CHAPITRE IX

« En route pour l’île des maîtres ! » Dennic pensait maintenant qu’il n’aurait jamais dû accepter de partir pour la base Képler ou n’importe quel endroit où se tenaient les Géoprogrammateurs. Désormais, il ne pourrait plus éviter de rencontrer les supérieurs de Nora. Et quel serait son sort après qu’il aurait refusé de devenir leur serviteur ?

En temporisant, il n’avait fait qu’aggraver la situation. Il n’avait pas eu le courage de dire la vérité à Nora, de l’affronter et de perdre son amitié. Il avait trop besoin d’elle… Incidemment, cela prouvait qu’elle s’était trompée à son sujet. Il ne possédait pas la force de caractère et l’esprit de décision qu’elle avait cru trouver en lui. Il le savait bien. Il avait eu un moment de folie, lui d’ordinaire si prudent et plutôt indécis. Son instinct, assez sûr, lui avait permis de jouer pour la jeune femme le rôle qu’elle attendait de lui…

Un espoir lui vint. Les Géoprogrammateurs ou leurs représentants allaient s’apercevoir qu’il n’était pas une très bonne recrue et ils le renverraient chez lui. Dommage pour Nora. Son erreur serait sans aucun doute sanctionnée… Et puis, bien sûr, elle le mépriserait. Il ne la reverrait plus, ni à la base, ni en Sainte Espagne Programmée, quand il serait de retour. D’ailleurs, elle n’aurait sans doute plus de missions sur la Terre.

Elle s’était trompée sur son compte. Le vieux capitaine Mulligan s’était trompé, de même que Jèke le mendiant, mais celui-ci n’était qu’un ivrogne… Les Géoprogrammateurs se tromperaient-ils aussi ? Non. Ils avaient sûrement des moyens d’investigation perfectionnés et puissants. Et lui-même n’essaierait pas de leur donner le change, comme il l’avait fait inconsciemment avec les autres : le capitaine, le mendiant et Nora… et aussi peut-être les filles de la Galerie de France.

L’examen qu’il subirait à la base ne pourrait être que négatif. « Je serai donc rejeté. Mais que feront-ils de moi ? Peut-être effaceront-ils de ma mémoire tout ce que j’aurai vu et vécu dans l’espace, sur la base et ailleurs ? »

Il cessa bientôt de s’inquiéter pour l’avenir. Il était heureux.

Presque heureux…

Trop heureux ?

Il avait vraiment envie de connaître l’île de l’espace, sur laquelle vivaient, dans la gloire et la lumière, les Seigneurs secrets de la Terre. L’esprit d’aventure qu’il possédait encore lui interdisait de s’arrêter au milieu du voyage. Et puis comment s’arrêter au milieu de ce voyage-là ? C’était à mourir de rire !

Il était étendu sur une couchette merveilleusement confortable, dans une cabine minuscule et intime et qui, pourtant, lui semblait de plus en plus vaste. Il avait l’impression que la cabine était le bateau tout entier… Depuis combien de temps se trouvait-il là ? Une heure, un jour, une semaine ? Il était tout à fait incapable de le dire et il s’en moquait. Et avant ? Il se rappelait vaguement la course folle à bord du camion rouge, la poursuite, l’arrivée au… Était-ce le vaisseau de Nora ? Ce vaisseau ? Un autre ? Impossible de s’en souvenir. Il y avait eu aussi un… un satellite de transit ? Qu’était-ce qu’un satellite de transit ? Combien d’heures ou de jours, ou de semaines avait-il passés à bord de ce vaisseau…, de la navette, du satellite et de… ?

Maintenant, il lui semblait qu’il était lui-même le vaisseau. Un vaisseau qui flottait dans l’espace et qui se dirigeait vers… Qu’était-ce que l’espace ?

Il s’endormit sans avoir trouvé la réponse. Quand il s’éveilla, il se sentit très léger. Il avait déjà connu plusieurs expériences d’apesanteur, heureusement assez brèves, au cours du voyage. Il se demanda : « Quel voyage ? »

« Qu’est-ce que je fais là ? Pourquoi ai-je quitté ma Bretagne ? Où est la Sainte Espagne ? Suis-je à Zanzibar avec le capitaine Mulligan ? »

La nausée étouffa brutalement son interrogation. La pesanteur revint. Il pensa : « Tout va bien. » Un peu plus tard, il eut un éclair de lucidité. « Cette salope m’a drogué ! » Il rectifia aussitôt : « Elle m’a fait prendre un médicament pour m’aider à supporter le voyage, l’espace, l’apesanteur et Géova – ou Mr’gun – sait quoi encore ! »

Puis il retomba dans une paisible somnolence.

Il s’éveilla et attendit. Bientôt, apparut dans le ciel noir l’imposant bouquet de cylindres qui constituait la base Képler. Dennic s’assit sur sa couchette pour se placer en face de la fenêtre. Ce qu’il prenait pour une fenêtre était en réalité un écran. Il ne tarda pas à le comprendre, car il avait lu autrefois quelques récits de voyages dans l’espace.

Tout autour de la structure principale, une multitude de structures secondaires flottaient dans le vide, pareilles à des graines piégées par l’apesanteur… Le spectacle parut à Dennic d’une irréelle et poignante beauté. Mais il n’était pas surpris. Peut-être devait-il son sang-froid à la drogue qu’il avait absorbée. Ou bien…

Ou bien était-ce un phénomène plus profond et qu’il ne comprenait pas.

Une grande tristesse l’envahissait. Ce monde trop clair, trop pur, trop propre et trop beau ne serait jamais le sien.

Il fut peu attentif aux détails et aux incidents du débarquement. Il était encore peu lucide et il souffrait du vertige. Dès que sa torpeur s’atténuait, le vertige devenait plus fort.

Quand son cerveau se réveillait, il éprouvait un regain de crainte sur son sort et sur son courage. Il ne se sentait pas très sûr de ses réactions et incertain même de ses désirs. Il avait un peu honte de lui-même.

Il évitait le regard de Nora, dans lequel il avait déjà pu lire un encouragement et une tendre invitation. Il fermait les yeux sur les merveilles technologiques qui l’entouraient. Il se disait : « La technologie, c’est magnifique. Et ça manque un peu sur la Terre, quel que soit le programme. Mais ça ne leur donne aucun droit sur nous. Ici, ils ont des machines prodigieuses, des connaissances que je ne peux même pas imaginer. Mais ils n’ont pas le droit de nous traiter comme les bêtes d’un troupeau ou les pièces d’un géoli…» Il pensait cela, sincèrement. Et pourtant, il craignait de se laisser intimider ou de se laisser tenter.

Puis il se rappela qu’il n’avait aucune chance d’être sélectionné pour devenir opérateur de programmation ou quelque chose de ce genre, car les techniciens de la base s’apercevraient très vite que Nora s’était trompée et qu’il n’était qu’un petit paysan eurasien presque illettré, un peu hâbleur et un peu lâche… « Tout va bien, tout va bien ! » se dit-il.

Soudain, il s’aperçut que Nora n’était plus auprès de lui. Il eut le cœur serré.

Un jeune homme et une jeune fille s’approchèrent de lui. La jeune fille lui dit en clairelangue qu’ils étaient chargés de l’aider pendant son séjour à Képler. Elle se nomma : Djadine. Son compagnon, Olaf, ne parlait pas l’espagnol : il se dépensait beaucoup en sourires et en gestes de bienvenue. Dennic le méprisa.

Il suivit docilement ses deux guides, tout en feignant d’être malade. En fait, il éprouvait toujours une légère sensation de vertige et sa tête bourdonnait faiblement. Il exagéra un peu la manifestation de ces symptômes, ce qui lui donna un prétexte pour refuser le dialogue avec Djadine. Il regrettait l’attitude défensive qu’il était obligé de prendre. Il ne voulait pas se laisser piéger une deuxième fois par une femme.

Il eut cependant un choc – qu’il ne put dissimuler tout à fait – en découvrant un paysage de prairies et de forêts, avec des lacs, des rivières et, au loin, de hautes montagnes enneigées. Ce n’était pas une base : c’était un monde !

Il s’efforça de détourner les yeux et de regarder le sol, devant ses pieds.

Ses compagnons le firent monter dans un appareil que Djadine nomma « aérobulle ». Le voyage ne dura que trois ou quatre minutes. Cette fois, Dennic n’eut pas besoin de feindre le vertige. Quand le petit véhicule se posa sur la terrasse d’un énorme cube blanc, le décor dansait autour de sa tête. Peut-être était-ce une nouvelle épreuve. Il se laissa conduire dans sa chambre sans essayer de cacher son malaise. Au contraire, il se félicitait d’être malade. Il bénissait Mr’gun et Géova. Il pensait : « Tout va bien, tout va bien ! »

Djadine lui fit avaler une dragée et il s’endormit peu après.