CHAPITRE IV

Le projet d’Aneto se précisait. Il avait loué un emplacement et, dès le lendemain, il se rendrait au choix des hommes. Il comptait y rester environ une semaine. Sauf s’il était choisi tout de suite, naturellement ! Il insista :

— Tu viens avec moi, Breton ?

— Demain, je livre une commande de savon, répondit Dennic d’un air important.

— Je suis content pour toi. Où ?

— À la Galerie de France.

— Tu as tiré le gros lot, je vois. Et après-demain ?

— Peut-être…

Frederika et Evelyne lui avaient conseillé d’aller au choix des hommes. Ce n’était pas, à première vue, dans leur intérêt. Quel jeu jouaient-elles, ces deux ? Il renonça vite à s’interroger. Tout allait bien. Il avait vendu dix caisses de savonnettes pour le prix total de six cents dollars. Le comptable de la galerie lui avait remis cinq cent soixante-quinze dollars : la différence constituait le prix de la soirée qu’il avait passée avec les dames de la galerie. Coucher avec ces deux filles magnifiques pour vingt-cinq dollars, c’était un cadeau. Quelqu’un lui avait offert un cadeau. Royal… Il ne se souvenait plus combien de fois il avait fait l’amour avec Frederika et Evelyne, ensemble ou séparément. Il préférait peut-être ne pas le savoir.

Il avait voulu leur donner une caisse à chacune en prime ; mais il ne put les revoir au moment de la livraison. Et l’intendant de la galerie refusa les caisses supplémentaires.

Il s’offrit un bon repas à l’auberge Gil Blas et se renseigna sur l’emplacement du choix des hommes. Il voulait voir comment se passait la grande foire aux mâles sans s’engager auprès de son ami le maçon Aneto. Simple curiosité, se disait-il. Mais il était décidé à quitter Santa-Maria dès que possible ; et il voulait tenter sa chance avant de partir. Sans y croire… D’ailleurs, s’il réussissait, par miracle ou par malheur, il aurait perdu sa liberté ; et il ne pourrait sans doute plus partir. Hypothèse si peu vraisemblable qu’il préférait n’y pas songer.

De toute façon, c’était une expérience enrichissante. Il apprendrait à être traité comme du bétail.

Non, pas tout à fait. Il vit au premier coup d’œil que la foire humaine se déroulait avec discrétion et bonne humeur. Il se renseigna. Chaque candidat devait louer un emplacement pour s’installer avec les biens qu’il souhaitait exposer. Le placier conseilla à Dennic de mettre son camion à l’étalage, ce qui ferait plus que doubler ses chances d’être choisi. Bien sûr, le prix serait en conséquence, c’est-à-dire quatre ou cinq fois plus cher. Le tarif dépendait aussi de la situation : le premier rang, devant la promenade des dames était le plus coûteux. Il y avait des emplacements à bon marché, cinq ou dix dollars pour deux jours, mais ils étaient retenus longtemps à l’avance. D’autres coûtaient plus de cent dollars.

— Je vais réfléchir, dit Dennic.

Le soir, à l’auberge Sancho Pança, Aneto se précipita vers lui et se mit à lui frapper sur l’épaule avec enthousiasme.

— Il y a une place à côté de moi, Breton ! Pour toi et ton camion. Juste assez grande, en face de la promenade… En plus, elle porte chance. Le précédent locataire a été choisi ce matin. J’ai retenu la place, mais il faut que tu te décides avant demain.

— Combien ?

— Combien ? Le prix ? Bon marché, c’est incroyable. Vingt dollars par jour ! À mon avis, ça vaut le double !

Vingt dollars ; ça ne valait pas plus. Dennic se retrouva à l’extrémité du marché, en plein soleil, nettement en retrait de l’allée ombragée, sur laquelle les clientes se promenaient d’un air nonchalant. Il était même si mal placé que plusieurs femmes ne le remarquèrent pas à leur passage et rebroussèrent chemin en arrivant à la hauteur du camion rouge.

À côté, le maçon trônait au sommet d’une échelle double, avec son matériel et son outillage à ses pieds. Robuste et sympathique, il gesticulait en roulant ses muscles bruns et noueux et se désaltérait fréquemment à sa gourde.

De temps en temps, il rejoignait Dennic pour se dégourdir les jambes en faisant le tour du camion rouge.

— Tu as un beau chariot, Breton. Mais attention au contrat de mariage ! Si tu es choisi par une riche dame, tu pourrais bien te trouver dépossédé en moins de temps qu’il n’en faut pour coller une brique sur un mur !

— Mais je ne serai pas choisi, dit Dennic. Et encore moins par une riche dame. Et je ne céderai pas le camion !

— Tu as raison. La coutume de Bonne Espérance te permet de garder ton outil de travail. Elle te donne aussi le droit d’avoir ton notaire. Je te conseille le señor Raleigh, de Cortez Street. C’est lui que je prendrai si je suis choisi.

— On n’en est pas là.

Quelques visiteuses traversaient le choix d’un air dédaigneux. Elles marchaient généralement deux par deux. Elles s’abritaient sous des ombrelles multicolores. La plupart portaient des robes somptueuses, malgré la chaleur. Parfois, des animaux les accompagnaient : chiens nus, chats à plumes, singes à crête ou à crinière, sauteurs à queue préhensile ou veaux d’ornement… Quelques-unes se tenaient à proximité du véhicule qui les avait amenées, de l’autre côté de la promenade. Elles regardaient les hommes à bonne distance, d’un air moqueur… Il y avait là des voitures électriques, des chars à vapeur, des vélelles solaires et des calèches tirées par un ou plusieurs équidés. Et aussi quelques scooters à gaz…

Dans l’après-midi, un jeune homme fut choisi. Il adressa des gestes d’adieu à ses voisins et plia bagage prestement. Il semblait à la fois ravi et un peu honteux.

À un moment, une riche dame, suivie d’un couple de servants, s’approcha de Dennic et de son compagnon, réunis devant le camion. Elle les examina tous les deux d’un air critique, sans trop s’avancer. Ils échangèrent une grimace de complicité. La dame était assez jeune, assez belle. Mais elle affichait, derrière son éventail, une telle hauteur, une telle morgue qu’aucun homme, même le plus misérable, ne pouvait avoir envie de lui appartenir. Dennic se souvint de l’avertissement de Jèke : « Supposons que tu refuses le choix d’une puissante dame et qu’elle soit offensée…» Il frissonna et se mit à prier Géova – et un peu Mr’gun – pour que la visiteuse à l’éventail les laisse tranquilles. Mais elle appela sa servante et l’envoya poser une question aux candidats.

— Ma maîtresse voudrait savoir si vous êtes ensemble.

Dennic allait répondre non. Aneto lui fit un clin d’œil et affirma en prenant une pose avantageuse :

— Ma foi, oui, mademoiselle. C’est pas défendu, non ? Mon camarade est un digne Breton et je suis un honnête fils de la Sainte Espagne Programmée. Pour votre plaisir et votre honneur !

La dame fit une moue de dégoût et s’en alla. Dennic étouffa un soupir de soulagement, pendant qu’Aneto se tapait sur les cuisses.

Puis le maçon se renfrogna.

— Il y a une chose qui est pas juste pour nous, les hommes. Tu as une minute pour répondre oui ou non. Si tu changes d’idée un quart d’heure après ou le lendemain, tu dois aller au tribunal et tu n’as pas beaucoup de chances. Les femmes peuvent se dédire n’importe quand, tant que le contrat n’est pas signé. Elles peuvent même te répudier une semaine après le contrat. Suffit qu’elles le déclarent au notaire… C’est pas juste !

Ils burent et mangèrent en parlant de leurs métiers respectifs. Le temps passa. Le soleil descendit au-dessous des toits. L’ombre s’étendit sur la place du choix. La fraîcheur tomba enfin.

— Tu reviens demain ? demanda Aneto.

Dennic tourna un regard anxieux vers la promenade.

— J’ai loué pour deux jours. Mais… je trouve qu’il y a beaucoup de risques et peu de compensations. Je ne sais pas si je reviendrai !

— Je compte sur toi pour me tenir compagnie. Et je pense que le jeu vaut la chandelle !

— Attention, en voilà une bien ! dit Aneto.

Il rejoignit son échelle. Dennic, maussade, fit un pas en avant et se tint là, les bras ballants, cherchant en vain une contenance.

— Dis donc, c’est une jeune fille ! souffla le maçon. Pas pour moi, ça !

« Une très jeune femme, en tout cas », pensa Dennic. Brune, plutôt petite, la nouvelle arrivante était seule, vêtue avec une relative simplicité d’un corsage à manches courtes et d’une longue jupe de toile. Mais elle portait aussi un collier brillant, peut-être d’argent ou de platine, un bracelet à chaque poignet et deux bagues à chaque main.

Cet étalage de bijoux visait sans doute à montrer que la jeune femme, malgré sa mise assez ordinaire, appartenait à la classe supérieure de la société virginienne.

Dennic avait d’abord évité de la regarder. Mais quand elle s’approcha de lui, il ne put s’empêcher de voir qu’elle était aussi fort jolie. Elle avait un regard vif, des traits sans mollesse, un visage intelligent, un peu dur. Pourtant, elle ne manifestait aucune arrogance.

Elle allait et venait entre le marché et la promenade. Elle semblait nerveuse et pressée. Aneto secouait la tête, de temps en temps, l’air de dire : « Pas pour un pauvre maçon, cette fille-là ! » Sans se priver de la contempler bouche ouverte… L’inconnue examinait avec intérêt le camion de Dennic. Tout à coup, elle se décida et vint se planter devant le jeune marchand.

— C’est à vous, cet engin ?

Dennic ne put se défendre d’un sourire orgueilleux.

— C’est à moi.

— Et ça marche bien ?

— Pas mal.

— Vite ?

— Tout dépend de la route. En plaine, sur une bonne piste, le meilleur équicham ne peut pas me suivre.

— Et quand il pleut ? Quand il n’y a pas de soleil ?

— Bien sûr… Si le temps reste couvert plusieurs jours, impossible de rouler. Mais la cabine est confortable. Et puis le Seigneur Géova a programmé beaucoup de soleil sur notre Sainte Espagne…

La jeune femme éclata de rire.

— Vous voyagez beaucoup ?

— Je suis marchand ambulant. Je voyage dans toute l’Eurasie. Je suis même allé dans les îles.

— Vous parlez la clairelangue avec un drôle d’accent. Vous n’êtes pas espagnol ?

— Non, je suis breton. Vous avez aussi un accent. Vous n’êtes pas espagnole ?

— Soyez poli !

— Qu’est-ce que j’ai dit d’impoli ?

— On dit « noble fille de la Sainte Espagne ! »

— C’est vraiment important ?

— Oui.

Elle scruta les environs, la place du choix, la promenade, et expliqua en baissant la voix :

— Les étrangers ne sont jamais trop prudents. Je ne suis pas une noble dame. Et je suis née bien loin de la Sainte Espagne Programmée.

— En Amérique ?

— Non.

— Dans une île ?

— Oui, c’est ça : dans une île. Une île lointaine. Qu’est-ce que vous vendez ?

— N’importe quoi. En ce moment, j’ai une cargaison de savon.

— Drôle d’idée. Vendre du savon en Virginie… Quoique… C’est peut-être une bonne idée, au contraire. Le savon est rare dans tous les pays de l’ancien programme. Et il y a ce tabou qui interdit d’évoquer tout ce qui touche à la toilette…

Il la regarda avec étonnement. Elle n’avait même pas rougi.

— Vous, ça n’a pas l’air de vous gêner beaucoup ?

— Je vous ai dit que je n’étais pas espagnole… On pourrait penser que c’est un tabou sexuel. Mais je ne le crois pas. Notez que le tabou du sexe est très fort aussi, sauf dans les galeries. Mais c’est assez normal quand on songe qu’il y a sur la Terre d’aujourd’hui quatre fois plus d’hommes que de femmes… Le tabou de la toilette a une autre origine, à mon avis, et qui n’est pas du tout géovienne comme on s’efforce de nous le faire croire dans la Sainte Espagne de l’ancien programme. C’est tout simplement une survivance du paganisme. Vous avez entendu parler de Mr’gun, le Pourri ?

Dennic tourna la tête. Aneto le maçon attendait, stoïque, sur son échelle. Il semblait se désintéresser de la situation. Ou peut-être faisait-il un louable effort de discrétion. Dennic sourit à sa visiteuse. Elle était très instruite ou bien tout à fait folle. Ou bien… Il répondit avec prudence :

— Comme tout le monde. Crève le Pourri !

— Bien sûr, crève le Pourri ! fit-elle sur un ton indifférent. En pourrissant, Mr’gun était censé donner la vie aux hommes et aux animaux. Il projetait sur la peau des êtres vivants les débris de sa propre chair, ce qui les rendait immortels… À condition qu’ils laissent l’osmose se faire et donc qu’ils évitent de se laver. Dans l’inconscient des gens, la toilette est restée un acte malsain, mauvais. Du moins ici, en Virginie, où la révolution géovienne n’a pas été achevée et n’a pas complètement détruit le paganisme. C’est bien ce que vous pensez, n’est-ce pas ?

— Moi ? fit Dennic. Je n’en sais rien. Je n’y ai jamais réfléchi. Mais…

— Tu ne t’es jamais dit que si les gens se lavaient mieux, ils seraient plus civilisés ?

Le tutoiement choqua Dennic. Était-ce une provocation ? L’inconnue l’avait averti : « Les étrangers ne sont jamais trop prudents ! » Étrange coïncidence : Frederika lui avait tenu à peu près le même langage, à la Galerie de France. Il fit un geste vague et détourna les yeux. Mais la jeune femme insista :

— Cette idée de venir vendre du savon en Virginie… On pourrait croire que tu avais envie de chasser Mr’gun et sa pourriture ! Moi, j’applaudis des deux mains. Tu es un bon géovien, Breton !

Dennic haussa les épaules. Cette fille se moquait de lui. Mais passer pour un bon géovien ne pouvait lui faire de tort.

— Je n’y ai pas réfléchi, dit-il.

Elle se rapprocha encore un peu de lui. Il respira son parfum et il fut troublé.

— Je suis sûre que tu réfléchis plus que tu le prétends.

— Mon métier ne me laisse pas beaucoup de loisirs, dit-il.

— Tu sais lire ?

— Tout le monde sait lire !

Elle parut surprise.

— Ce n’est pas vrai. Dans les pays de l’ancien programme, il y a près d’un quart d’illettrés. Même dans l’Espagne du nouveau programme, je crois qu’une personne sur six ne sait pas lire. En Bretagne et en Galatie…

Dennic s’énerva soudain :

— Qu’est-ce que vous voulez ? Foutez-moi la paix !

Elle se mit à rire et recula d’un pas.

— Bon, je m’en vais. Je te souhaite de vendre beaucoup de savon et de trouver une gentille épouse !

Elle fit le signe de Géova et s’éloigna en soulevant le bas de sa jupe pour aller plus vite. Aneto descendit aussitôt de son perchoir.

— Tu as réussi à comprendre ce qu’elle voulait ?

— Non… À part me prêcher Géova.

— J’ai écouté un peu. Je crois qu’elle est complètement dingo !

— Non, ça m’étonnerait. C’est peut-être une étudiante qui fait une enquête.

— Il n’y a pas de faculté à Santa-Maria.

— Alors, elle vient d’une autre ville.

— Oui, peut-être Cesaraugusta ou Beaulieu…

Le lendemain, le temps était plus frais et les visiteuses vinrent plus nombreuses. Elles montraient aussi plus de curiosité et d’audace. Elles approchaient des candidats qui le voulaient bien ; elles les examinaient sous le nez et les touchaient avec ostentation, en plaisantant entre elles. Certains hommes portaient, au lieu de leurs vêtements habituels, des robes sous lesquelles ils étaient nus et qui avaient une fente sur le devant. Les clientes les plus effrontées pouvaient s’assurer ainsi de la bonne qualité des érections révélées( par les bosses de l’étoffe.

Les exempts qui surveillaient le choix avec bonne humeur détournaient les yeux de ce maquignonnage. Ils faisaient mine de se fâcher quand il y avait trop de sexes à l’air ; ils jouaient du sifflet, menaçant les exhibitionnistes et les spectatrices des foudres de la Sainte Église.

Le matin, Aneto et Dennic avaient fait connaissance de leurs voisins. Ils avaient vu une haute dame choisir un jeune garçon à l’air un peu simple, qui avait hésité longtemps, trop longtemps, avant de répondre. Menacé d’une cravache par un serviteur ou un ami de la haute dame, il s’était finalement incliné. Et il était parti entre deux gardiens, comme un prisonnier. Le cas semblait exceptionnel, tout le monde en convint. En général, un choix était une fête.

Pourtant, Aneto et Dennic reprirent leur place sans enthousiasme. À la mi-jour, ils mangèrent dans une auberge proche et burent beaucoup pour se donner du cœur. Leur avenir s’éclaircit. Ils se sentaient dispos pour accueillir de nouvelles clientes.

Un petit marchand vint leur proposer des robes fendues ; ils refusèrent l’un et l’autre d’acquérir cet accessoire. Mais les événements se passaient à l’autre bout du marché, signalés par la rumeur habituelle de cris, claquements de mains, coups de sifflet et éclats de rire. Aneto et Dennic se racontèrent leur vie et leurs projets. Dennic était maintenant bien décidé à partir le lendemain pour Canberra. Réflexion faite, il n’avait aucune envie de civiliser les Espagnols par le savon ou de n’importe quelle autre manière.

Le maçon, bien qu’un peu découragé, gardait son optimisme naturel. Le temps passait.

Vers la fin de l’après-midi, la visiteuse de la veille reparut. Elle avait changé de vêtements. Sa jupe plissée descendait à peine à mi-jambes ; mais elle était chaussée de fines bottes de cuir qui cachaient ses chevilles et ses mollets. Elle portait une longue tunique de tissu lâche et transparent ; mais dessous, on distinguait seulement une blouse serrée. Une tenue à la fois très décente et tout à fait provocante.

— Encore celle-là ! fit Aneto. Si tu veux t’en aller, je m’occuperai d’elle.

— Non, merci, fit Dennic. Je vais la recevoir. Du moins, si c’est encore à moi qu’elle en veut.