CHAPITRE VI
Prudence : le mot clé dans de telles circonstances ! Dès que, sur une planète encore inconnue, des cosmonautes débarquent, tout peut être suspect, aussi bien les hommes que les animaux, les plantes ou… les entités innombrables qui fourmillent mystérieusement à travers le cosmos.
Cela pour expliquer la position de la petite troupe menée par Arimaïla d’Inab’dari et Bruno Coqdor de la Terre : ils étaient tous à plat ventre, utilisant au maximum pour se dissimuler les moindres failles et mouvements du terrain.
Jusqu’à Râx, lequel, strictement en harmonie avec son maître, s’était lui aussi aplati et ne bougeait pas, respirait en mineur, alors que ses yeux dorés étincelaient et que son mufle, légèrement levé, cherchait des effluves probants.
Des hommes ? Le jour venait et les silhouettes repérées, encore assez lointaines, prenaient des tons curieux, deux ou trois lunes jetant leurs derniers feux alors que, sur l’horizon, un embrasement neuf annonçait la venue d’Epsilon du Lion.
Il fut promptement décidé qu’une reconnaissance s’imposait. Toujours empressés à faire leur cour à Giovanna et soucieux de briller aux yeux du charmant astronavigateur, Aligro et Jonson proposèrent ensemble de se précipiter afin de jouer les éclaireurs.
Knet’ag, de son côté, entendait ne laisser à personne le soin d’étudier la situation, arguant de sa qualité d’envoyé d’Inab’dari, la planète en péril.
Mais Coqdor les mit vite d’accord : il allait utiliser Râx.
Il convainquit aisément Arimaïla de demeurer avec Giovanna et naturellement les deux jeunes cosmonautes trouvèrent tout naturel de rester également afin de veiller sur les jeunes filles.
Knet’ag et le chevalier de la Terre commencèrent alors une progression en position de « ramping », flanqués du pstôr qui, en dépit de ses facultés de vol, se glissait au sol avec une souplesse de félin, paraissant retenir son souffle et suivant rigoureusement la piste de Coqdor.
Les deux hommes et la bête parcoururent de cette façon une distance assez appréciable. Ils se rapprochaient de la zone suspecte, perdant de vue le plateau par instants alors qu’ils se trouvaient au fond de quelque crevasse, ou qu’elle leur était masquée par un roc massif, une aiguille, une crête…
La végétation existait, mais elle était rare. Il n’y avait dans cette contrée avant tout pierreuse que quelques plantes dures, évoquant vaguement les cactus terrestres, épineux comme eux, souvent de dimensions démesurées. En dépit de la beauté de la lumière, qui reprenait de plus en plus le bleu ambiant du satellite inconnu, tout paraissait hostile, inhumain.
« Un monde sans âme… », pensait Coqdor.
Et il pensait à cette étrange race des Mathématiques. Il lui semblait que cet astre aux splendeurs figées devait convenir parfaitement à des créatures aussi dénuées de sentiment humain.
Les lunes s’effaçaient, laissant traîner leurs dernières écharpes, roses ou vertes, sur les sommets, sur le plateau qui s’étendait devant les cosmonautes, en contrebas pour la plus grande partie.
Epsilon réveillant le bleu transparent, dominante du jour, ils revirent les silhouettes mystérieuses caressées par des flaques de clarté de tons variés. Coqdor, alors qu’on atteignait à peu près l’extrémité d’une corniche surplombant le plateau, fit signe à Knet’ag de stopper.
Râx, se réglant sur Bruno, s’était tapi au sol, mais on le sentait en éveil.
— Qu’en pensez-vous, ami Knet’ag ?
L’homme d’Inab’dari observa un instant
avant de répondre :
— Etrange ! Ils ne bougent pas !
— Etes-vous sûr que ce soient bien des hommes ?
— A cette distance, on peut encore se tromper… Même si c’est un caprice de la nature, ce qui se produit quelquefois, il serait exceptionnel qu’il y ait ainsi une foule de personnages simplement imités par des formes rocheuses…
— Aussi je ne crois pas que ce soit là l’œuvre de la nature… Prenez mes jumelles !
Knet’ag obéit, regarda un instant, eut une exclamation :
— Des statues, dirait-on ! Oui… ce serait plutôt cela…
— Mais avez-vous remarqué quelque chose ?
— Je pense à des idoles… Une sorte de champ sacré où un peuple aurait sculpté, taillé, une quantité impressionnante de figurations d’êtres supérieurs, dieux, génies ou démons…
— Il y a autre chose, Knet’ag !
— Leurs formes ? Leurs attitudes ? Il est vrai qu’ils paraissent tous tourmentés, quelques-uns au sol, d’autres dans un mouvement indiquant la souffrance… Ou bien il y en a qui paraissent en position de chute, une chute incompréhensiblement stoppée Oh ! voilà qui est curieux ! D’autres offrent l’aspect de créatures tétanisées… Oui, comme s’ils étaient saisis d’une douleur violente tordant les membres, les torses, les têtes également… Plus je regarde…
— Et plus c’est atroce, n’est-ce pas, Knet’ag ?
— Atroce, chevalier. Mais c’est là le champ de la torture, du désespoir ! S’il s’agit d’idoles, de statues représentant je ne sais quel symbole, cela doit évoquer tous les tourments de l’humanité !
— Je crois, dit lentement l’homme aux yeux verts, que vous êtes dans le vrai, ami…
Knet’ag regarda encore un bon moment avant de lui rendre les jumelles, et le regarda, interrogateur.
— Vous avez une idée ?
— Hum !… Un sondage est nécessaire…
— Vous avez parlé d’utiliser Râx ?
— Certes. Mais je ne veux pas risquer mon féal sur ce sol qui me paraît justifier la réputation de l’inconnue, ainsi qu’on nomme, si je puis utiliser ce paradoxe, ce satellite d’Epsilon.
— Donc, vous l’envoyez en vol ?
— C’est exactement cela… Râx… Râx, mon bel ami…
Il grattait le crâne du pstôr qui ronronnait de bonheur, de tendresse.
Et Knet’ag, silencieux, observa le manège de l’homme et de la bête, une fois encore en parfaite symbiose.
Coqdor avait fermé les yeux et Knet’ag voyait son mâle et beau visage qui commençait à subir des contractions fugaces. On sentait un puissant effort intérieur et le fils d’Inab’dari, connaissant déjà la faculté médiumnique du Terrien, s’intéressait vivement au processus, encore qu’évidemment il puisse se poser des questions sur les modalités d’un tel procédé.
Râx ronronnait toujours. Soudain, il stoppa, siffla doucement, modulant cette voix comme s’il répondait aux injonctions muettes, mais évidemment télépathiques de son maître.
Knet’ag vit alors Bruno, toujours les yeux clos, mais dont les lèvres s’agitaient indiquant la correspondance instinctive avec le langage interne, qui sortait un petit objet de sa ceinture.
Le compagnon d’Arimaïla frissonna. Son émotion était vive chaque fois qu’il lui était donné d’apercevoir la pierre magique en laquelle résidait, disait la tradition, le salut d’Inab’dari, peut-être aussi celui du Grand Cœur.
Un xtaïx ! Très certainement l’exemplaire unique dérobé dans les laboratoires officiels et remis par une fille inconnue à Bruno Coqdor lors de l’escale sur Léo IX.
Coqdor le serrait dans une main tandis que de l’autre il continuait à caresser le pstôr, lui parlant muettement, en accord psychique.
Knet’ag était fasciné.
D’autant que le xtaïx, que Coqdor faisait osciller sous les rayons naissants d’Epsilon, commençait à irradier.
Brusquement, au-dessus d’eux, les enrobant partiellement, jaillit l’oiseau de feu, l’oiseau divin, l’être holographique émanant de la gemme sacrée.
Knet’ag, le cœur battant à grands coups, sentait une envie folle de se prosterner, reconnaissant là le signe de la puissance tutélaire veillant sur sa planète patrie. Et le forban qu’il avait été retrouvait la foi de son enfance.
Mais Coqdor se soulevait sur les genoux, puis se mettait debout.
Et le fantôme ruisselant de couleurs étendait au-dessus d’eux ses ailes impalpables, magnifique dans son iridescence, éclipsant même l’orgueilleux Epsilon qui s’élevait sur l’horizon, faisant lui-même pâlir lunes et étoiles.
Et Râx siffla plus fort, s’envola.
Stupéfait, Knet’ag constata que l’oiseau de mystère paraissait prendre son vol en même temps que le pstôr.
Il comprit que c’était là ce qui s’était passé alors que Coqdor était venu à leur secours, quand il était perdu avec Arimaïla dans le firmament de l’inconnue, et que les nuées vivantes les menaçaient.
Râx dynamisé, guidé télépathiquement par Coqdor, protégé d’autre part par la puissance du xtaïx.
Knet’ag suivi des yeux ce fantastique spectacle : le pstôr volant maintenant au-dessus du plateau où figuraient les statues de la souffrance, auréolé par le dieu-oiseau qui lui donnait des dimensions titanesques, si bien qu’il devenait difficile à l’observateur de dissocier l’animal vivant et la vision irradiante.
Coqdor n’avait pas ouvert les yeux.
Debout, immobile, bien campé sur ses jambes, il élevait entre deux doigts le xtaïx, générateur de l’oiseau de lumière.
Un long moment s’écoula.
Knet’ag, fasciné, regardait Râx dont l’étrange silhouette enrobée de l’aura mystérieuse s’élevait et tournoyait au-dessus du vaste plateau que les rayons d’Epsilon commençaient à inonder dans un tourbillon de lumière bleutée.
Mais le chevalier, en accord parfait avec le pstôr qu’il guidait et sondait à la fois, commençait à parler, entre haut et bas, exprimant à l’intention de son compagnon subjugué les impressions qu’il commençait à ressentir, transmises comme une véritable émission de télévision vivante par le truchement du cerveau de Râx :
— Il émane de ce terrain une force attractive subtile… Il me semble que c’est quelque chose de dangereux… analogue à ce qui exsude de la nuée vivante… Mais cette fois il s’agit d’une forme statique, de la roche même… Oh ! cette planète, celle qu’on n’ose nommer autrement que l’inconnue… mérite bien sa réputation de maudite… et la mort y guette les vivants… de toutes parts…
Râx voletait toujours, exécutant dans le ciel de grands cercles. Et comme il demeurait le centre même de la projection du xtaïx maintenu entre les doigts de Bruno Coqdor, c'était l’image d’un film sans précédent que Knet’ag pouvait apercevoir au-dessus de cette plaine où se tordaient les étranges idoles.
— …Je les vois… ils vivent… non !… Mais ils ont vécu… Ce ne sont pas des figures taillées dans la pierre… non !… Pourtant pas des créatures animées.. Alors ?…
Visiblement, Coqdor faisait effort. Plus que jamais son visage se contractait et Knet’ag imagina que, là-haut, le pstôr aiguillonné par la pensée du maître, devait, lui aussi, mettre toute sa pensée animale en œuvre pour retransmettre ce que ses yeux de fauve lui montraient, qu’il était incapable d’analyser, mais que l’homme dont il était le relais enregistrait et utilisait pour une synthèse foudroyante.
— Des hommes !… Des vivants… Tous les aventuriers qui, depuis des siècles, viennent ici… d’Inab’dari ou d’ailleurs… à la conquête des xtaïx…
Knet’ag sentait une sueur froide lui mouiller le front et l’échine.
— Chevalier ! Chevalier Coqdor !… Ils ont vécu, dites-vous… On les a donc tués ? Changés ainsi en statues !… Mais qui ? Quelle force maléfique ? Dites-moi ! Dites-moi !…
La large poitrine de l’homme aux yeux verts se soulevait. Il souffrait, c’était indéniable. Comme Râx devait souffrir lui aussi pour l’établissement de cette émission affolante.
— … Des vivants ?… Mais des morts maintenant !… Oui… la mort les a saisis alors que, les uns et les autres, ils voulaient atteindre le désert aux gemmes, et dépasser ce plateau… qui y conduit directement… Parce que le désert se trouve de l’autre côté… et qu’il est pratiquement inaccessible par les autres flancs du massif rocheux…
— Alors ? Il est impossible de s’y rendre ! Je comprends pourquoi les pierres sacrées sont si rares… ont une telle valeur !
— Nous en possédons une, Knet’ag… Une !
Il l’élevait entre ses doigts, la baignant des lueurs d’Epsilon, et l’oiseau-dieu jetait ses feux, cerclant littéralement le vol du pstôr.
— Les nuées dévorent, reprenait Coqdor. Le sol aussi dévore… Toute cette planète est vampirique… Ainsi l’a voulu le Créateur qui y a semé les xtaïx magiques. Ceux qui ont l’imprudence de poser le pied sur ce sol sont littéralement fossilisées… absorbés… comme vous avez failli l’être avec Arimaïla dans le nuage mortel !
Knet’ag, malgré son cran, se retenait pour ne pas claquer des dents.
— Ils sont là, reprenait Coqdor. Plus d’une centaine. Vestiges des équipages qui ont abordé ce monde, qui ont tous été attirés dans ce piège… Saisis tout vifs par la puissance de ce sol abominable… Stratifiés au fur et à mesure… Ah ! Le soleil les inonde de ses magnificences… Et leurs tourments… leurs gestes d’horreur suprême, leurs membres tordus, leurs faces horrifiques, leurs corps torturés apparaissent dans la splendeur solaire… dans le bleu de cristal, dans le saphir fantastique qui paraît dominer l’inconnue…
Soudain, il tressaillit.
— Râx… Ah ! Le sol t’attire… Mais je… Aâââh !
Knet’ag voyait le pstôr qui, s’étant imprudemment approché du terrain, avait eu un soubresaut, en dépit de l’auréole que lui faisait le xtaïx.
Bruno Coqdor, en symbiose avec lui, avait sursauté et dans ce mouvement la gemme précieuse lui échappait des doigts.
Le chevalier jura par toutes les nébuleuses de la Galaxie et, abandonnant un instant Râx, il se jeta à quatre pattes pour rechercher la gemme.
— Knet’ag !… Pour l’amour du ciel ! Knet’ag… Aidez-moi ! Il faut retrouver le xtaïx…
Muet d’angoisse, Knet’ag avait parfaitement saisi et, lui aussi, se jetait au sol, lui aussi sondait les moindres aspérités du terrain, palpait le sable, les pierres, les végétaux épineux.
Rien n’apparaissait. Le petit fragment du précieux minéral s’était perdu.
Un instant, les deux hommes cherchèrent. Mais Coqdor se redressait, hurlant :
— Râx !
Parce que Râx n’était plus protégé par le xtaïx. Parce que l’aura-armure s’était évanouie parce que le plateau vampirique l’attirait, le forçait malgré sa puissante voilure à se rabattre pour le fossiliser, pour le ranger parmi ses autres victimes, pour faire de lui une statue fantôme de plus dans ce monde de sinistre magie, de désolation et de mort !