CHAPITRE IV

— Ne tirez pas !… Surtout ne tirez pas !

Qui a parlé ?

Est-il sûr d’ailleurs que quelqu’un ait parlé ?

Knet’ag, éperdu, peut se poser la question. Cependant, il est persuadé qu’il a entendu ou, si le terme est inexact, « perçu » nettement cette injonction.

Il voit le monstre ailé qui se rapproche. Etonnant, impressionnant, mais il faut le reconnaître, son énorme tête n’est pas véritablement effrayante. Les yeux d’or irradient de cette étrange tendresse propre aux races animales proches de l’homme.

Knet’ag a oublié qu’il a été un truand. Il ne songe même pas qu’il est en mission spéciale, très spéciale, en faveur de sa planète patrie. Il n’est qu’un être en détresse, dans une situation extravagante, étreignant une jeune femme qu’il veut sauver à tout prix. Une jeune femme qui n’est pas, pas encore, sa maîtresse, seulement une vaillante compagne d’aventures.

— Ne tirez pas !

C’est net. Pourtant, il se rend compte que cela ne résonne pas à ses oreilles dans cette immensité où les nuages vivants continuent à l’encercler de leurs volutes inquiétantes.

Ce démon ailé ? Envoyé par les Mathématiques ? Il a pu le croire au premier abord, dans son affolement. Maintenant, il réalise qu’une telle présence évoque bien peu ces créatures tellement logiques qu’elles en sont écœurantes. Non ! Il y a bien là un animal, qui n’a rien de robotique. Une sorte de mammifère chiroptère de dimensions inaccoutumées, qui n’a, assurément, pas son pareil sur Inab’dari ni, à la connaissance de Knet’ag, dans les planètes connues du Lion.

Alors des pensées s’infiltrent en Knet’ag. Des pensées apaisantes, une sorte d’appel fraternel, une fleur de générosité qu’il ne saurait analyser mais qui combat fortement l’envoûtement émanant, il n’en a pu douter, de ces nuées bizarres, lesquelles semblent animées d’une mystérieuse pensée collective.

Alors, tout en continuant à se soutenir en vol par le moyen du sustentateur, en s’évertuant à soutenir une Arimaïla à demi consciente, le cosmonaute commença à regarder la bête fantastique avec un peu moins de crainte.

Ce fut presque malgré lui qu’il remit le fulgurant à sa ceinture, renonçant à s’en servir et, il le constata une seconde après, sous l’impulsion de cet afflux mental qu’il ne parvenait pas à situer.

Il avait pu croire un instant que cela aussi jaillissait de la masse nuageuse. Mais non, il en avait maintenant la certitude, le nuage vivant, c’était l’ennemi, une entité formidable et insolite évoluant dans le ciel de l’inconnue, du satellite maudit, alors qu’à présent il survenait en sa faveur une aide providentielle, une alliance bénéfique dont le messager était à n’en pas douter cette gigantesque bête ailée dont les formidables ailes membraneuses soutenaient le corps fauve surmonté d’une tête énorme, aux oreilles droites, au regard d’or.

Il sembla à Knet’ag que la voix insidieuse murmurait en lui :

— Laissez-vous aller… Faites confiance à l’animal volant…

Comme si l’ennemi avait entendu lui aussi, il y eut alors une recrudescence psychique de la part des nuages vivants. Ce fut un déferlement mental qui tenta de se ruer « intérieurement » en Knet’ag. Il crut subir les effets d’une drogue toute-puissante, d’une griserie infinie. Il avait subitement la tentation de s’abandonner à cette nuée aux coloris enchanteurs, à ces séducteurs nébuloïdes, à cette forme chatoyante, sans cesse changeante, qui l’encourageait à se fondre en elle, avec un charme de vampire dissimulant son avidité criminelle par des éléments amènes.

En lui, c’était le combat.

Un combat dont il était l’enjeu, un enjeu comprenant également Arimaïla.

Knet’ag souffrait. Il sentait la subtile pénétration mentale de la force nuageuse contrée énergiquement par la pensée salvatrice. Il se rendait compte que ce sauveur inattendu utilisait l’animal volant qui tournoyait toujours autour du couple perdu en plein ciel.

Mais le jeune homme réalisait aussi qu’en aucun cas cela pouvait être la bête elle-même. Certes, il y avait le cas du nuage vivant, mais ce qui en émanait n’avait rien d’humain ni même d’animal. C’était un appel purement mécanique, un peu analogue à celui d’une plante carnivore qui se fait plus belle pour attirer le maladroit, l’imprudent insecte qui va venir goûter son suc perfide.

Alors que le rempart psychique, lui, était nettement caractérisé par une pensée organisée, logique, rationnelle, une véritable pensée humaine.

Knet’ag crut comprendre que l’animal servait de relais et qu’un maître inconnu l’envoyait au secours des cosmonautes perdus, se branchant sur son cerveau afin de communiquer avec ceux qu’il tentait d’arracher aux nuages grâce à cette antenne vivante.

Knet’ag suffoquait. Il n’en pouvait plus. Il était affolé par sa situation, par le souci de sauver Arimaïla. Il se sentait déchiré mentalement entre les deux forces contradictoires qui se livraient en lui à un véritable duel.

Alors il cessa d’échapper à la bête. Etreignant toujours Arimaïla (elle ne risquait évidemment pas de tomber mais d’aller à la dérive), il tendit une main qu’il voulait amicale vers la chauve-souris géante.

C’était peut-être un geste de désespoir. Un bref instant, le temps d’un éclair, il imagina qu’il s’agissait là d’une suprême perfidie de la part de l’entité énigmatique, du nuage vivant qui voulait les dévorer tous les deux, que cet animal étrange n’était qu’une illusion, qu’un fantasme…

Très doucement, de sa gueule puissante, la bête saisit le bras de Knet’ag entre ses crocs formidables, mais avec une surprenante délicatesse chez une pareille créature.

Knet’ag sentit cette douceur, et son esprit fut envahi par la pensée fraternelle qui paraissait lui donner l’assurance que tout allait désormais aller tout seul.

L’être volant, sans lâcher Knet’ag qui lui serrait toujours Arimaïla, piqua soudain vers le sol.

Quand ils pénétrèrent tous trois dans la masse nuageuse, ce fut une véritable marée furieuse qui perturba un instant le cerveau de Knet’ag.

Il comprit vaguement que le nuage vivant, sentant ses proies lui échapper, se révoltait et tentait un dernier assaut, en pleine fureur.

Le cosmonaute sentit nettement à cet instant que, si par malheur, et sans l’intervention incompréhensible de l’animal lui-même animé par une pensée étrangère et vraisemblablement humaine, il s’était abandonné à être enveloppé par les nuées, Arimaïla et lui-même eussent immédiatement succombé.

Que se serait-il passé, il n’en avait nulle conscience. Auraient-ils été absorbés biologiquement, ce n'était pas impossible, cette force étrange pouvait avoir besoin d’éléments organiques pour subsister. Ou bien cela se serait-il borné à une vampirisation purement psychique, leur mental venant grossir la pensée communautaire qui paraissait animer cette fantastique entité ?

Hypothèses qui traversèrent en fulgurance le tourbillon de pensées se heurtant dans le crâne de Knet’ag.

Mais l’animal était vigoureux et, battant inlassablement de ses ailes membraneuses, il avait forcé les cosmonautes toujours enlacés à franchir la zone périlleuse. On dépassait, par en dessous, l’énorme nuage qui, sans doute furieux d’être frustré de sa chasse, paraissait plus tourmenté, plus violemment convulsé que jamais.

La bête les emmenait au-dessus des plaines de porcelaine bleue. On voyait maintenant le soleil Epsilon sur l’horizon et des rayons de pourpre faisaient rutiler les montagnes et les plaines, éveillant des serpents de rubis sur les miroirs d’eau contrastant avec le bleu ambiant.

Féerique décor du couchant sur le satellite inconnu avec, maintenant, très haut au-dessus des cosmonautes, les nuées monstrueuses qui se tordaient de colère pour avoir perdu leurs victimes.

Mais Knet’ag devait encore éprouver une légère surprise. Maintenant qu’il avait échappé à ce domaine effrayant où régnaient les nuées dévorantes, il s’apercevait que le sauveur ailé était beaucoup moins fantastique qu’il ne l’avait cru au premier abord.

Il pouvait penser que cette différence d’aspect était purement subjective, et que ne se trouvant plus soumis à l’influx psychique des terribles nuées, il reprenait un sens plus précis des réalités.

Toujours était-il qu’il voyait, tout près de lui, non plus une sorte de dragon gigantesque bénéfique en la circonstance, mais simplement un mammifère d’un type qui, pour inconnu qu’il soit à Inab’dari et sans doute à travers les planètes du Lion, n’en était pas moins une sorte de composé d’animaux répandus avec quelques variantes sur tous les astres de type terramorphe.

Le corps d’un bê, ce chevreuil des forêts d’Inab’dari, les ailes d’un vofk, ces chiroptères souvent buveurs de sang, la tête d’un k’rao, animal fréquemment dressé au combat.

Une simple bête au pelage ruisselant de sueur, bavant un peu sous l’effort, avec de bons yeux dorés qu’un filet rouge injectait. Bref, rien de prodigieux, uniquement un hybride inconnu mais assurément parfaitement tangible, alors que dans le prestigieux cercle de nuages, Knet’ag avait cru voir apparaître une créature de légende venant secourir les deux malheureux que les nuées s’apprêtaient à engloutir.

Knet’ag s’arracha alors à sa torpeur. Il réalisait que l’envoûtement des nébulosités lui avait fait entrevoir les choses sous un aspect factice. Sans la présence de la bête volante qui continuait à l’entraîner sans rudesse, lui et son fardeau vivant, il aurait pu croire qu’il avait été victime d’hallucinations.

Mais ce guide tout de même exceptionnel devait parfaitement savoir où il devait se rendre. Il continuait à voler au mouvement incessant de ses ailes membraneuses, s’évertuant visiblement à ramener les deux cosmonautes vers le sol.

Knet’ag eut subitement froid au cœur.

Sa pensée initiale revenait, en dépit des assertions mentales qu’il avait perçues, ou cru percevoir.

Tout cela n’était-il pas un tour des Mathématiques ?

Une fois encore, il se morigéna. Non ! Ces robots charnels ne devaient jamais utiliser que des créatures analogues à leur étrange nature et ce brave bê-vofk-k’rao était assurément d’un autre acabit.

De nouveau, Knet’ag se sentit envahi par une pensée amicale, fraternelle, on cherchait à le rassurer, à contrer ses doutes, son inquiétude, comme s’ils avaient été subtilement devinés.

Il se sentit plus détendu, d’autant qu’Arimaïla commençait à revenir à elle, et levait les yeux vers le visage tout proche de Knet’ag, ne comprenant visiblement rien à ce qui lui arrivait, ni en quel lieu insolite elle pouvait bien se trouver.

Elle soupira, eut une sorte de hoquet en s’apercevant qu’ils étaient encore tous les deux en plein vol, mais que son compagnon qui la soutenait était lui-même entraîné par une sorte de chimère de type inconnu d’elle, dont l’aspect initial était, il fallait en convenir, quelque peu impressionnant.

— N’aie pas peur… N’aie pas peur… Il est venu à notre secours !…

La jeune fille était totalement perdue.

Elle bredouilla quelques questions à peu près inarticulées. Mais Knet’ag devinait les mots et, aussi doucement qu’il le pouvait, suffoquant un peu en cette conversation dans l’atmosphère, il tenta de lui expliquer. Elle comprit tout au moins qu’ils avaient été arrachés au nuage maléfique par l’intervention de cet animal extravagant d’aspect et que, maintenant, on les conduisait… Où ? Cela, Knet’ag était encore assez embarrassé pour le dire.

Mais ce doute ne dura pas. Arimaïla et lui apercevaient, au sol, la masse formidable d’un astronef.

Elle eut un haut-le-corps et Knet’ag la sentit frémir tout contre lui.

— Les Mathématiques !

— Non ! Non ! Ce ne sont pas eux !

— Qui alors ?

Prise contre son compagnon aussi ignorant qu’elle, échappant de peu aux nuages vampires, serrée par ce monstre ailé, ramenée vers le terrain auprès d’un vaisseau spatial inconnu, l’envoyée d’Inab’dari avait quelque raison d’être angoissée.

Mais des gens, des cosmonautes de toute évidence, venaient vers eux. Ils étaient de types divers, assurément de simple race humaine. Une jeune femme était au premier plan, flanquée de deux jeunes gars qui lui faisaient une garde d’honneur un peu comique.

Et un grand garçon élancé, au visage amène, aux cheveux blond foncé coupés court, au regard vert étincelant, leur souhaitait la bienvenue :

— Ne craignez rien, amis d’Inab’dari… Nous sommes solariens et alliés de votre planète… Vous n’avez rien à craindre des Mathématiques ! Comme vous, nous sommes à la recherche des xtaïx, et nous voulons le salut de votre monde !…