CHAPITRE XV

— Sainte Espagne ! cria une voix furieuse. Il y a du sang partout ! Mon beau poncho tout neuf est complètement foutu !

— Ah, ah ! ricana une deuxième voix, à l’accent juvénile. Tu l’entends ? Ce sac merdeux, c’est son beau poncho tout neuf !

— Taisez-vous ! dit sèchement Nora. C’est Dennic qui saigne.

Dennic se réveilla tout à fait en entendant son nom. Avant même d’ouvrir les yeux, il avait compris à la trépidation et au ronronnement musical du moteur qu’il se trouvait dans son camion, roulant sur une piste en dur. L’odeur lui indiqua qu’il se trouvait à l’arrière, au milieu des caisses de savon, et prisonnier des mendiants. Parfum délicat et grasse puanteur mêlés.

Il avait les mains et les pieds attachés. Sa blessure au bras saignait toujours et l’élançait très fort.

Il souleva les paupières. Nora se tenait accroupie près de lui. Il distingua ses jambes nues et ses longs doigts qui lui pressaient le poignet. Son visage restait dans l’ombre. Elle était prisonnière aussi, mais les mendiants n’avaient pas pris la peine de la ligoter. Ou bien…

Il se souvint qu’il avait tué Jèke. Il referma les yeux.

Jèke n’était pas le premier être humain qu’il tuait en se défendant. La légitime défense ne s’appliquait peut-être qu’à moitié, dans ce cas. En fait, c’était un accident. Et Jèke l’avait bien cherché. Ce n’était même pas un vrai mendiant, mais le chef d’une bande plus que louche.

« N’empêche que ses amis vont me le faire payer cher ! » Coupable de mâlemort… Le meurtre d’un individu mâle, d’âge moyen et de faible rang social n’était pas considéré comme un crime très grave, dans un monde où il y avait bien trop d’hommes. « Ça risque quand même de me coûter mon camion ! » Devant la justice du Roi, il ne s’en tirerait pas à moins de cent dollars d’amende et autant de caution. Un minimum… « Si je vais devant la justice ! Mais les autres vont peut-être me faire la peau avant…»

De toute façon, le camion n’avait plus autant d’importance pour lui. Il n’était plus un simple marchand ambulant, pauvre et étranger : il était un agent du Géoprogrammateur général en mission. Et sa compagne appartenait au corps de la Géoprogrammation. Qu’avait dit Jèke avant de mourir ? « Le prêtre Juan nous a chargés de vous ramener à Santa-Maria. Nous devons travailler tous ensemble au nouveau programme…» Bien sûr, Jèke était au service des Géoprogrammateurs. Dennic le savait depuis longtemps. Mais quel rôle jouait l'« humble prêtre Juan » ?

Il essaya de se lever, soutenu par Nora. Outre la blessure de son bras, il avait la tête, les côtes et le ventre douloureux. Les mendiants avaient dû le frapper à coups de pied avant de l’attacher et de l’embarquer dans le camion.

— Ne bouge pas, Breton !

De petite taille, le visage mangé par une épaisse barbe blonde, l’homme braquait sur lui son propre fusil à canon scié.

— Je m’appelle Lo Cristofo. C’est moi le patron, maintenant qu’Alexandre est mort !

Alexandre ? Ah oui, l’autre nom de Jèke… Dennic retomba à genoux. Nora fit mine de le protéger. Les mendiants semblaient la respecter en tant que visiteuse. Mais qu’était-ce qu’une visiteuse ? Et pourquoi les hommes de Jèke avaient-ils d’abord essayé de la déshabiller et peut-être de la violer ?

— Jèke est bien mort ? fit Dennic.

— Salopard ! Tu l’as étranglé de tes mains !

Dennic se débattit dans ses liens. Mais la douleur de son bras l’arrêta aussitôt. Il se laissa rouler sur le plancher du camion en haletant.

Les mendiants s’entassaient autour de lui et rendaient l’atmosphère irrespirable. La plus grande partie du chargement semblait avoir été vidée. Il restait peut-être une dizaine de caisses au fond du camion.

— Où est le corps ? demanda Dennic.

— Sous les caisses, là, répondit Lo Cristofo. On doit le ramener au prêtre Juan. Ce sont les ordres.

— Les ordres ?

— Quand, on a un mort, on doit le ramener le plus vite possible à l’église Saint-Cristobal.

Le nouveau chef des mendiants se mit à rire et toucha l’épaule de Dennic avec le canon de son fusil.

— Tu comprends pas ? Le prêtre Juan fait des expériences sur les cadavres ! Peut-être qu’il aimerait aussi en faire sur des vivants ? Si on lui amenait un salopard comme toi !

— Je croyais qu’on devait travailler ensemble au nouveau programme ?

— Oh ! ça c’est fini. Je travaillerai jamais avec l’assassin de mon frère Alexandre ! Le prêtre Juan pourra en chercher un autre !

— Il aura raison d’en chercher un autre, dit Dennic. Peut-être qu’il aura envie de faire des expériences sur ton cadavre, Lo Cristofo !

— Salopard ! Salopard ! hurla Lo Cristofo.

— De toute façon, je ne connais pas ton maître et je m’en fous complètement.

— Le prêtre Juan est l’aumônier des prisons, dit Nora.

— L’aumônier des confréries, ajouta le chef des mendiants.

— Et des galeries ! dit un homme en riant.

Une femme compléta :

— Et des materneries : c’est ça le plus important !

Les commentaires se mirent à fuser.

— C’est un homme puissant.

— Et bon. Il est bon pour nous, les pauvres.

— Et humble… L’humble prêtre Juan, on l’appelle.

— Il soigne lui-même les prisonniers.

— Je l’ai vu ramasser les couilles d’un supplicié !

— Il y aura plus de supplices avec le nouveau programme.

— Les couilles, pour ce que ça sert dans ce putain de monde, ça valait pas la peine de les ramasser !

— Dans les materneries, il donne lui-même le biberon aux nouveau-nés.

— Et il aide les mères à laver la chiasse !

— L’hygiène, il appelle ça.

— Un saint homme.

— Un saint prêtre de Géova…

Nora examinait le bras blessé de Dennic. Le jeune marchand n’avait pas eu le temps d’enfiler sa chemise lorsque les mendiants avaient cerné le camion. De nombreuses ecchymoses marbraient son torse. Il avait une deuxième blessure à la base du cou. La plaie de son bras gauche avait un aspect malsain et inquiétant. Elle saignait encore, bien que refermée et comme bourgeonnante. À dix centimètres au-dessus du coude, un gros abcès rougeâtre se gonflait en palpitant. Il suintait aussi. Un filet de sang d’un côté, un ruisselet de pus brunâtre de l’autre.

— Il faudrait l’emmener chez un médecin, dit Nora en regardant Lo Cristofo. À mon avis, c’est plus urgent que de trimbaler ce cadavre puant !

Elle fit un geste vers le fond du camion.

— Cadavre puant ! s’écria Lo Cristofo. Mon ami, mon frère !

Le camion ralentit, puis s’arrêta. Le chef des mendiants se glissa dans la cabine et discuta avec le chauffeur. Par la porte de communication restée ouverte, Dennic distingua le pare-brise mouillé et de l’autre côté, un morceau de route, entre les feuillages luisants et les troncs lisses des frênoaks. Il retint son souffle. Cette pause en pleine forêt ne lui disait rien de bon. « Ils veulent me liquider ? »

Il regarda Nora. La jeune femme semblait tendue. Lo Cristofo revint et se pencha sur le prisonnier.

— Fais voir tes pattes que je te détache. On va te donner une chance, Breton. Écoutez, vous autres…

Il compta discrètement sur ses doigts. Il n’avait pas assez de ses deux mains pour dénombrer toute la bande.

— Le moment est venu de nous séparer pour rentrer en ville.

Il y eut quelques grognements. Une discussion s’engagea dans un dialecte espagnol que Dennic comprenait mal. Puis le chef s’adressa de nouveau à lui. On allait lui rendre son camion. Il devrait le conduire, avec le cadavre de Jèke caché sous les caisses, jusqu’à l’église Saint-Cristobal.

— Je ne sais pas où c’est, dit Dennic.

— Je te guiderai. On va rester deux ou trois avec toi. Au cas où tu oublierais la commission.

Les mendiants commencèrent à descendre. Nora demanda si on passait par l’octroi. Une nouvelle discussion s’ensuivit. Dennic était libre, mais il pouvait à peine bouger le bras droit.

— Quand on est sortis, l’autre jour, dit-il, on était pressés. On a évité l’octroi.

— Facile pour sortir. Pour rentrer, c’est plus dur.

— Et puis une fois en ville, on peut nous demander le ticket, dit Nora.

— On paiera l’amende, dit Dennic. Ça vaut mieux que de se faire ramasser avec un cadavre.

— Il n’y a pas que l’amende. On pourrait…

— Il faut passer à l’octroi, décida Lo Cristofo. Toujours passer à l’octroi. Ce sont les ordres du prêtre Juan.

Dennic reprit le volant. Il souffrait beaucoup et il était obligé de conduire d’une seule main. Il avait pris une chemise dans son coffre à vêtements mais il n’avait pu enfiler la manche gauche. Nora était assise près de lui. Mais Lo Cristofo avait tenu à installer sa nauséabonde personne au milieu de la banquette.

Nora se taisait.

— Qu’est-ce qu’une visiteuse ? demanda Dennic.

Personne ne lui répondit. Le soleil commençait à chauffer. Dennic aurait voulu ouvrir le toit de la cabine, mais il ne pouvait le faire avec son seul bras valide. Il renonça. Les batteries n’étaient pas très chargées ; mais, de toute façon, le camion venait de pénétrer dans les faubourgs de la ville.

— Nora, peux-tu boutonner mon col de chemise ? demanda Dennic.

— Je m’en charge, dit Lo Cristofo.

Dennic renifla. Dix pains de savon n’auraient pas suffi à laver ce type. Nora se mit à rire.

— Je n’ai pas de culotte. J’espère que les douaniers n’auront pas l’idée de soulever ma jupe !

Lo Cristofo rougit et bégaya.

— Faut pas parler comme ça, señora, c’est pas bien.

Dennic comprit pourquoi les mendiants s’étaient jetés sur Nora, malgré le respect qu’ils devaient à une « visiteuse » : ils n’avaient tout simplement pas pu résister. Ils avaient perdu la tête et oublié les consignes de Jèke.

Le camion roulait maintenant entre deux rangées de maisons blanches ou roses, avec vérandas et terrasses, généralement séparées par de petits jardins à fleurs et des vergers. Les cerisiers commençaient leur deuxième floraison.

— Je ne comprends pas pourquoi les mendiants doivent travailler pour le programme, dit Nora à voix basse.

— Et pourquoi le prêtre Juan s’occupe de tout ça ! ajouta Dennic.

— Le prêtre Juan est un saint homme de Géova, dit Lo Cristofo.

Mais était-ce une explication ? Le nouveau chef de bande précisa sur un ton sentencieux :

— Les mendiants n’ont rien à perdre et tout à gagner au changement de programme.

Ce n’était pas non plus évident. Dennic soupçonna Lo Cristofo de répéter servilement une phrase du prêtre Juan.

La ville était maintenant proche. Un panneau annonça : Santa-Maria de Cristobal-Colon 1 km. La circulation devenait plus dense. Dennic doubla de lourds chariots à vapeur qui amenaient des marchandises : fruits, légumes, grains, animaux vivants ou morts… Il croisa les bennes de nettoyage qui emportaient le fumier de la ville. On voyait aussi des lucines électriques, des scooters, des voitures tirées par des équichams ou des poniches.

En cette fin de matinée, les femmes sortaient sur les terrasses pour humer le vent et montrer aux passants mâles leurs somptueux atours de nuit. Tandis que les petites filles étaient à l’école ou à l’église, des bandes bruyantes de jeunes garçons couraient à travers rues et champs, jouaient, mendiaient, offraient de menus services contre une minuscule rétribution…

Le panneau de l’octroi apparut, occupant tout un mur.

Sainte Espagne Programmée. Le Roi. Octroi de la ville de Santa-Maria de Cristobal-Colon, en la haute garde de Géova. Le voleur ou contrevenant de mauvaise foi pourra subir les châtiments corporels prévus par la coutume de Bonne Espérance.

Lo Cristofo éclata de rire.

— La coutume de Bonne Espérance, c’est fini. Place au nouveau programme !

— Tu sais lire ? demanda Dennic.

— Un peu… Et puis je connais par cœur tous les panneaux de la ville.

Un douanier en uniforme blanc et rouge arrêta le camion. Nora sortit d’une poche de sa jupe un gros billet plié en quatre et quelques pièces.

— Cristofo, tes hommes ont pillé mon sac. Heureusement que j’avais ça sur moi !

Le chef des mendiants fouilla sa ceinture et en tira une liasse. Les douaniers s’approchèrent. Ils étaient au moins une dizaine. Un autre groupe, aussi nombreux, s’occupait des petits véhicules.

Dennic allongea prudemment son bras gauche et ferma les yeux. La douleur fusait dans son épaule, se répandait à travers sa poitrine, le long de sa colonne vertébrale et éclatait dans sa tête. Il avait l’impression qu’un énorme parasite incubait dans sa chair et se préparait à éclore.

— Qu’est-ce que tu as, toi ? demanda un douanier.

— On a fait une longue route. Je suis fatigué.

Les hommes en uniforme se mirent à fouiller le camion, sans arrêter de rire et de brailler. « Aucune chance qu’ils oublient le corps de Jèke ! » pensa Dennic. Mais il ne rouvrit pas les yeux.

— Arrangez-vous avec ma femme et mes valets ! dit-il.

Vexé d’être désigné comme valet, Cristofo grogna en patois. Plusieurs douaniers vérifiaient maintenant la cargaison. Dennic se souvint qu’il avait vraiment parcouru une très longue route, depuis la base Képler. Il était de retour sur Han, prêt à lutter en même temps pour l’instauration du nouveau programme et la renaissance de la race et de la civilisation haniennes. Il se battrait à la fois pour Géova et pour Mr’gun. Tel était, depuis toujours, son plus cher désir.

Mais il avait tué Jèke. Et à cause de ce stupide accident, on allait peut-être le jeter en prison. Par sa maladresse, il avait gravement compromis sa mission. Que décideraient les Géoprogrammateurs ? Il souleva les paupières et regarda Nora. La jeune femme discutait avec le chef des douaniers, qui lui réclamait deux cents dollars royaux.

— Non, señora, ce n’est pas cher… avec le chargement que vous avez ! Et encore, je suis sûr que mes hommes n’ont pas bien regardé sous les caisses !

— Très bien, dit Nora.

Et elle compta l’argent.