CHAPITRE III

Dennic ne fut pas très surpris du mauvais accueil réservé à ses offres de services par les habitants de la ville. Avant de le quitter, Jèke lui avait répété son avertissement : « Les gens de Santa-Maria de Cristobal-Colon ont peut-être besoin de savon… Sûrement, même ! Mais ça m’étonnerait qu’ils en achètent à un Breton ! »

Aucun doute : ils avaient besoin de savon. Depuis qu’il transportait cette cargaison, en utilisant de façon régulière sa marchandise, Dennic était devenu sensible à l’odeur de la clientèle. Dans la foule, au marché, c’était intenable.

Il se disait : « J’ai raison, j’ai raison ! » Mais le savon restait dans le camion rouge.

En lui serrant la main, le mendiant avait cligné son œil droit, injecté de sang.

— J’ai des affaires urgentes dans cette sainte putain de cité. Mais je reviendrai te voir dans trois jours. Si tu n’as pas fortune faite, j’aurai peut-être quelque chose à te proposer. À bientôt, frère breton. Crève le Pourri !

Dennic trouva un parc pour son camion. Il lui fallait assurer la protection du véhicule et du chargement contre les voleurs. Avec un dollar et une boîte de douze savonnettes parfumées, il obtint une plaque officielle qu’il colla sur le capot. L’inscription en clairelangue disait : Sainte Espagne Programmée. Le Roi. Le présent chariot et son chargement sont remis en la Haute Garde de Géova. Selon la coutume de Bonne Espérance, tout voleur ou déprédateur aura la main tranchée ou les parties sexuelles brûlées au fer rouge.

Dennic n’était pas très fier de lui. Il fit plusieurs fois le tour du camion puis essaya de décoller la plaque. Il n’y parvint pas. D’ici à quelques jours, l’inscription s’effacerait d’elle-même. Il n’en achèterait pas d’autre… Il remplit un sac d’échantillons, le jeta sur son épaule et partit à la recherche de son premier vrai client. (L’exempt du Roi qui lui avait cédé la plaque ne comptait pas…)

Le deuxième jour, il estima qu’il devait absolument faire un peu d’argent. Il céda un lot, à prix coûtant, à un pharmacien arrogant qui, non content de le payer très mal, le traita avec le plus grand mépris. La transaction n’eut pas lieu dans l’officine mais dans une ruelle couverte d’immondices. Dennic dut ramasser les pièces sur le sol, nez à groin avec un des cochons qui assuraient le service de la voirie dans les bas quartiers de la ville. En prime, il s’entendit menacer de prison pour contrebande, selon la coutume de Bonne Espérance.

Les gens du peuple se montraient à l’inverse plutôt aimables avec lui, du moins lorsqu’il ne tentait pas une allusion trop directe à la toilette, au lavage du linge ou à des choses de ce genre. Il put même échanger quelques savonnettes contre de la nourriture de mauvaise qualité et des produits de l’artisanat local. Ces opérations de troc s’effectuaient naturellement sous le manteau, et les partenaires commerciaux, toujours des hommes, prenaient un air pudique et dégoûté à la fois. C’était désespérant. Mais Dennic n’osait pas encore se risquer dans les quartiers riches pour sonner à la porte des hôtels particuliers où vivaient les grandes familles de Virginie. Et il ne se résignait pas à rendre visite aux gentes dames des galeries.

Il mangeait une fois par jour à l’auberge Sancho Pança, un établissement surpeuplé et graillonneux, que fréquentaient des ouvriers, des colporteurs, de petits artisans et de riches mendiants. Auprès de la señora Doris, maîtresse des lieux, la recommandation de Jèke valait un crédit presque illimité.

Parmi les habitués, Dennic rencontra un maçon itinérant nommé Aneto qui l’invita à partager son repas et voulut bien accepter un pain de savon.

— Mon métier est salissant, dit-il pour s’excuser, car je fais aussi le plâtre et la peinture de temps en temps. Les affaires ne marchent pas trop bien, parce que les gens ne respectent plus notre saint programme.

Et il se mit à rire sous sa moustache pour bien montrer ce qu’il pensait du saint programme de Virginie.

Jèke ne se montrait pas et Dennic ne vendait presque rien. Il était décidé à partir le plus tôt possible pour Canberra, mais souhaitait revoir le mendiant avant de quitter Santa-Maria.

Devant un plat de saucisses aux lentilles, il échangea des confidences avec Aneto. Le maçon lui révéla qu’il allait finir un chantier d’ici à deux ou trois jours. En attendant un nouveau travail, il comptait louer un emplacement au choix des hommes et tenter sa chance.

— Ça sera pas la première fois, avoua-t-il, mais ça sera peut-être la bonne. Crève le Pourri ! Je commence à me faire moins jeune et moins difficile.

Si Géova me programme une petite affaire, je crois que je me laisserai tenter. Est-ce que ça te dirait de m’accompagner ?

Pris de court, Dennic ne sut que répondre. Il argua du manque d’argent pour réserver sa décision. Il se trouvait à Santa-Maria depuis une semaine et Jèke semblait l’avoir oublié. Au Sancho Pança, personne n’avait vu le mendiant depuis son arrivée. La señora Doris s’inquiétait à son sujet. Dennic lui demanda conseil et lui donna une boite de savon quelle accepta en rougissant et s’empressa d’aller cacher. Elle connaissait bien la Bible et l’ancien programme, ainsi que pas mal d’autres choses qui ne sont pas dans les livres et donnait volontiers des consultations plus ou moins gratuites à ses fidèles clients.

C’était une grosse femme blonde, assez jolie. Elle tenait son auberge d’une poigne de fer, battait ses deux ou trois maris, mais affectait avec les étrangers un langage distingué et un peu précieux.

— J’aimerais tant t’aider, jeune marchand, dit-elle après avoir étudié le cas de Dennic.

Elle respira profondément, gonfla sa poitrine majestueuse.

— Qu’Ezéchiel et les saints prophètes de l’ancien programme daignent m’inspirer !

Elle leva les yeux au ciel, attendit trente secondes et laissa tomber de ses lèvres pulpeuses un verdict serein.

— Tout va bien pour toi, doux étranger. Tu dois rester dans ce pays et devenir Virginien ou tout du moins Espagnol. Tu as au cœur la vertu qui convient à un fils de la sainte nation. Tes affaires s’arrangeront, je te le promets. Pour commencer, tu vas baiser une noble et libre fille d’Espagne : ça te fera du bien. J’ai de bonnes relations avec les dames de la Galerie de France : tu vas aller les voir de ma part. Pour le commerce et pour l’amour !

Nanti d’un billet calligraphié en clairelangue par l’aimable Doris, Dennic partit pour la galerie, une des plus huppées et des plus chères de la ville. Il avait mis dans son sac un assortiment de savonnettes parfumées, pris sa veste brodée et ses souliers en cuir de d’runh. Il se dirigea vers le quartier bourgeois de Toboso.

Il résista à l’envie de monter dans un autobus électrique. Il devait économiser ses derniers cents. Le train urbain était gratuit, mais ne desservait pas les beaux quartiers. La plupart des gens allaient à pied. Les voitures individuelles devenaient plus nombreuses à mesure qu’il se rapprochait de Toboso. De loin en loin, on voyait passer un cavalier ou une amazone sur la piste réservée. La proportion des femmes dans la foule semblait aussi augmenter. Il s’amusa à les compter. Une personne sur trois dans la rue était une femme. Mais, bien sûr, beaucoup d’hommes travaillaient dans les usines, les ateliers, les magasins, les bureaux… À Santa-Maria, comme dans toute l’Eurasie, il ne devait pas y avoir plus d’une femme pour quatre hommes.

Maintenant, les rues étaient plus larges, les maisons plus hautes, plus propres, plus espacées. Beaucoup possédaient un jardin. De petits parcs s’étendaient souvent derrière les grilles noires aux pointes acérées.

Dennic arriva sur une place carrée, entourée d’arcades. Deux ou trois galeries voisinaient avec un théâtre, un café, un dancing, une maison de jeux… La Galerie de France se distinguait par son aspect cossu et de bon ton. Deux valets de pied en livrée bleu et or montaient la garde sous les arcades. Dennic s’arrêta, hésitant. Un portier en uniforme brun vint à sa rencontre en souriant, puis son visage se durcit et il esquissa un geste pour congédier le visiteur.

— Petit marchand ? Revenez demain matin. Ce n’est pas l’heure !

Il s’exprimait en clairelangue avec un fort accent galate. Dennic sortit le billet de Mme Doris et le tendit au bonhomme qui le prit avec répugnance.

— Suivez-moi, señor.

Derrière les vitres de la galerie, plusieurs jeunes femmes d’une beauté somptueuse se prélassaient sur des sofas ou évoluaient avec une nonchalance étudiée, dans leurs robes à traîne.

— Vous venez, oui ?

Dennic suivit le portier à regret. Il aurait contemplé ce fascinant spectacle pendant une heure entière. Sous les arcades, il faisait plutôt frais. À l’intérieur, la température parut à Dennic presque froide, par contraste avec la chaleur moite qui stagnait dans les rues de la ville basse, sur la place du Marché et aux abords de l’auberge Sancho Pança. Dans le couloir, ils croisèrent une femme plus court-vêtue que celles de la galerie. Sa jupe ou la minuscule pièce d’étoffe qui lui en tenait lieu découvrait ses jambes jusqu’à mi-cuisses. Dennic perdit un instant le souffle ; les battements de son cœur se précipitèrent. Il se retourna la bouche ouverte sur la merveilleuse apparition. Elle n’était déjà plus là. Peut-être avait-il rêvé.

Le portier remit le billet à une autre femme que Dennic voyait de dos. Celle-là portait une robe longue, dont le bas s’étalait sur les dalles du sol. Elle s’éloigna. Il attendit. Une vague inquiétude commençait à l’envahir. La señora Doris ne l’aurait pas envoyé dans un piège ? Et quel genre de piège ?

Finalement, une voix douce lui cria d’avancer. Il fit quelques pas vers le fond du couloir. Une porte s’ouvrit devant lui.

— Entrez, jeune señor.

La femme s’effaça pour le laisser passer. Il s’arrêta les yeux baissés au milieu d’une pièce plongée dans la pénombre. Une lumière s’alluma. Il y avait une autre femme, une très jeune fille aux cheveux roux, assise les jambes repliées sur un sofa. La première le guida vers un fauteuil ; puis elle le frôla agréablement avant de s’éloigner.

Dennic posa son sac et commença à déballer ses savonnettes. La plus jeune des filles en prit quelques-unes dans ses paumes, se mit à jouer avec, puis retourna sur le sofa et les disposa autour d’elle.

La femme brune vint s’asseoir sur un pouf près du visiteur. La fente de sa robe s’ouvrit, découvrant son genou et la naissance de sa cuisse.

— Je m’appelle Frederika, dit-elle. Je te présente Evelyne. Dennic Joboem, voyageur breton…

Dennic s’inquiétait un peu. Cet accueil cérémonieux lui semblait maintenant suspect. Le billet de Mme Doris n’expliquait pas tout. Que pouvaient donc attendre de lui les dames de la Galerie de France ? De l’argent ? Il jugea utile de préciser sans tarder qu’il n’avait plus un dollar ni un écu et qu’un chargement de savon constituait toute sa richesse.

— J’espère que vous en vendrez beaucoup, dit Frederika.

Dennic sourit. Il reprenait espoir, mais son inquiétude n’était pas dissipée. Il aurait voulu demander combien lui coûterait son séjour à la Galerie de France, mais il n’osait pas. Peut-être le quart de son stock ? Ou peut-être rien. Ou peut-être la vie ? Il lutta contre l’impulsion de prendre la fuite. Evelyne avait relevé sa jupe au-dessus de ses genoux et délacé son corsage. Il devinait que Frederika était nue sous sa robe de soie rouge. Bien sûr, c’était un piège. Il ne pouvait plus s’en aller maintenant. Mais qu’attendaient donc ces femmes pour faire leur métier, prendre leur argent ou plutôt l’équivalent en marchandises ? Qu’attendaient-elles, Mr’gun ? Qu’attendaient-elles, Géova ?

Faire leur métier ? Peut-être. Qu’était-il au juste, ce métier ? Dennic essaya de rassembler dans son esprit tous ses souvenirs de lectures, de conversations ou de confidences au sujet des galeries. Il ne put se rappeler qu’une seule chose, mais elle était importante. Ou peut-être absurde. Autrefois, on appelait les pensionnaires des galeries « filles de Géova », on les accusait d’être les agents secrets de… des maîtres du monde… d’un pouvoir mystérieux et occulte… On racontait même qu’elles étaient en relations avec les Géoprogrammateurs… Mais les Géoprogrammateurs étaient morts ou ils avaient quitté la Terre. À moins qu’ils n’aient jamais existé ! Et personne, depuis longtemps, ne croyait plus à ces fariboles.

— Voulez-vous que nous fassions l’amour tout de suite ? demanda Frederika. Ou préférez-vous parler un peu avant ?

Surpris par la question, Dennic ne répondit pas. Bien sûr, la Galerie de France était un établissement de grand luxe, mais… pourquoi parler avant ? Pour donner au désir le temps de croître et d’être irrésistible ? Pour faire connaissance ? Ou simplement par jeu ? Et pourquoi ne pas parler ?

— C’est mieux quand on se connaît un peu, dit Evelyne avec un sourire enjôleur. N’est-ce pas, Dennic ?

Dennic en convint.

— Mais, ajouta-t-il, ça va me coûter cher ?

Les deux femmes rirent avec gentillesse.

— Pas la première fois, dit Frederika. La première fois, c’est pour faire connaissance. La señora Doris vous a recommandé à nous et nous voulons vous donner beaucoup de plaisir. Vous aider aussi… Et puis nous vous achèterons du savon. Vous nous paierez à ce moment… si vous êtes satisfait !

Trop beau pour être honnête ? Dennic pensait de plus en plus au piège. Un piège parfumé et suave… Il était dedans et il n’avait aucune envie d’en sortir.

— Faisons connaissance, dit-il.

Les jupes remontèrent davantage. Les corsages s'ouvrirent un peu plus.

— Raconte-nous ta vie, dit Frederika.