CHAPITRE II
Deux bonshommes lourdauds, disgracieux dans des scaphandres d’escale prévus pour toucher un monde encore mal connu.
Deux cosmonautes en tenue sortant d’un engin analogue à la classique soucoupe volante.
Spectacle vu et revu cent et mille et cent mille fois lors de l’arrivée d’aventuriers de l’espace débarquant sur un monde neuf pour eux.
Ils étaient seulement deux. Ils avaient tout d’abord sondé l’atmosphère et avaient eu la satisfaction de la trouver convenablement philohumaine. Maintenant, ils se risquaient. L’un d’eux progressait le premier et, en dépit de la gaucherie pesante inhérente à leurs écrasantes tenues, on eût pu constater qu’il paraissait avoir souci en quelque sorte d’ouvrir la route, de tâter le terrain (à tous les sens du mot) afin d’éviter à son compagnon les écueils, les pièges, les embûches…
Si cette scène était assez banale en soi, le paysage ne l’était pas.
Une aire assez étendue, située sur un vaste plateau. Alentour des monts médiocrement élevés, mais d’une rare beauté, paraissant façonnés d’un magma de lapis-lazuli, strié çà et là de filons à fleur de roc, étincelant sous un astre assez proche qui répandait une chaleur vive.
Au-delà, des ravins, une pente très allongée aboutissait à un pays de plaines que piquetaient des lacs, où serpentaient des rivières. Une végétation bleue croissait dans ce domaine fortement irrigué, si la région où l’engin spatial avait touché le sol demeurait aride, quoique très fascinante, les cosmonautes marchant sur des cailloux marmoréens, sur une terre bizarrement indigo où scintillaient des parcelles d’un minerai inconnu.
Le premier fit un geste et tous deux s’immobilisèrent.
Alors ils s’aidèrent à se débarrasser d’abord des casques, ensuite des scaphandres. Petit à petit, apparut le premier, un grand gars mince mais musclé, suivi d’une jeune femme, une très jeune femme, menue, de petite taille, mais incontestablement souple et nerveuse.
Ils se sourirent. L’astre dardait, et l’air était brûlant. Un vent assez fort soufflait sur les montagnes bleues et une poussière faite de ces myriades d’éléments brillants venait piqueter leurs visages, leurs yeux.
Mais ils s’étaient pris les mains, après s’être regardés un instant. Et puis ils s’étreignirent avec fougue et demeurèrent un instant enlacés.
Puis l’homme se dégagea, avec un bon sourire qui contrastait avec l’émotion qui, malgré tout, transgressait sur ses traits.
— Arimaïla…, tu es heureuse ?
Elle leva vers lui de beaux yeux verts, un peu en amande (comme ceux de l’homme d’ailleurs, ce qui devait être un signe de leur race). De beaux yeux verts embués de larmes.
— Nous sommes arrivés, Knet’ag !… Je n’ose y croire !
Il la berça un instant.
— Nous avons franchi un grand pas, accompli la première étape de notre mission. Mais, fille chérie, tu sais que le plus fort reste à faire… Nous avons atteint la planète inconnue, ce satellite perdu, ce monde réputé hostile et périlleux… Il n’en est pas moins vrai que nous sommes ici égarés, et que nous ne savons absolument pas en quel point se trouve le gisement de xtaïx…
— Mais la carte, Knet’ag… Le plan… Nous le possédons !
— Certes. Pourtant, il est en bien mauvais état… Nous avons – en principe – abordé l’inconnue dans la région où se trouve approximativement le champ où le sol recèle les pierres magiques… Mais…
— Oh ! nous avons pu enfin arriver jusqu’ici… et tu es sceptique ?
Knet’ag prit une fois encore Arimaïla par les épaules. Mais au lieu de l’attirer contre lui, geste naturel du mâle, il se contenta de se camper devant elle et la regarda bien en face.
— Petit cosmonaute de mon cœur ! Adorable fille d’Inab’dari… Tu as été l’initiatrice de cette aventure et la volontaire pour m’accompagner à la quête des gemmes fantastiques… Tu n’as pas reculé devant les dangers d’un tel voyage, réputé dément par la plupart de nos techniciens… Mais Inab’dari est en péril et tu as écouté ton courage, tu t’es lancée dans l’infini… avec ce pirate de l’espace que je suis !
Elle se mit à rire.
— Tu es encore un bien jeune pirate, tu sais ? Et puis, avec ton passé tumultueux d’aventurier, tu étais plus qualifié que n’importe qui pour partir sur un petit engin, dérouter la flotte des Mathématiques, et piquer jusqu’à ce satellite à peu près inconnu où la tradition assure que se trouve le seul élément de salut pour Inab’dari…
Knet’ag parut rêver.
Inab’dari était en péril. Leur planète d’origine, menacée, encerclée par la flotte de la mystérieuse race mathématique, risquait d’autant plus de périr, ou de se voir conquise, colonisée, asservie, que le Grand Cœur Cosmique paraissait soudain avoir été blessé à mort.
Plusieurs cosmonautes avaient tenté de s’échapper, de lutter, d’aller chercher du secours. Mais la flotte était plus que réduite. Un astronef anéanti dans l’espace, deux autres détruits au terrain.
Il ne restait que quelques petits engins. Les seuls techniciens étaient neutralisés et ceux d’Inab’dari ne pouvaient plus lutter qu’à partir du sol.
Alors on avait songé à Knet’ag.
Jeune écervelé, il avait fait partie d’un équipage d’astronef, un des rares issus de cette planète, qui s’était mutiné et avait tenté des actes de piraterie. La majorité de ces révoltés, capturés au cours d’une escale imprudente, avaient été exécutés. Seul, Knet’ag, eu égard à sa jeunesse et à une brillante conduite passée, avait été condamné à la détention perpétuelle.
Et puis il y avait eu le drame : les astronomes, terrorisés, annonçaient que le Grand Cœur Cosmique, considéré comme le flambeau divin veillant sur Inab’dari, donnait des signes inquiétants, comme s’il allait s’éteindre.
Parallèlement, les Mathématiques, les pires ennemis des hommes dans toute la constellation du Lion, faisaient leur apparition.
Malgré la science (venue de la Vierge et des mondes Sol III et Centaurien), malgré la technique, Inab’dari continuait à avoir foi dans le Grand Cœur.
Or, une prophétie sibylline assurait que le sort de la planète était lié à celui du Grand Cœur. D’autre part, on disait aussi que sur le satellite le plus éloigné, monde d’aspect féerique mais meurtrier, se trouvaient les gemmes magiques capables de sauver Inab’dari en cas de détresse absolue.
Légende ? Les plus hautes autorités se devaient d’être réalistes. Mais la situation était grave, on connaissait la réputation des Mathématiques.
Et puis certains savants possédaient au moins un exemplaire des pierres magiques. Un fragment minéral qui avait été minutieusement observé et offrait de surprenants résultats.
Or ce caillou connu avait disparu mystérieusement dérobé.
Aller en conquérir quelques-uns sur la planète sans nom ? C’eût été possible si on avait encore eu un équipage d'astronautes, seulement les seuls cosmatelots d’Inab’dari avaient été les premières victimes de l’attaque des Mathématiques.
Une jeune femme s’était présentée : Arimaïla, une aspirante à la conquête de l’espace, qui n’était d’ailleurs qu’une élève et dont la science en matière astronautique était, c’était le moins qu’on puisse en dire, encore à l’état embryonnaire.
Arimaïla avait fait aux autorités de sa planète une proposition surprenante : elle se chargeait, en utilisant un des derniers petits canots encore intacts, de se diriger vers l’astre mystérieux où la tradition situait le gisement des gemmes fantastiques, et d’en ramener quelques-uns.
On lui avait immédiatement objecté son inexpérience. Mais Arimaïla avait tout prévu.
Pas question d’attendre les secours, d’ailleurs assez hypothétiques, demandés par sidéroradio à Léo IX, la première planète avec laquelle on avait entretenu des relations par voie spatiale. En attendant un astronef de secours qui risquait tout bonnement d’être détruit ou au moins capturé par les Mathématiques qui dressaient leurs pièges autour d’Inab’dari, elle rappela qu’il existait encore, après l’anéantissement des équipes de spécialistes, un authentique cosmonaute. Il vivait. Il vivait en prison. Knet’ag.
Alors, comme la situation était critique, comme un assaut des Mathématiques risquait de se produire, comme le moyen, si empirique qu’il pût paraître, présentait peut-être une dernière chance, on avait obtempéré au désir d’Arimaïla.
Si bien qu’eux deux, et eux deux seuls, sur un miniastronef, s’étaient envolés d’Inab’dari. On pensait ne jamais les revoir et, naturellement, ils ne devaient pas envoyer de message radio, ce qui les eût immédiatement signalés aux Mathématiques.
Pourtant, ils avaient réussi au moins la première manche. Leur soucoupe, très petite, prévue seulement pour quatre passagers, avait franchi les lignes des vaisseaux mathématiques, parcouru une distance considérable dans les gouffres interastres, atteint enfin le satellite inconnu.
Maintenant, il importait de trouver le gisement des gemmes, puis de les ramener sur Inab’dari. Comme le disait si justement Knet’ag, le plus dur, le plus compliqué restait à faire.
Il avait beaucoup réfléchi en prison et il avait accepté d’enthousiasme cette mission. Que risquait-il ? Au lieu de croupir dans une stagnation abominable, il avait là l’occasion de se racheter, de travailler pour sa planète patrie.
Il s’était bien trouvé quelques esprits sceptiques qui avaient susurré qu’un tel forban en profiterait pour s’enfuir à jamais vers quelque autre monde. Que de toute façon l’entreprise était vouée à l’échec, les astronefs mathématiques devant promptement en finir avec ce petit navire téméraire et son équipage, que, par surcroît, l’histoire des gemmes magiques relevait de l’infantilisme et qu’on ne sauverait pas une planète avec des cailloux, et qu’il était ridicule de confier le salut d’un monde à un individu qui s’était mis au ban de la société.
Mais, sur Inab’dari, une pensée dominait : les convulsions douloureuses du Grand Cœur attestaient de graves événements. Et, parallèlement, il y avait eu l’invasion des Mathématiques. Si bien que les plus sceptiques avaient été ébranlés.
Arimaïla pensait à tout cela.
Des nuages roulaient, occultant parfois l’astre étincelant qui était Epsilon du Lion.
La jeune femme les contemplait. Ils étaient curieusement jaspés, les verts et les jaunes dominant. Mais des tons bleus apparaissaient parfois, se mêlant à la tonalité générale qui semblait être celle de la planète.
Un bien beau décor, mais qu’Arimaïla ne pouvait s’interdire de trouver inquiétant. Etait-ce en raison de la mauvaise réputation de cette planète inconnue, à peine explorée, et dont ceux du monde du Lion se défiaient tellement qu’ils avaient toujours refusé de lui donner un nom ? Ou bien parce que, songeant à son univers menacé, elle se disait que ce voyage était insensé autant qu’inutile, et que les fameuses gemmes ne seraient sans doute pas d’une grande utilité face aux forces spatiales venues du monde des Mathématiques ?
Ces nuages l’impressionnaient. Ils ne semblaient pas constitués de vapeurs colorées, s’effilochant sans cesse comme toutes les nébulosités naturelles. Tout au contraire, ils formaient des magmas compacts, évoluant certes capricieusement, mais semblant toujours garder leur masse initiale. Et la fille d’Inab’dari croyait voir des créatures vivantes, immenses, redoutables, qui roulaient étrangement au-dessus de ce sol à la fois magnifique et désolé.
Un peu plus loin, Knet’ag s’affairait.
Il manipulait une boussole universelle, invention, comme tout ce qu’utilisait la technique d’Inab’dari et du Lion en général, du monde de la Vierge. Les Virgoniens, humanité très évoluée, avaient été les premiers à construire des vaisseaux pour parcourir l’univers et avaient dès longtemps pris contact avec l’univers de Sol III, du Centaure, de vingt autres constellations.
Ladite boussole permettait de faire le point et de s’orienter sur n’importe quel astre, indiquant les formations géologiques, l’hydrographie, sans préjudice de subtiles indications concernant la faune et la flore.
En fait, sur Inab’dari, on ne savait pratiquement rien du satellite, qui se trouvait être le plus proche du soleil tutélaire, et dont la réputation était exécrable, on ne savait exactement trop pourquoi, la planète étant parfaitement de type terramorphe, donc philohumaine.
Il y avait bien ce très vieux document, établi par l’équipage d’un ancestral astronef virgonien, venu échouer sur Inab’dari. Il y était question non seulement du satellite maudit, mais encore et surtout des pierres fantastiques et de leurs incroyables effets.
Il fallait vraiment que la situation fût désespérée pour qu’on eût accédé au plan parfaitement irrationnel d’Arimaïla. On avait tenté la dernière chance, expédiant un des rares canots spatiaux existant avec pour équipage une élève cosmonaute parfaitement inexpérimentée (tous les autres aspirants ayant fait partie de la petite escadre détruite par les Mathématiques) en compagnie d’un détenu de droit commun, expert lui en astronautique c’était incontestable, mais sur lequel pesait l’emprise d’un passé de flibustier spatial.
Arimaïla soupira.
Son camarade paraissait sincère, bien résolu à l’aider dans sa tâche. Elle avait pu admirer sa dextérité à manier la soucoupe volante, et avec quelle adresse il avait réussi à échapper aux astronefs de l’ennemi.
Et ils étaient arrivés sur ce monde si malfamé ! Où trouver les gemmes, à présent, encore que le planétoïde fût de petites dimensions ? Il y avait, certes, quelques vagues coordonnées fournies par le fameux document virgonien, indiquant qu’on trouverait le gisement sur un mont désertique serti d’eau. Ce qui, malgré tout, était bien incomplet.
Elle se leva. A ce moment, elle le vit sursauter, se pencher avec plus d’attention sur les cadrans de l’engin orienteur.
Brusquement, il se mit à courir vers elle. Tout de suite, Arimaïla constata qu’il paraissait bouleversé.
— Que se passe-t-il ?
Il haletait :
— Nous ne sommes pas seuls sur le satellite… Il y a… des êtres… On nous a traqués ! Les Mathématiques sont ici !