CHAPITRE XVII

Une bonne centaine de bambins s’ébattaient bruyamment dans le jardin de la maternerie, garçons et filles mêlés, autant qu’on pouvait en juger. Mais il y avait naturellement trois ou quatre garçons pour une fille. Comme toujours et partout.

Il faisait très chaud. Beaucoup d’enfants étaient complètement nus, mais cela ne semblait pas choquer l’âme espagnole des novices de Géova qui assuraient la surveillance.

— Qu’est-ce que c’est que tous ces gosses ? demanda Dennic, sans pouvoir cacher l’angoisse que lui causait le spectacle.

Nora sourit tristement.

— Sans les materneries des prêtres, l’Espagne serait dépeuplée. La plupart des mères viennent des galeries. Les prêtres paient deux cents dollars pour un garçon et deux mille pour une fille.

— D’où tirent-ils l’argent ?

— L’Église est riche, répondit évasivement Nora. On tente de traverser le jardin ?

— Je n’oserai jamais passer au milieu des bébés, fit Dennic très pâle. J’aurais peur qu’ils se mettent à hurler. Et puis ça me rappelle trop la mâlerie où j’ai passé mon enfance.

— Non, ce n’est pas ça. C’est ton programme. Tu ne peux pas t’évader !

Dennic haussa les épaules.

— Je suis sûr de pouvoir partir. Je le sens. Essayons ailleurs.

Il se jeta dans un couloir sombre. Nora courut sur ses talons. Une grande partie du bâtiment semblait abandonnée et sur le point de tomber en ruine : conséquence normale de la dépopulation… Dennic vit une fontaine sous un porche. Il s’arrêta pour boire dans ses mains. Il mourait de faim… Le plus urgent était de quitter les lieux. Un novice l’observait. Il prit un autre couloir. Sa djellaba – le seul vêtement que Nora avait pu découvrir – le gênait dans sa marche. Mais personne ne faisait mine de s’occuper de lui, ni de sa compagne, et encore moins de leur barrer le chemin.

Les deux fugitifs traversèrent une cour. Un escalier vétuste remontait vers les étages. Dennic s’y engagea. Nora le retint.

— Tu te rends compte que tu tournes en rond ? Et pourquoi remonter, maintenant ? C’est ton programme, hein ?

Dennic baissa la tête.

— Je vais te suivre. Essaie de trouver une sortie.

Quelques minutes plus tard, ils couraient dans la rue en se tenant par la main. Dennic eut un rire joyeux.

— Tu vois bien que mon programme ne m’empêchait pas de quitter la maternerie !

— Je ne sais pas, dit Nora. Où allons-nous ?

— Je ne connais pas ce quartier. On pourrait aller à l’auberge Sancho Pança… Non, c’est Jèke qui m’y a conduit. Tu ne connais pas un endroit sûr ?

— Si, répondit Nora. Ou plutôt non, pas maintenant. Il n’y a plus d’endroits sûrs pour nous.

— Tu as bien un moyen de prendre contact avec Képler ?

— Pas directement. Je suis visiteuse, c’est-à-dire détachée pour de courtes missions. Je dois passer par un résident… Oui, mais cette fois-ci, il n’était pas prévu que je me rende chez le résident.

— Nous pourrions sortir de la ville, dit Dennic. Mais nous aurons besoin du camion pour survivre. Il faut que j’essaie de le reprendre. Cette nuit…

Un bruit formidable les figea, le cœur battant. Grondement métallique, chuintement de vapeur… Le train !

— Nous sommes près de la gare, dit Nora. J’avais oublié.

Ils se regardèrent.

— On tente la chance ? fit Dennic. Tu as de l’argent ?

— Tout ce que les douaniers ont bien voulu me laisser. Ce n’est pas beaucoup, mais ça devrait suffire pour prendre un billet… deux billets.

— Direction Cesaraugusta ?

— Oui !

D’instinct, ils se mirent à courir.

— Non, ce n’est pas le moment de nous faire remarquer.

Une cohue infernale se pressait dans le hall de la gare. Quatre-vingt-dix pour cent d’hommes, plutôt misérables, avec de maigres bagages de bois ou de toile, parfois des outils sur l’épaule : pelles, pioches, cognées… Des ouvriers qui partaient pour un chantier, sous la surveillance de contremaîtres armés de matraques.

À mesure qu’on avançait, la cohue s’ordonnait. La foule des ouvriers se rassemblait en colonnes, s’acheminant pas à pas vers quatre ou cinq postes de contrôle, assurés par des exempts royaux.

Il y eut soudain une bousculade, des cris. Un homme s'était échappé de sa colonne et tentait de fuir vers l’extérieur. Un contremaître reçut un coup de pelle sur la tête. Nora et Dennic furent repoussés au milieu de la masse grondante et séparés. Un commencement de rébellion se déclencha parmi les ouvriers les plus éloignés du contrôle.

Des gardes en uniforme bleu, armés de pistolets mitrailleurs entrèrent par la porte principale de la gare et coururent prêter main-forte aux exempts et aux contremaîtres en difficulté.

Dennic se retourna, cherchant Nora qui avait disparu dans la foule. Une poigne se posa sur son épaule.

— Vos papiers, señor.

L’homme était un civil, de haute taille, avec des vêtements sombres et un chapeau noir. « Police secrète du gouverneur ou de l’Église ! » pensa Dennic. Ses papiers avaient disparu avec ses vêtements.

Il plongea la main droite sous sa djellaba et fit semblant de fouiller. En même temps, son poing gauche partit très bas, se releva, cognant le policier au-dessus de l’estomac. L’homme eut un cri de surprise et de douleur. Sa main tâtonna à la recherche d’une arme.

Dennic appuya d’un coup de pied dans le tibia de son adversaire, perdant sa semelle de cuir qu’il rattrapa au vol. Et aussitôt, il se jeta au milieu d’un groupe d’ouvriers en train de reculer sous la menace des gardes.

Le policier au chapeau noir brandit un gros pistolet à la crosse luisante et lança un appel furieux. Le cri et le geste ne firent qu’ajouter au désordre. Dennic reçut un coup de manche de pioche qui ne lui était pas destiné, mais qui lui coupa le souffle et l’assomma à moitié.

Il se fraya quand même un passage vers les contrôles. C’était la seule direction où l’on pouvait encore avancer. Il bondit par-dessus une barrière métallique, accrochant sa djellaba qui se déchira avec un sinistre craquement d’étoffe. Il s’en débarrassa en trois secondes et l’abandonna. Deux coutumiers du chemin de fer s’avancèrent pour l’arrêter. Il fit un crochet, évita le premier, frappa violemment le poignet du second, tendu vers lui.

Il était maintenant à l’intérieur de la gare, satisfait de voir qu’il avait retrouvé une bonne forme physique. Il en aurait besoin. Et son programme ne l’empêchait pas de se battre pour sa liberté !

Des voyageurs se pressaient sur le premier quai. Un train arrivait à gauche, et toutes les têtes se tournèrent de ce côté. La locomotive roulait en ahanant, avec un puissant battement de bielles. La voie tremblait. Le sol se mit à vibrer sous les pieds de Dennic. La locomotive expira fortement et toussa en freinant.

Essayer de monter dans ce train ? Il rejeta tout de suite l’idée. Le policier au chapeau noir était à sa poursuite. Les agents du chemin de fer qu’il avait bousculés, sans doute aussi. Il n’aurait pas le temps de se cacher. Mais s’il pouvait passer de l’autre côté juste au moment où le train s’arrêtait, il gagnerait quelques dizaines de secondes sur ses poursuivants, peut-être une minute ou deux. Il courait maintenant le long du trottoir qui surplombait d’un mètre environ les galets et les traverses, dans le sens du train, en passant devant les voyageurs qui avaient reculé sur l’ordre d’un haut-parleur.

La locomotive était derrière lui. Trop tard pour se retourner. Quarante ou cinquante mètres… Il sentait le souffle du monstre dans son dos. Il attendit encore une seconde. Ce fut presque une seconde de trop. Il sauta.

Il n’eut pas le temps d’escalader le trottoir d’en face avant le passage de l’énorme engin qui le frôla et le jeta contre le ciment. Il se releva brûlé, assourdi, se hissa sur le quai, courut comme un fou, droit devant lui, jusqu’à un train de marchandises à l’arrêt. Un wagon vide. Il grimpa, sauta de l’autre côté, reprit sa course… Des voies de garage, de nombreux wagons qui semblaient abandonnés. Il plongea pour échapper à la vue d’un coutumier en casaque grise.

Cinq minutes plus tard, il était confortablement installé sur un tas de ballots de laine marqués « Sainte Espagne Programmée ». Il se sentait à l’abri, en sécurité, dans la cache qu’il avait creusée au fond du wagon. Il s’était évadé de la maternerie. Il avait échappé à ses poursuivants. Il était libre.

Il avait perdu Nora ; mais de toute façon, elle le trahissait, ou bien elle trahissait le programme, ou peut-être les deux. Il était plus libre qu’il ne l’avait jamais été avec elle.

Il s’étendit pour reprendre son souffle. La faim et la soif le tourmentaient un peu. « Rançon de la liberté », pensa-t-il. Il n’en finissait pas de savourer la situation.

Le programme ne l’empêchait pas d’être libre mais l’aidait à être raisonnable.

Eh bien, le moment était venu du retour à la raison. Et du retour à la maison. Il se leva. Son cœur battait maintenant à un rythme presque normal. Sa respiration se calmait. Il avait réussi.

Le seul problème était celui des vêtements. Il portait une chemise et un caleçon. Il ne passerait pas inaperçu. Tant pis. Le programme allait changer. Les questions d’habillement perdraient prochainement une grande partie de leur importance dans la Sainte Espagne nouvelle… Il se dégagea d’une pile de ballots et s’approcha de la porte. Le soleil baissait sur l’horizon des toits. Il hésita. Il avait déjà perdu beaucoup de temps. Mais pour se lancer dans les rues de la ville en caleçon court, mieux valait attendre la tombée de la nuit.

Il retourna au fond de sa cache. Il médita sur son programme et le trouva bon. Il essaya même d’engager un dialogue avec lui. « Cher programme, aide-moi à supporter la faim et la soif. Bientôt je travaillerai pour toi, si tu le souhaites toujours, et ce sera merveilleux…»

« Je vais voir ce que je peux faire, répondit le programme. Là, ça va mieux ? »

« Très bien. Je n’ai plus du tout faim. Juste un peu soif… Je voudrais te poser une question. »

« Je t’écoute. »

« La réconciliation entre Mr’gun et Géova est une chose magnifique et nécessaire. Je suis naturellement très heureux d’œuvrer dans ce sens avec toi. Je réalise ainsi mon rêve le plus ancien et le plus secret. Mais… est-ce possible ? Sans danger ? »

« Sans danger, je n’en suis pas sûr, avoua le programme. Cela risque d’avoir des conséquences imprévues et d’entraîner d’énormes bouleversements. Mais tu penses comme moi que l’aventure vaut d’être tentée, n’est-ce pas ? »

« Je le pense », dit Dennic.

Il sortit un peu après le crépuscule. Après avoir escaladé un mur lézardé qui faillit crouler sous son poids, il se retrouva de l’autre côté de la gare, dans une rue déserte. Il marcha un peu au hasard. Puis il demanda son chemin à un novice de Géova. Le premier mouvement du jeune garçon fut de prendre la fuite. Voyant que ce vagabond demi-nu ne lui courait pas après, il s’arrêta à une dizaine de pas.

— L’église Saint-Cristobal ? Je vais dans cette direction. Suivez-moi, señor… mais de loin. Si vous approchez, je crie. On vous a volé vos vêtements ?

— C’est ça, dit Dennic. Mais je suis un ami du prêtre Juan. Il m’en donnera d’autres. Je viens pour travailler au nouveau programme.

— J’en ai entendu parler, dit le novice. Le programme qui va remplacer la coutume de Bonne-Espérance. Mais c’est encore secret, je crois. Marchez derrière moi. Ne vous rapprochez pas trop. Rien ne prouve que vous ne mentez pas.

Dennic suivit le jeune garçon dans un dédale de ruelles obscures et malodorantes. Il essaya de reprendre ce dialogue intérieur dans lequel il faisait peut-être – ou peut-être pas – la demande et la réponse.

« Au fait, vieux programme, tu ne m’obliges pas à me rendre à l’église Saint-Cristobal pour rencontrer le prêtre Juan ? »

« Moi ? Pas du tout. Je ne t’oblige à rien. Je suis seulement là pour t’aider à réaliser tes désirs profonds. »

« C’est bien ce que je pensais. Tu m’as aidé à comprendre que la meilleure solution était d’aller à Saint-Cristobal pour voir le prêtre Juan. Pourquoi le prêtre Juan ? »

« Il semble que ce soit lui qui devait nous accueillir sur l’ordre du Géoprogrammateur général. »

« Chargé de nous recevoir et peut-être d’organiser notre travail. Tu as raison. Tu es surtout là pour m’aider à voir clair en moi…»

« Exact », confirma le programme.

Une demi-heure plus tard, la courte flèche de Saint-Cristobal se dessina au bout de la rue, contre le ciel jauni par la Lune.

— Voilà l’église, señor, dit le novice. Puis il plongea dans l’ombre et disparut. Une porte invisible grinça. Dennic continua sa route en direction de la flèche. Cinquante mètres plus loin, un garde armé d’une hallebarde avança à sa rencontre, dans la lumière pâle d’un lampadaire.

— Où vas-tu, mendiant ?

— Je dois rencontrer le prêtre Juan.

Le garde éclata de rire. Il prit un gros pistolet à sa ceinture et le braqua sur Dennic.

— Fous le camp d’ici, vermine ! Oh mais… il est tout nu. C’est un fou. Camarades, il y a un fou ici !

D’autres gardes approchèrent. L’un d’eux tenait une grosse lampe dont le faisceau balayait le sol devant lui.

— C’est pas un fou ! cria une voix sèche. C’est mieux que ça : c’est le sorcier ! Le sorcier que tout le monde cherche ! Cette bête immonde ! Crève le Pourri !

— Qu’est-ce qui lui a pris de venir souiller un saint lieu ?

— C’est Mr’gun qui l’envoie !

Dennic recula, résistant à une impulsion de fuite. Il ne pouvait pas fuir. Il devait rencontrer le prêtre Juan le plus vite possible. Ces gardes stupides le prenaient pour un autre. Mais n’importe quel chef ou prêtre reconnaîtrait leur erreur. Il fit face.

— Il faut que je parle au prêtre Juan !

— Tais-toi, maudit sorcier !

Un manche de hallebarde s’abattit sur sa tête. Il tomba à genoux.