CHAPITRE PREMIER
Martinbras regardait Klaus Cox. L’astronavigateur, coéquipier de Giovanna Ansen, s’était porté volontaire le premier pour la mission. Et il avait insisté afin de s’y rendre seul.
C’était un grand garçon solide, blond et presque chauve déjà, dont les yeux bleus attestaient l’origine scandinavo-terrienne.
Il était armé de pied en cap, avec la ceinture-arsenal des cosmonautes en escale et, naturellement, le dispositif antigrav, le sustentateur permettant les envolées et les randonnées aériennes, toujours efficaces sur les mondes inconnus.
Le Fulgurant, flanqué du petit engin spatial d’Inab’dari, avait cherché un point d’atterrissage à plus de deux cents miles de la zone où étaient restés Arimaïla, Coqdor et les autres. Pas de liaison radio par crainte des Mathématiques si bien que les astronautes avaient rongé leur frein, espérant toujours des nouvelles.
Finalement, c’était Râx qui était revenu. Seul. Râx dépêché par Bruno Coqdor. Râx qui, évidemment, ne pouvait fournir de détails.
Cependant, Martinbras ne s’y était pas trompé. Si le pstôr ne pouvait renseigner l’équipage de l’astronef sur les agissements du petit commando, en revanche, il allait servir de relais, inversement.
— Malheureusement, avait dit le commandant, je ne peux lire dans son cerveau. Mais, à distance, Coqdor y lit, lui. Si bien que si je ne sais pas ce que fait Coqdor, Coqdor va savoir ce que je fais, moi…
Il ne pouvait demeurer dans cette inaction, d’autant que le temps passait et que l’attente était stérile. Martinbras décida donc d’envoyer une expédition de secours.
Tout de suite, après consultation de son état-major, il vit les désavantages de la mise en route d’une telle colonne. Les Mathématiques, ces misérables doués d’autant de logique que de mise en œuvre de moyens techniques, étaient bien capables de la réduire à néant, surtout s’ils en avaient déjà terminé avec la première expédition.
Si bien qu’on avait décidé d’envoyer un éclaireur qui établirait la liaison radio, quitte à donner l’éveil aux Mathématiques. Cette fois, il fallait prendre des risques.
C’était Klaus Cox qui avait été choisi parmi plusieurs candidats. D’abord eu égard à ses qualités à la fois athlétiques et professionnelles (il n’en était pas à sa première incursion interplanétaire), ensuite parce que, très lié avec Giovanna, il avait beaucoup insisté pour aller à son secours.
Martinbras lui avait fait confiance, sans tenir compte de la mine déconfite de quelques cosmonautes soucieux eux aussi de se lancer dans l’aventure.
Mais où aller ? Quelle direction prendre ? Martinbras avait rapidement établi le plan de campagne. Il disposait, pour son envoyé, d’un guide précieux : Râx.
Car c’était sans doute dans ce but que Coqdor avait détaché l’animal fidèle du commando. Quel péril avait-il affronté ? Quel piège s’était refermé sur lui et ses compagnons ? Il était encore difficile de le deviner mais, incontestablement, le pstôr était capable de conduire l’éclaireur jusqu’à son maître.
Ainsi donc Klaus Cox ne prit pas le départ absolument seul. Râx était avec lui.
Connaissant de longue date le comportement de Bruno Coqdor et de son compagnon hybride, Martinbras avait astreint Klaus Cox et la bête à passer un tour-cadran sans se quitter d’une semelle. Ainsi, il savait que des liens subtils s’établiraient entre eux, qu’ils agiraient ensuite en symbiose, ce qui faciliterait grandement la tâche de l’éclaireur, branché sur le pstôr, avec sans doute moins d’harmonie parfaite que Coqdor, mais tout de même de façon satisfaisante.
Râx avait paru comprendre ce qu’on attendait de lui et s'était laissé caresser, nourrir, soigner par Klaus Cox. Martinbras attendait beaucoup de cette amitié qui, pour improvisée qu’elle était, ne pouvait laisser de donner d’excellents résultats.
Les cosmonautes, qui campaient dans une région relativement verdoyante près d’un petit cours d’eau, virent donc l’homme et le pstôr prendre le départ au lever du soleil Epsilon du Lion.
Le ciel était dégagé. Quelques brumes flottaient mais rien n’indiquait que ce fût la parenté avec les terribles nuées vivantes.
On regarda un long moment l’homme volant et le dogue-chauve-souris qui tournaient dans le ciel. Râx, tel un pigeon cherchant la destination de son aire, hésitait, revenait, piquait, repartait vers le zénith.
Martinbras avait pu l’affirmer à Klaus Cox : « Basez-vous sur lui en permanence, je demeure persuadé que Coqdor ne le quitte pas en pensée. Si bien que si nous ignorons où il se trouve avec Giovanna et les autres, lui, très certainement, apprend que vous partez en compagnie de son favori, pour aller à son secours !… »
Klaus tourna donc, patiemment, attendant que Râx puisse se décider. En fait, on pouvait déjà s’orienter en se basant sur le chemin précédemment parcouru par l’astronef depuis qu’il avait touché le satellite inconnu, mais scrupuleusement, ainsi que le commandant le lui avait enjoint, Klaus attendait le bon vouloir du pstôr.
Il ne fut pas déçu. Pvâx sembla se décider d’un seul coup, prit son essor en hauteur et commença à voler très droit, ayant vraisemblablement détecté la bonne voie.
Il ne restait plus à l’astronaute qu’à… lui emboîter le pas, ou plutôt le vol.
Epsilon montait vers le zénith. Des heures passaient et ils évoluaient toujours en plein ciel.
Klaus Cox commençait à se sentir las. La progression était pénible, en dépit de son séduisant aspect spectaculaire. Un petit voyage en vol paraissait, au départ, des plus agréables mais les poumons et le cœur se fatiguaient bientôt au fur et à mesure qu’on passait à travers différentes couches atmosphériques, avec les diversités incessantes de pression et de thermie.
Klaus souhaitait une escale mais Râx semblait infatigable. Les grandes ailes du chiroptère battaient avec une effarante régularité, soutenant le grand corps fauve et la tête altière où étincelaient les yeux d’or. Râx, envoyé vers l’astronef, avait obéi à son maître. Maintenant, on le lâchait à sa recherche et il repartait avec sans doute d’autant plus d’enthousiasme qu’il devait être psychiquement conditionné par Coqdor lui-même.
Comme le disait Martinbras : « A dix mille années-lumière l’un de l’autre, si le premier était blessé ou mourant, le second le ressentirait et ne tarderait pas à présenter les mêmes symptômes. »
Klaus obtint cependant une escale. Il parla au pstôr, lui promit quelques friandises, Râx était gourmand, spécula sur le fait que, tout de même, la bête ne pouvait être exempte de lassitude.
Ils revinrent vers le sol. La région était boisée. Un petit lac apparaissait parmi les végétaux. Klaus, qui retrouva la terre ferme avec plaisir, estimait que la vie était possible en ce lieu. Mais il pensait aussi que, bientôt, il retrouverait le désert déjà entrevu lors de la première escale.
Il régala Râx de quelques fruits, les congélateurs de l’astronef permettaient la conservation parfaite, se contenta de pilules vitaminées et profita du lac pour aller se rafraîchir.
Râx n’hésita pas à se baigner près de lui, ce qui indiquait qu’il était en plein accord avec ce nouveau maître. Ensuite, ils se reposèrent encore une heure avant de reprendre leur vol.
Ce fut le crépuscule, la nuit. L’homme et le pstôr évoluèrent sous les lunes cerclant le satellite d’Epsilon. Klaus supposait qu’ainsi il se rapprocherait plus aisément de la zone dangereuse sans éveiller l’attention des Mathématiques, encore que ces êtres fantastiques aient certainement de subtils moyens de détection.
Il savait ce qu’il risquait mais avait accepté la mission en connaissance de cause.
Il y eut encore une petite halte un peu avant le matin. La distance parcourue était considérable. Klaus crut reconnaître d’en haut le paysage déjà entrevu lors de l’escale initiale. A deux ou trois reprises, il avait établi le duplex avec l’astronef où Martinbras et ses hommes devaient griller d’impatience. Il ne parut pas que le dialogue fût parasité, ce qui eût indiqué une intervention de l’ennemi.
L’aurore commença à révéler les monts aux tons de porcelaine bleue, les approches du désert.
Râx, à un certain moment, se mit à siffler sur un mode indiquant le danger.
Klaus ne pouvait évidemment deviner de quoi il s’agissait.
— Eh bien, mon joli Râx, qu’est-ce que tu as vu ?
Râx tournait autour de lui et prenait de la hauteur, exécutant ainsi une spirale en plein vol.
— On dirait que tu me conseilles de monter, monter encore…
Il ne voyait aucune nuée vivante. Le danger devait donc se tenir au sol.
Klaus ne discuta pas et suivit Râx. Il dominait maintenant un vaste plateau serti de collines abruptes. Dans la clarté azurée, il distingua des silhouettes.
Il pensa naturellement aux Mathématiques, mais s’étonna de leur immobilité.
Il disposait naturellement de jumelles, ce qui lui permit d’observer minutieusement ce champ à l’aspect insolite.
C’est ainsi que Klaus Cox découvrit le plateau-cimetière où les morts demeuraient dans l’attitude où ils avaient fini leur existence, ce qui ne laissait pas de figurer une danse macabre que l’éclat solaire et l’atmosphère indéfiniment bleutée rendaient encore plus impressionnante.
Ils volèrent ainsi pendant un bon quart d’heure et Klaus, de très haut, eut l’occasion de découvrir un terrain qui lui parut particulièrement exceptionnel, sinon des plus dangereux.
L’attitude de Râx, cherchant sans cesse à l’éloigner en hauteur, n’avait pas été sans éveiller l’attention de l’astronavigateur. Sans nul doute, le pstôr était averti du péril très spécial émanant de ce terrain où des victimes se tordaient, muettes et immobiles, dans les affres de ce qui avait été leur mort.
Un peu après, surplombant une chaîne montagneuse et entrevoyant à l’horizon une contrée qui lui parut désertique, Klaus constata encore une certaine inquiétude dans le comportement de Râx.
Le pstôr recommençait à tourner autour de lui et, désormais, un tel langage devenait éloquent pour Cox. Cela voulait dire danger.
De quelle nature ? Il ne tarda pas à le savoir. Mais, cette fois, il ne fit que reconnaître un phénomène déjà rencontré : la nuée vivante.
Elle flottait sur l’horizon, mêlée hypocritement à d’innocents petits nuages coquets, azurés sous le soleil Epsilon, si bien qu’il était difficile de la distinguer de prime abord.
Cox comprit et suivit Râx qui l’entraîna très loin, lui fit exécuter un véritable tour dans le ciel avant de le ramener vers le désert qui devait être le but de leur randonnée.
Cela demanda encore un bon moment. Finalement, la nuée semblant s’être effacée sur l’horizon, c’est sous un ciel parfaitement dégagé que l’homme et la bête volante finirent par toucher le sol.
Ils étaient épuisés l’un et l’autre, mais la passion de la découverte animait tellement Klaus qu’il ne songeait guère à se reposer. Râx tirait la langue. L’homme se hâta de lui jeter quelques fruits et de le faire boire un peu grâce à l’eau (rationnée) qu’il emportait dans une flasque.
Lui, déjà, furetait partout. Les végétaux l’intriguaient, ces sortes de cactus énormes, hostiles, agressifs dans leur immobilité.
Tout à coup, il sursauta et se mit à courir vers une zone plus précise de l’étendue où ne croissaient çà et là que ces plantes déplaisantes d’aspect.
La terre y était battue, comme piétinée. Les cactus, ou assimilés, avaient été déchiquetés, broyés et un sang verdâtre, répugnant et nauséabond, souillait les pierres.
S’était-on battu là ? Ou bien…
Râx arrivait en se dandinant sur ses pattes griffues, battant parfois des ailes pour se rééquilibrer. Il sifflait tout doucement, dardant ses beaux yeux d’or sur l’astronavigateur.
Celui-ci flatta le crâne de l’animal.
— Que veux-tu me dire ? Ils sont venus ici, n’est-ce pas ? Ce désert… c’est sans doute bien celui qui était indiqué dans ce parchemin virgonien dont j’ai eu connaissance à bord, ce manuscrit que ceux d’Inab’dari jugeaient si précieux…
Il était intrigué. Il ne voyait rien autour de lui, sinon l’étendue désolée et ce bouquet de cactées dévasté, sinistre.
Râx allait, venait, grattait parfois le sol, flairait, éternuait, repartait comme mécontent de ne pas avoir trouvé ce qu’il cherchait.
Il exécuta plusieurs fois ce manège puis s’arrêta. Cette fois, Cox l’entendit qui sifflait plus joyeusement, presque sur un mode triomphal.
— Oh ! oh ! Qu’est-ce que tu as découvert ?
Une pensée le traversa. Il se jugea stupide de n’y avoir pas songé plus tôt.
— Les xtaïx… le gisement…
Il se précipita, sous l’œil évidemment satisfait du pstôr et, à quatre pattes, gratta le sol à son tour.
Il se redressa sur les genoux, élevant la petite chose brunâtre entre ses doigts tremblants.
— Un xtaïx !
A son tour, il en possédait un. Il comprenait maintenant ; il se trouvait sur l’emplacement exact du filon où Râx l’avait conduit. Il ne devait pas rester un très grand nombre de gemmes, du moins en surface. Sans doute Arimaïla, Giovanna et les quatre hommes avaient dû passer par là. Ils étaient donc en possession d’un véritable trésor, une force capable de mettre en échec les Mathématiques et tous les forbans de l’univers.
Lui, rien qu’avec ce petit caillou, se trouvait déjà très puissant et il le caressait amoureusement.
Puis il se mit à le gratter avec son poignard, l’arracha à la gangue naturelle, le montra au soleil Epsilon comme un trophée, comme une offrande, se délectant à le voir étinceler de feux exceptionnels.
Il cherchait à se mettre en harmonie avec la pierre magique, ainsi qu’Arimaïla, Knet’ag et Coqdor l’avaient démontré à bord du Fulgurant lorsqu’une pensée infiniment moins amène le ramena aux réalités.
Puisque ses camarades du petit commando disposaient d’une pareille puissance capable de dominer le cosmos, pourquoi n’avaient-ils pas rejoint au plus tôt l’astronef ? Inab’dari était en péril et il y avait là de quoi sauver la planète que les Mathématiques se préparaient à investir, avant de s’en prendre peut-être à d’autres mondes ?
Inquiet, le jeune homme fit quelques pas, songeur.
Il marcha par mégarde sur une branche de cactée à demi tranchée et sursauta en l’entendant gémir.
Le soir venait. Autour de lui, il voyait ces végétaux hideux, mais qu’on avait torturés, mutilés. Il comprenait : la terre avait été fouillée à leur base et sans doute ses compagnons avaient-ils dû jouer les fouisseurs, arracher au sol son précieux gisement, si bien que les cactées avaient subi leurs attaques.
Il crut entendre encore, dans l’ombre bleue qui tournait au noir, les plaintes lugubres des cactus massacrés. Il frissonna.
Instinctivement, il cacha le xtaïx sous sa chemise, dans un sachet, contre sa poitrine. Il avait conscience à présent qu’un malheur était arrivé et que certainement Coqdor et les autres avaient pu succomber aux attaques des Mathématiques.
Cependant, lorsque parurent les lunes, il vit Râx qui recommençait à s’agiter, à l’appeler en émettant son sifflement modulé, indiquant qu’il voulait repartir.
Mais cette fois, Cox, qui le suivait scrupuleusement, constata qu’on volait presque à ras du sol, comme pour se dissimuler.
Il avait la conviction que la bête ne faisait qu’obéir à son maître lointain et que Coqdor guidait Râx, pour le guider, lui, l’envoyé de Martinbras.
Longuement, ils filèrent ainsi dans la nuit.
Ils traversèrent une partie du désert et parvinrent en face d’un coteau assez élevé, conique, au sommet duquel Cox distingua vaguement une construction évidemment d’origine humaine.
Râx, maintenant, rampait littéralement.
Ils se rapprochèrent encore, gagnèrent la base du coteau en se dissimulant dans les roches, les moindres failles, les anfractuosités, les bouquets de rare verdure.
Quand le pstôr se blottit et ne bougea plus, Cox l’imita.
Ce fut l’aube. L’aurore.
Il commença à mieux distinguer ce qu’il prenait pour une sorte de tourelle.
Et au fur et à mesure que montait la clarté du jour renaissant, il se sentait pâlir, son cœur battait à grands coups devant ce qu’il découvrait.