CHAPITRE XI
— Pourquoi nous ont-ils donné des vêtements ?
— Parce que, après notre capture, nous étions nus !
— Ont-ils donc le sens de la pudeur ?
— Certainement pas. Un tel sentiment, purement spéculatif, leur est totalement étranger, comme la majorité des autres sentiments spécifiquement humains.
— Pourquoi ont-ils pris les xtaïx ?
— A la fois parce que les gemmes possèdent un pouvoir formidable et sans doute aussi parce qu’ils savent qu’on peut les contrer en s’en servant, soit pour le salut d’Inab’dari, soit pour toute autre raison.
— Pourquoi se sont-ils aussi emparés du parchemin virgonien ?
— Parce qu’ils peuvent avoir besoin de revenir sur le satellite, pour tenter une nouvelle moisson de xtaïx.
— Pourquoi n’ont-ils pas profité de leur présence pour épuiser le gisement jusqu’au bout ?
— Sans doute parce que le temps les presse. Inab’dari résiste et ils ont… c’est une hypothèse… le dessein de se servir des xtaïx cette fois contre Inab’dari et non en sa faveur !
— Pourquoi nous ont-ils faits prisonniers ?
— Sans doute parce que nous sommes gênants pour eux, en liberté !
— Et où nous conduisent-ils ?
Cette fois, Bruno Coqdor eut un geste vague. Lui, le subtil, se trouvait embarrassé devant une pareille question.
Knet’ag se taisait. Arimaïla était plongée dans le désespoir. Mais Giovanna et les deux aspirants ne cessaient de questionner le chevalier de la Terre. Ils faisaient totalement confiance à l’homme aux yeux verts et le harcelaient, se basant sur sa profonde psychologie, sur ses facultés divinatoires.
Coqdor soupira :
— Vous voulez trop en savoir, mes enfants. Il est vraisemblable que les Mathématiques ne veulent pas notre mort ; non par humanité mais simplement parce que cela ne leur servirait à rien et je suis persuadé qu’ils ne font jamais que ce qui présente, du moins à leurs yeux, un profit quelconque. Ils nous emmènent avec eux, c’est très simple. Nous sommes, soit d’Inab’dari, soit alliés d’Inab’dari puisque nous faisons cause commune avec ceux qui cherchaient les xtaïx. Ils doivent nous considérer comme des prisonniers de guerre, rien de plus ni de moins…
Ils étaient depuis des heures dans un petit compartiment d’un astronef parfaitement sphérique où les avaient conduits les Mathématiques après leur capture. Ce qu’ils avaient pu en entrevoir laissait à penser que rien n’y était laissé au hasard et que tout était rigoureusement utilitaire et fonctionnel sans qu’on ait pu consentir au moindre détail fantaisiste.
Ainsi que l’avait dit plaisamment Jonson : nous sommes à bord d’un vaisseau spatial hygiénique.
Mais rien ne manquait : air conditionné, installation d’eau, lumière, apport à heures régulières de repas purement nutritifs sans concession au goût, système de literie, etc.
— Tout ! grondait Aligro. Pour qu’on périsse d’ennui !
— Et pourtant, avait rétorqué Coqdor, je suis sûr que ces êtres-là doivent vivre, non seulement à bord mais dans leur monde, avec de telles conditions d’existence. Rien de gratuit ! Tout est strictement utile et si je puis dire : rentable !
Il y avait déjà trois tours-cadran qu’ils étaient prisonniers. Le sphéronef mathématique les emportait et ils ne voyaient pas leurs geôliers. Tout se passait dans un automatisme absolu depuis qu’on leur avait apporté des vêtements. Des tenues spatiales rigoureusement semblables, destinées à l’origine à ces hommes qui se ressemblaient tous. Si bien que si Coqdor et Jonson étaient un peu à l’étroit, Aligro était à peu près convenablement habillé et Knet’ag flottait par la taille s’il était vêtu trop court en ce qui concernait les manches.
Les deux jeunes femmes, dissemblables, avaient dû tant bien que mal s’adapter à ces tenues, tant il est vrai que la coquetterie interplanétaire ne perd jamais ses droits.
Arimaïla était sans doute la plus malheureuse. Dépouillée des xtaïx, du précieux parchemin, elle se serait abandonnée au pire sans l’intervention de ses compagnons. Giovanna et Coqdor s’étaient efforcés de la réconforter, mais elle voyait tout perdu et particulièrement la chute d’Inab’dari.
Knet’ag, accablé, gardait un mutisme farouche et s’isolait, s’enfermait dans un chagrin que chacun respectait.
Aligro et Jonson échafaudaient des projets d’évasion mais comme on avait conscience de foncer à travers l’immensité du vide, quelque part dans la constellation du Lion, c’était provisoirement le domaine de l’imagination qui l’emportait.
Coqdor, lui, songeait longuement. Il déplorait de n’avoir pas plus de contacts avec cette curieuse race. En particulier, il avait été frappé par le spécimen féminin, qu’il croyait avoir entendu nommer Im’, ou quelque vocable approchant.
Une femme ? C’était morphologiquement une femme, mais quant au reste…
Giovanna lui avait aussi demandé ce qu’il en pensait : ces créatures étaient-elles des robots, animés par quelque puissance inconnue ?
Coqdor n’était pas de cet avis.
— Non ! En dépit du très petit moment où nous les avons côtoyés, après ce sauvetage dont nous avons été si mal récompensés, je reste persuadé qu’ils sont de chair et de sang…
— Il y a des androïdes parfaits, chevalier, dans certains mondes, et qui donnent l’impression de la vérité humaine, jusqu’à la thermie, jusqu’aux petites réactions…
— Oui, chère Giovanna. Mais ce ne sont, malgré tout, que des mécaniques merveilleuses, des machines. Tenez ! Un détail ! Il y a ici une installation sanitaire impeccable… Pensez-vous qu’elle a été établie à notre intention ? Je ne le crois pas. Cela suppose des nécessités très simplement humaines et je suis sûr qu’il en existe de semblables dans les compartiments où ils habitent. Et ils se nourrissent et ils dorment, croyez-moi !
Giovanna avait bien avancé l’idée que de telles cabines étaient destinées à d’éventuels prisonniers, les Mathématiques ayant souvent fait des captifs. Mais Coqdor n’était pas convaincu. Il croyait fermement à la nature biologique de leurs ennemis. Quant à la sensibilité, à la psychologie, c’était une autre histoire.
Arimaïla parlait d’Inab’dari, qui avait sans doute, croyait-elle, succombé à l’invasion. Et, d’autre part, il y avait le mystère du Grand Cœur, ce pulsar déifié par son peuple et qui donnait des signes d’épuisement.
— Croyez-vous, chevalier Coqdor, que les Mathématiques y soient pour quelque chose, qu’ils s’en soient pris au Grand Cœur ?
— Rien n’est impossible, mon enfant. Je pense cependant que nous serons fixés avant peu. Car les Mathématiques doivent penser que, conquérants des xtaïx, nous avons un rôle à jouer dans cette aventure…
— Et, s’écriait la jeune femme avec exaltation, s’ils veulent tuer le Grand Cœur, pourquoi ? Pourquoi un tel crime ?
Là encore, Coqdor ne savait que répondre. Un forfait aussi titanesque paraissait en effet dénué de toute raison. Mais qui pouvait expliquer le comportement froid et implacable des Mathématiques ? S’ils s’en prenaient à un pulsar (mais alors, avec quels formidables moyens ?) ils devaient avoir un intérêt. Et cet intérêt lui échappait encore totalement.
On ne voyait jamais les étranges cosmonautes inhumains. Tout se passait par automation, ce qui ne manquait pas de créer chez les captifs un état d’exaspération qui ne faisait que croître et embellir au fur et à mesure que s’écoulaient de mornes heures.
Aligro et Jonson complotaient. Le coup classique. Dès qu’un Mathématique montrerait le bout de son nez, on se jetterait sur lui. Advienne que pourra ! Il était impossible de demeurer éternellement dans cette situation débilitante.
Coqdor ne pouvait contrer un pareil projet et se contentait de conseiller la prudence aux deux jeunes gens, tout en admirant leur vaillance.
Et l’occasion se présenta. Dénués de tout, ils n’avaient pu apprécier le laps de temps écoulé depuis leur chute aux mains des Mathématiques et, du moins il était permis de le supposer, le départ du sphéronef vers l’espace.
On se rendait bien compte que l’astronef fonçait, mais à part les vibrations habituelles aux vaisseaux spatiaux, on n’entendait jamais rien.
Aussi furent-ils tous en éveil dès qu’une porte grinça.
Une femme parut. Toujours la même, du moins si ces créatures n’existaient pas en plusieurs exemplaires ainsi qu’ils avaient pu le constater pour l’élément mâle.
Aligro et Jonson bondirent tels deux fauves mais leur élan fut stoppé net et ils roulèrent sur le plancher métallique, agité de convulsions tétaniques. Horrifiés, Giovanna et Arimaïla, Knet’ag et Coqdor regardaient et s’apprêtaient à leur porter secours.
La voix incolore s’éleva :
— Ne craignez rien pour eux. On les a seulement mis hors d’état de nuire. Je vous conseille à tous de vous tenir tranquilles…
Knet’ag serrait les poings et les yeux d’Arimaïla jetaient des éclairs.
Coqdor leur fit signe de rester calmes.
— Qu’attendez-vous de nous ?
Il n’eut pas de réponse. Quatre hommes (si c’étaient bien des hommes) pénétrèrent à leur tour. Deux étaient armés, portant de bizarres engins en lesquels il était aisé de deviner des émetteurs de rayons paralysants. C’était sans doute par ce moyen qu’on avait neutralisé Aligro et Jonson.
Les deux Mathématiques suivants amenaient un appareil évidemment n’ayant rien de belliqueux. Monté sur un petit chariot, un cube avec des éléments très complexes, et un casque attenant par des fils.
Les deux gardes armés tenaient en respect Coqdor et ses compagnons. Et les deux autres, avec cette impassibilité qui faisait mal, se penchèrent tour à tour sur les deux garçons maintenant immobiles, les yeux ouverts, mais évidemment dans l’incapacité de faire le moindre mouvement.
L’un après l’autre, on leur ajusta le casque. Des voyants clignotèrent sur l’appareil, des signes bizarres apparurent sur des cadrans et des signaux sonores se firent entendre.
Rien ne laissait supposer que les exécutants étaient satisfaits ou non, étonnés ou déçus.
Ils abandonnèrent les deux hommes immobilisés et s’avancèrent, sous l’œil glacé de la femme, vers les autres captifs.
Sous la surveillance des gardes, ces derniers durent, les uns après les autres, se soumettre à ce test.
Même froideur, même indifférence apparente de la part des Mathématiques. Il y avait ceux qui opéraient et les autres étaient aussi statiques, aussi neutres que des mannequins.
Les captifs commençaient à se demander où on voulait en venir. La femme se dirigea vers la porte. Les gardes tenaient toujours les prisonniers en respect mais tandis qu’un des opérateurs poussait devant lui le chariot avec l’appareil, le second prenait Giovanna par un bras et l’entraînait.
Affolée, elle cria :
— Non !… Que me veulent-ils ? Je ne veux pas !…
Aligro et Jonson, toujours au sol, paralysés mais lucides, devaient souffrir mille morts en entendant leur amie supplier ainsi. Instinctivement, Bruno Coqdor, Arimaïla et Knet’ag avaient fait un pas en avant pour se précipiter au secours de la jeune fille.
Ils tombèrent tous les trois, enserrés dans l’invisible réseau des ondes paralysantes.
Et les Mathématiques se retirèrent, entraînant une Giovanna échevelée et gémissante.
Du temps passa.
Petit à petit, les uns après les autres, les cosmonautes avaient senti s’amenuiser l’effet ondionique. La circulation reprenait son rythme normal, ils respiraient mieux, ils pouvaient remuer un peu les membres.
Et l’attente interminable recommença.
Ils parlaient peu, plus qu’inquiets sur le sort de Giovanna.
Ils eurent droit à un repas, selon la règle déjà établie mais ils n’y touchèrent guère. Et puis, ces aliments sans saveur aucune ne provoquait nulle appétence.
Nouveau grincement, porte qui s’ouvre.
Ils bondirent, prêts à tout mais sans grand espoir d’agir, se sentant à la merci de l’ennemi.
Giovanna seule parut et se jeta dans les bras de Knet’ag, le premier qui la reçut.
Longuement, elle pleura et ils l’entourèrent tous, lui parlant gentiment, essayant de calmer son émoi. Du moins pouvaient-ils constater qu’elle était indemne. Mais son psychisme semblait fortement perturbé.
Enfin, elle reprit un peu ses esprits et narra ce qu’elle avait subi.
On l’avait menée dans une pièce blanche, glacée comme tout le reste, et là, mise nue, elle avait été étendue sur une table aussi froide que le reste, sans le moindre souci de confort.
La femme mathématique et ses acolytes l’avaient longuement observée puis elle avait vu qu’on lui montrait un xtaïx. On le lui avait remis en la prévenant, de ce ton presque sans timbre, sans la moindre vibration humaine, d’avoir à se méfier et de se contenter de tenir la gemme en main, sans chercher à s’en servir pour émettre une réaction en sa propre faveur.
Certes, l’idée en avait effleuré aussitôt Giovanna, mais elle avait compris qu’à la moindre velléité d’attaque au moyen du précieux caillou elle serait immédiatement frappée sans pitié. Parce que les paralyseurs demeuraient braqués sur elle.
Alors, passive, résignée, elle s’était abandonnée, se contentant de maintenir le xtaïx entre ses doigts, rageant intérieurement de ne pouvoir l’utiliser efficacement. On la guettait et elle avait l’impression qu’on pénétrait ses moindres pensées.
Mise en route d’appareils, établissement de circuits, crépitement d’étincelles.
Giovanna avait senti un courant la traverser, atteindre son cerveau. Petit à petit, bien que demeurant lucide, elle avait compris qu’elle n'était plus qu’un instrument à la disposition des Mathématiques.
Elle eût voulu lâcher le xtaïx que cela eût été impossible, ses réflexes ne dépendant plus d’elle.
Et l’oiseau de soleil avait fait son apparition, cela hors de la volonté de Giovanna, c’est-à-dire en contradiction formelle avec la norme puisque les hologrammes ne se manifestaient jamais qu’en accord avec l’esprit humain.
Giovanna était horrifiée.
Elle comprenait dans quelle effroyable mesure on se servait d’elle, de son corps, de son cerveau, de tout son métabolisme.
Longuement, les impassibles androïdes avaient poursuivi l’expérience, sans paraître plus se soucier de la personne de Giovanna — pourtant au centre de leurs travaux – que de n’importe quel rouage de leur installation.
Ils observaient l’oiseau magique, le filmaient, le photographiaient, avec des moyens complexes que Giovanna ignorait mais qui lui paraissaient relever d’une technologie supérieure.
Enfin, sans doute satisfaits (mais sans rien en laisser paraître), ils terminèrent leurs essais.
Le courant cessa de se manifester. Giovanna se sentit plus libre. Mais elle était épuisée et elle desserra les doigts, laissant tomber le xtaïx.
L’oiseau de soleil avait disparu.
On enjoignit à la jeune fille d’avoir à se rhabiller et c’est alors qu’elle fut reconduite à la cabine servant de prison.
Elle pleurait et tout son récit avait été entrecoupé de sanglots. Knet’ag restait silencieux, la tenant contre lui, caressant les beaux cheveux de la jeune fille. Les deux Terriens le regardaient. Ils n’étaient pas jaloux, tout était tellement extravagant.
Coqdor et Arimaïla, à tour de rôle, lui parlaient doucement, cherchant à apaiser l’émotion qui la faisait encore trembler.
Finalement, ce fut l’homme d’Inab’dari qui posa la question :
— Chevalier Coqdor, que concluez-vous ?
L’homme aux yeux verts se mordit les lèvres, les regarda à tour de rôle.
— Je ne peux avancer qu’une hypothèse… Mais c’est terrible !
— Parlez ! Parlez !
— Eh bien, je crois savoir maintenant pourquoi les Mathématiques font des prisonniers sur les planètes qu’ils attaquent. Ils ont besoin de la nature humaine. Parce que les miraculeux xtaïx ne réagissent qu’avec un être vivant, homme ou femme, voire avec un transfert sur un animal. Mais en aucun cas un Mathématique ne saurait s’en servir, puisqu’il est, bien que charnel, inhumain, dépourvu d’âme.
Il y eut un instant de lourd silence, qu’Aligro rompit enfin :
— Si bien que, selon vous, les malheureux esclaves servent de catalyseurs pour la dynamisation des xtaïx… et qu’on les utilise alors pour mener à bien les entreprises de ces salauds !… Attaquer une planète… ou bien encore…
— Ou tuer un soleil ! Oui, Aligro !
Ils étaient maintenant muets, accablés, désemparés. Ils avaient conscience de leur impuissance, du rôle à la fois passif et sinistre que leurs ennemis escomptaient leur faire jouer dans la guerre interplanétaire.
Ils ne pouvaient plus rien faire. Rien.
Et le sphéronef mathématique poursuivait sa route, immuablement, vers des mondes inconnus.