CHAPITRE X

Les nuées avaient repéré leurs proies : un groupe humain en marche.

Monstres aériens, entités mystérieuses, géantes bactéries multiformes nécessitant pour survivre une absorption régulière de vitalité, elles avaient depuis longtemps dévasté la faune, d’ailleurs assez rare, du satellite d’Epsilon. Fréquemment, elles s’en prenaient aux végétaux, hormis les géantes cactées qui savaient fort bien se défendre.

Plusieurs fois, au cours de l’histoire, elles avaient disputé les victimes humaines au plateau infernal fossilisateur. Mais ce sol maudit avait eu droit de cité et les nuées avaient dû refluer, incapables désormais de se rassasier de ces êtres rapidement stratifiés.

Maintenant, c’était une aubaine pour les démons nébulosoïdes. Une troupe de cosmonautes. Une femme qui allait en tête, devant une douzaine d’hommes, bien armés, sans doute, mais peu équipés malgré cela pour résister à l’insidieuse pénétration du nuage au psychisme envahissant.

La masse aux coloris chatoyants descendait lentement. Elle s’étendait comme un félin voluptueux occultant le soleil et jetant son ombre sinistre sur les aventuriers. Elle semblait prendre son temps, sûre déjà de sa victoire, se réjouissant à l’avance du festin futur.

Les volutes colorées se tordaient avec grâce, créant mille figures inédites et toujours renouvelées. C’était un formidable démon qui semblait croître sans cesse, qui prenait toute l’étendue céleste au-dessus du point où se trouvaient ces créatures qu’il convoitait.

Avaient-ils conscience du danger, ces explorateurs du satellite ? Oui, sans doute, car ils manipulaient déjà leurs armes, car ils prenaient des dispositions, aux ordres de la femme marchant en tête et qui paraissait être leur chef.

Ils ne devaient pas, dans ce cas, négliger le moindre détail car l’entité ne pardonnait pas et le combat serait rude, très certainement.

Et puis il se produisit ce qu’on n’attendait pas.

Une grappe humaine parut dans le ciel : quatre hommes et deux femmes, nus ou à peu près, ne portant sur eux que l’équipement nécessaire à la sustentation, le dispositif antigrav. Une bête curieuse, un hybride venu d’on ne savait où, les accompagnait.

Ils avançaient à grande vitesse et un observateur rapproché eût été surpris sans doute de les voir souriants, heureux en apparence, nullement angoissés à l’idée d’approcher les nuées vivantes dont, peut-être, ils connaissaient les terrifiantes mœurs.

Les humains volants piquaient en effet droit sur le nuage mortel.

D’en bas, les cosmonautes devaient s’étonner, voyant arriver ce secours inattendu, encore qu’un commando aérien, si entraîné et si vaillant fût-il, paraissait avoir bien peu de chances de réduire un ennemi aussi titanesque, aussi redoutable que les nébulosités psychiques désolant le satellite.

Mais l’aspect général de l’engagement changea, juste au moment où la théorie volante allait atteindre le nuage.

Les six êtres en état d’antigravité brandissaient tous quelque chose d’une main, sans qu’on puisse distinguer du sol ce qu’ils tenaient ainsi, mais presque aussitôt des feux, des étincelles, parurent jaillir de ces six mains tendues.

Epsilon faisait naître des féeries adamantines, rutilantes, esmeraldines, contrastant avec les torrents de clarté azurée qui se déversaient habituellement sur le planétoïde.

Et cela ne dura pas car presque aussitôt ce ne furent pas seulement des gerbes scintillantes qui apparurent mais des fantasmes gigantesques, s’enchevêtrant, s’entrecroisant, se chevauchant, se mêlant intimement pour se séparer, se disperser, se rejoindre, se détacher mutuellement encore au fur et à mesure que les six humains évoluaient, en une formation qui gardait une certaine discipline. On aurait pu voir, en effet, que tous manœuvraient pour encadrer l’animal ailé dont les ailes de chiroptère battaient l’air sans cesse. Et c’était autour de lui la ronde incessante de ces singuliers combattants.

La nuée vivante, peut-être, obscurément consciente d’avoir affaire à un adversaire redoutable, paraissait se recroqueviller comme si les franges nuageuses essayaient d’éviter le contact, moins sans doute avec des créatures de chair dont elle n’eût fait qu’une bouchée, qu’envers les images holographiques immenses qui arrivaient subitement dans le ciel.

Des oiseaux, mais des oiseaux magiques, des oiseaux de féerie, éclatant de lumières colorées, de fulgurances inconnues.

Et le commando, véritablement serti de l’immense et impalpable vision (car ce n’était qu’une vision) se rua littéralement sur le nuage vivant alors que ce dernier renonçant à s’abattre sur le groupe au sol, essayait de refluer, amorçant déjà une retraite.

La nuée ne put échapper à l’engagement.

Et les six, encadrant toujours la bête ailée qui présentait le centre de la formation, irradiant des fantastiques hologrammes dont la splendeur donnait le vertige, se précipitaient bravement dans le sein même du monstre aérien.

Ils piquaient dans le nuage, le traversaient, le trouaient, moins certainement par leur masse intrinsèque qu’en vertu de cette aura prodigieuse qui leur faisait une armure intangible mais aux effets surprenants.

Et la nuée paraissait souffrir. Chaque pénétration d’un membre du commando devait lui occasionner une souffrance nouvelle, comme s’il s’agissait d’une blessure.

De véritables soubresauts l’agitaient. Elle se tordait comme un reptile torturé, elle avait des spasmes de suppliciée, des convulsions de patiente. Mais rien ne devait la sauver d’une telle attaque et elle ne cherchait maintenant son salut que dans la fuite.

Mais les six s’acharnaient. Ils poursuivaient leur lutte, sans souci des atteintes de l’adversaire, le nuage en effet se défendant en tentant de les circonvenir mentalement, en envoyant en eux des ondes lénifiantes, subtiles comme des caresses, pernicieuses comme des drogues.

Ils le savaient, ils le sentaient. Mais ils le disaient tout haut tout en continuant cette voltige belliqueuse. Ils se soutenaient mutuellement contre l’envahissement psychique, ils faisaient refluer l’infiltration mystérieuse qui tentait encore de les perdre en perturbant leurs cerveaux.

C’était là peut-être pour les humains volants le plus dur du combat, la danse prestigieuse dans le vide n’étant qu’un jeu alors qu’il leur fallait repousser ces forces malgré tout exceptionnelles cherchant à tout prix à les séduire pour mieux les dominer et les attirer dans un piège sans merci.

Cela dura très longtemps. La nuée vivante demeurait encore puissante mais les humains, protégés par les oiseaux de soleil, résistaient aux assauts pénétrants tout en continuant à trouer littéralement l’immensité du nuage.

Ce dernier était torturé, déchiqueté. Des fragments nébuleux commençaient à s’effilocher alors qu’habituellement tout ne faisait qu’un. Et, comme des épaves, comme des cadavres au fil de l’eau, c’étaient des bribes de la nuée qui partaient à la dérive aérienne.

Crevant, piquant, hurlant de joie, se criant des encouragements, s’efforçant jusqu’au bout de réduire à néant les derniers flux mentaux avec lesquels la nuée cherchait à les réduire, triomphants dans leur nudité de gymnopèdes, ils n’arrêtèrent de s’acharner sur le formidable adversaire que lorsque celui-ci, désemparé, mutilé, vaincu, s’enleva soudain en un formidable soubresaut, se ramassa en une nuée sombre, presque noire, qui roula sur elle-même et s’enfuit vers l’horizon avec une surprenante rapidité.

Il n’y avait plus, dans le ciel plus que bleu du satellite, dans le flamboiement d’Epsilon du Lion, que le commando formé des six humains et de la bête volante, sertis d’une miraculeuse auréole faite de six oiseaux de soleil, impalpables et magnifiques, irréels et majestueux, vainqueurs sans équivoque d’un des plus redoutables monstres de cet astre redoutable.

Pendant un instant, la petite armada se livra à une démonstration frénétique de satisfaction. Autour du monstre ailé et d’un homme un peu plus mûr en apparence, cinq jeunes gens, garçons et fille, cabriolaient littéralement, exécutaient un véritable numéro de voltige, utilisant l’antigrav qui permettait toutes les fantaisies, les positions les plus capricieuses. Exubérants, pleinement heureux d’un tel exploit, ils se libéraient ; ils se livraient sans contrainte aux ébats les plus excentriques.

Mais Bruno Coqdor les rappela à l’ordre.

— Allons ! Assez de bêtises ! Rejoignons nos amis !

Ce qui eut pour effet de stopper immédiatement les folies du petit groupe.

Jonson, qui avait la tête en bas et riait très fort, ce qui est assez difficile dans une telle position, se hâta de reprendre une stabilité plus en accord avec la nature humaine.

Et tous commencèrent à descendre afin de rejoindre le commando qu’ils venaient de sauver des atteintes du monstre nébulosoïde.

Au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient du sol, ils commençaient à éprouver, les uns et les autres, une sensation bizarre.

Ces humains ? Mais étaient-ce bien leurs compagnons du Fulgurant envoyés par le commandant Martinbras ?

Etaient-ce réellement des humains ?

Ces armures aux tons argentins ? Ces allures quelque peu figées ?

Que se passa-t-il dans l’esprit de Coqdor ? Une idée foudroyante. Ce n’était pas encore en lui la certitude mais un singulier soupçon.

— Râx… Mon beau Râx !

Le pstôr se mit à voleter autour de lui, en cercles réguliers. Et Coqdor lui parlait mentalement, et les cerveaux de l’homme et de la bête s’étaient mis en harmonie.

Les autres s’écartaient instinctivement, laissant Bruno Coqdor et son fidèle à ce dialogue muet.

Brusquement, on vit Râx exécuter un véritable bond dans l’espace. Il s’éleva, tourna quelques secondes au-dessus du groupe volant et piqua tout droit, avec une rapidité subite, s’éloignant à tire d’ailes dans la direction des montagnes et de la contrée diabolique où se trouvait le sinistre cimetière aux fantômes bleus.

Il avait déjà disparu lorsque le petit groupe toucha le sol.

Déjà, ils avaient la certitude que ces humains aux allures de robots n’avaient rien de commun avec les cosmonautes du Fulgurant.

— Je veux les voir… leur parler, dit Coqdor. Après tout, nous venons de les aider sérieusement… Je puis même dire que nous leur avons sauvé la vie !

Arimaïla, posant le pied sur le sol, avait réalisé :

— Chevalier… chevalier Coqdor…, ce sont…

— Oui, Arimaïla, je sais…

— Les Mathématiques ! gronda Knet’ag. Ceux que nous venons d’arracher aux nuées vivantes…

— Mais ce sont vos ennemis ! s’écria Giovanna. Eh bien, voilà un fait d’armes à porter au crédit d’Inab’dari autant que des Terriens ! Nous sauvons l’ennemi d’un monstre fabuleux !

Seulement, l’exclamation joyeuse de la jeune fille n’eut guère d’écho. Tous regardaient venir le groupe des Mathématiques.

Même ceux d’Inab’dari n’en avaient jamais vu de si près. Ils avançaient, avec régularité, avec cette marche souple, nette, qui produisait cependant un malaise à qui l’observait tant cela paraissait échapper à la norme humaine.

En tête, une femme. Une femme de petite taille, aux traits tellement réguliers qu’ils en devenaient artificiels, bien loin de cette dissymétrie qui caractérise (au sens vrai du mot) la personnalité d’un être humanoïde. On n’y découvrait nulle différence entre les deux parties du visage qui paraissait avoir été dessiné par un artiste consciencieux soucieux avant tout de l’équilibre parfait, sans ces fantaisies de la nature qui attestent les heurts et les contradictions, le doute et la foi, la force et la sensibilité, l’amour et la haine, la vertu et la passion, l’ensemble prodigieux de ce qu’on nomme une âme et dont le faciès est le reflet pour qui sait voir.

Cette morphologie trop parfaite paraissait se retrouver dans le corps, rigoureusement équivalent lui aussi dans ses deux côtés, dans la dualité des organes.

Tous, fascinés, regardaient cette femme. Une Mathématique !

Derrière elle, une douzaine d’hommes. Si on pouvait vraiment les nommer ainsi. On retrouvait chez eux cette même régularité qui devenait gênante. Si bien qu’ils se ressemblaient tous. On pouvait presque les confondre tant les différences d’un individu à l’autre étaient minimes. Même taille, même tête, même pas, allure et silhouette absolument semblables on pouvait les assimiler à des mécaniques soigneusement réalisées par des techniciens scrupuleux, eux-mêmes inspirés par des dessinateurs qui, en conscience, n’avaient eu d’autre souci que de fabriquer des créatures parfaites à l’extrême.

Coqdor regardait venir vers lui les représentants de ce peuple à nul autre pareil, et dont il n’avait jamais rencontré exemple analogue au cours de ses nombreuses randonnées interplanétaires et interstellaires.

La jeune femme s’avança, s’arrêta net.

Les hommes, derrière elle, s’arrêtèrent aussi, avec un automatisme évoquant une parade de petits soldats dans un film d’animation.

Et elle parla.

D’une voix nette, mais monocorde. On eût dit que cette personne n’avait jamais rien ressenti, qu’elle était en dehors de toute passion.

— Vous avez vaincu le nuage vivant, humains, dit-elle. Soyez-en remerciés !

Les jeunes gens, ceux de la Terre et ceux d’Inab’dari, frères et sœurs d’une même race encore qu’ils soient nés sous des soleils bien différents et à des années-lumière les uns des autres, se regardaient, partageant un même ébahissement, et il y avait aussi dans leur stupéfaction une vague inquiétude.

Bruno Coqdor s’inclina.

— Madame, dit-il utilisant le code spalax que la Mathématique paraissait posséder parfaitement, croyez que nous sommes heureux, mes amis et moi, de vous avoir rendu ce service, parfaitement naturel, parfaitement dans la ligne de la solidarité humaine qui unit toutes les créatures du cosmos en une même fraternité !

Elle écouta sans broncher ce petit discours. Coqdor s’était laissé entraîner et il se dit tout à coup qu’il avait parlé avec un peu trop d’élan, trop de logomachie envers des gens qui, bien qu’ils soient évidemment charnels, évoquaient plus des machines que des êtres.

— Vous vous êtes servis des xtaïx, reprenait la voix incolore.

— C’est exact, répondit le chevalier de la Terre, se demandant où elle voulait en venir, encore qu’un vague soupçon commençât à naître en son esprit.

— Voulez-vous nous remettre ces pierres ?

Arimaïla, Knet’ag et les trois jeunes Terriens bondirent.

— Donner les xtaïx ! Jamais !

Coqdor leur fit signe de s’apaiser, mais ils étaient furieux et donnaient tous les cinq les signes de trouble le plus évident. La colère montait en eux, mais cette attitude ne paraissait nullement affecter la fille aux traits équilatéraux.

— Permettez-moi de vous dire, fit Coqdor, que ces gemmes nous appartiennent !

— Nous avons besoin de ces pierres, fit la voix sans expression. Aussi allez-vous nous les donner !

— Et si nous refusons ?

Ce fut tellement bref qu’ils n’eurent qu’à peine le temps de se défendre. Chacun des compagnons de Coqdor se trouva entre deux Mathématiques. Des êtres, on ne pouvait dire des hommes, solides, insensibles, à la poigne puissante. Ils purent à peine résister et se trouvèrent promptement désarmés. Et comme ils étaient nus, hormis les ceintures supportant les moteurs antigrav, ils succombèrent presque tout de suite.

Lutte brève, qui ne fit pas passer la plus petite onde de sentiment sur les faces symétriques des Mathématiques.

Coqdor avait peu résisté, comprenant que c’était déjà inutile. Il n’avait pas eu le temps de sortir le xtaïx de sa ceinture qu’on le lui avait déjà arraché.

Giovanna et Arimaïla se débattaient, plus encore que les garçons si c’était possible, et protestaient avec fureur :

— C’est un scandale !… Les salauds ! On les sauve… et ils nous volent !…

Coqdor se contenta de murmurer :

— Non… C’est logique !… Logique ! Désespérément logique… comme tout ce qui est Mathématique dans l’univers !…