CHAPITRE IX
— C'est ici !…
Coqdor était épuisé. La dernière marche avait été difficile. Mais il touchait au but et, d’un geste large, montrait enfin aux jeunes gens l’emplacement du filon.
Un hurlement général monta. Tous ruisselaient de sueur, étaient souillés de poussière. Ils avaient les pieds en sang, étaient courbatus, saisis de crampes, haletaient et n’avançaient plus que péniblement. Mais ils avaient tous confiance en l’homme aux yeux verts et ils manifestaient leur satisfaction. Il avait dit : « C’est ici ! » Et nul ne pouvait en douter.
Ils auraient voulu, malgré leur fatigue, se ruer sur ce sol brûlant. Mais, une fois de plus, le sage Coqdor les en dissuada. Il fallait se reposer un peu, se mettre en état pour commencer la prospection.
Tous se rendirent à de telles bonnes raisons et un petit camp s’organisa.
Cependant, ils n’en examinaient pas moins le lieu où les avait conduits la prestigieuse médiumnité du chevalier de la Terre. Et lui disait que c’était bien l’endroit correspondant à la vision qu’il avait réussi à faire naître en lui en osant s’unir à la planète.
Le désert toujours ! Pierrailles et sables à perte de vue. Mais en ce point les énormes cactées s’aggloméraient en une sorte de petite forêt sans feuilles. Les tiges, lourdes, agressives, montaient vers le ciel, serties d’innombrables épines. De ces épines que quelques-uns des cosmonautes avaient pu apprécier, tant elles étaient à la fois acérées et venimeuses.
La nature semblait avoir voulu justement protéger le gisement en y faisant croître ces végétaux, rares dans la contrée, mais en les groupant sur le sol même recelant l’incomparable trésor.
Pour y parvenir, Coqdor avait usé d’une boussole particulière : le xtaïx que lui avait remis cette fille inconnue de Léo IX.
Certes, il gardait en lui la vision précise du lieu désigné. Mais il avait eu besoin de ce guide fidèle, le conservant dans sa main crispée. Et des fluides mystérieux n’avaient cessé de le traverser au cours de cette dernière randonnée, l’aidant fortement à ne pas dévier de la bonne route. Après des heures et des heures, marchant partie la nuit et partie sous le grand soleil Epsilon, ils avaient fini par entrevoir de loin le groupe de cactées géantes.
Après deux heures de repos, environ, alors que le crépuscule était encore assez éloigné, on se mit au travail.
Tout de suite, ils éprouvèrent des difficultés. Les plantes à venin n’étaient, semblait-il, pas là par un hasard absolu. Elles tenaient le rôle de ces dragons qui, dans toutes les fables de tous les univers, veillent sur les trésors et en défendent l’accès aux audacieux venus pour les conquérir.
Des gemmes, oui, il y en avait. On commençait à savoir les détecter en dépit de leurs gangues, façonnées d’une terre spéciale. Avec un peu d’entraînement, les jeunes gens parvenaient à les situer dans l’étendue du sol.
Seulement, un peu partout, ces petits conglomérats se trouvaient entre les racines des cactées si bien que pour aller les quérir il fallait véritablement affronter le contact des dures épines.
Aligro, le premier, fut blessé. Plusieurs de ces dards empoisonnés avaient déchiré le bras de l’audacieux. Son sang coulait et les filles se hâtèrent de le panser à l’intracorol.
Bruno Coqdor avait cependant multiplié les conseils, leur montrant le péril mais tous brûlaient de s’emparer des gemmes fantastiques.
Aligro grimaçait, moins sans doute de ses plaies que du prurit déjà engendré dans tout son corps par le poison que sécrétaient les plantes.
Knet’ag, irrité, cherchant à éviter le frottement avec un énorme cactus qui paraissait enserrer dans des racines énormes une véritable théorie de petites boules de terre renfermant de toute évidence des xtaïx, avait pris le parti de se servir d’une hachette.
Il commença à trancher les racines, à frapper le végétal à la base.
C’est alors qu’il se produisit un phénomène assez spécial, un de ces effets propres à la planète inconnue, agissant singulièrement sur l’esprit des aventuriers qui offensaient son sol.
La plante se mit à gémir.
A chaque coup de hachette correspondait une sorte de cri bizarre, montant on ne savait comment de la plante elle-même. Et on voyait la masse vert-bleu, l’énorme tronc hérissé de piquants qui frémissait, qui oscillait, si bien que Knet’ag, en dépit d’un bond en arrière ne put lui non plus éviter le contact. Il fut cruellement piqué, déchiré, et son sang écarlate se mêla à un liquide de la tonalité générale de la plante, qui en jaillissait comme si le végétal blessé saignait lui aussi, hurlait sa souffrance et se défendait comme il pouvait.
Alors la rage saisit Knet’ag. Une rage que Aligro, qui échappait aux mains de ses infirmières, partageait aussitôt. Une rage qui s’emparait également de Jonson, lequel avait, de son côté, ramassé quelques gangues, mais désespérait de pouvoir en saisir une bonne quantité curieusement blotties à l’abri d’une autre de ces monstrueuses cactées.
Tous trois, avec les instruments contondants et tranchants de leur équipement, se lançaient contre ces démons végétaux. Ils frappaient avec fureur, s’acharnant ensemble contre une même plante. Presque nus sous le soleil qui commençait à décliner et mêlait ses pourpres au bleu ambiant, on les voyait, ruisselant de sang, grinçant des dents sous la douleur que leur occasionnait l’inévitable contact des piquants, frapper à coups redoublés les cactus titanesques, lesquels râlaient de colère et de souffrance, exhalant ces lugubres cris incompréhensibles, vibrant véritablement sous les coups et tombant par moments, d’un seul bloc, comme pour écraser l’un de ces sacrilèges.
Jonson évita ainsi une chute qui lui eût été fatale, Knet’ag ayant réussi à le tirer en arrière au bon moment. Jonson, furieux, porta un dernier coup au végétal abattu, qui se vengea suprêmement en faisant gicler sur lui ce qui constituait son sang, ce liquide empoisonné, corrosif, analogue à ce venin qui enduisait les épines.
Mais tous trois, repoussant les débris de la plante massacrée, arrachaient du sol libéré les précieuses gangues et les amenaient triomphalement à Coqdor et aux deux jeunes femmes.
Eux, à leur tour, grattaient la terre, faisaient éclater cette amande minérale, et alors on voyait petit à petit apparaître la pureté du joyau, le miraculeux xtaïx sorti vierge du sein de cette planète que Coqdor avait possédée.
Après cette première moisson, et jusqu’au coucher du soleil, ils se remirent à l’ouvrage. Cette fois, Arimaïla et Giovanna refusèrent de demeurer passives, d’autant que Coqdor, peu habitué à rester inactif et à regarder lutter et travailler les autres, s’était mis de la partie.
En vain, les quatre hommes essayèrent-ils de freiner leurs compagnes. Elles avaient saisi des outils elles aussi et se battaient avec les végétaux. Si bien que ce fut une étrange mêlée, six humains bien outillés, couverts de sueur, de sable et de sang et aussi du fluide émanant des plantes infernales, qui frappaient, frappaient avec fureur sans souci des myriades de plaies que leur causaient ces étranges corps à corps, sans souci surtout des démangeaisons qui ne tardaient pas à succéder à l’impact des épines.
Giovanna à son tour manqua d’être écrasée par un cactus. Elle ne dut son salut qu’au fait que Coqdor, assez éloigné, vit le péril et ne pouvant intervenir lui-même, envoya une pensée violente dans l’esprit de Râx.
Le pstôr, qui assistait à ce combat sans précédent, déploya ses ailes, se lança d’un bond, saisit l’astronavigateur par un bras et l’enleva littéralement à la seconde même où la plante torturée croulait sur l’audacieuse jeune femme.
Elle remercia le pstôr d’un baiser sur le mufle et se remit à l’ouvrage, en compagnie d’Arimaïla, laquelle était saisie d’une véritable fièvre.
Ainsi, elle allait posséder une quantité impressionnante de xtaïx. Elle reviendrait vers Inab’dari en compagnie de Knet’ag, et ils sauraient utiliser les gemmes, et ils repousseraient, à jamais espérait-elle, les incursions de la race diabolique des Mathématiques.
Enfin, le soir vint. Ils abandonnèrent la lutte et la quête. Le cercle des cactées était dévasté et de nombreuses plantes, tronçonnées par les haches et les couteaux, gisaient sur un sol piétiné, bouleversé, où stagnaient à la fois les flaques immondes attestant le fluide empoisonné des végétaux, parmi des taches brunes, là où le sol avait bu le sang coulant des plaies des courageux humains.
Des humains qui pansaient leurs blessures, riaient nerveusement, s’aidaient mutuellement à se soigner, et ne pouvaient s’interdire de se frictionner, de se gratter avec fureur, tant le venin les avait intérieurement souillés, occasionnant cet infernal prurit.
Toutefois, Coqdor pensait que les effets d’un tel toxique ne devaient pas excéder quelques heures et l’expérience lui donna raison. On fit un repas de vitamines et de quelques concentrés, arrosé d’eau alcoolisée. Et ce fut la nuit.
Bruno Coqdor dormit un bon moment, enveloppé dans les ailes de Râx qui ne le quittait pas. Quand il se réveilla, les lunes glissaient encore dans le ciel, très dégagé. Il y avait des millions d’étoiles. Le silence régnait sur le désert et il pouvait apercevoir, dans la clarté lunaire aux tons d’acier, le bouquet de cactus déchiquetés, témoin de ce duel entre l’homme et le végétal.
Près de lui, dans un sac, il y avait les xtaïx.
Lui gardait précieusement l’original, celui qui l’avait déjà tellement servi. Mais il estimait à plusieurs centaines de pierres la moisson du jour précédent. Sans doute, pendant quelques heures, pourrait-on en glaner à peu près autant. Ensuite, il faudrait se remettre en marche, refaire en sens inverse le pénible cheminement qui les avait amenés jusque-là et, toujours sans utiliser la radio afin d’éviter d’alerter les Mathématiques, rejoindre tant bien que mal l’astronef.
Puissance des xtaïx ? Une dynamisation exceptionnelle de l’être vivant qui l’utilisait. Un homme prenait alors des forces insoupçonnées, se trouvait enrobé dans une sorte d’armure luminique à la puissance remarquable. Un animal convenablement dirigé par un maître disposant du xtaïx pouvait lui aussi, et Râx en avait donné la preuve, disposer de pouvoirs analogues.
Quelle que soit la force mathématique, Condor pouvait donc estimer qu’il possédait maintenant de quoi sauver Inab’dari, et peut-être d’autres mondes par la suite de l’envahissement de ce peuple insensible et désespérément logicien.
L’aube naissait à peine. Râx bâilla, s’étira, se roula un peu dans le sable.
Coqdor promena ses regards alentour.
Malgré la faible visibilité, il distinguait les couples. Parce que, après la folle aventure, après le rude combat, une détente se révélait nécessaire et, entre ces hommes et ces femmes jeunes, enthousiastes, téméraires, des liens se créaient qui trouvaient promptement leur consécration.
Le chevalier de la Terre n’en était point jaloux. Il avait connu lui aussi mainte rencontre féminine. Et maintenant, il y avait Exdokia, la belle Gréco-Terrienne qui l’attendait, là-bas, sur la planète patrie [2]…
Il devinait plus qu’il ne voyait, à l’ombre burinée des lunes, un couple enlacé. Après une collaboration étroite et de pure camaraderie, Arimaïla, éperdue de joie d’avoir enfin trouvé les xtaïx, avait attiré Knet’ag à elle. Et les deux enfants d’Inab’dari s’étaient unis dans cette nuit païenne.
D’autre part, il y avait Giovanna et Aligro. Tout laissait croire à l’homme aux yeux verts que la jeune cosmonaute avait, elle aussi, ouvert les bras à son soupirant, un Aligro qui, bien sûr, ne demandait que ça.
Coqdor s’amusait de ces découvertes, à vrai dire peu faites pour le surprendre, lui le psychologue patenté qui, chargé de trouver le contact avec les peuples du cosmos, avait commencé par faire ses classes parmi les hommes et les femmes de la Terre.
Il pensa à Jonson. Il l’entrevoyait, lui aussi, solitaire, couché près de l’amas d’équipements et il pensa que le jeune homme pouvait être un peu amer. Après tout, lui aussi courtisait Giovanna depuis un bon moment. Sans doute avait-elle profité de l’euphorie de la victoire pour choisir…
Bruno caressait Râx qui, comme à chaque réveil, se blottissait contre lui et lui léchait allègrement le nez en guise de bonjour.
Et puis il promenait ses regards sur cet étrange paysage et revenait au sac contenant l’incroyable trésor.
— J’ai donné ma semence… mais j’ai atteint au sublime médiumnique et j’ai reçu la révélation…
Il vit, un peu après, Jonson qui se levait, faisait quelques mouvements pour se désankyloser, venait tranquillement vers lui. Il remarqua que l’aspirant jetait un regard au couple Giovanna-Aligro, qui reposait. Jaloux ?
Il sut bientôt qu’il n’en était rien. Ils parlèrent de chose et d’autre, doucement, pour ne pas éveiller leurs compagnons. Quelques paroles çà et là, l’attitude de Jonson divertirent fortement le chevalier aux yeux verts. Non ! Jonson n’avait pas à être jaloux. Il avait eu sa part, voilà tout. Et Bruno Coqdor admira une femme qui avait su ne faire aucun malheureux par un jugement à la Salomon.
Seulement, alors que l’aurore commençait à se manifester, Coqdor cessa de s’abandonner à des pensées aussi folâtres.
Râx donnait des signes d’inquiétude. Il commença à siffler sur un mode particulier que Bruno savait parfaitement interpréter.
— Danger ! Danger venant du ciel !
Il bondit, appela Jonson. Ils regardèrent tous les deux. Râx, dressé sur ses pattes postérieures, puissantes et griffues, humait l’air et commençait à battre des ailes sans s’envoler pour cela.
— Qu’est-ce que tu as aperçu, mon beau Râx ?
— Là, chevalier !… Vers le sud… Sur l’horizon !
— Les nuées vivantes !
Il avait instinctivement crié très fort, ce qui réveilla les deux couples, perdus les uns dans les autres dans ce sommeil heureux qui suit la volupté.
En un instant, il vit près de lui Giovanna et Aligro, Knet’ag et Arimaïla, parfaitement nus, mais prêts à toute éventualité.
La lumière montait et le paysage commençait à passer de la clarté d’acier des lunes au bleu transparent qui ne ferait que croître avec le jour.
— Les nuées vivantes !
— Mais que font-elles ?
— Elles attaquent ! Elles attaquent… au sol !
— Des hommes !
— Nos amis !… Ceux de l’astronef !
— Parbleu ! Martinbras affolé de ne pas avoir de nos nouvelles, a envoyé un commando à notre recherche !
— Et les nuages maudits leur tombent dessus !… Amis ! Nous avons les xtaïx ! Prenez-en chacun un maximum… Passez les sustentateurs ! Et suivez-moi !
Ils ne tardèrent pas et bientôt une colonne humaine s’élevait, fonçait vers le zénith, irradiant de la splendeur des gemmes magiques, au secours de ces frères humains en détresse.