardait un homme qui avait perdu tout contrôle, perdu la raison.
— Vous deux, ici. Bon. Espèce de salauds, dites-moi ce que ce putain de Faucheur fait à bord de ce vaisseau où sont mes enfants.
— Vous avez perdu la raison, monsieur ! aboya Grafton au moment même où Kaufman disait :
— Tom…
— Ne m’appelez plus Tom ! Espèce d’enfoirés, avez-vous une idée de ce que l’ennemi m’a fait ? À fait à mes enfants ? Et vous en avez un ici, sans même me l’avoir dit ! Sudie… a des cauchemars… saine et sauve nulle part…
Il frappa Kaufman, qui était plus près de lui que Grafton.
Kaufman avait vu le coup venir. Il le para et se demanda que diable faire d’autre. Il pesait plus que Capelo, un homme petit, et avait été entraîné à se battre, Capelo non. Il pourrait facilement flanquer le physicien par terre. Mais ce n’était pas nécessaire.
— Tom, écoutez…
Capelo frappa de nouveau. Kaufman le para aisément. Bien entendu, Grafton avait appelé les forces de sécurité ; avant que Capelo n’essaie de porter un troisième coup, deux policiers de l’armée franchirent la porte et se saisirent de lui. Il se défendit sans aucune finesse, mais avec une obstination surprenante, donnant des coups de pied et tentant de leur arracher les yeux, criant d’une façon incohérente, jusqu’à ce qu’un policier exaspéré se serve de sa mousse paralysante et que Capelo tombe par terre, ligoté des épaules jusqu’aux pieds par des fibres collantes qui ne pouvaient être brisées qu’en se dissolvant. Sa tête était encore libre, et il continuait à crier tous les mots orduriers que Kaufman, en tant que soldat, avait jamais entendus sortir de la bouche d’hommes de troupes expérimentés.
Grafton regarda Capelo d’un air dégoûté, puis Kaufman.
— Votre brillant physicien. Qui, pensiez-vous, devait me dicter mes décisions militaires. (Puis aux policiers :) La prison est occupée. Enfermez-le dans sa cabine.
Kaufman ouvrit la bouche, puis la referma. Il ne dit rien.
En n’intervenant pas, il venait de sceller leur destin à tous. Il le savait.