CHAPITRE XIII

Deux jours plus tard, Olaf et Djadine reparurent. Dennic reconnut sur les deux jeunes visages le masque métallique des étrangers. La plupart des habitants de Képler venaient sans doute de la vraie Terre. Une planète lointaine qui gravitait autour d’un soleil inconnu, de classe G. « Comme le nôtre ! »

Il fut autorisé à se promener dans le parc de l’hôpital, sous la surveillance de ses deux mentors. Il les suivit sans un mot. Djadine l’entraîna à l’écart, sous le couvert des bouleaux. Olaf s’éloigna de quelques pas, comme pour faire le guet.

— Est-ce que vous nous reconnaissez ? demanda Djadine en clairelangue. C’est nous qui vous avons accueilli à votre arrivée.

— Oui, je vous ai reconnus, fit Dennic. Mais…

Comment expliquer qu’un événement fantastique s’était produit qui avait changé la face du monde et qu’il n’était plus le même homme ? Il renonça.

— Je voudrais vous aider, Dennic Joboem, dit la jeune femme à voix basse.

— De quelle façon ?

— Vous allez le savoir… Voilà !

Une autre femme surgit du bois, haletante, les cheveux au vent. Nora.

Dennic la regardait bouche bée, suffoqué. Il n’avait jamais vu une fille habillée ainsi : un bandeau de poitrine qui cachait à peine ses seins, une courte jupe transparente qui flottait sur ses cuisses nues… Même dans une galerie de Zanzibar, cette tenue aurait semblé indécente. Nora ne fit pas attention à sa surprise et se jeta contre lui pour l’embrasser. Il lui rendit son baiser. Elle n’appartenait pas à la race des étrangers. Elle était originaire comme lui de la terre de Mr’gun, comme lui-même. Il la désirait ardemment.

Mais elle recula aussitôt en adressant à Djadine un geste que Dennic ne comprit pas. Elle se retourna.

— Dennic, nous n’avons qu’une minute. Je… je suis au courant de tout. Enfin presque. Je ne comprends pas pourquoi ça n’a pas marché, mais je pense que c’est ma faute. Tout est ma faute. J’ai parlé à quelqu’un qui est intervenu auprès du Géoprogrammateur général. Senkursk n’est pas tout-puissant. Ton cas est à l’étude. Aie confiance.

Elle sourit bravement. Dennic avait envie de lui crier qu’elle était sa sœur et son amante, qu’il leur fallait s’allier pour chasser les étrangers et reconquérir leur monde. Il ne prononça pas un mot. Sans doute ne connaissait-elle pas la vérité. Elle l’aurait cru fou.

— Maintenant, je suis obligée de te dire adieu. Non, au revoir !

Elle s’éloigna à reculons sous les arbres, en balançant sa longue chevelure brune. Elle lui envoya un baiser du bout des doigts, mais il ne répondit pas à son geste. Elle cria des mots qu’il entendit mal et ne chercha pas à comprendre. Peut-être des mots dans une vieille langue de la Terre – de leur Terre – qui n’était pas l’espagnol ni le breton. Puis elle disparut.

Il revint à l’hôpital, avec Olaf et Djadine, et rentra dans sa chambre.

Peut-être accepterait-il maintenant un compromis, si on le lui proposait par l’intermédiaire de Nora. Connaissant le secret de la Géoprogrammation, il pouvait collaborer avec les Géoprogrammateurs, ou faire semblant, sans risquer de perdre son âme. Mais il n’était pas sûr de pouvoir feindre. Et puis il avait trop tardé. Senkursk et les autres n’auraient plus jamais confiance en lui.

Les jeux étaient faits. Il ne le regrettait pas.

Il avait maintenant la certitude absolue que sa planète n’était pas la Terre. Il décida de la nommer. Il pensa au Han’hrar, le livre secret de Han. Il avait toujours pensé que Han était le nom de l’auteur, sans approfondir la question. L’expression Han’hrar ne signifiait-elle en réalité livre secret de la planète Han ?

— Han, ma terre, dit-il à haute voix.

Et il répéta plusieurs fois ces mots.

Ainsi, les Géoprogrammateurs étaient des conquérants. Pour masquer leur nature et leur projet, ils avaient changé Han ; ils l’avaient recréée sur le modèle de la Terre… Dennic se souvint d’un terme qu’il avait lu dans un récit qui traitait de l’ancienne civilisation terrienne : les conquérants avaient terraformé Han. Et sans doute beaucoup d’autres mondes… Après quelques siècles, les habitants de ces mondes ne pouvaient songer à se révolter, à résister, puisqu’ils ne savaient plus qu’ils avaient été conquis ! Puisqu’ils prenaient leur planète pour la Terre et qu’ils croyaient être les vrais, les seuls Terriens !

C’était une façon rationnelle, et diabolique, de créer un empire spatial. Mais à quel prix ?

Les Haniens, songea Dennic, devaient être assez proches des Terriens. Pour qu’ils deviennent tout à fait semblables à leurs conquérants, ceux-ci les avaient encore modifiés, à l’aide des manipulations génétiques, ou quelque chose de ce genre. Pourtant, le résultat n’était pas parfait. Parfois, le psychisme des Haniens adaptés se détraquait, et le sujet régressait et retrouvait l’inconscient de sa race… Ce qui était arrivé à Dennic lui-même !

Que faisaient alors les Géoprogrammateurs s’ils découvraient le phénomène ?

Combien de Haniens avaient-ils tués avant d’aboutir à la Sainte Espagne Programmée ? Combien en avaient-ils torturés dans les laboratoires et les prisons, au cours des expériences qui avaient forcément suivi l’invasion de Han ?

La nuit suivante, il ne dormit pas plus de deux ou trois heures. Il sentait dans son corps et dans sa tête un mélange presque insupportable de puissance et de fragilité. Il lui fallait d’abord réunir les morceaux de sa personnalité éclatée, qui risquaient de se disperser irrémédiablement, le condamnant à la folie. Plus tard, s’il réussissait, il pourrait maîtriser cette puissance qui lui venait de Han.

En attendant, il ne savait qu’espérer. Un délai de quelques heures l’aurait aidé. Un sursis de plusieurs jours l’aurait peut-être sauvé. Souhaitait-il vraiment une mesure de clémence du Géoprogrammateur général ou de n’importe qui ? N’était-ce pas une manœuvre, un nouveau piège ?

Ce qu’il redoutait par-dessus tout, c’était un nouvel interrogatoire, assorti d’un examen neurophysiologique, qui le démasqueraient. Du temps, voilà ce qu’il demandait. Un peu de temps…

À l’aube, trois hommes armés, vêtus de combinaisons blanches, entrèrent dans sa chambre, l’empoignèrent brutalement, mais en silence, pour le conduire à une salle d’un étage inférieur. Peut-être une salle d’opération.

Deux hommes et deux femmes, également vêtus de blanc, les attendaient au milieu d’un appareillage compliqué et assez effrayant. Un des hommes, sans doute un médecin, fit un signe à une femme qui s’approcha de Dennic. Celui-ci eut un mouvement de recul. Ses gardes du corps le maintinrent sans céder un pouce. La femme passa derrière lui. Presque aussitôt, il ressentit une légère piqûre à l’épaule. Il retint son souffle. Ses oreilles se mirent à bourdonner. Des lumières dorées dansèrent devant ses yeux. Puis un épais brouillard les noya. Dennic sentit qu’il allait perdre conscience. Il pensa : « Les mines de la Lune… Je m’évaderai… Je retournerai…» Et il sombra.