CHAPITRE PREMIER

L’astronavigateur Ansen n’en croyait pas ses yeux. Le phénomène lui semblait à tel point extravagant que ce rouage important de la direction du vaisseau spatial commençait à se poser des questions, sinon sur son état mental, du moins en ce qui concernait ses facultés visuelles.

Et pourtant les écrans de visée, oculaire ou indirecte par sidéroradar, étaient formels.

L’astronavigateur hésita.

S’en référer au chef timonier ? A son coéquipier ? L’un et l’autre étaient bien capables d’en faire des gorges chaudes.

S’adresser directement au commandant de bord, à ce vieux marsouin des étoiles, comme on appelait Martinbras ? Le maître du Fulgurant avait si mauvais caractère qu’il eût été capable de rabrouer vertement son astronavigateur, avant de consentir à vérifier lui-même.

Ansen pensa : « Ou je vois trouble… ou j’ai le mal de l’espace… »

La solution lui apparut plus simple : n’y avait-il pas, à bord, un spatio-psychologue particulièrement qualifié ? Un homme fort, de grand bon sens, profondément humain ?

Un homme, aussi, qui faisait forte impression sur l’astronavigateur Ansen.

Lequel Ansen appela par interphone :

— Bruno…, est-ce que je peux vous voir ?… Tout de suite… C’est urgent !

— Venez, Giovanna. Mais je vous préviens, vous aurez une surprise en entrant… ne vous affolez pas !

Giovanna Ansen, en dépit de son sexe, était un spécialiste patenté de l’observation céleste. Ce n’était pas tout à fait son premier voyage et elle avait souvent fait ses preuves.

Déjà troublée par ce qu’elle avait découvert, ou cru découvrir, elle se demanda ce qui l’attendait encore en se rendant chez Bruno Coqdor, l’officier chargé des études ethniques et des contacts avec les humanoïdes connus ou inconnus susceptibles d’être rencontrés au cours des voyages galactiques et intergalactiques.

Le Fulgurant filait quelque part dans la constellation du Lion, et l’horizon céleste était dominé par Denébola, phare géant situé approximativement aux confins de ce monde, à l’opposé de l’éblouissant Régulus.

Mais dans l’immensité on avait situé un point précis, un de ces mystérieux objets célestes d’où jaillissent, à intervalles rigoureusement réguliers, de véritables émissions luminiques que la technique parvenait à convertir sur le plan sonore. Un pulsar.

Et ce pulsar, réputé immuable depuis des temps et des temps, sans doute depuis bien avant que l’intelligence humaine fût en état de l’observer, posait des problèmes à l’astronavigateur Giovanna Ansen.

Elle quitta donc son poste, sans enfreindre aucunement le règlement puisque Klaus Cox, son coéquipier, poursuivait ses fonctions, toutefois sans s’être encore aperçu de l’anomalie qui troublait Giovanna.

La jeune fille, en se rendant au bar-relax où l’attendait celui qu’on appelait fréquemment le chevalier de la Terre (eu égard autant à son grade dans la hiérarchie qu’en vertu de son caractère), se demandait quelle nouvelle surprise lui était réservée.

Quand elle pénétra dans ce vaste compartiment prévu pour la détente de l’équipage et où était installée une petite piscine, elle éprouva en effet un choc.

Une lumière étrange emplissait le bar-relax et l’eau du bassin prenait des tons merveilleux, irisée par des ondes photoniques chatoyantes.

Coqdor était là. Et deux des aspirants du bord, Jonson et Aligro. Et aussi une sorte de monstre au mufle de dogue, aux grands yeux d’or, dont le corps fauve s’enveloppait d’ailes de chauve-souris, Râx, démon familier du chevalier Coqdor.

Mais ce n’était pas cela qui stupéfiait Giovanna et qui la clouait sur place, encore que Coqdor eût pris la précaution de la prévenir.

Le barman lui-même, le cosmatelot Perez, qui cumulait ces fonctions avec celles de maître coq, paraissait figé derrière son comptoir. Et Coqdor, penché sur une petite table, manipulait un objet minuscule que Giovanna ne pouvait définir. Près de lui, les deux aspirants suivaient son manège, comme fascinés.

Giovanna regardait de tous ses yeux.

Une forme immense, impérieuse, d’une éclatante beauté, emplissait le compartiment.

Une forme aux coloris éblouissants. Une idole gigantesque dont le sommet atteignait le plafond, cependant élevé de plusieurs mètres. Un oiseau ? Peut-être. Mais un de ces oiseaux de rêve, un de ces êtres de féerie nés dans l’imagination des poètes de toutes les galaxies. L’oiseau de feu des Slavo-Terriens, l’oiseau miracle des légendes d’Andromède, l’oiseau démiurge de ceux qui adorent l’œuf éternel dans les planètes du Bélier.

Des ailes immenses s’étendaient, si vastes qu’elles dépassaient les parois et se perdaient au-delà, mutilant curieusement la créature ainsi apparue. Aigle démentiel, paradis fantastique, astrapie de délire ou hyper-colibri opiacé, l’oiseau divin n’était en fait qu’illusoire. C’était une représentation en reliefcolor, aux dimensions telles qu’elles excédaient le volume de la salle et cette vision – car c’en était une – irradiait d’elle-même, ruisselant de feux inconnus en une gamme ignorée.

La jeune fille, subjuguée, admirait, oubliant déjà le fait qui l’avait incitée à venir consulter Bruno Coqdor.

Râx, blotti aux pieds de son maître, la tête à l’envers selon son habitude, n’en regardait pas moins venir Giovanna, et il la salua d’un très doux sifflement, ce qui était, de sa part, une marque de haute sympathie.

Jonson et Aligro, jeunes et dynamiques tous les deux, étaient, en revanche, tellement absorbés par l’apparition de l’oiseau fantastique, qu’ils en négligèrent, contre leur habitude, d’arrêter leurs regards sur la silhouette alléchante de l’astronavigateur, dont la tenue de bord souple et bien ajustée soulignait l’élégance quelque peu génératrice de voluptueuses pensées.

Ce fut sans doute l’intervention de Râx qui fit lever la tête au chevalier.

Ses yeux verts de médium brillèrent en voyant Giovanna et il lui fit un geste d’accueil.

— Approchez, belle enfant. Et dites-nous ce que vous pensez de cette splendeur !

Giovanna obéit. C’est-à-dire que pour rejoindre le groupe des trois hommes et le pstôr, le dogue-chiroptère, elle s’enfonça dans la masse même de l’oiseau idole, uniquement de nature ondio-luminique et dont les rutilances, les tons adamantins, les reflets de gemmes ruisselèrent sur son aimable anatomie.

Ils la regardaient maintenant. Elle venait vers eux, iridescente de toute cette magie de lumière, caressée par une débauche de couleurs qui semblaient vivantes et la déifiaient visuellement, comme un hommage à sa féminité.

Si les aspirants, repris par les sens, se sentaient à présent la gorge un peu sèche et la chair frémissante en découvrant l’unique femme du bord soudain sertie d’un tel support, Coqdor, lui, se mit à rire.

— Ma parole, Giovanna ! Ce chatoiement vous va fort bien, mais vous semblez vraiment surprise… J’avoue qu’il y a de quoi !

Râx s’étira, siffla doucement, tendit son mufle vers Giovanna qui, sortant un peu de sa stupéfaction, le gratifiait d’une caresse furtive.

— Bruno…, mais… qu’est-ce que c’est donc ?

— Regardez.

Elle se pencha sur la table. Elle ne vit qu’une sorte de caillou brillant, analogue à du gypse, mais avec des tons plus contrastés. Médiocrement important, ce petit fragment minéral eût tenu dans le creux de la main.

— Et c’est cela qui engendre… ?

— Cette merveilleuse vision ? Oui. Vous l’avez compris. Ah ! Giovanna, je ne savais pas, quand une inconnue m’a remis cela à notre dernière escale, sur Léo IX, qu’il s’agissait d’une pierre miracle. Vous l’ai-je dit ? Une jeune femme s’est jetée au-devant de moi et m’a dit, avec un accent indéfinissable : « Chevalier Coqdor, prenez cela… Quand vous comprendrez, vous pourrez venir en aide à ceux d’Inab’dari… » Et elle a disparu si vite… J’avais ce caillou en main… Je ne savais pas grand-chose sur Inab’dari, sinon qu’il s’agit d’une planète tournant autour de l’étoile Léo-Epsilon… Je me suis renseigné… Une légende court, parlant d’une race d’oiseaux dieux protecteurs de ce monde… Mais c’est vague, très vague… Et puis, tournant et retournant le caillou, j’ai fini par observer qu’il émettait des lueurs… Mieux… je ne dirais pas des sons, mais… c’était comme une émission, une émission ressentie intérieurement…

— Comme télépathique ?

— A peu près cela, Giovanna. Je travaille ferme… Finalement, je ne sais trop comment cela s’est produit… mais l’irradiation a été soudain totale et… vous voyez le résultat !

— Giovanna n’en revient pas, dit Aligro en riant de toutes ses dents, attestant avec son visage bronzé et ses yeux de diamant noir son origine de Terro-Méditerranéen.

Le blond Jonson, toujours enclin à tenter d’attirer vers lui l’attention de Giovanna, s’empressa d’intervenir :

— Je suis sûr qu’elle saura en faire son profit ! Un tel bijou serait digne de sa beauté !

Aligro ricana à ce compliment un peu tiré par les cheveux. Giovanna n’entendait guère les réflexions des deux garçons. Elle s’était approchée de Coqdor et il lui avait placé la pierre dans la main.

Un caillou ! Un joli caillou jaspé, en fer de lance. Mais l’irradiation était surprenante et Giovanna avait l’impression, non du froid minéral, mais bien de quelque chose de sensible, de vivant…

Depuis que le chevalier avait donné la gemme à la jeune fille, la vision avait brusquement disparu.

Il lui expliqua alors que le phénomène commençait à lui être familier. Les images de l’oiseau miraculeux n’apparaissaient en effet que lorsque la pierre était placée sous certains angles, avec une luminosité convenable. Pour y parvenir, il devait encore tâtonner.

Cependant, il commença à expliquer qu’il avait surtout remarqué un fait des plus troublants. Et, cette fois, sans plus songer à rire, Aligro et Jonson confirmèrent, en ayant fait l’expérience un instant avant l’arrivée de la jeune astronavigatrice :

— L’oiseau, uniquement photonique, apparaissant en relief avec ses gigantesques dimensions, est évidemment en apparence une idole holographique. Seulement, il y a autre chose. Plongés un instant dans son aura, on commence à ressentir, ainsi que je vous le disais tout à l’heure, un appel interne… comme s’il s’agissait réellement d’une pensée…

Giovanna ouvrait de grands yeux. Elle n’avait fait que traverser l’image en relief et n’avait pu éprouver cette sensation.

Cependant, la curiosité la démangeait. Elle était de formation et d’esprit scientifique. Et puis, elle était femme.

— Puisque vous avez… en quelque sorte entendu… n’avez-vous pas tenté le dialogue ?

Coqdor sourit. Il allait répondre lorsqu’un appel vibra dans les interphones.

Le cosmatelot barman brancha immédiatement et la voix violente du commandant Martinbras éclata :

— Coqdor ? Vous êtes là ? Et tout le monde chez moi dans une minute !

Déjà il avait coupé la communication. Giovanna s’empressa de rejoindre le poste de pilotage tandis que les trois officiers, délaissant provisoirement l’étude de l’oiseau né de la pierre, se hâtaient vers le carré du maître du bord.

Le vieux cosmatelot avait déjà autour de lui les autres membres de son état-major. Il montrait, sur une carte luminescente, une portion céleste correspondant au monde du Lion où évoluait son navire.

— C’est là… Un satellite de l’étoile Epsilon. Non pas Léo IX où nous avons relâché, mais beaucoup plus loin, orientation Régulus-Est-Est.

Coqdor ne put s’interdire de s’exclamer :

— Mais… n’est-ce pas la planète Inab’dari dont vous parlez, commandant ?

— Ouais… Vous êtes déjà au courant, vieux sorcier de tous les diables de la Galaxie ?

Coqdor ne fit que rire de ce type d’invectives dont il avait l’habitude.

— Maître Martinbras, il se trouve justement que j’ai eu, ces dernières heures, à étudier la position d’un pareil astre… Et de quoi s’agit-il donc ?

— Eh bien, puisque vous êtes pareillement renseigné, pouvez-vous me dire aussi ce qui peut menacer cette petite planète ?

— Elle est menacée ?

— Dites qu’elle envoie un « S.O.S. constellation », sinon galactique. Tout un peuple appelle au secours…

— Feu du ciel ! Et si je vous suis bien, on ignore de quoi il peut s’agir ?

— Exactement ! Nous avons capté leurs messages, fort parasités d’ailleurs, et très indistincts. Ils appellent les autres mondes du Lion. Qui ne sont pas légion, vous le savez, six planètes en tout. Fort peu civilisées d’ailleurs, et qui ne connaissent la navigation interplanétaire qu’en vertu de l’apport des autochtones de la Vierge, qui les ont visitées avant nous. Ainsi donc, la flotte léonienne est des plus réduites. Ils peuvent à la rigueur compter sur deux ou trois astronefs, et encore, pas avant plusieurs tours-cadrans…

— Si bien, dit posément le chevalier de la Terre, que le devoir le plus élémentaire nous commande, à nous humanoïdes, d’aller au secours de nos frères de ce monde d’Inab’dari…

Martinbras le regarda, avec son air le plus renfrogné.

— Sacré boy-scout des galaxies ! Il n’a pas encore accompli sa B.A., aujourd’hui… Et pour cela, il veut que je risque mon navire… avec tous ceux qu’il porte. Rien que ça ! Mais j’ai une mission à accomplir, monsieur Coqdor ! Je suis responsable de plus de cent existences, monsieur Coqdor ! Vous le savez ?

— Je le sais, commandant Martinbras… comme je sais que vous êtes incapable de vous défiler devant votre devoir d’homme des étoiles !

Martinbras lui jeta un regard noir.

Il y eut un instant de silence. Les officiers de l’espace attendaient la décision du maître après Dieu.

Martinbras réfléchissait, sous l’œil vert, incroyablement vif et un peu amusé de Bruno Coqdor.

— Si encore, grogna-t-il, j’étais renseigné sur cet Inep… Inib…

— Inab’dari, souffla Jonson.

— Au diable ces noms à coucher dans le vide ! Je veux des précisions avant de lancer mon navire dans je ne sais quel guêpier !

— Des précisions ? Des renseignements ? Nous pouvons demander à Léo IX, s’empressa de faire remarquer le lieutenant Xavier, qui commandait en second.

— Excellente initiative ! Faites le nécessaire !

Xavier salua et par interphone donna ses instructions à la cabine radio.

Mais Coqdor, comme soudain frappé d’une idée, parlait à son tour :

— Si vous permettez, commandant, je vais, moi aussi, aux renseignements…

— Vous avez une source d’informations ?

— Peut-être. Laissez-moi une heure.

Bruno s’empressa de retourner au bar-relax.

— Perez ! Tu me sers de quoi me rafraîchir… J’ai à travailler !

Il avait repris la pierre mystérieuse. Il utilisait un petit spot pour l’irradier, provoquer la réapparition de l’image.

Et lorsque l’immense oiseau de lumière eut de nouveau envahi la salle de relax, le chevalier de la Terre, profondément concentré, usant de toute la médiumnité dont il était capable, tenta ce qu’avait suggéré Giovanna Ansen, le dialogue avec l’énigmatique entité.