CHAPITRE II

Une construction baroque, faite d’un soubassement en étais obliques, supportant une sorte de rotonde surélevée de cinq ou six mètres.

Une rotonde décagonale, constituée par des compartiments aux parois inclinées de bas en haut. Lesdits compartiments fermés par une simple vitre, laissant voir l’intérieur.

Au-dessus, une flèche. Une flèche immense, haute de cinquante ou soixante mètres, dressée comme un aiguillon vers le ciel.

Tel quel, l’ensemble pouvait évoquer un observatoire, un relais de radio ou de télé, un radar ou quelque chose d’analogue. Mais Klaus Cox ne pouvait en discerner la véritable destination.

Ce qui l’effarait, c’était ce qu’il apercevait dans les compartiments des dix côtés de la rotonde.

Chacun renfermait un être humain. Homme. Femme.

Chaque personnage ainsi enfermé y était immobilisé, les bras en croix, les jambes légèrement écartées, la face tournée vers le ciel puisque les compartiments étaient inclinés à trente ou quarante degrés.

Captifs ? Suppliciés ? Officiants de quelque culte inconnu ?

Ou plutôt, étant donné que tout portait à croire que ces gens fussent les éléments de quelque invention des Mathématiques, éléments d’un système à utilité indéniable, installés là pour un but bien précis, selon les normes de ce peuple qui ignorait la gratuité.

Klaus Cox écarquillait les yeux et, pour mieux voir, il reprit ses jumelles. Il observa longuement.

Son cœur était atrocement serré parce qu’il lui semblait partager le sort de ces malheureux. Des victimes, bien sûr. Non victime d’une cruauté inutile, d’une répression superfétatoire, mais sans nul doute d’un procédé qui exigeait leur présence dans ce triste appareil, c’était tout.

Ils étaient revêtus ou plutôt enrobés d’une sorte d’armure luisante de tons argentés, rappelant l’uniforme des Mathématiques déjà entrevus. Mais cette carapace devait avoir une raison non spéculative. Klaus Cox remarqua qu’il y attenait des sortes de petits plots, posés en certains points du corps du patient, plots eux-mêmes donnant naissance à des fils métalliques qui partaient vers un centre qu’il ne pouvait déterminer.

Chacun des sujets était ainsi marqué au front, aux tempes, au sternum, à l’ombilic, au sexe, ainsi qu’aux épaules, coudes, genoux et chevilles.

— Des électrodes, murmura instinctivement Klaus. Des électrodes qui doivent avoir pour but de capter la vitalité, le métabolisme du patient. On les a judicieusement disposées à tous les points vitaux de l’humain… Mais pourquoi ? Pourquoi ?

De sa place, il voyait distinctement trois des prisonniers. Car il ne pouvait s’agir que de captifs, non de Mathématiques eux-mêmes. Encore qu’il ne pût comprendre à quoi rimait cet appareillage extravagant, l’astronavigateur devinait aisément que la race inhumaine se servait sans vergogne de ces malheureux glanés au cours des incursions planétaires et dont on disait à Inab’dari que leur sort demeurait jusque-là inconnu.

Klaus, à la jumelle, détailla les trois êtres qu’il voyait. Deux hommes et une femme. Tous immobilisés dans cette attitude de crucifiés, incapables certainement du moindre mouvement, voués simplement à n’être plus que des rouages de l’installation totale.

Un des hommes et la femme lui parurent relever du type d’Inab’dari, le visage, seul apparent des personnages, offrant en effet des caractéristiques rappelant la race d’Arimaïla et de Knet’ag.

Le second homme était différent. Plus petit, le faciès très blanc, les yeux bridés comme les Asio-Terriens, il évoquait un de ces individus que Klaus avait aperçus à l’escale de Léo IX. Encore que cette planète n’eût jamais été attaquée directement par les Mathématiques, rien n’interdisait de croire que ce malheureux ne fût un prisonnier fait au cours d’une capture d’astronef.

Les angles ne permettaient pas une observation des divers autres captifs, car Klaus ne doutait plus que chaque compartiment ne contînt un humain.

De sa place, il n’en voyait pas plus mais c’était éloquent. Il eût voulu évoluer autour de la colline et partant de la construction, mais il devinait que les Mathématiques étaient outillés pour détecter toute approche. Il n’était même pas impossible qu’il fût déjà repéré ainsi que Râx.

Jusqu’à nouvel avis, il se devait donc de garder une prudente réserve, quitte à attendre la nuit pour se rapprocher. Certes, les écrans de radar pouvaient le signaler, les yeux électriques réagir à son avance. Mais avait-il le choix ?

Râx, qu’il fût ou non inspiré par Coqdor, se tapissait au sol et gardait une immobilité de statue. Klaus soupira :

— Que faire ? Dieu du cosmos ? Que faire ?

Il se jugeait passif, inutile, impuissant. Tout ce qui émanait des Mathématiques était donc monstrueux, aberrant ? « Mais non, lui eût soufflé Coqdor, rien de ce qu’ils font n’est gratuit, tout a un sens. » Du moins, selon leur éthique, pensait Klaus, une éthique hors de toute sensibilité.

Il était embarrassé. Deux heures environ s’écoulèrent. Puis il crut que ses yeux le trahissaient, qu’il avait des hallucinations à force de contempler l’ahurissante construction.

Il lui semblait qu’elle commençait à frémir, à osciller sur sa base, sur les soubassements faits d’éléments obliques.

Râx tressaillit, leva la tête, darda ses yeux d’or, ce qui fit comprendre à Cox qu’il ne se trompait pas et que le pstôr, lui aussi, avait été alerté.

La machine, quelle qu’elle fût, se mettait en marche.

Et c’était bien ce qu’il avait cru détecter tout d’abord, l’ensemble penchait lentement et commençait doucement à tourner, si bien que, à partir des étais de base, la rotonde et l’immense flèche de métal maintenant étincelante au soleil Epsilon, oscillaient en un formidable mouvement.

Mouvement qui devint petit à petit tournant, permettant à Klaus Cox de distinguer d’autres faces de la rotonde, et partant les autres victimes.

Jumelles aux yeux, atrocement crispé, il les détaillait au fur et à mesure que l’ensemble exécutait un tour presque complet.

Et, tout à coup, il eut un hoquet, une sorte de râle qui l’étranglait :

— Giovanna !

Il venait de la reconnaître. Certes, jamais Klaus Cox n’avait fait le moindre brin de cour à sa coéquipière, considérée par lui comme un vrai copain, à l’encontre des aspirants. Mais la revoir ainsi lui déchirait le cœur et faisait bouillir son sang de colère.

Se précipiter ? Mais que faire d’utile contre cette fantastique installation, dont il pouvait d’ailleurs se demander la destination réelle ? Il ne pouvait provisoirement que ronger son frein, assister sans bouger à ce qu’il pouvait considérer comme un supplice inédit.

Mais non ! Cela avait été assez dit. Un supplice est chose stérile et ne satisfait que les sadiques qui l’ordonnent ou l’exécutent. Les Mathématiques ne faisant jamais rien sans raison pratique devaient avoir un intérêt puissant à avoir construit cette aberrante mécanique.

Et Klaus vit petit à petit l’ensemble qui tournait, se penchait de plus en plus, et Giovanna passa sous ses yeux, le céda à d’autres patients. Il compta ainsi trois femmes et sept hommes, occupant les dix pans du décagone.

A quoi tout cela rimait-il ? Klaus, fasciné, regardait l’énorme chose qui continuait à la fois à tourner et à se pencher, revenant parfois en arrière, comme hésitant, corrigeant à plusieurs reprises son degré d’inclinaison.

Cela évoquait un manège de cauchemar, une attraction démente dans un monde forain hallucinant. Ou peut-être s’agissait-il d’un observatoire ? D’une sorte d’arme formidable qui se braquait ainsi vers le ciel ? Oui pouvait deviner ?

Un canon thermique ? Atomique ? Un fulgurant géant ? Des pensées folles se bousculaient dans le crâne de l’astronavigateur. Enervé, il se crispait sur la seule chose vivante qui fût près de lui, à savoir le brave Râx, lequel gardait sagement l’immobilité, soit de lui-même, soit qu’il fût conditionné à distance par Bruno Coqdor.

La tourelle tournait toujours, accélérait le mouvement pour ralentir brusquement et repartait encore en arrière, tout en se penchant, se redressant, cherchant apparemment une orientation délicate à réaliser. Et les patients apparaissaient au fur et à mesure des fluctuations de cet appareil de titan, posant la plus effarante des questions : observatoire ? Projecteur géant ? Armement inédit ? Dans tout cela à quoi correspondait la présence de ces humains qui, de toute évidence, ne se trouvaient pas là volontairement mais y avaient été astreints, tels des esclaves peut-être sacrifiés d’avance, par les impitoyables Mathématiques ?

Et, tout à coup, après des oscillations qui parurent à Klaus Cox durer des siècles, le tout s’immobilisa.

De telle sorte que de sa place il ne distinguait plus qu’à peine Giovanna, la jeune femme se trouvant dans un compartiment dont la plus grande partie échappait à sa vue. Il voyait cependant deux hommes et une autre femme, toujours dans la même posture qui devait leur peser lourdement, engendrant une redoutable ankylose, des troubles circulatoires et musculaires.

Il était affolé. Il rageait de son impuissance. Et cependant il voulait voir, il se disait que cette stabilisation devait correspondre à quelque chose de précis.

On ne voyait toujours personne alentour, les Mathématiques (qui, sinon eux ?) devant se trouver soit dans la tourelle même, soit dans les soubassements, ce qui laissait supposer une installation en sous-sol.

Maintenant, il contemplait l’énorme mécanique. Le décagone était très incliné et la flèche capitale se braquait, telle une menace, vers l’azur céleste.

Klaus se disait que quelque chose allait se produire, que tout cela correspondait à on ne savait quel plan diabolique conçu par ce peuple qu’il ne connaissait pas mais dont la seule évocation engendrait un malaise.

Il attendit encore un bon moment. Râx ne bougeait pas.

Puis Cox eut l’impression que la tour, si elle ne se déplaçait plus, devait se mettre à vibrer. Il ressentait en effet d’étranges ondes et croyait détecter un vrombissement discret mais continu.

Puis la flèche dominant l’ensemble s’embrasa.

Elle vira du jaune au rouge puis au blanc, étincelant de telle sorte que Cox battit des paupières, ébloui.

Mais il voulait voir, voir à tout prix.

Râx avait frémi et sifflait mystérieusement.

Alors, de la pointe extrême de l’aiguille dominante, une lueur jaillit. Une lueur qui prenait forme d’une lance éblouissante dardée dans le ciel comme la lame d’un stylet de démiurge.

Cette lance crût, s’allongea démesurément et Cox, stupéfait, vit qu’elle partait tout droit, vers un azimut qui ne correspondait à rien pour lui mais devait avoir un but bien précis, un but que les oscillations interminables de la tourelle avaient eu pour raison de viser minutieusement.

Longtemps, Klaus Cox regarda.

Il était décidé à ne pas rester passif. Mais il préféra attendre la nuit.

Repéré ou non par les Mathématiques, il voulait en finir, quitte à sacrifier sa propre vie.

Il souffrait de voir Giovanna et d’ailleurs ces frères humains inconnus soumis à ce traitement barbare, tant il est vrai que dans tous les mondes la science fait bon marché de l’humanité sous prétexte de la servir. Mais quels pouvaient être les buts prétendus humanitaires de gens tels que les Mathématiques ?

Il patienta, au prix d’un grand effort sur lui-même. Il dut subir ainsi une journée entière du satellite. Il crut voir glisser une nuée vivante sur l’horizon, mais elle disparut bientôt.

Ce fut le crépuscule, les rayons pourpres crevant le bleu ambiant qui baignait tout. La tour demeurait braquée dans la même direction, encore qu’il parût à Klaus qu’il y eût, au cours de la journée, une légère modification de l’angle de visée.

Et la flèche lumineuse était toujours là, irradiant d’autant plus que venait le soir, l’obscurité.

Il réfléchissait, cherchant à comprendre les mille problèmes qui se posaient.

La tour évoquait un gigantesque poignard menaçant… qui ou quoi ?

Il pensa que, peut-être, la modification de direction pouvait correspondre simplement au mouvement de rotation du planétoïde.

Et puis il chassa toutes les questions, toutes les hypothèses.

Il fourra ses doigts sous sa chemise, saisit le xtaïx.

Il le serra avec force, se leva. Râx l’imita.

Ils se rapprochèrent de la tour fantastique.