CHAPITRE VII
Knet’ag s’acharnait. Il avait les mains ensanglantées, les ongles quasi déchiquetés par la dureté du sol. Il grattait la poussière, fourrait ses doigts dans les moindres anfractuosités, arrachait des lambeaux de végétaux, déplaçait des cailloux. En vain ! Le xtaïx avait disparu.
Bien sûr, il était là. Il devait être là, tout près, dissimulé dans une minuscule faille du sol. Seulement Knet’ag s’évertuait vainement.
Il transpirait. Il saignait, il haletait. Il fallait retrouver la gemme préciosissime, non seulement pour sauver Râx, mais encore parce qu’il s’agissait du trésor d’Inab’dari et que c’était grâce à cette pierre qu’on pourrait aller jusqu’au bout de la quête.
Bruno Coqdor, lui, toujours debout, maintenant ayant croisé les bras sur sa poitrine, livrait un terrible combat intérieur.
Lui aussi transpirait abondamment dans la chaleur montante d’Epsilon, et surtout parce qu’il fournissait un effort violent, parce qu’il était dévoré d’angoisse en songeant au sort du pstôr.
Certes, il y avait la solution de s’élancer avec les sustentateurs à la rescousse, de rejoindre Râx en vol. Mais maintenant le chevalier de la Terre savait qu’il fallait se méfier de ce sol perfide qui, peut-être, en dépit de l’antigrav, eût fini par les attirer vers lui.
Aussi, campé sur ses jambes, axé sur le cerveau de Râx, poursuivait-il la lutte pour l’aider à se maintenir à présent que l’armure impalpable mais efficace du xtaïx lui faisait défaut.
Si les deux hommes connaissaient ainsi des minutes cruelles, Râx lui se débattait en plein ciel.
Il était fort, capable de tenir l’air en soutenant jusqu’au poids d’un homme, exploit qu’il avait accompli à plusieurs reprises. C’était un combattant redoutable auquel cinq ou six hommes ne faisaient pas peur. Mais la puissance irrésistible de ce sol diabolique avait, petit à petit, raison de lui et il était saisi dans une invisible main qui le ramenait lentement vers le cimetière des idoles, des humains figés.
Ses larges ailes battaient avec fureur. Il écumait de colère impuissante, mais il sentait bien, avec la sûreté de l’instinct animal, qu’il n’y avait rien à faire, qu’il était perdu.
Et sans doute n’y avait-il plus en lui qu’une image, celle du maître adoré qu’il suivait depuis si longtemps de planète en planète.
Coqdor, le cœur dans un étau, « voyait » mentalement la chute de Râx et y participait, vivant intensément les affres ressenties par son monstre familier.
Knet’ag, désespéré, relevait la tête. Il avait les mains en feu, déchirées, mais il ne sentait qu’à peine la douleur. Son visage était baigné de sueur, maculé de poussière tant il avait gratté le sol. Rien ! Le xtaïx demeurait introuvable.
Et Coqdor se disait que s’il n’avait pas éprouvé un soubresaut intempestif, Râx n’en serait pas là.
Tous deux avaient conscience de la fatale descente. L’un simplement en ouvrant ses yeux, l’autre en se fixant mentalement littéralement dans le pstôr.
Knet’ag s’était mis debout. Il regardait autour de lui d’un air égaré.
Il voyait, en contrebas, le terrain maudit où les êtres fossilisés irradiaient, baignés d’azur, hideux dans leur splendeur solaire. Il voyait Coqdor déchiré, haletant, ruisselant d’une sueur atroce, tendu à l’extrême. Il voyait Râx qui descendait, descendait inéluctablement.
Il mesurait des yeux la distance les séparant du cimetière. De leur position sur le plateau, il surplombait ce sol où Râx allait s’abattre.
Et, brusquement, voyant le pstôr baisser encore en dépit de ses efforts multipliés par ceux de Bruno Coqdor, Knet’ag s’élança.
Coqdor ouvrit les yeux, violemment arraché à l’effort psychique.
— Knet’ag ! Attention ! Revenez !
Le chevalier se précipita sur les traces de l’homme d’Inab’dari, réitérant les conseils de prudence.
Ils dégringolaient tous deux par un cheminement naturel, très accidenté, entre les rocs, dans les failles, le long des pentes, contournant les aiguilles, évitant les crevasses et les monstrueux cactus.
— Knet’ag… Prenez garde !… La zone d’influence attractive peut s’étendre jusqu’à nous…
Qu’importait à Knet’ag ! Il fonçait !
Râx sifflait douloureusement, et cet appel de désespoir si rare chez le vaillant pstôr crevait le cœur de Coqdor.
D’un Coqdor qui bien qu’appelant Knet’ag à la prudence se précipitait lui aussi au secours du pstôr.
Parce que dans moins d’une minute Râx allait toucher le sol infernal, très près d’ailleurs de la base de la falaise car il avait instinctivement lutté pour tenter d’éviter de tomber sur le terrain même, pour choir si c’était possible sur le flanc du coteau là où semblait cesser l’influence du fantastique aimant fossilisateur.
Knet’ag arriva en bas, au ras du mouvement de terrain là où le sol en effet changeait d’aspect, ce qui devenait très net. A partir de là, on distinguait une étendue faite d’un minerai inconnu, d’un bleu rappelant la tonalité dominante de la planète, mais particulière, à la fois plus intense et plus trouble, correspondant à la zone meurtrière.
Râx, d’un suprême effort, à moins de trois mètres du sol, réussit à se maintenir à peu près à la limite du bas de la falaise, quoique descendant encore en spasmes frénétiques, emplissant l’air de son sifflement de mort.
Il allait tomber. Coqdor, qui arrivait en courant, roulant plus d’ailleurs qu’il ne marchait, le vit s’élancer, tendre les bras, agripper Râx pour tenter de l’attirer à lui, pour lui éviter le contact avec ce qui constituait semblait-il la frontière de la zone dangereuse.
Il réussit en effet à le saisir, à le supporter mais dans ce mouvement, d’un élan très spontané, il dut, pour maintenir son propre équilibre et continuer à soutenir le pstôr, avancer un pied et le poser vivement.
Sur le terrain plus bleu que le bleu, ce terrain dont les effluves changeaient les vivants en statues.
Coqdor eut un sourd grondement. Il se rua, parvint d’un effort à s’emparer de Râx que soutenait Knet’ag.
Il aida promptement le pstôr à se reposer sur le flanc du coteau tandis que d’une main il essayait d’arracher Knet’ag à sa position.
Un Knet’ag livide, se débattant les jambes écartées, l’une encore sur le bord rocheux où il ne risquait rien, l’autre malheureusement campée directement dans la zone mortelle.
Alors commença un nouveau duel avec ce sol monstrueux.
Coqdor, prenant bien garde à ne pas se laisser glisser, tirait Knet’ag de toutes ses forces et Râx, tirant la langue, regardant la scène, battait des ailes et saisissait le bras de Knet’ag entre ses crocs, délicatement mais fermement.
A eux deux, ils eussent aisément ramené le compagnon d’Arimaïla mais ce dernier râlait déjà :
— Ma jambe !… Ma jambe !…
Coqdor comprit. Il sentait la paralysie monter. Le simple contact, à travers la botte, se faisait sentir et le vampirisme du sol tentait de dévorer le jeune homme.
Le chevalier siffla vigoureusement. A cet appel, Râx répondit d'un effort, conjugué avec celui de Coqdor.
Le pstôr s’envola, se retourna en vol et, curieusement la tête en bas maintenu dix secondes par le mouvement des ailes, déchira d’un coup de crocs la botte qui maintenait Knet’ag.
Il était temps ! Coqdor attira le garçon à lui et ils roulèrent sur le sol au bas de la falaise. Râx, qui n’eût pas tenu dix secondes encore, s’empressait de revenir lui aussi.
Et pendant deux ou trois minutes, les deux hommes et le pstôr restèrent là, soufflant, haletant, reprenant difficilement leurs esprits pour les uns et le calme infiniment moins cérébral pour l’autre.
Coqdor murmura :
— Mon pauvre ami…
Il examinait le pied nu de Knet’ag. La peau en était en grande partie arrachée, demeurant dans la botte. Une botte qu’ils regardaient maintenant avec une sorte d’horreur.
Parce que, comme plantée sur le bord extrême du sol infernal, elle avait déjà changé de couleur. Elle se stratifiait lentement et Knet’ag, avec un frisson rétrospectif, imaginait ce qu'allait être son sort au moment où Coqdor et Râx avaient enfin réussi à le libérer.
Mais eux-mêmes avaient frôlé la catastrophe et ils étaient tous épuisés.
Cependant, un peu après, ils revinrent vers le point où ils avaient laissé leurs compagnons. Les deux jeunes filles et les aspirants de l’astronef étaient inquiets. Ils le furent davantage en voyant Coqdor marchant péniblement, soutenant Knet’ag qui n’avançait qu’avec une jambe valide, et traînait son pied ensanglanté.
On le pansa à l’intracorol, vieux remède d’origine vénusienne, puissant et prompt cicatriseur et les trois rescapés se restaurèrent avant de prendre un peu de repos, non sans avoir narré ce qu’il venait de subir.
— S’il en est ainsi, dit Giovanna, le désert aux xtaïx est pratiquement inaccessible… sinon en canot-soucoupe… et ce procédé est exclu pour ne pas donner l’éveil aux Mathématiques !
— Et si nous prenions le temps de contourner la montagne ? proposa Jonson.
— Que de précieuses heures perdues ! Inab’dari est en péril !
— Alors ?
Coqdor avait une autre idée. Il demanda un battement de deux heures avant de mettre à exécution le test qu’il venait de concevoir.
Knet’ag songeait au xtaïx. Coqdor ne l’avait pas oublié, bien entendu, mais il gardait confiance et assura qu’on finirait bien par le retrouver.
Le chevalier s’endormit, las du grand effort psychique qu’il avait dû fournir. Et Râx s’était blotti contre lui. Les autres respectèrent ce repos, devisant des divers moyens d’atteindre le fabuleux gisement.
Mais quand Coqdor s’éveilla, on lui signala l’absence de Knet’ag.
Arimaïla était particulièrement inquiète. Mais on ne tarda pas à se rendre compte de ce qui se passait.
Vers le massif montagneux, à peu près à la limite du plateau-cimetière, Knet’ag apparut. En plein vol.
Il était parti clandestinement du campement, non sans s’être soigneusement muni d’un sustentateur. Et maintenant, il évoluait, à très basse altitude, tournant, revenant, tournoyant encore et rasant le sol à plusieurs reprises.
— Mais que fait-il ? Lui qui est déjà handicapé avec son pied blessé ? s’étonna Giovanna.
Arimaïla voulait, elle aussi, partir à la recherche de son compagnon. Coqdor l’en dissuada :
— Je crois avoir compris… Il cherche tout simplement le xtaïx qui m’a échappé hier et que j’ai négligé de rechercher plus longuement, soucieux que j’étais justement de ramener Knet’ag ici pour pouvoir le soigner convenablement…
Les aventuriers demeurèrent donc en place, se contentant d’observer les évolutions de leur ami. Râx demeurait auprès de Coqdor, enveloppé dans ses ailes. Il paraissait dormir mais on savait qu’il était susceptible de réveils foudroyants et que nul ne pouvait le surprendre. Le pstôr devenait alors un combattant redoutable.
Auprès du chevalier les quatre jeunes gens ne dissimulaient pas leur inquiétude. Knet’ag risquait gros en s’approchant encore aussi imprudemment de ce terrain qui leur avait été décrit comme possédant une formidable puissance d’aimantation. De plus, ils pensaient toujours aux impitoyables Mathématiques et encore que la ruse assez grossière d’avoir fait ostensiblement éloigner les astronefs dans la direction opposée pouvait avoir quelque peu trompé l’ennemi, il fallait compter avec la logique difficilement réfutable dont faisait preuve en toute circonstance cette race incompréhensible.
Ils suivirent donc longuement le manège de Knet’ag.
Soudain, ils virent l’homme volant piquer brusquement vers le sol et disparaître à leurs yeux.
Arimaïla ne put dissimuler son émoi. Un cri angoissé lui échappa et Giovanna la prit affectueusement dans ses bras.
— Ne craignez rien, chérie… Il n’est pas tombé… Le terrain ne l’a pas absorbé… Il a dû apercevoir le xtaïx.
Et c’était bien cela en effet. Un instant après, ils virent l’homme d’Inab’dari reparaître faire le geste bien connu de déclenchement du sustentateur en pressant le bouton de la ceinture. Et il s’envola de nouveau.
Il monta, monta. Ils le voyaient et maintenant on savait que lui aussi les voyait de sa situation élevée.
Planant gracieusement, il brandit quelque chose, un point qui se mit à briller fortement aux rayons d’Epsilon.
— Le xtaïx !… Il l’a retrouvé !…
Quelques instants après, Knet’ag regagnait le camp et se jetait dans les bras d’Arimaïla.
Coqdor souriait, reprenant possession de la pierre magique que l’audacieux garçon avait fini par repérer en vol, distinguant au sol l’étincellement de la gemme encastrée dans une minuscule excavation mais frappée par l’irradiation de l’astre.
On respirait. Avec cet apport fantastique, la petite troupe se sentait plus forte.
Les deux femmes réconfortèrent Knet’ag, puis s’empressèrent de refaire son pansement. L’intracorol agissait il est vrai et déjà la cicatrisation du pied rongé par le vampirisme du terrain maudit était en bonne voie.
Mais il n’était plus question de s’attarder. Chacun pensait au salut d’Inab’dari, que les Mathématiques menaçaient. Maintenant qu’on avait pu apprécier les effets d’un xtaïx, il était aisé d’estimer quelle force représenterait une grande quantité de ces pierres contre l’invasion des Mathématiques.
Coqdor avait mûrement réfléchi.
Il ne pouvait être question de perdre encore du temps, plusieurs jours peut-être de la planète en cherchant à contourner le massif montagneux. D’autre part, la seule voie possible semblant bien traverser le cimetière infernal, la dernière solution était donc le franchissement en plein vol, mais à une hauteur convenable afin d’échapper à l’attraction du terrain.
On ne partit qu’après s’être bien entendu sur la tactique à adopter. Les cosmonautes formeraient une chaîne vivante, se tenant par la main. Les sustentateurs donneraient au maximum afin de monter à quelque mille mètres, le chevalier de la Terre estimant qu’à pareille altitude on échapperait aux radiations vampiriques.
Peut-être un homme volant isolé eût-il succombé. Mais Coqdor pensait qu’à eux tous ils se soutiendraient mutuellement. De surcroît, il se chargeait de prendre l’extrémité de la chaîne alors qu’Aligro, désigné pour être le dernier, serait lui-même soutenu par Râx, que Coqdor se chargeait de chapitrer en conséquence.
Ils s’envolèrent dans l’ordre suivant : Coqdor, Arimaïla, Jonson, Giovanna, Knet’ag, Aligro et Râx.
Théorie vivante qui monta en diagonale, gagna l’altitude calculée par l’homme aux yeux verts et commença à survoler le champ diabolique qu’Epsilon frappait maintenant depuis le zénith.
D’en haut, commençant à comprendre qu’en effet s’ils sentaient une vague attirance vers le bas c’était assez insignifiant et qu’ils ne risquaient rien, les aventuriers volants purent observer à loisir cette étendue où régnait la mort.
Une étendue azurée, aux tons transparents de porcelaine bleutée. Une mer figée où les nageurs immobiles à jamais, n’étaient que des idoles damnées enrobées de la merveilleuse lumière ambiante.
Giovanna jeta soudain un cri et indiqua qu’elle distinguait quelque chose de suspect à l’horizon.
Knet’ag et Arimaïla étaient payés pour savoir de quoi il s’agissait : une nuée vivante, un de ces monstres du ciel auxquels ils avaient échappé de justesse, grâce à la fois à Coqdor, à Râx, et à la bénéfique influence du xtaïx, ce xtaïx que Bruno conservait jalousement sur sa poitrine, dans une poche hermétique.
Ils accélérèrent l’allure. Le nuage évoluait capricieusement mais il était évidemment indispensable de l’éviter. La chaîne humaine flottait donc, très haut, surplombant le plateau où se tordaient comme des preuves douloureuses les restes figés des malheureux fossilisés tout vifs.
Sous leurs pieds ce sol qui ne pardonnait pas. Dans le ciel, cet autre démon informe et changeant, s’allongeant lentement en volutes menaçantes.
Ils volaient, ils allaient toujours. Ils se tenaient ferme, Coqdor emmenant sa troupe en plein ciel, en une théorie que Râx terminait, battant l’air de ses ailes immenses.
Le danger était partout. Mais devant ? Devant, qu’y avait-il ?
Ils passèrent ainsi au-dessus des crêtes clôturant la zone périlleuse. Epsilon flambait au zénith et l’étendue de la planète se baignait de ce bleu enchanteur contrastant furieusement avec les horreurs du satellite inconnu.
Mais ils découvraient, devant et au-dessous d’eux, une étendue désertique un immense terrain rocailleux hérissé çà et là de ces plantes hostiles qui semblaient constituer la majeure partie de la végétation planétaire.
Leur situation était difficile, dangereuse. Ils étaient épuisés, ils avaient tout à redouter.
Cependant, ils comprenaient qu’ils parvenaient enfin à leur but : la région où gisaient les pierres fantastiques.
Et de ce groupe d’humains volants, un grand cri de joie monta, plus haut encore, vers le ciel du Lion.