CHAPITRE V

Les Mathématiques se battaient. Avec l’attitude stupéfiante qui était la leur en permanence. Impavides, mesurés, n’exécutant que les mouvements qu’ils pouvaient croire strictement indispensables en la circonstance, ils évoquaient assez bien les personnages des films d’animation, chez lesquels le plus petit geste a été soigneusement étudié, sans gesticulation stérile.

Ils faisaient face. A quel ennemi ! Le nuage vivant, monstre multiforme, coloré, magnifique et épouvantable, subtil et formidable, qui enveloppait maintenant la base de la tour.

Les Mathématiques résistaient de leur mieux. Mais leurs armes, si perfectionnées fussent-elles, ne pouvaient sans doute pas grand-chose contre ce démon exceptionnel, cette curieuse force naturelle mystérieusement douée d’une sorte de raisonnement embryonnaire, et surtout de cette puissance hypnotique qui lui apportait un potentiel agressif supplémentaire.

Les commandos en armure d’argent résistaient bravement. Mais leurs rangs s’éclaircissaient déjà, encore qu’une véritable horde armée eût jailli des profondeurs du planétoïde, en cette usine souterraine où Klaus Cox avait retrouvé Bruno Coqdor.

Ils défendaient la tour, cette tour à destination incompréhensible encore pour l’astronavigateur, cette tour dont il avait lui-même allègrement saboté le mécanisme en tirant à tort et à travers dans les rouages. Et sans le vouloir, il avait agi ainsi à peu près au moment où le nuage vivant avançait, félin titanesque, hydre polyvalente, attiré peut-être par ces proies offertes que représentaient les dix malheureux esclaves enchaînés là pour servir de catalyseurs (Klaus Cox, maintenant, le savait) aux xtaïx qui ne réagissaient qu’à une authentique nature humaine.

Klaus Cox, muni de son antigrav, Coqdor soutenu par le puissant Râx, jaillirent à leur tour sous le soleil Epsilon, dans la lumière bleutée qui dominait la petite planète.

La tour avait cessé de tournoyer, les Mathématiques ayant sans doute réussi à réparer l’avarie. Mais la flèche luminescente de la pointe avait disparu et rien ne menaçait plus le ciel. Cependant, Klaus, le cœur serré, aperçut encore dans les alvéoles de la base les malheureux crucifiés, voués de toute façon à un sort épouvantable : soit de continuer à servir d’outils vivants aux Mathématiques pour leurs sinistres desseins, soit d’être dévorés par la nuée fantastique.

Une nuée qui éprouvait évidemment quelque difficulté à venir à ses fins, puisqu’elle se heurtait aux Mathématiques. Toutefois, il semblait bien évident que, malgré la force, le courage des êtres en armure d’argent, le combat finirait en leur défaveur car nulle puissance mécanique ni même atomique ne paraissait pouvoir venir à bout de ce phénomène étrange.

Alors Klaus Cox et Bruno Coqdor entrèrent en lice.

Ils survolaient la tour, ils se heurtaient de front à la masse nébulosoïde qui, comme surprise, avait eu à leur apparition un mouvement de recul, du moins localisé.

Les Mathématiques, un instant après, cessèrent d’un seul coup la lutte devant le spectacle qui leur était offert. Ce qui leur arrivait devait les stupéfier mais, selon leur nature, ils n’en laissaient rien paraître.

Ils regardaient. C’était tout.

Parce que, hyperdynamisés par les cylindres bourrés de xtaïx, représentant une puissance inouïe, incalculable, un élément inconnu dans le cosmos, une véritable magie à base purement matérielle mais transposée par le cerveau humain avec lequel la masse des xtaïx se mettait en symbiose, les deux hommes allaient promptement repousser la nuée.

Déjà, le monstre nuage avait été vaincu par des humains munis de xtaïx. Mais ce premier engagement n’était rien auprès de ce qui survenait à présent. Le chevalier et l’astronavigateur apparaissaient sertis non plus d’un seul oiseau de feu irradiant, mais chacun de dix, de cent, de mille de ces oiseaux impalpables et cependant à l’action illimitée.

Il semblait, au-dessus et alentour de la construction élevée par les Mathématiques, que le ciel tout entier fût envahi par la splendeur des fantasmes réalisés sur le plan holographique. Il y avait, au centre de chacune de ces formidables auras, un seul petit être humain, tout simple, tout chétif, fragile et comme livré au vampire géant. Mais chacun de ces hommes portait un cylindre, et chaque cylindre était plus puissant que mille bombes atomiques, que l’explosion de mille soleils.

Une force inconnue, démesurée, titanesque, refoulait la nuée, la harcelait, la lardait de coups imparables. Vivement, l’entité nébuleuse dut le comprendre car elle tenta aussitôt une retraite. Sa masse changeante, douée subitement d’une vitesse ignorée, déserta les abords de la tour, tenta tout d’abord de fuir vers le zénith.

Mais les humains la traquaient, et les oiseaux de feu, multipliés à l’infini, formaient une armée céleste, envahissaient la voûte, transmutaient la lumière d’azur dominante de ses rutilances, de ses chatoiements merveilleux.

Ils montaient, montaient toujours, harcelant l’ennemi déjà désemparé, en fuite.

Alors la nuée changea de tactique et, renonçant à cette échappée en hauteur, tenta de s’envoler vers l’horizon.

Coqdor et Cox ne lâchaient pas prise. Ils comprenaient qu’ils avaient une fois pour toutes l’occasion de purger la planète d’un de ses monstres les plus redoutables. Peut-être existait-il sur le satellite inconnu quelque autre de ces démons informes, mais au moins l’un d’eux devait périr, libérer le petit astre.

Ils le poursuivirent, ils le traquèrent. Ils allaient maintenant vers les monts lointains, et les Mathématiques, à présent tous immobiles autour de la grande construction, suivaient des yeux les combattants qui se perdaient déjà vers l’horizon.

Et les malheureux esclaves, immobilisés dans les compartiments, pouvaient eux aussi suivre les modalités du combat, du moins jusqu’à ce que les antagonistes finissent par s’effacer au lointain.

Longtemps, on distingua encore la tache colorée du nuage vivant et la fantastique horde d’oiseaux de lumière, emplissant le ciel comme un soleil de mystère et de féerie.

Coqdor revit, en vol, toujours emporté par Râx qui ne flanchait pas, le désert où ils avaient enfin trouvé le gisement des xtaïx. Il distingua les végétaux mutilés, dont plus d’un n’étaient plus maintenant qu’un débris desséché. Mais il n’avait pas à s’attarder à pareille contemplation.

D’ailleurs, Cox et lui ne réfléchissaient guère. Leur nature humaine était envahie par la puissance des gemmes. Un seul xtaïx dynamisait un homme, en faisait une sorte de démiurge au pouvoir difficilement limité. Mais ce n’était rien auprès du formidable potentiel représenté par les cylindres où les pierres s’accumulaient par centaines.

Les deux hommes étaient totalement absorbés par cette radiation qui étendait son action sans bornes, qui paraissait atteindre le firmament tout en dominant le sol de la planète.

Ils franchirent ainsi le désert, poursuivant sans relâche le nuage vivant maintenant totalement en déroute. Ils passèrent les monts. Râx eût sans doute donné en toute autre circonstance des signes de fatigue, le poids d’un homme représentant une bien lourde charge. Mais, évidemment, le pstôr bénéficiait lui aussi de l’apport exceptionnel des xtaïx et il devenait une sorte de dragon à l’animalité dépassée.

Le nuage avait changé de tactique. Il semblait chercher à présent à se dissimuler vers le terrain, dans les roches, peut-être souhaitant quelque faille du sol pour s’y engloutir et échapper au terrible rayonnement.

Alors Coqdor comprit ce qu’il devait faire, quelle tactique utiliser pour en finir à jamais avec le vampire du planétoïde.

Parmi le massif montagneux, il distinguait une sorte de large vallée s’évasant en cuvette. Une vallée au fond de laquelle il apercevait de singulières silhouettes.

Il reconnut le lieu diabolique où les émanations du sol fossilisaient toute manifestation de vie.

Maintenant, plus fort que jamais en télépathie, grâce au support des xtaïx, il dicta sa conduite à Klaus Cox et tous deux s’écartèrent et progressèrent de façon à encadrer la nuée.

La nuée qui rampait littéralement sur les flancs des monts rocheux, s’évertuant vraisemblablement à trouver la crevasse salvatrice où elle s’abîmerait pour se protéger du vol majestueux et impitoyable des oiseaux de feu qui cerclaient les deux hommes.

Mais le mouvement des volants amenait à présent deux vols différents des merveilleux fantômes de lumière. Serrée de près, roulant près du sol comme brume matinale, s’étalant, se repliant, refluant, se gonflant et croulant tour à tour, la nuée glissa entre deux rangs de rocs aigus, se faufila littéralement en évoquant un gigantesque reptile, parvint là où Coqdor souhaitait l’amener, dans la cuvette même, au fond de la vallée, cette vallée où dans la lumière bleue se dressaient les formes torturées, maladives, des malheureux cosmonautes qui y avaient échoué au cours des siècles, en d’innombrables expéditions interplanétaires.

Coqdor et son coéquipier manœuvraient avec adresse. Tandis que le chevalier, toujours soutenu par le pstôr, harcelait l’adversaire en le poursuivant, Cox, lui, se déplaçait vers l’avant de façon foudroyante.

Et, grâce à eux, dans le ciel, surplombant le monstre aux mille formes, il y avait maintenant un double nuage, lumineux celui-là. Un double vol de centaines d’oiseaux de feu, impalpables et plus redoutables que toutes les escadrilles les mieux armées.

Le nuage vivant offrait l’aspect d’une bête effrayée et la façon dont il se coulait entre les roches évoquait curieusement une terreur mêlée d’humilité, tant la grandeur de ses glorieux antagonistes le dominait.

C’est ainsi qu’il parvint où voulait le contraindre Coqdor.

Au redoutable terrain fossilisant, là où stagnaient éternellement ces spectres matérialisés qu’étaient les malheureux stratifiés.

Un instant, le nuage s’étendit sur ce sol diabolique. Sans réaction particulière tout d’abord.

Puis un grand frémissement agita l’immense masse et il était visible que la nuée, largement étendue, polyvalente, sans lignes parfaitement définies mais constituant un tout, une entité seulement fantaisiste de forme, tentait brusquement de refluer, saisie par l’impression terrible qui se dégageait du terrain.

Mais sans doute était-il déjà trop tard.

Sur ce planétoïde extraordinaire, le vampirisme prenait des apparences diverses. La nuée, comme le terrain de cette vallée infernale, se repaissait de vitalité. Or, la nuée vivait.

Et le terrain s’évertuait déjà à l’absorber, comme il avait absorbé la vie de plus d’un humain, plus d’un animal, comme il eût dévoré un végétal.

Alors, toujours en survol, les deux cosmonautes assistèrent à la lutte la plus effrayante qui puisse être.

Toute la masse du nuage s’agglomérait d’un seul coup, formant une sorte de sphère en laquelle il était aisé de deviner une condensation désespérée de la puissance totale de l’entité.

Un globe géant, haut de plus de cent mètres et dont la base adhérait de façon irréversible à la surface de ce sol hérissé de corps torturés et sinistrement immobiles pour l’éternité.

Hallucinés, planant au-dessus du lieu de ce fantastique duel, duel dont l’issue, déjà, ne faisait plus guère de doute, ils virent la sphère agitée de soubresauts tellement atroces qu’ils en ressentaient une incommensurable angoisse.

Oui, eux, humains, avaient mal pour l’entité, l’entité inhumaine mais vivante, créature incompréhensible mais créature, qui souffrait autant qu’un élément aussi peu proche de la vie charnelle puisse souffrir, mais dont les convulsions indiquaient immanquablement la détresse, le désespoir, tant le nuage vivant devait déjà saisir mystérieusement qu’il allait périr, que la fossilisation commençait.

De quelle contexture pouvait bien être la nuée ? Ni Bruno Coqdor ni les autres cosmonautes ne s’en étaient encore tellement préoccupés. Toujours est-il que, sans doute pour condenser ses forces, la sphère diminuait considérablement de volume, tandis que sa couleur fonçait de plus en plus, indiquant en ce rétrécissement la concentration atomique.

Il n’y eut plus bientôt qu’un globe, d’ailleurs très déformé, d’un diamètre approximatif de moins de vingt mètres. Mais un globe qui continuait à s’agiter en soubresauts violents, évoquant nettement une vie qui s’en va, qu’une goule impitoyable absorbe.

Coqdor enjoignit mentalement à Râx de descendre quelque peu, au risque d’être pris dans l’attraction du sol infernal. Mais il voulait voir, assister à la fin de l’entité vampirique.

Il put constater que, vers la base, le nuage n’était déjà plus qu’une masse solidifiée. La fossilisation commençait, gagnait petit à petit l’ensemble de la sphère.

Elle diminua encore, parut rétrécir en spasmes irréguliers, affreux à voir.

Finalement, cela évoqua une baudruche qui se dégonfle, après un dernier soubresaut plus vif que les autres.

Planant dans le ciel, les cosmonautes distinguèrent alors ce qui avait été le nuage vivant, terreur du planétoïde : une sorte de roc informe, haut de sept ou huit mètres, dont les couleurs viraient au livide, sous la dominante clarté bleue.

Cela ne bougeait plus, cela se fondait avec l’ensemble de ce paysage de désolation, au milieu de la danse macabre figée des humains fossilisés.

Coqdor et Cox cessaient de lutter et, l’apport psychique n’existant plus, il n’y avait plus dynamisation par catalyse des xtaïx, si bien que le vaste nuage des oiseaux de feu pâlissait, s’estompait petit à petit jusqu’à disparaître complètement.

Alors Râx, ne bénéficiant plus du formidable stimulant, se mit à donner des signes évidents de fatigue. Il supportait depuis des heures le poids d’un homme et il n’était plus qu’un pauvre animal à bout de forces.

Coqdor, sortant lui-même de l’état second que lui avait apporté ce combat où il jouait un rôle de truchement, s’en rendit parfaitement compte. Il se sentait soudain las, meurtri, courbatu, ruisselant d’une mauvaise sueur.

Il dirigea l’animal, lui parlant doucement, vers les montagnes, où Cox les rejoignit quelques instants après.

Ils s’effondrèrent, s’étendirent à même le sol, gardant cependant les précieux cylindres à portée de main.

Râx haletait, tirait la langue, et il ne tenait plus sur ses pattes. Les ailes à demi déployées, il reprenait péniblement sa respiration, auprès d’un maître qui ne valait guère mieux.

Klaus Cox avait tenu jusqu’au bout mais il avait presque perdu connaissance.

Epsilon dominait. La lumière bleue jetait ses feux étranges sur le fond de l’infernale vallée, où les morts statufiés formaient leur ronde éternelle accompagnés désormais du plus étrange des compagnons, de la victime la plus stupéfiante de ce sol aux irradiations mortelles, un nuage qui avait été une chose vivante, qui avait semé la terreur sur le satellite.

Pendant deux heures au moins, ils restèrent ainsi, littéralement abrutis par la fatigue colossale qui les accablait.

Alors l’astronavigateur releva la tête et murmura :

— Et maintenant, chevalier, éclairez-moi… Dites-moi tout ce que je brûle de connaître… Dites-moi tout ce que vous savez sur les Mathématiques !…