CHAPITRE VIII
Bruno Coqdor regardait pour la centième fois le parchemin que lui avait confié Arimaïla.
Sur une matière souple inconnue, des signes apparaissaient. Il ignorait l’idiome correspondant à ces hiéroglyphes. En revanche, les plans tracés lui semblaient très nets et il pouvait y reconnaître au moins une partie du relief de la planète inconnue, la zone qu’il lui avait été donné de traverser.
Ce parchemin, autre trésor précieux d’Inab’dari, était l’héritage du peuple virgonien, si avancé en technique. Coqdor y trouvait nettement l’emplacement du désert où il était parvenu avec la petite équipe. Ce désert impitoyable, pratiquement sans végétation, donc sans ombre et sans fraîcheur, proche semblait-il de l’équateur et où la chaleur atteignait un degré difficile à supporter.
Pourtant, le gisement devait être proche. Or il y avait maintenant deux jours et deux nuits qu’ils avaient atteint la région, après le survol des montagnes et du cimetière hanté de fantômes bleus. Ils avaient fouillé partout. Mais rien ne précisait l’endroit où devaient stagner les gemmes. Et celles-ci, naturellement dans leurs gangues, demeuraient inapparentes.
Coqdor s’était concentré, s’axant sur le xtaïx qu’il possédait. En vain ! Il avait, avec Arimaïla et les autres, interrogé le manuscrit virgonien. Tout cela en pure perte.
— Mon pauvre Râx… Tu as chaud, hein ?
Râx siffla douloureusement, levant vers son maître un œil morne, tirant la langue à la mode canine.
— Et comme nous, tu ne peux pas te débarrasser de ta pelure !
En effet, tandis que le pstôr restait là, enveloppé dans ses ailes comme si elles lui offraient une vague protection contre l’ardent Epsilon, les jeunes gens autour de Coqdor s’étaient tous mis dans le plus simple appareil, ou presque, tant la température était accablante.
Le chevalier de la Terre, à peu près nu lui aussi, se tenait près d’un immense végétal à gros piquants, un semblant d’ombre s’étendant sur lui et sur Râx.
Il avait arpenté le désert pendant des heures, étudiant soigneusement les moindres replis du terrain. Alentour, les deux jeunes filles et les trois garçons s’étaient évertués à trouver quelque trace du gisement. Mais partout ce n’étaient que cailloux vulgaires, roches banales, sur un sol sableux, cuit et recuit par l’astre dominant, ne laissant vivre que ces rares et énormes évocations de cactus, qu’on ne pouvait approcher tant les piquants étaient nombreux et d’ailleurs venimeux, provoquant de petites plaies et des démangeaisons insupportables. La plupart d’entre eux en avaient fait l’expérience.
Coqdor se leva. Il était soucieux. Il avait évité, depuis le départ de sa petite expédition, tout contact radio avec le Fulgurant. La prudence était de règle, les Mathématiques devant être en éveil, même s’ils n’avaient pas encore repéré les explorateurs du désert.
Cela même paraissait douteux à Coqdor. S’ils avaient sans cesse progressé au sol, peut-être auraient-ils pu échapper aux observations. Mais outre les évolutions aériennes de Knet’ag et de lui-même, il avait bien fallu utiliser les sustentateurs pour franchir les montagnes périlleuses et cette théorie humaine, oscillant en plein ciel, avait offert une cible parfaite pour des guetteurs. Sans compter, supposait l’homme aux yeux verts, que des gens aussi précis que les Mathématiques pouvaient disposer d’un système de radar absolu capable de détecter à très grande distance les présences humaines et leurs mouvements.
Il importait donc de ne plus perdre de temps.
Martinbras et son équipage devaient s’inquiéter. Tel qu’il connaissait le commandant de l’astronef, Coqdor pensait qu’à un certain moment, n’ayant pas de nouvelles, il se lancerait à la recherche des aventuriers, au risque de se dévoiler aux Mathématiques… si cela ne s’était pas déjà produit, ce qui était probable. Et pendant ce temps, l’armée spatiale de ce peuple était peut-être déjà en train d’investir Inab’dari.
Il ressassait sans cesse les mêmes pensées, se désolant de n’arriver à aucun résultat. Il rangea soigneusement le parchemin et repartit, une fois de plus, suivi bien entendu de Râx qui avançait auprès de lui, la langue pendante, de cette démarche titubante que lui donnaient ses ailes repliées permettant la progression au sol.
Autour de lui, il voyait les silhouettes des jeunes gens. Tous avançaient courbés vers le sol, scrutant les plus petites failles, se baissant fréquemment pour saisir et examiner un caillou, fouillant les crevasses avec un couteau, grattant le plus souvent à main nue, ce qui leur faisait des doigts sanglants, aux ongles meurtris.
Knet’ag, heureusement à peu près cicatrisé, avait pris le parti d’aller pieds nus, si bien que les autres l’avaient imité. Lui, il est vrai, avait une bonne raison, ayant laissé sa botte se fossiliser dans le cimetière aux idoles. Les deux filles avaient fait comme les hommes et Coqdor voyait leurs charmantes silhouettes que le soleil baignait de flammes bleues. Par instants, cette vision le distrayait de son souci et il se disait que, décidément, de galaxie en galaxie, de planète en planète, une jolie femme demeure une jolie femme. Dans leur nudité, s’exposant avec cran aux rayons brûlants d’Epsilon, elles gardaient leur bonne humeur et continuaient bravement la quête aux gemmes magiques.
Knet’ag était sans doute le plus anxieux de tous. Mûri à la fois par ses erreurs et par ses épreuves, il était de ces anciens délinquants convertis sur lesquels on peut fonder de grands espoirs. Il s’agit là de cas assez rares, dans tous les mondes, mais Coqdor avait une certaine expérience de la question [1]. Il pensait que dans l’avenir, si on parvenait au salut d’Inab’dari, Knet’ag y reprendrait très honorablement sa place d’homme.
Aligro et Jonson rivalisaient de zèle, comme toujours. Coqdor voyait leur attitude avec un sourire. Il savait déjà qu’ils cherchaient sans cesse, l’un et l’autre, à briller aux yeux de Giovanna Ansen. Mais l’astronavigateur avait été jusque-là, en dehors des escales planétaires, la seule femme depuis le départ de la planète patrie. Maintenant, il y avait aussi Arimaïla et l’enjeu se trouvait doublé.
Un long moment, Coqdor recommença à participer aux recherches.
Ils n’avaient guère perdu de temps depuis qu’ils avaient mis le pied sur le sol du désert. S’éloignant des montagnes, se basant sur le parchemin virgonien, ils avaient ainsi parcouru une assez grande distance, avançant en formation éventail, revenant, tournant, ne négligeant aucun détail. Dès le lever du soleil, ils commençaient les recherches et ne cessaient pratiquement qu’à la fin du jour, quand la lumière bleue le laissait à celle des lunes.
Mais ce bleu devenait obsédant. Le sable lui-même en prenait la tonalité. La rare végétation également et Coqdor voyait les corps nus, la grâce des filles, la musculature des garçons, dans une sorte d’aura azurée, assez seyante au premier abord, mais qui semblait bien artificielle à force de présence.
Il pensait avec mélancolie à son soleil, celui qui éclairait la Terre, celui aux rayons duquel il était né. Il eût souhaité voir cette belle jeunesse, dans sa splendeur charnelle, dans la pureté esthétique des lignes et des formes, sous la lumière d’or de l’astre patrie et se disait qu’ils lui eussent paru infiniment plus beaux les uns et les autres dans cette clarté glorieuse que dans le ruissellement désespérément bleu d’Epsilon sur ce monde déplaisant.
Il s’arracha à sa méditation. Il fallait agir.
Le chevalier jeta un coup d’œil à ses jeunes amis. Tous poursuivaient leurs recherches, sans souci de l’atroce chaleur. Il voyait Aligro qui brandissait un outil, sorte de pelle-bêche qu’il avait emmenée dans son équipement, et qui fouillait vigoureusement le sol, tandis que Knet’ag et Jonson, un peu plus loin, s’évertuaient à déplacer d’énormes pierres.
Arimaïla et Giovanna, elles, ne restaient pas inactives. Elles continuaient à chercher, se baissant fréquemment, grattant le sol, examinant la poussière. Vainement ! Tous et toutes s’épuisaient et aucune trace des xtaïx n’apparaissait.
Coqdor se mit en marche s’éloigna du petit campement. Il fit, en passant, un geste amical aux jeunes filles et poursuivit son chemin, le front plissé, visiblement hanté par une pensée vive, impérieuse.
Râx s’attachait à ses pas, voletant par instants tant la marche sur le terrain lui convenait peu.
Coqdor choisit un endroit parfaitement dénudé entre les arbustes hostiles qui dressaient leurs tiges hérissées de pointes. II n’y avait presque pas de cailloux. Tout était un sol assez sableux par plaques, mais en général plutôt dur.
Un instant, Bruno Coqdor s’immobilisa, ferma les yeux, comme lorsqu’il s’apprêtait à se mettre en état de recherche médiumnique.
Puis, en gestes mesurés, il ôta le peu de vêtements qui lui restait et, parfaitement nu, se baissa, s’étendit, à plat ventre, les bras allongés au-delà de la tête, sous l’œil attentif de Râx. Et le pstôr, parfaitement harmonieux avec l’homme, ne bougeait pas.
Coqdor sentait le sol brûler sous lui, meurtrissant sa poitrine, son ventre, ses cuisses. Mais que lui importait !
Il cherchait le contact, mieux, le baiser de ce sol d’hostilité, de cette planète ennemie, à laquelle les hommes avaient refusé de donner un nom.
Il la savait vivante, comme sont vivantes toutes les planètes, comme vivent tous les astres tournant harmonieusement à travers le cosmos, selon le plan divin.
Il s’unit intimement à cette terre.
Un feu montait du sol, embrasant l’homme, comme le meurtrissait de ses flèches de flamme le soleil d’Epsilon.
C’était une fureur, un déchaînement. Contre lui ? Peut-être pas. Il savait se mettre en accord avec la nature, toujours puissante, violente, mais aussi toujours prête à la fécondité.
Toute sa chair était irradiée de ce brasier total. Et il sentait avec une étrange volupté sa virilité s’affirmer dans l’étreinte qui l’unissait à la planète.
Ce fut en lui une montée fulgurante, un déchaînement irrésistible de tout son être. Il était dynamisé, survolté, enivré par ce qu’il ressentait.
La terre, le sable, maculaient tout son corps, emplissaient sa bouche, ses narines, ses oreilles. Ses mains fouissaient la masse du sol et il y plantait ses ongles. Et en soubresauts furieux, il pénétrait charnellement l’astre dans son total.
Râx sifflait sur un mode étrange, ressentant sans doute, lui aussi, le spasme qui agitait Coqdor.
Doucement, silencieusement, Giovanna et Arimaïla s’étaient approchées.
Curieuses comme toutes les femmes de tous les univers, elles avaient été intriguées par son comportement. A présent, la gorge sèche, les yeux agrandis par une étrange curiosité, elles regardaient, sans oser bouger.
Lui parvenait maintenant à l’apogée du plaisir. Un plaisir qu’il ne cherchait pas gratuitement, développant dans la frénésie de ce stupre d’un genre inédit le mystère interne de sa force médiumnique.
Un flux monta en lui comme or en fusion et il posséda littéralement cette terre qui, jusque-là, n’avait été que stérilité et cruauté, puis un râle triomphant monta de ses lèvres, faisant frissonner le pstôr, créant des frissons voluptueux chez les deux jeunes femmes, témoins muets et passionnés d’un tel orgasme.
Seulement, à l’instant suprême, il avait réussi ce qu’il cherchait.
Dans le déchaînement absolu, le médium avait eu la primauté et des visions fugaces autant que précises naissaient en lui, lui révélant le secret de ce désert de désespérance.
Il se releva, encore étourdi, ruisselant du sable qui s’attachait en plaques à son corps athlétique.
Mais il haletait de joie, et ses yeux verts brillaient plus que jamais.
Le mâle nu se relevait de la femelle domptée. Une planète entière qui, dans la volupté, venait d’achever de déchirer son voile.
Giovanna et Arimaïla l’entendirent gronder, comme un cri de victoire :
— Je sais !… Je sais !… J’ai vu !
Râx battit des ailes en sifflant de joie. Coqdor parut sortir de son éblouissement, tapa amicalement sur le crâne du pstôr qui cabriola autour de lui. Et il aperçut les deux jeunes filles.
Il leur sourit, leur tendant les mains.
— Je sais, dit-il. Je sais où est le gisement !
Il les saisit chacune par une main, se mit à courir vers le point où les garçons s’acharnaient à creuser le sol, les entraînant dans cette ruée frénétique, et le pstôr Râx volait au-dessus d’eux.
Un instant après, abandonnant les recherches en ce lieu, ils ramassaient hâtivement leurs équipements et, sans se soucier du terrible soleil, partaient, guidés par Coqdor, vers le lieu qui lui avait été révélé dans la plus audacieuse des caresses.