DOUZE
AU CAMP DE BASE
Kaufman arriva au camp de base en même temps que Ann Sikorski, Enli et les quatre soldats. Il émergeait des tunnels souterrains ; les autres avaient traversé la plaine herbue et fertile, qui n’était pas labourée parce que Monde n’en avait pas encore besoin. Les soldats étaient menés par le capitaine Heller, encore plus sombre que d’habitude.
Quoique… Comment dire ça ? Même pour un chef de la sécurité, type de militaire remarquablement suspicieux, Heller était pessimiste. Elle s’était opposée à ce que Ann rende visite au tombeau de David Campbell Allen, visite que les extraterrestres considéraient, semblait-il, comme absolument nécessaire. Kaufman, lui, n’avait émis aucune objection ; il ne voulait rien faire qui puisse laisser soupçonner à Voratur, ou aux mystérieux prêtres « Servants de la Première Fleur », que les humains n’avaient pas complètement le même esprit que les Mondiens. La réalité partagée.
Au contraire, le capitaine Heller s’était vigoureusement opposé à ce qu’un membre clé de l’équipe du projet quitte les environs immédiats de la base et s’aventure dans des habitats où aucune équipe de reconnaissance ne s’était rendue. Elle avait informé Kaufman qu’elle « se foutait totalement de la réalité partagée ».
Après que Kaufman l’eut, avec douceur, forcée à accepter que Ann y aille, Heller avait voulu qu’une douzaine de soldats ostensiblement armés l’escortent. Ils avaient abouti à un compromis : quatre soldats portant discrètement des pistolets laser, de la mousse paralysante et du gaz tranquillisant. Kaufman ne réussit pas à convaincre Heller que les autochtones n’étaient ni armés ni belliqueux, et ne soupçonnaient plus les humains maintenant qu’ils étaient de nouveau réels.
— Pas soupçonneux ? avait dit Heller, pleine de méfiance.
— « Nous voyons l’univers, non tel qu’il est, mais tel que nous sommes », avait cité Kaufman, mais en pure perte.
Maintenant, elle revenait avec Ann apparemment indemne, qui marchait en traînant les pieds, l’air lasse. Kaufman s’était opposé à l’utilisation de véhicules terrestres, trop étrangers aux Mondiens, et Heller s’était opposée à celui des bicyclettes, qui laissaient ses soldats trop vulnérables. Kaufman la soupçonnait de ne pas savoir monter à vélo, appareil de locomotion antique, même sur Terre. Heller était née dans la Ceinture.
Venant de la direction opposée, Voratur et son fils pédalaient à toute allure sur des vélos qui étaient sans doute ceux de la dernière expédition terrienne. Les deux groupes arrivèrent ensemble.
— Pek Voratur ! s’écria Ann. Que vos fleurs s’épanouissent au soleil !
— Que votre jardin réjouisse la Première Fleur, répondit Voratur. Et le vôtre, Pek Kaufman !
— Que votre jardin fleurisse, dit celui-ci, dans un mondien laborieusement remémoré. Il lui semblait que Voratur était inquiet, bien que Kaufman ne fût pas assez familier avec leurs expressions pour en être certain.
Où Marbet en était-elle avec les expressions de physionomie du Faucheur ? Tout ce que Kaufman avait eu d’elle, depuis sa visite, c’étaient des rapports brefs et lapidaires en langage formel. Il n’avait pas eu le temps de revoir les enregistrements holos de ses séances avec le prisonnier.
On échangea les fleurs de l’hospitalité : pajalib et allabenirib. Kaufman avait appris ces noms étranges et si importants. Puis Ann les avait emmenés dans la cabane en mousse de plastique où son équipement du scanner Lagerfeld était déjà prêt.
Voratur dit quelque chose, et Kaufman regarda Ann. Elle traduisit.
— Il fait remarquer qu’il se souvient de ce chapeau en métal. Il est tendu, mais plein de bonne volonté. Enli, n’ayez pas peur.
L’extraterrestre ne répondit rien.
Ann revint au mondien et Kaufman ne put suivre. Voratur s’assit sur un coussin bas, le dos tourné à l’appareil. Ann le coiffa avec précaution du casque, qui s’adapta de lui-même parfaitement à son crâne, à son cou et à son front, en laissant son visage à découvert. Ann se mit à poser des questions à Voratur, de sa voix basse et apaisante. Du moins, elle parut apaisante à Kaufman ; il n’avait aucun moyen de savoir ce qu’en pensait l’extraterrestre.
Le colonel savait approximativement comment fonctionnait le scan Lagerfeld. Des centaines de toutes petites électrodes étaient en train de se mettre en place sur la tête chauve de Voratur et au travers de sa colletine. De minuscules aiguilles, transportant leur propre anesthésiant, prélevaient des échantillons de sang, de fluide cérébro-spinal, et même de sueur. Mais les données les plus utiles provenaient de la SSOM du Lagerfeld.
La SSOM – scanographie de la structure d’un organe multicouches – livrait presque tous les détails, neurone par neurone, du cerveau en action : quelles cellules étaient activées, quels neurotransmetteurs étaient relâchés, quelles structures de mise en action des neurones apparaissaient. La jonction des cellules réceptrices, le re-up-take [[3]] du transmetteur, les cascades d’enzymes, le fractionnement et les sous-produits de la substance… la SSOM captait tout cela, analysait les données de multiples façons et fournissait les équations et les formules capables de les expliquer. Le scanner faisait tout, sauf synthétiser des pilules et mettre des étiquettes sur les flacons. Il en résultait une empreinte virtuelle du fonctionnement d’un cerveau individuel en train de réagir à différents stimuli.
Les stimuli, c’étaient les questions que Ann posait à Voratur. Pensez à un beau jardin, à un bon repas, à une chute de bicyclette où vous vous cassez le dos… et ainsi de suite ; Ann avait, pour comparer, toutes les données du précédent scanner de Voratur.
Soshaf Voratur et Enli psalmodiaient avec ferveur des mots qui ne signifiaient rien pour Kaufman. Sur l’écran du Lagerfeld, des graphiques clignotaient, tout aussi dépourvus de signification. La sueur coulait sur le visage du Mondien. Visiblement, il trouvait cela très éprouvant, peut-être même dangereux. L’extraterrestre était brave.
Ensuite, Ann lui proposa des choses concrètes auxquelles il réagirait : nourriture, outils, fleurs. Toute trace de lassitude s’était effacée du visage de la jeune femme. Au bout d’un quart d’heure, elle sourit de toutes ses dents et ôta le casque ; Voratur se dressa sur ses pieds comme s’il était en caoutchouc.
Enli prit sa place. Pour la première fois, Kaufman se demanda pourquoi Ann avait insisté pour inclure un scanner cérébral d’Enli dans le marché conclu avec Voratur. Ann n’avait pas de données de base sur cette autochtone. Que cherchait-elle ?
Maintenant, c’était Soshaf et Voratur qui psalmodiaient en se balançant sur leurs coussins. Kaufman passa de ce que Ann disait à ce qu’elle allait dire plus tard. Ce ne serait pas agréable. Kaufman ne lui avait pas parlé de ce qu’ils avaient trouvé sur le site de l’excavation. Elle ne savait pas encore que l’artefact enterré était à peu près sûrement une arme émettant une onde dirigée. Ni qu’on l’emporterait loin de la planète.
Et si Gruber et elle avaient raison, et qu’il ait créé, on ne savait comment, un champ de probabilité secondaire qui avait façonné les cerveaux de ces extraterrestres ?
Ce n’était qu’une théorie. Sans données.
Mon Dieu, il pensait comme Capelo.
Que faisait Marbet, à bord de l’Alan B. Shepard ?
— Nous avons terminé, dit Ann en anglais.
Elle ôta le casque. À l’inverse de Voratur, Enli ne bondit pas joyeusement du coussin. Elle se leva lentement, gravement, et une profonde ride apparut entre ses yeux. Ses crêtes crâniennes se creusèrent. Maintenant que Kaufman y prêtait attention, il vit que la peau lisse, graissée, de Voratur, se ridait de la même manière.
La douleur-de-tête. Le scan Lagerfeld représentait une sorte de réalité non partagée, bien que mineure, et qui avait donné aux deux extraterrestres – non, aux trois, le front et les crêtes crâniennes de Soshaf s’étaient ridés aussi – de terribles migraines. Ils devaient savoir ce qui les attendait. Ils étaient vraiment courageux.
Ou cupides. Voratur dit quelque chose à Ann, puis porta la main à sa tête. Elle se tourna vers Kaufman.
— Donnez-leur six telcoms, Lyle, afin qu’ils puissent s’en aller. C’est très douloureux pour eux.
En dépit de sa douleur-de-tête, les yeux de Voratur brillèrent lorsque Kaufman lui tendit les petites boîtes noires. Le colonel s’attendait à ce qu’il demande qu’on lui montre comment cela fonctionnait, mais non. Voratur dit quelque chose à Soshaf, qui prit l’une des boîtes et sortit de la cabane. Puis il mit le contact et parla en mondien. La voix de son fils répondit et Voratur eut un large sourire que personne n’eut besoin d’interpréter.
En trente secondes, avec un minimum d’échanges de fleurs, les trois extraterrestres partirent à bicyclette.
— Bon, dit Kaufman, au moins, c’est de la prompte diplomatie.
— On n’aurait pas dû leur donner ces telcoms, s’entêta Ann.
— Et alors, vous n’auriez pas eu vos données Lagerfeld. Les telcoms ne devraient pas beaucoup affecter leur société dans son ensemble. Réellement. S’ils les démontaient, ils ne découvriraient rien d’utile : ces gens sont à des siècles de découvrir les micropuces. (Il y réfléchit, se demanda si c’était vrai, et changea de sujet.) Dites-moi ce que vous avez appris en allant sur la tombe de David Allen.
Ann était visiblement impatiente d’étudier ses données. Mais elle s’assit sur le coussin qu’Enli avait abandonné.
— Lyle, que savez-vous sur David Allen ?
— Que c’était un étudiant de troisième cycle membre de l’expédition précédente. Qu’il n’a pu y participer que parce que son père avait fait jouer toute son influence. Et que, lorsque vous vous êtes tous cachés dans les monts Neury parce que les Mondiens vous avaient déclarés irréels, David Allen s’est emparé du pistolet de Gruber, a enlevé Enli, et que l’on n’a plus jamais eu de leurs nouvelles. Quelques jours plus tard, un aviso est venu vous chercher.
— Oui. Et nous pensions toujours que les humains étaient considérés comme irréels. Mais il s’avère que nous sommes de nouveau réels aux yeux des Mondiens. À cause de ce que David a fait.
— Qu’a-t-il fait ?
Elle repoussa quelques mèches de ses longs cheveux blonds qui s’étaient détachés de sa queue-de-cheval. Sans être réellement jolie – son visage était chevalin et ses traits trop petits –, Ann avait néanmoins l’un des visages les plus séduisants que Kaufman ait jamais vus. À cause de la bonté qui en rayonnait, de la probité inébranlable de ses yeux pâles. Précisément les qualités qu’il allait devoir maltraiter dans quelques minutes.
— Lorsque David a emmené Enli et nous a laissés, au milieu de la nuit, nous savions tous que Tas – l’artefact que Syree Johnson avait arraché à son orbite – pouvait exploser si elle tentait de le faire entrer dans le tunnel spatial. Sa masse était trop grande. C’est Gruber qui nous l’a expliqué, parce que Johnson ne nous avait donné qu’un minimum d’information sur la planète, à nous, les anthropologues. Comme la plupart des militaires.
Kaufman ne réagit pas à cette remarque désagréable, mais il la nota. Cela ne ressemblait pas à Ann de dire cela. Elle était vraiment troublée à propos des telcoms.
— David était… dans un état de grande excitation, poursuivit-elle.
De nouveau, Kaufman ne dit rien. Le chef de l’équipe descendu sur la planète, le professeur Bazargan, avait déclaré dans son rapport que ce garçon souffrait d’une virulente paranoïa.
— Il a emmené Enli au plus proche village et ils ont dit tous deux aux habitants qu’une « maladie du ciel » allait survenir. C’est comme cela que David a décrit l’effet d’onde. Il a prétendu que la Première Fleur lui avait parlé de la maladie du ciel pendant qu’il était dans les monts Neury.
— Pourquoi l’ont-ils cru ?
Ann eut un pâle sourire. Kaufman comprit qu’elle avait aimé David Allen, quoi qu’il ait pu être. « C’est un paradoxe. Ils l’ont cru parce que Enli s’était rendue aussi dans les monts Neury et n’était cependant pas malade, ce qui était clairement un miracle de la Première Fleur. Et aussi, parce que David l’était, lui, malade de l’irradiation qui l’a tué, et qu’il avait sacrifié sa vie pour les avertir. Tout être qui meurt pour un autre est réel. Et par extension, tout le reste d’entre nous, les humains, l’était donc.
— Je vois.
— Les Mondiens l’ont écouté. Ils ont transmis la nouvelle à toute la planète, par leur réseau de télémiroirs, et vingt-quatre heures après, ils se sont réfugiés sous terre. Pour finir, ils sont ressortis, et ont découvert qu’ils étaient indemnes, alors les Mondiens ont proclamé que Enli était redevenue réelle de nouveau, et fait de David un héros.
C’était logique, étant donné leurs croyances. Ils ignoraient tout de la combinaison-s qui, dans les montagnes, avait protégé Enli des radiations, ou de l’état mental de David, et que l’effet d’onde avait mystérieusement épargné Monde, à la surface ou sous terre.
— En tout cas, tant mieux pour notre expédition. Les Mondiens nous ont laissés revenir en paix.
— Oui, dit Ann, et en échange, nous allons détruire toute leur civilisation.
Nous y voilà, se dit Kaufman. Il avait espéré remettre à plus tard cette discussion, mais il comprit combien cet espoir avait été stupide.
— Vous avez parlé par telcom à Dieter.
— Bien sûr que je lui ai parlé. Il jubilait parce que la topographie des schémas de la radioactivité correspond aux fluctuations sismiques simulées des protubérances de l’artefact. C’est un déstabilisateur d’onde dirigée, n’est-ce pas ? Ou peut-il être utilisé ainsi ?
— Oui.
— Alors, vous allez le transférer dans une zone de conflit.
— Probablement.
— Au minimum, vous allez l’emporter dans l’espace pour le tester, n’est-ce pas ?
Kaufman éluda sa question.
— Ce n’est pas encore clair. Nous pouvons faire certains tests sur la planète. Et bien sûr, nous pouvons nous tromper.
— Vous vous trompez, répliqua amèrement Ann. Vous avez tort en pensant que vous pouvez enlever à votre gré quelque chose qui maintient tout le tissu de la société mondienne !
— Vous ne pouvez pas savoir cela.
— Si, je le sais ! (Elle sauta sur ses pieds, forçant Kaufman à se lever aussi. Ils restèrent face à face, à quelques centimètres l’un de l’autre.) Le mécanisme de la réalité partagée a évolué ici et nulle part ailleurs dans la galaxie. Quand Enli s’est trouvée dans « l’œil » mort de ce champ, là au-dessous, elle n’a pas eu de migraine, bien qu’elle ait entendu discuter de nombreux concepts non-partagés. Quand vous pénétrez dans la partie la plus dense du champ, votre cerveau s’arrête totalement de penser… oui, Dieter m’a dit cela, aussi. L’artefact enterré affecte la pensée, Lyle ! Et les cerveaux de ces gens ont été affectés pendant toute l’évolution. Que leur arrivera-t-il si vous le leur ôtez, et que la réalité partagée n’opère plus dans leur cerveau ?
Ils auront moins de migraines, pensa Kaufman, mais il ne le dit pas tout haut. Ann Sikorski était douée d’une véritable empathie. Elle se souciait de ce qui arrivait aux extraterrestres.
Il se demanda soudain ce que Marbet éprouverait pour eux si elle était là.
— Ann, laissez-moi évoquer deux arguments, répondit-il calmement Premièrement, supposons que vous ayez raison et que ces extraterrestres aient reçu le mécanisme de la réalité partagée d’un champ planétaire généré par l’artefact, durant leur évolution. S’il s’agit vraiment d’une structure cérébrale évoluée, alors elle est dans un génome et subsistera comme si l’artefact était encore là.
— Non ! C’est un mécanisme évolué conçu pour opérer seulement en présence du champ ! Autrement, Enli n’aurait pas été indemne de toute migraine dans l’œil de ce champ !
— Deuxièmement, si ce que vous venez de dire est vrai, alors leur ôter ce champ n’aura pas plus d’effet sur les Mondiens qu’il n’en a eu sur Enli. Ce que vous appelez « l’œil » ne lui a fait aucun mal. Simplement, elle n’a plus eu mal à la tête. Mais elle n’a rien éprouvé de désagréable, a agi normalement, a pensé sans difficulté. L’absence du champ ne lui a fait aucun mal, et il n’en fera pas au reste des extraterrestres.
Le visage pâle d’Ann s’enflamma de colère.
— Vous faites l’idiot volontairement, Lyle, et vous le savez. Ce ne sera pas leur moi individuel qui sera détruit si vous ôtez l’artefact, bien que je ne sois pas convaincue qu’ils soient aussi résistants mentalement que Enli. Ce qui sera détruit, c’est leur société tout entière. La moindre de leurs structures sociales est basée sur la réalité partagée. La moindre d’entre elles. Si vous leur ôtez la réalité partagée, vous détruisez la manière dont ils se comportent les uns avec les autres, leur commerce, leur manière d’élever les enfants, de s’accoupler, toutes leurs structures économiques et politiques. La violence surgira, sans aucun contrôle social, parce qu’il n’y en a jamais eu auparavant. Pouvez-vous imaginer ce que cela signifiera ?
— Rien n’est arrivé à Voratur lorsque le premier effet d’onde, celui qui a détruit Nimitri, a frappé Monde. Vous venez de me dire qu’au moins, au premier coup d’œil, le scan Lagerfeld de Voratur correspond à celui que vous avez eu de son cerveau lors de votre première expédition.
— S’ils sont semblables, c’est parce que l’artefact était là ! Il a protégé les Mondiens de l’effet d’onde !
— Ça, vous ne le savez pas. C’est de la pure spéculation. Nous n’avons aucune preuve que l’artefact enterré soit la cause de cette absence de changement dans les scans cérébraux.
Elle demeura silencieuse ; sur ce point, il avait raison. Kaufman profita de son avantage.
— Avez-vous discuté avec Dieter ?
Elle répondit si amèrement que Kaufman comprit que le mari et la femme s’étaient querellés à ce sujet :
— Dieter n’est pas anthropologue. C’est un géologue.
Et moi, je suis un soldat.
— Ann, nous sommes en guerre. Et nous la perdons.
— Cela justifie-t-il que nous détruisions la civilisation d’une autre race ?
— Oui, et il sut qu’il y croyait, et se détestait pour cela, et il en voulait à Ann de lui avoir fait prendre conscience de ce fait.
Il la regarda, plein d’aversion.
— Vous finissez par avoir des émotions, Lyle. Regardez-vous. Vous ne pensez pas, non plus, qu’emporter l’artefact soit quelque chose de bien.
— Je pense que c’est nécessaire.
— Il n’est pas à nous ! C’est le leur !
Il n’y avait rien à répondre à cela, et la discussion ne pouvait pas se prolonger, sauf à plonger dans l’acrimonie personnelle. Kaufman se détourna pour partir. Mais Ann le surprit :
— Attendez. Je veux faire une demande.
Il se retourna pour l’affronter.
— Laquelle ?
— Avant que vous ôtiez l’artefact, laissez-moi emmener Enli, Voratur et au moins six autres Mondiens loin du champ, pour voir ce qui leur arrivera. Pendant au moins vingt-quatre heures, afin que je puisse observer leurs interactions quand ils n’auront plus la réalité partagée. Laissez-moi les emmener à bord de l’Alan B. Shepard.
C’était la dernière chose à laquelle Kaufman se serait attendu.
— C’est contre tous les règlements. Et une contamination à grande échelle de leur société, aussi. Vous n’étiez même pas d’accord pour leur donner des telcoms.
— C’était avant d’être certaine que vous alliez commettre un dommage bien pire en leur ôtant l’artefact.
Kaufman réfléchit à toute vitesse. Cela mettrait Grafton hors de lui, bien entendu. Mais relevait clairement de l’autorité du chef du Projet spécial. Si les extraterrestres sortaient de leur « champ » et ne s’entretuaient pas, cela pourrait ranger Ann du côté de Kaufman. D’autre part, s’ils finissaient vraiment par s’entretuer, il perdrait définitivement tout soutien. Comment le quartier général réagirait-il ? Probablement aurait-il réuni toutes les informations possibles avant de prendre sa décision, ce qui était tout de même une bonne chose.
Il dit, en atermoyant :
— Vous soupçonniez que cela pouvait arriver. C’est pourquoi vous avez négocié un scan d’Enli en plus de celui de Voratur. Vous vouliez d’autres données de points de comparaison.
— Oui.
— Pour que – combien ? – huit ou dix extraterrestres acceptent d’aller dans l’espace, nous devrons donner à Voratur… je ne sais pas quoi. Beaucoup de choses. Je croyais que vous ne vouliez pas contaminer encore plus leur culture.
— Mieux vaut la contaminer que la détruire totalement.
Mon Dieu, comme Ann était obstinée ! C’était l’un de ces êtres qui perdent toute douceur lorsqu’ils croient être du côté des anges.
— En outre, Lyle, ajouta-t-elle, et maintenant elle ne semblait plus furieuse, mais pleine de ruse, vous n’avez pas envie de savoir comment les Mondiens réagiront ? Au nom de la science ? N’êtes-vous pas un grand adorateur de la science ?
Elle avait glissé de la ruse au sarcasme. Mais elle ne se trompait pas ; Kaufman avait envie de le savoir. Et s’il emportait l’artefact dans l’espace sans laisser d’observateur humain sur la planète (et il n’y avait pas de raison de le faire), il ne saurait jamais.
— D’accord, dit-il. Si les extraterrestres acceptent, on pourrait faire monter un maximum de dix d’entre eux à bord du vaisseau pour une période d’observation de trente-six heures maximum, en les gardant confinés dans une zone sécurisée qu’on aurait dépouillée de toute technologie avancée.
— Merci.
À voir son sourire, Kaufman comprit soudain qu’il avait commis une grosse bêtise. Elle était certaine que si les Mondiens étaient vilainement affectés par leur éloignement de l’artefact, Kaufman devrait changer d’opinion. Elle se trompait. Kaufman savait qu’il n’en changerait pas.
Il ne le lui dit pas. Ne jamais mettre un allié en colère – même un allié victime d’illusions – jusqu’à ce que l’on y soit obligé. Il alla donc appeler Grafton sur son telcom, pour lui dire qu’ils allaient avoir d’autres extraterrestres à bord de son vaisseau soumis aux règlements stricts, sévères, de la Marine