CHAPITRE XX

Le prêtre Juan revint dans le délai annoncé. Le cérémonial d’entrée fut abrégé et la toilette et les soins réduits à un simulacre.

Le visiteur reprit tout de suite ses explications :

— La planète Han n’était pas trop différente de la Terre originelle. Du moins, en apparence. Elle a pu être terraformée. Il existe cependant quelques zones archaïques : les déserts à lagunes, comme le Mocamédès, où souffle le gun’m. Le royaume du Pourri et de la bête ancienne…

« Les Haniens ont été transformés aussi, avec plus ou moins de succès… Il y a eu ce terrible accident génétique : il naît maintenant une fille pour cinq garçons dans la race hano-terrienne. Et le phénomène tend à s’aggraver. C’est vrai sur toute la planète, contrairement à ce qu’on raconte quelquefois. D’ailleurs, Han a été géoprogrammée, et il ne subsiste guère de différence d’un pays, d’un continent à l’autre. Les langues même se ressemblent beaucoup, la langue de base étant l’espagnole ou clairelangue. La religion de Géova est répandue partout. Partout, règnent des rois, régents, princes, émirs ou radjahs, secrètement contrôlés par les envoyés de la Géoprogrammation. Il s’agit d’une variété sans réelle signification.

« Sauf sur deux points : le degré variable d’avancement des programmes d’évolution, suivant les régions, et le niveau de survivance des anciennes traditions. Ainsi, la Bretagne et la Virginie s’écartent un peu des normes générales. Il y a aussi, dans le continent australien, des régions directement contrôlées par la Géoprogrammation. C’est là qu’on fait naître, par des procédés artificiels, les bébés qui vont combler, en partie, le déficit général de naissances qui affecte la planète entière. C’est une solution désespérée pour assurer la survie de la race hano-terrienne. Mais il faudra trouver autre chose… ou bien laisser Han se dépeupler et mourir.

« En face de cette situation et devant l’impuissance totale de la Géoprogrammation galactique, certains hauts programmateurs ont décidé de prendre en main, à titre personnel, le destin de la planète. Ils ont décidé d’appliquer d’autres plans que ceux de la Géoprogrammation galactique.

« Le Géoprogrammateur général de Han, qui est à la tête de ce mouvement, pense que le seul moyen de sauver notre monde est de redonner vie à l’ancienne culture et à l’ancienne nature haniennes. C’est, d’un certain point de vue, réunir Géova et Mr’gun. D’un autre point de vue, c’est ressusciter la bête ancienne… Mais la bête ancienne avait des dons extraordinaires, qui ne sont peut-être pas tout à fait perdus. Les animaux supérieurs de Han possédaient un pouvoir d’auto-guérison et de régénération presque illimité. Les humanoïdes inclus. Cela pouvait aller jusqu’à la résurrection, après plusieurs dizaines d’heures de mort apparente. Ces phénomènes étaient facilités par le suc lagunaire – la pourriture de Mr’gun, suivant la légende – transporté par le gun’m, le vent maudit, le vent de la vie.

« Le Géoprogrammateur général pense que si on laisse la nature hanienne reprendre le dessus – tout en préservant la culture terrienne – les mécanismes biologiques ainsi libérés réduiront progressivement le déséquilibre des naissances. C’est cela le but – le but secret – du nouveau programme. C’est la tâche que s’est fixé le Géoprogrammateur général avec l’aide de tous ceux qui ont le désir profond de réconcilier Géova et Mr’gun…»

— Quel est exactement mon rôle dans ce plan ? demanda Dennic.

Le prêtre Juan se releva et dit en se frottant les genoux :

— Nous en parlerons demain, mon fils. Que la paix de Dieu soit avec toi.

Le traitement reprit dans la salle du deuxième étage. Dennic souffrait maintenant de démangeaisons intenses, puis de brûlures, d’abord localisées aux extrémités et qui s’étendaient peu à peu sur tout son corps.

Le prisonnier reçut encore dans sa cellule la visite de la haute Dame Clara d’Aranda, avec son regard brûlant, son air de pitié et de dégoût mêlés et son tampon sous le nez.

— J’ai de mauvaises nouvelles pour toi, Joboem. Tu vas beaucoup souffrir, hélas. Nos médecins vont te rendre toute ta sensibilité à la douleur et même un peu plus. Nos bourreaux s’entraînent pour ton interrogatoire public. L’ennui c’est qu’on ne trouve personne pour t’exorciser. Tu vas donc rester sous le pouvoir de ton maître Mr’gun, ce qui risque de prolonger tes souffrances en empêchant tes aveux… À moins que tu te sentes capable de vaincre la sujétion du Pourri. Auquel cas…

Elle sortit de son sac une petite boîte rectangulaire.

— Auquel cas, le moment serait bien choisi pour avouer. Je suis prête à enregistrer ta confession.

Dennic serra les dents. L’envie de proclamer sa double foi le prit et le submergea. Il voulait dire aussi que la bête ancienne vivait en lui, que Han n’était pas la Terre… Son désir profond était de jeter la vérité à la face du monde. Son désir profond ou le programme ? Ou bien les deux ?

Mais il en avait assez d’être une machine commandée par le programme. Il résista. Il serra les dents, les poings. Une douleur fulgura dans sa mâchoire ; ses ongles s’enfoncèrent dans ses paumes. Un grognement lui échappa. Il écrasa son visage sur la paillasse en gémissant.

Il se tordit comme un serpent blessé, sur le grabat, puis sur le sol de la cellule. Quand il eut retrouvé son calme et sa lucidité, il s’aperçut qu’il était seul. Effrayée sans doute par ses contorsions et ses cris de bête, la haute Dame avait pris la fuite.

Dennic pensa qu’il venait de remporter sa première victoire sur le programme intérieur… Victoire équivalant à une déclaration de guerre.

Et il ne savait plus quels étaient ses désirs profonds. Ou plutôt si, il n’avait qu’un seul désir : échapper au piège et survivre.

— Mon fils, dit le prêtre Juan à sa troisième visite, ton rôle dans le nouveau programme est essentiel.

Dennic écoutait en silence. Il ne savait pas encore en toute certitude si le prêtre était un ami ou un ennemi. Dans le doute, il se tenait prêt à se dresser contre lui et mobilisait toutes ses forces.

— Tu comprends que le Géoprogrammateur général ne peut pas favoriser officiellement la bête ancienne, ni même prôner une synthèse des deux religions de la Terre… de Han. Ce serait trahir son dessein et le système de géoprogrammation galactique ne le supporterait pas.

« Entre les diverses stratégies possibles, il a choisi de prendre le contrôle d’infimes groupes rebelles, de les aider à grandir et de provoquer ainsi la naissance d’un important mouvement hanien. Bien entendu, ce mouvement ne peut pas avoir une totale liberté d’action. S’il se manifestait de façon trop violente ou trop ostensible, il pourrait inquiéter la Géoprogrammation galactique, et ce serait très dangereux. Il doit être strictement programmé, de sorte que le Géoprogrammateur général tienne en main les forces de Mr’gun comme les forces de Géova. Et son chef doit être un allié d’une fidélité à toute épreuve. Un programme intérieur en accord avec ses désirs profonds peut seul garantir cette fidélité.

« Tu seras le chef du mouvement hanien, Dennic Joboem. L’Église et les tribunaux sont en train de faire ta réputation de sorcier et de rebelle. Une évasion spectaculaire précédant de peu ton supplice te fera mieux connaître de la population et te donnera un grand prestige auprès des tiens… les rebelles du désert.

« En attendant l’évasion, tu seras obligé de supporter la question. C’est indispensable. Pour abréger tes tortures, tu pourras naturellement avouer : pas n’importe quoi, ni n’importe comment. Il faut que nous préparions ton interrogatoire et ton évasion. Hors d’ici, car on ne peut pas parler longuement dans ta cellule. Tu vas sortir de prison cette nuit même… d’ici à quelques heures ! »

— Vous pouvez donc me faire sortir ? demanda Dennic sur un ton d’incrédulité. Qu’est-ce qui me prouve que je peux avoir confiance en vous ?

— Tes désirs profonds, ton intelligence… le programme ! Et aussi tout ce que je te montrerai à San Luis du Désert.

— Je vais aller à San Luis du Désert ?

— Oui. Dans le fief de l’évêque Badajoz… non loin des lagunes pourries.

— Nora est aussi à San Luis ? Je la verrai ?

— Bien sûr. Votre rencontre est aussi une raison de cette… euh, sortie.

— Mais il faudra que je revienne en prison ?

— Oui. Il faut que le plus grand nombre possible de gens assistent à ton interrogatoire public et à ton évasion.

Dennic réfléchit un moment. Le prêtre Juan remplit l’habituel gobelet de vin.

— Bois, mon fils.

— Vous êtes très bien informé, mon père.

— Grâce à Géova, mon fils, je le suis.

— Et vous semblez disposer de très grands pouvoirs dans cette prison, dans cette ville. Peut-être sur toute la planète ?

— C’est vrai. Mais je dois agir secrètement, ou du moins très discrètement, car pour presque tous les dirigeants de ce pays, comme pour le peuple, la Géoprogrammation n’est qu’un mythe. À part nos agents et nos amis, personne ne doit savoir qu’une force extérieure intervient dans la politique du monde. C’est l’Église et le Parlement qui sont censés établir les programmes… Notre rôle doit rester ignoré.

Dennic but son vin pensivement.

— Et vous êtes aussi le confident du Géoprogrammateur général ?

Le prêtre Juan avait refermé son sac. Il se tenait droit, devant Dennic agenouillé sur sa paillasse. Il s’approcha d’un pas, se pencha et répondit lentement, à l’oreille du prisonnier :

— Je suis le Géoprogrammateur général.