CHAPITRE III
Elle, c’était l’audacieuse, la téméraire élève cosmonaute qui avait pris l’initiative de la folle aventure, de la quête aux gemmes magiques, qui n’avait pas hésité à se lancer à travers l’espace.
Lui, le forban, peu scrupuleux mais physiquement courageux comme beaucoup de truands qui ne sont lâches que devant la responsabilité de la vie quotidienne.
Et pourtant, ils avaient peur.
Ils se hâtaient de courir vers leurs scaphandres, de les rafler et, sans prendre le temps de les enfiler, chargés des lourds équipements, ils filaient en direction de l’aire où s’était posé le canot spatial.
Ils ne connaissaient que trop la réputation de ceux qu’on appelait, faute de mieux, les Mathématiques, les impitoyables humanoïdes qui désolaient la constellation et sans doute les mondes voisins.
Certes, Arimaïla ne se conduisait pas comme une petite femme nerveuse, ni Knet’ag à l’instar d’un quelconque capon. Tous deux, apparemment, conservaient leur sang-froid, ne fût-ce que vis-à-vis l’un de l’autre, le voyage en commun les ayant déjà bizarrement rapprochés en dépit de leurs éthiques si différentes.
Ils savaient que si un tel ennemi les surprenait, ils étaient perdus.
Et ils estimaient aussi qu’outre leur vie ils étaient comptables de leur rôle, de ce qu’ils avaient à faire dans le but peut-être illusoire d’utiliser les pierres fantastiques pour le salut d’Inab’dari.
C’est ainsi qu’ils coururent, se dissimulant instinctivement dans les failles de rocs, utilisant les cheminements naturels formés par les crevasses du sol.
On ne distinguait rien, mais la boussole s’affolait de plus en plus et l’ancien pirate était mal à l’aise. Il aidait de son mieux sa compagne à avancer en dépit du poids constitué par l’équipement. Elle, bien qu’en nage, les pieds et les mains ensanglantés par le contact renouvelé de ce sol aussi magnifique que cruel, ne se plaignait pas et trouvait encore la force de lui sourire.
Par instants, ils traversaient des flaques solaires, où on cuisait littéralement tout vif. Et puis les nuages reparaissaient, ces nuées inquiétantes, dont la lente évolution évoquait celle de gigantesques reptiles célestes, si bien que les deux aventuriers avaient l’impression de se sentir épiés, comme d’éventuelles proies.
Ainsi, ils se rapprochaient du point d’atterrissage.
Ils firent halte, cependant. Ils perdaient du temps, évoluant non selon la ligne la plus droite, mais en tentant de dépister ceux qu’ils devinaient maintenant tout proches. Knet’ag stoppa soudain.
— Nous n’avons pas un instant… Passe ta ceinture…
La ceinture, généralement véritable arsenal du cosmonaute, était garnie de surcroît d’un système antigrav, permettant les évolutions aériennes, Arimaïla avait pris l’habitude de faire totalement confiance à Knet’ag lequel, en dépit de son jeune âge, avait une grande expérience des choses spatiales.
Ils ne s’attardèrent donc pas à se rhabiller, ce qui eût été trop long, mais se contentèrent de se munir de l’appareil sustentateur.
Knet’ag ne cessait pratiquement pas d’observer les indications de la boussole.
— Ils se rapprochent… Ils…
Elle le sentit hésiter, saisi d’une brusque angoisse.
— Knet’ag…
— On nous coupe la route de notre astro…
Ils ne voyaient toujours rien. Il n’y avait que ce sol d’un joli bleu chatoyant, ces roches de turquoise, ces aiguilles de saphir, et ce ciel où l’azur flamboyant était par instants masqué par les monstrueuses nébulosités.
Mais les Mathématiques approchaient. Avec leur froideur trop bien connue de calculateurs impassibles. Des êtres d’une nature encore inconnue (même au cours des conflits, il avait toujours été impossible de s’emparer d’un seul d’entre eux). Mais des créatures qui avaient un sens prodigieux de la tactique, des logiciens effrayants, des entités d’apparence humaine, certainement relevant d’un genre ignoré échappant au pauvre raisonnement des simples mortels. Car il semblait qu’ils ne fassent jamais d’erreur et que leurs entreprises, jusque-là toujours dirigées contre telle ou telle planète, réussissaient immanquablement tant les moindres détails étaient calculés, le plus petit fait rigoureusement prévu et par là exploité à l’avance.
Knet’ag sentait son cœur atrocement serré. Si les Mathématiques avaient décidé de s’emparer des deux cosmonautes, d’interrompre la quête aux gemmes salvatrices, ils y parviendraient, et Knet’ag comme Arimaïla tomberaient entre leurs mains sans faiblesse.
Pourtant, l’homme a cette faculté d’espérer dans le désespoir, de lutter face à l’adversaire le plus titanesque.
— Il faut essayer l’envol !… D’accord ?
Elle fit oui de la tête et déclencha sa propre coupure de gravitation…
Aussitôt, elle quitta le sol et commença à monter lentement. Mais elle était inexpérimentée, elle flottait lamentablement, elle chavirait dans le vide. Knet’ag lui, beaucoup mieux rompu à ce genre de sport, se soutenait déjà parfaitement en équilibre. Ils avaient sacrifié les scaphandres, quitte à les retrouver plus tard.
Il se rapprocha d’elle et, à dix mètres au-dessus du sol, il réussit à la saisir par le bras, à la remettre d’aplomb, lui prodiguant les conseils nécessaires :
— Etends les bras latéralement… là… Tu vas te stabiliser, mais quand tu te penches en avant, fais-le doucement… C’est bien ça !… Courbe-toi doucement… Et maintenant bats des jambes, comme si tu nageais… Non ! Trop brusque ton mouvement, tu vas encore chavirer…
Le moment n’était peut-être pas très bien choisi pour une leçon de vol, mais ils n’avaient pas le choix.
Tout en guidant son élève, Knet’ag ne cessait de surveiller le sol. On continuait à ne voir que le plateau serti de ces collines qui paraissaient constituées d’une porcelaine fine, quasi transparente, ruisselant de toute la gamme des bleus, des azurs, des indigos, et les nuées étranges qui poursuivaient leur danse lente, interminable, éveillaient des tons jaspés sur les flancs des monts, dans l’abîme des ravins et des crevasses, selon la rencontre avec l’éblouissement des rayons solaires.
Ils étaient maintenant à une vingtaine de mètres, lorsqu’ils aperçurent enfin l’ennemi.
Des êtres en tenue argentée, étincelant sous les flèches de l’astre. Ils avançaient d’un pas régulier, contournant les obstacles du terrain, évitant les fondrières et les lézardes avec une rigueur effarante. Le mouvement le plus infime devait être calculé car ils paraissaient ainsi invulnérables, n’offrant aucune prise aux innombrables traverses que présente pour une créature normale le cheminement en un terrain aussi accidenté, aussi tourmenté.
Ils allaient. Et rien qu’à les voir on comprenait quelle terreur ils inspiraient partout où ils s’étaient manifestés. On croyait ne pas pouvoir grand-chose contre des gens aussi bien organisés et dont on disait que chaque personnage devait être doué de facultés exceptionnelles. On avait avancé l’hypothèse d’un radar naturel qui leur permettait d’éviter la moindre opposition et, mais cela commençait à relever de la légende, d’échapper aux coups de l’adversaire.
De leur situation élevée, les deux cosmonautes ne pouvaient évidemment distinguer leurs traits. Mais les silhouettes étaient, sinon harmonieuses, du moins morphologiquement équilibrées. Des gens qui, curieusement, semblaient — à l’exception d’un seul d’entre eux – avoir la même taille, la même corpulence, le même rythme de marche et de mouvements.
Ils ne devaient pas être déplaisants à regarder, avec ces sortes d’armures ajustées, dont le ton argent, brillant aux reflets de l’astre, était assez esthétique.
Et pourtant…
Ce qui impressionnait, outre la réputation de cette race d’exception, c'était précisément ce côté robotique, cette allure désespérément uniforme, ce mécanisme apparent dans le geste, dans le pas. Plus que des créatures charnelles, ils apparaissaient telles des mécaniques et les voir progresser ainsi créait chez l’observateur une sorte de malaise dont il était à peu près impossible de se débarrasser.
Ils avançaient. Rien ne les arrêtait. On était allé jusqu’à prétendre que ces Mathématiques (dont on ignorait d’ailleurs le nom qu’ils se donnaient eux-mêmes) n’appartenaient pas à la race humaine. Qu’ils n’avaient rien du règne animal et qu’en réalité ils n’étaient que des androïdes, des robots envoyés on ne savait par quelle puissance pour la conquête des planètes du Lion.
Cependant, encore qu’aucun d’entre eux n’ait jamais pu être capturé, ceux qui les avaient affrontés en avaient un souvenir atroce. Pratiquement insensibles, ils subissaient les coups et les blessures avec un flegme déroutant. Quelques-uns semblaient avoir succombé au cours des combats mais leurs congénères les avaient chaque fois récupérés, morts ou mourants, si bien qu’aucun médecin, aucun anatomiste n’avait jamais pu les étudier histologiquement, à leur grand dam.
Des robots ? Non, affirmaient leurs antagonistes. Des êtres assurément de chair, mais doués d’une insensibilité sans égale. Inaccessibles également, pouvait-on croire, à la pitié et sans doute à n’importe quel sentiment honorant l’homme.
Aussi, ces beaux androïdes, charnels ou non, ravageurs impassibles, combattants dénués de faiblesse, manœuvrant comme des machines bien réglées, étaient-ils devenus, depuis quelque temps, la terreur de toute une constellation.
Ainsi était née leur histoire, naturellement quelque peu devenue folklorique, encore que leur réputation de « sans quartier » fût pleinement justifiée. Ils étaient tellement impeccables, agissaient avec une telle précision au cours des engagements, qu’il leur avait promptement été attribué cette dénomination : les Mathématiques.
Plus d’un naturel du Lion, voire d’Inab’dari, était tombé entre leurs mains. Jamais nul n’en avait eu de nouvelles et on frémissait en songeant au sort éventuel que ces êtres sans âmes pouvaient leur avoir réservé.
Et c’étaient de telles créatures qui traquaient Knet’ag et Arimaïla, qui systématiquement les cherchaient sur la planète inconnue dans le but, évidemment avéré, de leur interdire la quête des gemmes salvatrices.
Knet’ag, en dépit de son cran, voyait déjà tout perdu. Peut-être, cependant, la présence d’Arimaïla, combattante mais également femme, le stimulait-elle. Quel mâle, en effet, pour rester digne de ce nom, accepte-t-il de flancher, d’abandonner alors qu’il a une compagne à protéger, à encourager ?
Ils montaient, ils montaient, accélérant l’allure. En bas, ils voyaient très nettement les Mathématiques. Le plus petit de la bande (celui qui ne correspondait pas au gabarit unilatéral du groupe, composé d’une vingtaine d’individus) levait un bras avec netteté et désignait les deux volants qui tentaient de gagner la zone nuageuse, Knet’ag ayant en effet estimé que, pour l’instant, la meilleure échappatoire était encore le camouflage.
Il espérait vaguement, très vaguement, réussir à se perdre avec Arimaïla au sein de ces curieux nuages. Mais avec une rage contenue, il s’apercevait que le petit Mathématique les avait parfaitement repérés et les montrait sans la moindre hésitation à ses congénères.
— Viens !… Viens vite !
Arimaïla ne demandait que cela mais elle était fort maladroite dans la pratique du vol antigrav. Il fallait donc que l’ex-pirate vînt à son secours, l’aidât sérieusement, ce qui ralentissait leur progression en hauteur.
Qu’allaient faire les Mathématiques ? Des gens aussi rigoureusement organisés, de toute évidence, devaient être outillés pour les pourchasser, fût-ce en situation aérienne. En attendant, ils les perdirent de vue car, propulsés par les sustentateurs, ils atteignaient la nuée et Knet’ag y entraînait la jeune fille.
Tout de suite, ils comprirent tous deux qu’ils pénétraient dans un domaine particulier, qui n’avait que peu de parenté avec les zones nuageuses régnant dans toutes les planètes possédant une atmosphère et une hydrographie.
Nébulosités ? Sans doute. Mais fortement compactes, encore qu’irradiant des vapeurs colorées, vertes ou jaunes comme la masse même. Des masses aux formes évoluant lentement, évoquant des présences, s’allongeant avec une mollesse enveloppante autour des deux humains volants, comme des reptiles encerclant leurs proies.
Tout en continuant à se maintenir en état de non-pesanteur, flottant tels de pauvres bouchons sur un océan invisible, les messagers d’Inab’dari se tenaient fortement par la main. Non seulement parce qu’Arimaïla avait besoin de la solide armature que constituait Knet’ag, mais encore parce que, instinctivement, dans un pareil milieu, les deux humains éprouvaient le besoin du réconfort d'une présence de chair et de sang.
Arimaïla râla soudain, et sa voix, ténue dans une telle ambiance, parvenait difficilement aux oreilles de son camarade.
— Tu les entends ?… Ils me parlent !…
— Tais-toi ! Tais-toi ! Tu es folle !
— Non !… Je les entends… Ils sont là… Ils me parlent, je te dis… Ah ! mais tu as raison… je sens que je vais devenir folle !…
Et lui, angoissé, croyait également entendre des voix mystérieuses. Il luttait, il tentait de faire refluer ce qu’il éprouvait comme un envahissement. Mais il prenait conscience que ces nuages, en dépit de leur bel aspect d’or et d’émeraude, n’étaient pas absolument de simples amas de condensation aqueuse. Cela vivait, cela pensait semblait-il, on ne savait s’il s’agissait d’entités isolées ou si le tout, constitué en une seule créature communautaire, régnait ainsi dans le ciel de la planète inconnue.
Et le ou les êtres-nuages se rapprochaient des volants, jusqu’à les effleurer, à les caresser, mais comme un monstre lubrique caresse sa future victime, ou plus trivialement à l’instar d’un fauve qui joue d’une proie avant de la déchirer et de s’en repaître.
Knet’ag avait froid au cœur.
Pour échapper aux Mathématiques (mais échappait-on aux Mathématiques ?) il avait tenté cette fuite vers le firmament, entraînant Arimaïla, Arimaïla à qui il devait de ne plus moisir dans les geôles d’Inab’dari et d’être rangé au rang des défenseurs de la planète patrie.
Et c’était dans un autre piège qu’il l’avait jetée. Il la voyait, les yeux agrandis par l’horreur, évoluant gauchement comme un ludion ballotté dans un bocal perturbé. Elle criait de terreur quand le nuage s’approchait d’elle. Elle évitait le contact comme elle le pouvait, essayait de se blottir contre la poitrine étroite mais solide de celui qui avait été un forban de l’espace. Seulement, elle voyait bien que ce n’était qu’un salut provisoire. La nuée vivante n’accélérait jamais son rythme. Elle laissait fuir la victime, mais revenait à la charge avec cette patience effrayante qui augurait des suites, comme si le monstre multiforme d’or et d’émeraude était trop sûr de l’issue de l’aventure pour brusquer les opérations.
Maintenant, ils étaient entourés de toutes parts. Ils ne voyaient plus ni le sol bleu aux roches de porcelaine ni le zénith où devait briller Epsilon. Partout, c’était le nuage, unique, omniprésent, total, enserrant doucement, hypocritement ceux qui croyaient fuir l’ennemi par un envol désespéré.
Et des pensées déferlaient en eux, obnubilant jusqu’à leurs consciences. Ils se sentaient envahis, annihilés. Ils savaient qu’ils ne tarderaient pas à succomber, qu’ils seraient noyés, absorbés, totalement dévorés par cette créature mystérieuse.
L’ombre naquit, se précisa, creva littéralement la masse de la nue.
Comment cela se pouvait-il ? Quel être était capable de résister à une telle puissance, de traverser impunément ce qui était la chair même du nuage monstrueux ?
Arimaïla, à demi pâmée, regardait venir sans comprendre, ce qui était, on ne savait, ou la fin ou une aide inattendue.
Knet’ag, soutenant la jeune fille de son mieux, voyait la forme démesurée, reflétée sur la nue, ce qui lui donnait des dimensions apparemment gigantesques.
Comme une chauve-souris titanesque, avec une tête canine où brillaient des yeux immenses sur un mufle impressionnant.
Knet’ag râla :
— Les Mathématiques !… Ils ont inventé cela pour nous rejoindre !
Sans lâcher Arimaïla, de sa main libre, il tira une arme fulgurante de sa ceinture.