CHAPITRE XII

Le soleil brillait. Dennic fut conduit par une aérobulle aux montagnes qu’il avait aperçues en arrivant.

Les cauchemars provoqués par le mal de l’espace étaient finis. Dennic se sentait mieux que guéri : lavé… Oui, lavé était le mot ! Il songeait avec dégoût à ces heures, ces jours, ces longs moments pendant lesquels il s’était cru envahi, possédé par une monstrueuse entité.

Mais tout allait bien maintenant.

L’appareil se posa de nouveau sur la terrasse d’un grand immeuble et, quelques minutes plus tard, Dennic se trouvait devant le Géoprogrammateur Senkursk.

Tout allait bien, maintenant. Il n’avait plus de cauchemars. Bien sûr, il avait dû subir plusieurs visites médicales. Il avait reçu des injections de sérum – ou quelque chose de ce genre – et passé trois heures dans une sorte de sac en plastique où il étouffait… Mais il avait réussi, sans le vouloir, presque sans le savoir, à tous les examens. Nora ne s’était pas trompée à son sujet.

Il avait revu la jeune femme. Toute une soirée et presque une nuit. Il l’avait désirée avec passion et aimée avec violence. Il la rejoindrait encore. Tout allait bien. Il avait accepté de rester sur Képler pour recevoir la formation d’assistant. Plusieurs centaines de jours, l’équivalent de cinq, six ou huit mois terrestres. Cela pouvait sembler court, mais il existait sur Képler des méthodes d’enseignement accéléré très efficaces. Du moins, Nora le lui avait affirmé. Elle lui avait promis aussi qu’il pourrait la rencontrer régulièrement pendant son séjour. Et plus il avancerait dans sa formation, plus il aurait de liberté à l’intérieur de la base. Et Nora n’était pas seule… Il y avait sur Képler autant de femmes que d’hommes. Et même peut-être un peu plus.

Dennic avait oublié ses scrupules. Les Géoprogrammateurs agissaient pour le bien des peuples de la Terre. En s’engageant à leur côté, il jouerait un rôle utile. Il aiderait les habitants de la Sainte Espagne à changer leur vie, grâce au nouveau programme. Il mènerait la chasse à la superstition, il participerait à la création d’une Espagne moderne, plus libre et plus juste… Oui, son choix était fait. Il avait hâte de commencer.

Senkursk était un homme de haute taille, aux cheveux gris, au visage long et osseux. Sa peau avait une luisance de métal froid. On eût dit un masque tendu, posé sur son nez tranchant, ses joues creuses, son menton pointu. Et l’éclair doré des couronnes s’alluma sur sa mâchoire quand il ouvrit la bouche.

Il portait un uniforme bleu à bandes violettes qui lui donnait l’air d’un zèbre tombé dans une mare d’encre. Mais son regard fixe, ses traits crispés ne prêtaient pas à rire.

Dennic éprouvait une impression très désagréable. Il crut se souvenir d’une visite de cet homme, à l’hôpital, lorsqu’il souffrait du mal de l’espace. « Est-ce lui qui a changé ? Ou moi ? » Il se tenait debout, hésitant, intimidé, en face de l’homme qui allait peut-être décider de son destin.

L’officier Senkursk attaqua aussitôt :

— Je connais votre histoire, Dennic Joboem. Nora Vally m’a adressé un rapport détaillé à votre sujet… Oui, nous avons besoin d’agents locaux en Espagne, pour le changement de programme. Nora vous a expliqué cela, n’est-ce pas ? Votre métier de marchand ambulant nous convient très bien. Vos tests sont bons, je crois…

Il tapota un clavier, posa son regard froid sur l’écran placé en biais devant lui.

Dennic attendait, impassible mais un peu oppressé. Un tourbillon incontrôlable de pensées et d’émotions balayait son cerveau, son cœur, ses nerfs. Il s’efforçait de ne pas montrer le trouble qui l’envahissait.

Quelque chose, de nouveau, se détraquait.

Senkursk reprit :

— Très bien. Vous êtes encore fatigué, mais vous allez mieux et vous devriez être prêt d’ici à quelques jours. Voulez-vous que nous parlions des conditions de formation et de travail ?

Dennic respira profondément et ne répondit pas. Son état d’esprit avait changé complètement. Il s’étonnait de l’enthousiasme avec lequel il avait envisagé un peu plus tôt de se mettre au service des Géoprogrammateurs. Il se souvint : dans le vaisseau qui l’amenait à Képler, il avait pensé que c’était une trahison. Il avait pensé : « Accepter ce rôle serait trahir mes amis, mes frères et mes sœurs, les simples gens de la Terre ! » Il avait espéré à ce moment-là que l’examen final serait défavorable et que les Géoprogrammateurs le renverraient chez lui. Il l’avait espéré sans trop y croire. Il avait décidé de refuser la mission pour laquelle Nora l’avait recruté… Mais cela ne semblait pas raisonnable.

Pas raisonnable ? C’était une folie pure et simple ! Il devait jouer le jeu, feindre d’entrer dans son rôle et subir la formation d’assistant géoprogrammateur, ou n’importe quoi de ce genre, pour retourner sur la Terre. Et après…

Senkursk prit son silence pour un acquiescement.

— La formation aura lieu principalement sur Képler. Il y aura d’abord des cours théoriques accélérés. Puis des stages… sur Képler et dans d’autres bases. Peut-être aussi sur la Lune. Tout dépendra de votre niveau et de vos aptitudes. Vous serez payé depuis votre arrivée ici. Je ne peux pas vous dire encore quel sera le montant de votre salaire. Mais vous serez augmenté de façon régulière, en fonction de votre réussite aux examens… Pour commencer, vous devrez assimiler la doctrine de la Géoprogrammation et les principes d’action des Géoprogrammateurs. Puisque vous allez devenir l’un d’entre nous, pour le meilleur et pour le pire.

« Que savez-vous de la Géoprogrammation ? »

Dennic n’avait pas l’impression que la question s’adressait à lui. Il dut faire effort pour trouver une réponse.

— Nous sommes en l’an 301 de la Géoprogrammation. La Géoprogrammation, c’est l’époque actuelle, les temps modernes. C’est aussi… une sorte de gouvernement. Le gouvernement secret de la Terre…

— Secret n’est pas le mot exact. Disons plutôt discret… Les Géoprogrammateurs ne se cachent pas, du moins au niveau du programme 3, qui va désormais être appliqué à l’Espagne. Ce programme comporte une large publicité sur nos fins et nos moyens. L’existence des bases spatiales ne sera pas révélée tout de suite. Nous estimons qu’il faudra des dizaines d’années de formation pour que les masses puissent accepter ce fait.

— Je l’ai découvert en quelques heures, dit Dennic. J’ai dû accepter. D’ailleurs, je n’avais pas le choix. Et je n’en suis pas mort !

— Vous avez très bien supporté le choc de la révélation. Je n’en suis pas étonné. L’agent Mulligan avait estimé que vous étiez apte à la révélation et à la formation. La Bretagne est une pépinière de recrues pour nous, malgré son archaïsme et ses superstitions. Mais en Sainte Espagne du nouveau programme, moins de cinq pour cent des habitants adultes pourraient subir sans risque la révélation. Et sans doute moins de un pour cent en Virginie de l’ancien programme.

« On ne peut pas appliquer directement le programme 3 à la Virginie. Pour cette province, nous avons prévu un programme transitoire de rattrapage, qui se rapproche du programme 2, dit « nouveau programme », en vigueur dans le reste de l’Espagne, mais qui possède certains traits du programme 3 et aussi quelques caractéristiques spéciales. Vous allez étudier ces deux programmes, de même que les anciens. Puis vous recevrez un complément de formation au niveau du programme 4.

« Vous travaillerez presque sûrement en Espagne, car vous parlez très bien la clairelangue et vous avez l’esprit à la fois moderne et religieux qui convient. D’autre part, nous avons assez d’agents – et même plus qu’assez – dans tout le nord du continent.

« Vous avez bien compris que les Géoprogrammateurs étaient les organisateurs de la géographie et les ingénieurs de l’histoire ? Notre but est de rationaliser le découpage politique de la planète et de promouvoir une civilisation unique et diversifiée. Dans la foi de Géova, naturellement… La Géoprogrammation désigne en même temps un État mondial centralisé et une technique de gouvernement qui fait du monde un système programmé dans ses moindres détails. Pouvez-vous comprendre cela ? »

Dennic réfléchit. Pouvait-il vraiment comprendre ? Il était sûr que son interlocuteur lui cachait une partie de la vérité. Ou bien la vérité se situait à un programme supérieur : 5, 6, 9 ou 99… Autant dire qu’elle lui serait toujours refusée. Deux ou trois fois, il l’avait pressentie. Il avait cru l’atteindre. Le terrifiant secret brillait comme une nova dans la nuit de l’espace. Il avait fermé les yeux pour ne pas le voir. Il avait accepté la petite révélation ; mais il n’était pas prêt pour la grande…

Les Géoprogrammateurs lui mentaient, il le savait. Il était presque sûr qu’il n’avait jamais rencontré l’homme qui se tenait en face de lui. Un Senkursk était venu le voir plusieurs fois au début de son séjour à l’hôpital de Képler ; mais ce n’était pas le même. Pourquoi cette comédie ? Cela pouvait être un détail sans importance… ou une erreur de sa part. Pourtant, d’instinct, il l’attribuait ce fait à la mauvaise foi des Géoprogrammateurs, à leur nature mensongère.

Senkursk – ou celui qui se faisait appeler ainsi – le regardait d’un air mécontent, excédé, méprisant peut-être. Il pensa qu’il devait dire quelque chose. Il choisit une réponse mitigée.

— Je ne comprends pas très bien le but que vous visez, dit-il.

Senkursk haussa les épaules.

— Vous comprendrez mieux au fur et à mesure de votre instruction. En attendant, je peux vous dire ceci : nous voulons organiser le monde pour libérer l’individu… Ne l’oubliez jamais.

« Un beau programme, pensa Dennic. Mais tu mens. Tu ne veux libérer personne ! »

Puis il demanda :

— Nora vous a-t-elle dit dans son rapport que j’acceptais ce… ce travail ?

— C’est moi qui pose les questions !

Senkursk esquissa un geste d’agacement.

— Si vous n’acceptez pas, expliquez-moi pourquoi vous êtes ici !

Dennic était incapable d’expliquer pourquoi il avait suivi Nora Vally à Képler. Et encore moins pourquoi il était entré dans cette pièce résolu à s’engager au service des Géoprogrammateurs, alors que maintenant l’impulsion contraire le dominait complètement.

— Vous avez changé d’idée ?

Changé d’idée ? Il lui semblait plutôt avoir changé de personnalité. Cette sensation de dédoublement l’effraya. Les cauchemars qui l’avaient tourmenté pendant son séjour à l’hôpital correspondaient-ils à une certaine réalité ? Avait-il été envahi, possédé ?

Deux Dennic Joboem existaient-ils maintenant dans sa tête ? L’un prêt à servir les Géoprogrammateurs, l’autre qui les abhorrait ? L’un qui croyait à Géova, l’autre qui donnait sa foi à Mr’gun le Pourri ?

Mais n’était-ce pas l’aggravation d’un phénomène ancien ? N’avait-il pas toujours été double ? Le Dennic bon géovien qui roulait vers la Sainte Espagne Programmée à bord d’un camion électro-solaire ne cachait-il pas sous son siège un exemplaire du Han’hrar, le livre maudit, écrit en vieux breton ? Ne conjurait-il pas le sort en murmurant doucement : Om'haa, om’hioo ? Des mots de la vieille superstition bretonne qui auraient fait rire l’autre Dennic, s’il avait été conscient en même temps…

L’idée lui vint à nouveau d’un compromis entre ses deux tendances ou ses deux personnalités : faire semblant d’accepter puis laisser tomber une fois de retour sur la Terre. Mais quand il aurait mis la main dans l’engrenage, il ne pourrait plus jamais la retirer et il serait pris pour de bon au piège.

— Je voudrais un délai pour réfléchir encore, dit-il.

— Je n’ai pas de temps à perdre avec les imbéciles, dit Senkursk. Je vous donne vingt-quatre heures. Si vous n’êtes pas décidé, vous serez affecté aux mines, sur la Lune. Vous aurez tout le temps de réfléchir !

Le bon Dennic, qui croyait à Géova, au progrès et au programme, fut comme poignardé. Le Dennic de Mr’gun surgit brusquement, un précepte au fond du cœur et au bord des dents : Préfère la mort à l’esclavage, car la mort n’est qu’un pas vers la liberté et le vent fou te réveillera !

Il prononça les mots à voix basse, en vieux breton. Senkursk le regardait fixement.

— Vous êtes malade ?

— Je ne suis pas malade. Je l’ai sûrement été, puisque je vous ai écouté ! Puisque j’ai envisagé d’être votre serviteur… Mais je suis guéri. Et je n’ai plus besoin de réfléchir. C’est non !

Senkursk ne parut pas comprendre.

— Non ?

Le ton indiquait une surprise totale et douloureuse.

— Vous refusez l’instruction ?

— Envoyez-moi dans vos mines !

Senkursk se ressaisit. Son regard prit une luisance froide de mercure. Sa peau devint comme une pellicule de métal. Son visage ressembla plus que jamais à un masque.

Dennic eut de nouveau la sensation que cet homme appartenait à une autre race.

« Les Géoprogrammateurs ne seraient pas humains ? Ou bien…»

Ou bien ? Encore une fois, Dennic eut le sentiment de frôler la vérité. Un vertige le fit vaciller au bord du gouffre. Encore une fois, il refusa cette révélation insoutenable.

— Je vous donne… une heure ! dit Senkursk.

Dennic haussa les épaules. Il se retourna. Deux hommes armés se tenaient à côté de lui. Ils portaient un uniforme collant, aux couleurs gaies : vert clair avec trois triangles jaunes sur la poitrine.

Mais leurs visages semblaient faits du même tissu mort que le visage mort, et inhumain, du Géoprogrammateur Senkursk.

Dennic se laissa pousser hors du bureau. Il avait gagné. Celui qui croyait à Mr’gun avait gagné. Celui qui croyait à Géova avait perdu.

Ni l’un ni l’autre ne reverrait jamais la Terre.

Il était incapable d’imaginer le travail des mines, sur la Lune ou ailleurs, et encore moins sa vie dans un environnement étranger et hostile. C’était, sans aucun doute, terrible. Il mourrait là-bas, loin des vertes collines et du ciel violet de la Terre.

Il fut reconduit à sa chambre d’hôpital. Un moment plus tard, il s’aperçut que la porte était fermée et le téléphone coupé. Il était prisonnier. Au fond, il préférait ça.

Il s’étendit sur sa couchette pour réfléchir. Il était prisonnier et il se sentait plus libre que jamais. Il se sentait libre pour la première fois de sa vie. Sensation plus angoissante qu’agréable. Un poisson hors de l’eau peut-il se croire libre… quelques secondes avant de mourir ?

Celui qui croyait à Mr’gun s’était libéré. Celui qui croyait à Géova était à son tour prisonnier… Mais la liberté était une illusion.

Celui qui croyait à Mr’gun venait seulement d’accéder à la conscience. Il ne savait rien de la réalité. Il se croyait très fort parce qu’il existait, enfin. Mais il mourrait, entraînant avec lui celui qui croyait à Géova.

« Mais je veux vivre ! Je veux vivre pour me battre ! Je m’évaderai des mines ! Je reviendrai sur la Terre ! Je…»

Il chassa cette pensée de son esprit.

Les Géoprogrammateurs avaient besoin d’agents locaux, en Espagne et ailleurs. Ils les recrutaient de façon acrobatique. Ils dissimulaient leurs interventions et agissaient sous le masque, avec des moyens qui semblaient plutôt limités. Peut-être étaient-ils beaucoup moins puissants qu’on aurait pu le croire. Du moins sur la Terre… Ils avaient peut-être perdu leurs anciens pouvoirs à la suite d’événements historiques oubliés ou cachés. Maintenant, ils essayaient d’établir un contrôle occulte des populations, avant de remettre en place leur organisation.

Mais ils devaient être encore faibles. « Peut-être n’est-il pas trop tard pour les arrêter ? »

Immédiatement, cette conviction prit force en lui. Oui, la résistance à la Géoprogrammation était possible. Pour combien de temps encore ? Il fallait agir vite, avertir les peuples de la Terre de la menace qui pesait sur leur avenir.

Dennic serra les dents. « Je m’évaderai des mines de la Lune… d’une façon ou d’une autre ! Je rejoindrai la Terre… n’importe comment ! Je les préviendrai et je…»

Il tremblait. Il avait le front et le dos couverts de sueur. Un avertissement aux Terriens n’aurait de sens que si on pouvait dire toute la vérité. Et même pour lui, cette vérité était trop effrayante. Il la rejetait de sa conscience avec fureur, avec désespoir.

Peut-être pourrait-on présenter les faits de façon moins bouleversante aux gens de la Terre. Par exemple, en leur disant que les Géoprogrammateurs n’étaient pas humains.

Ce qui, dans un sens, était vrai.

Dennic s’aperçut alors qu’il avait percé le secret de la Géoprogrammation. Il se mit à frissonner et haleter. Il porta ses mains à son visage et les ramena poissées d’un liquide gras, épais, brunâtre, à l’odeur poivrée… Il se tordit sur son lit. Puis il se raidit et gémit. Il cria des mots en vieux breton, des mots du livre de Han, qui venaient d’un passé lointain, abominable et merveilleux.

Il se calma enfin. Il ferma les yeux et les rouvrit. Il reprit son souffle.

« À quoi bon arranger la vérité ? À quoi bon mentir ? Le mensonge a failli nous détruire et maintenant… Maintenant, nous devons savoir que nous ne sommes pas humains… Ou plutôt que nous ne sommes pas terriens ! »

Le vide se fit un moment dans son esprit. Cette étrange sueur brune qui suintait de sa peau avait commencé à sécher. L’odeur piquante envahissait la chambre. Il se leva pour aérer.

Il avait réussi à dominer sa peur de l’inconnu et il était presque heureux.

« Nous ne sommes pas terriens, pensa-t-il, parce que notre planète n’est pas la Terre ! »

Il s’approcha de la baie, observa l’extérieur avant d’ouvrir. D’épaisses cohortes de nuages couvraient le haut du ciel, au-dessus d’une étroite bande bleu indigo. On n’apercevait pas les antipodes de l’île… Résistant à la nausée, il détourna les yeux.

Il lutta un moment contre l’envie de vomir. Il revint s’asseoir sur sa couchette.

Une question inattendue traversa son esprit : « Quel est donc le vrai nom de notre planète… si ce n’est pas la Terre ?