CHAPITRE V
Il y avait bien quelques difficultés de dialogue. Toutefois, le code spalax, ce langage interplanétaire établi dans toutes les planètes civilisées avait déjà pénétré dans le monde du Lion. Si bien que l’étudiante Arimaïla et le jeune forban Knet’ag en possédaient au moins les rudiments.
L’une avait tout naturellement étudié le spalax à l’université alors qu’elle se préparait à l’école des cosmonautes, l’autre en avait glané les éléments parmi les flibustiers de l’espace auprès desquels il avait vécu plusieurs de ses jeunes années.
Ainsi, avec le chevalier Coqdor, expert en communication avec les humanités de l’espace, on commençait à s’expliquer. Et les pièces du puzzle se reconstituaient petit à petit.
Giovanna Ansen, en sa qualité de femme, participait aux conversations. Déjà, elle sympathisait beaucoup avec Arimaïla. A peu près du même âge, l’une comme l’autre formées à la rude école spatiale, elles aidaient beaucoup aux échanges.
C’était elle qui avait minutieusement expliqué aux deux rescapés ce qui s’était passé lors de leur folle équipée dans les nues du satellite.
Coqdor était un médium subtil. Mais il voyait ses facultés centuplées depuis qu’il commençait à savoir utiliser cette pierre dont il savait à présent que les naturels d’Inab’dari l’appelaient le xtaïx.
Ainsi, il avait détecté tout d’abord la planète inconnue sur laquelle devait en principe se trouver le gisement des précieuses gemmes. Certes, il ne savait pas exactement encore quelle en serait l’utilité, mais tout portait à croire que le salut d’Inab’dari menacé par les Mathématiques en dépendait. Et comme les autres planètes du Lion se révélaient à peu près incapables de venir en aide à ce monde en détresse, les Terriens et autres Solariens constituant l’équipage s’étaient lancés dans l’aventure, en dépit de quelques grognements d’usage dus au commandant Martinbras.
Ils avaient trouvé la petite planète sans grande difficulté. Toutefois, le prudent Coqdor avait tout mis en œuvre pour en sonder les abords. La réputation de malédiction pouvait n’être pas seulement une légende, de telles histoires ayant fréquemment une base trop réelle.
Il avait ainsi pressenti la présence d’un ennemi. Mais d’un ennemi d’un style un peu particulier. Des hommes, des femmes ? Oui, sans doute. Mais d’une incroyable insensibilité, au comportement robotique et cependant parfaitement raisonné, ce qui constituait le plus parfait des non-sens.
D’autre part, il y avait une présence humaine. Rigoureusement humaine et le chevalier au regard vert, plongé dans la méditation la plus profonde, s’appuyant sur les irradiations fantastiques de l’oiseau flamboyant né de la manipulation et de l’illumination de la gemme xtaïx, avait été amené à supposer qu’il s’agissait d’un couple.
Rien qu’un couple de cosmonautes sur ce monde perdu ? Il avait tout d’abord imaginé qu’il se trouvait là les derniers survivants de quelque naufrage spatial.
Bientôt, on découvrait dans la splendeur azurée de la petite planète les périls étranges qui la caractérisaient. Et particulièrement ces nuées vivantes, animées d’un psychisme incompréhensible, envoûtantes et vampiriques.
Enfin, Coqdor parvenait à situer les deux êtres volants, enveloppés par le nuage monstrueux. Alors il utilisait Râx, le pstôr, pour aller à leur secours.
Certes, se servant du cerveau de l’animal en tant que relais, en parfaite symbiose avec sa propre pensée, Coqdor pouvait diriger Râx à son gré et recevoir les impulsions visuelles ou purement sensitives éprouvées par le dogue-chauve-souris.
Cependant, ayant estimé à leur juste valeur les effets des nuées fantastiques, le chevalier de la Terre s’était bien gardé d’y précipiter ainsi son fidèle ami, ce qui eût équivalu à le livrer à cette entité exceptionnelle. Il s’était alors servi du xtaïx, créant autour de Râx une sorte d’aura de fréquence, véritable armure invisible destinée à le protéger contre les attaques.
Râx avait donc pu impunément traverser la masse des nuées sans le moindre dommage, ce qui n’avait sans doute pas été sans perturber fortement l’entité peu habituée à une telle résistance.
Bien plus ! Râx lui avait arraché ses proies pour les ramener au sol, entre les mains des membres de l’équipage solarien. Et Knet’ag, déjà envahi par la force psychique de la nuée terrible, saisi lui aussi dans l’irradiation de Râx, irradiation consécutive aux effets du xtaïx, l’avait vu surgir dans le firmament comme un véritable dragon, comme une créature encore plus extraordinaire qu’elle ne l’était déjà au naturel, quitte à le voir dans ses véritables proportions au fur et à mesure que, redescendant vers l’astronef, il avait senti son cerveau se laver des influx contradictoires qui ne cessaient de le pénétrer depuis un bon moment.
Arimaïla et Knet’ag avaient donc écouté avec la plus grande attention le récit de Giovanna. Maintenant, ils commençaient à comprendre.
A leur tour, ils avaient longuement parlé de leur planète patrie, Inab’dari.
Ils avaient évoqué ce petit monde qui leur était cher et Knet’ag, mis en confiance, avait avoué son passé, ne trouvant qu’indulgence et compréhension chez une fille telle que Giovanna Ansen, un homme tel que Bruno Coqdor.
Ils avaient narré la menace de cette race étrange qu’on nommait, faute de mieux, les Mathématiques, eu égard à leur comportement incompréhensible, et comment Inab’dari se trouvait menacé.
Arimaïla avait évoqué alors l’histoire du Grand Cœur.
— Quel est ce Grand Cœur ?
— En réalité, il s’agit d’un pulsar, invisible évidemment pour le profane, mais tellement connu que l’imagination populaire s’en est emparée depuis que nos astronomes l’ont révélé. Ceux d’Inab’dari sont persuadés que la régularité de ce pulsar, aussi rigoureusement rythmé que les autres émetteurs-radio émanant des mystérieux astres noirs, correspondait à une protection divine pour notre planète… Légende… Féerie… Besoin de surnaturel… Tout cela est bien légitime…
— C’est mon avis, assura Coqdor, et de telles croyances existent partout à travers l’univers, les humains, quels qu’ils soient, éprouvant le besoin de saisir une manifestation de la divinité dans la parfaite harmonie cosmique…
— Hélas ! chevalier. Le pulsar s’est soudain déréglé. On ne constatait plus la perfection de son rythme, mais une irrégularité angoissante. Cela s’est répandu dans le public et une rumeur n’a pas tardé à affoler Inab’dari : le Grand Cœur ne palpite plus que comme un simple organe frappé à mort. Le Grand Cœur, protection tutélaire de notre planète, va périr… Inutile de préciser que ce fut un début de panique… Les autorités tentèrent d’enrayer ces craintes réputées pure superstition. Et sans doute y serait-on parvenu… Mais il y a eu, parallèlement, les premières attaques des Mathématiques… Cette fois, cela paraissait trop bien correspondre au malaise du Grand Cœur… Si bien que non seulement il nous faut combattre mais encore il y a le désespoir, le défaitisme d’un peuple qui se croit abandonné de son dieu…
Arimaïla avait ainsi défini strictement la situation de son monde patrie.
Giovanna lui avait pris affectueusement la main et le monstre Râx, couché aux pieds des deux jeunes filles, avait levé la tête, fixant sur elle ses yeux dorés, ronronnant doucement comme pour l’apaiser, et se mettant gentiment à lui lécher les mains.
Arimaïla en était tout émue. Knet’ag, lui, essayait de demeurer impassible, ainsi qu’on le lui avait enseigné chez les pirates.
Les yeux verts du chevalier de la Terre allaient de l’un à l’autre et, comme toujours, il les regardait avec un soupçon d’ironie dans sa bienveillance apparente qui n’était d’ailleurs pas feinte.
Arimaïla, cependant, voulait mettre les choses au point et l’homme venu de la lointaine Terre se divertissait de voir cette petite personne décidée, enthousiaste, sincère, qui cherchait les plus petits détails.
La question qu’elle posa alors, il est vrai, était d’importance :
— Chevalier, ni vous, ni vos coplanétriotes, ni l’astronef du commandant Martinbras n’ont touché Inab’dari…
— Non ! Notre dernière escale a été Léo IX.
— Et cependant, je vous trouve ici, providentiellement puisque non seulement vous nous avez sauvés, Knet’ag et moi, mais encore vous allez nous permettre de mener à bien notre mission…
— En y participant, si vous n’y voyez aucun inconvénient !
— Nous en serons heureux. Mais je voudrais savoir les raisons de votre présence ici…
— … Alors que, normalement, nous n’avions rien à y faire. Eh bien, demandez-moi donc comment je suis en possession d’un xtaïx…
Il expliqua alors comment une femme inconnue l’avait abordé à Léo IX, lui avait remis le préciosissime caillou. Et c’était un peu après ce moment que l’astronavigateur Giovanna Ansen s’était aperçu de la rupture du rythme du pulsar, de ce pulsar que ceux d’Inab’dari appelaient le Grand Cœur et croyaient le dieu tutélaire protégeant leur planète.
— Cette fille… pouvez-vous me la décrire ?
— Jeune. Assez belle. Brune et d’aspect farouche… Des yeux étrangement flamboyants…
Knet’ag et Arimaïla se regardaient, s’interrogeant muettement. Que de filles d’Inab’dari pouvaient correspondre à un tel signalement !
— Mais… ce caillou… cette gemme ?
Bruno Coqdor le montra. Arimaïla soupira :
— Je me demande s’il ne s’agit pas du seul exemplaire existant sur Inab’dari et qui a été dérobé dans les laboratoires officiels…
— Je pense que tu as raison, dit Knet’ag. Ce doit être le même.
— Ce n’est pas impossible, admit Coqdor. De toute façon, son efficacité est indéniable et il va nous permettre de poursuivre notre quête…
Il allait continuer à commenter, dire comment, après l’appel de détresse de la planète Inab’dari, les Terriens avaient demandé des précisions par sidéroradio à Léo IX, seul monde du Lion qu’ils aient visité.
A ce moment, une alerte sonna à travers le navire spatial. Les détecteurs ondioniques signalaient un mouvement d’un groupe humain, quelque part dans les collines voisines. Le réseau franchissait difficilement les obstacles naturels mais il était vraisemblable que les inconnus, passant par une faille de la montagne, avaient été saisis dans le faisceau invisible et ainsi repérés.
Arimaïla et Knet’ag avaient bondi.
— Les Mathématiques !
De toute évidence, il ne pouvait s’agir que des effrayants insensibles. Coqdor et Giovanna les rassurèrent. Sur le Fulgurant ils ne risquaient rien, mais les deux enfants d’Inab’dari étaient anxieux et inquiets…
En accord avec le commandant, on établit rapidement un plan de campagne.
Il fallait trouver le désert où, d’après le parchemin virgonien, existait le fabuleux gisement des fabuleuses pierres. Or, se déplacer avec l’astronef était impensable. Un canot-soucoupe se fût aisément fait repérer. On décida donc de renoncer à tout moyen de transport, y compris le petit engin qui avait amené Knet’ag et Arimaïla depuis leur planète patrie.
Bruno Coqdor organisa l’expédition, laquelle devait tout bonnement partir à pied, la nuit venue, à travers les collines.
On avait longuement étudié à la fois les courants telluriques du planétoïde et aussi, une fois encore, le parchemin mystérieux, qu’Arimaïla avait conservé sur elle, et qui retint hautement l’attention du chevalier de la Terre.
Il se concentra, le sonda médiumniquement. Il lui sembla en effet pouvoir à peu près découvrir une direction. La distance était médiocre, mais s’il ne s’agissait que d’une trentaine de kilomètres du point d’atterrissage de l’astronef, le terrain était très accidenté et il faudrait sans doute plusieurs jours de la petite planète pour y parvenir.
Pendant ce temps, Inab’dari était en péril. Mais avait-on le choix ?
Si les Mathématiques observaient les Terriens et les Inab’dariens, ce qui était très certainement le cas, ils purent constater que le grand vaisseau spatial, ainsi que le petit engin qui avait amené les deux aventuriers, s’élevaient de conserve et s’éloignaient, se dirigeant vraisemblablement vers l’équateur du planétoïde, ce qui représentait une appréciable distance.
Ces logiciens absolus pouvaient-ils supposer qu’un petit groupe humain, progressant tout bonnement à pied comme une simple expédition touristique quelque peu risquée, avaient entamé à travers les coteaux la recherche des gemmes magiques ?
Martinbras avait donc quitté l’aire d’arrivée et deux pilotes, rapidement initiés par Knet’ag, conduisaient l’engin d’Inab’dari qui semblait ainsi à la remorque des Solariens.
Car Knet’ag, bien entendu, se serait refusé à s’éloigner, à ne pas participer à la quête. Arimaïla, gardant toujours le précieux parchemin, devenait tacitement le chef de la petite troupe. Bruno Coqdor et Râx n’auraient pas perdu une si belle occasion d’aventure. Giovanna Ansen, malgré quelques réticences de Martinbras, avait fini par se voir accorder la permission de se joindre à eux.
Enfin Jonson et Aligro s’étaient tellement chamaillés pour les accompagner (à l’origine on avait estimé qu’un seul des aspirants était nécessaire) que Coqdor avait fini par convaincre Martinbras de les laisser venir tous deux. D’ailleurs, il se disait pour lui-même que deux gaillards jeunes et décidés ne seraient dans doute pas de trop. La route était certainement pénible, mais la réputation de la petite planète l’inquiétait. Et puis, on se heurterait immanquablement aux Mathématiques, ce peuple dont on lui parlait beaucoup mais dont il ne savait encore pratiquement pas grand-chose.
Les deux vaisseaux spatiaux, le grand et le petit, s’étaient élevés, avaient piqué en hauteur sans partir vers l’espace et on les avait vus disparaître à l’horizon. Cela à l’heure du crépuscule, un crépuscule magnifique, le bleu ambiant tournant au mauve, alors qu’Epsilon se couchait.
C’était la nuit. La petite troupe, solidement équipée, armée, munie de sustentateurs, progressait dans la montagne.
La végétation était à peu près nulle, poussant seulement dans les vallées où l’irrigation était assez abondante. Plusieurs lunes croissaient, jetant des lueurs variées, changeantes, irisant le paysage selon que leurs rayonnements se croisaient ou non.
Coqdor marchait, réfléchissant surtout au parchemin virgonien, qu’il n’avait pu déchiffrer, mais dont certains détails l’intriguaient.
Râx voletait au-dessus du groupe. Sa morphologie particulière lui permettait bien de se déplacer au sol, mais gauchement, sur ses pattes postérieures et ses ailes repliées, ce qui le rendait assez ridicule, alors qu’il était splendide quand il déployait sa voilure naturelle.
La nuit se passa sans incident mais, un peu avant le jour, Aligro, qui marchait en tête, devisant avec Knet’ag (les deux garçons s’évertuant à se comprendre en spalax), s’arrêta brusquement et fit signe à ses compagnons de stopper.
— Qu’y a-t-il ?
— Devant nous… en contrebas… ce plateau… Il y a des hommes !