CHAPITRE XI

Dennic avait pris possession de sa chambre, une pièce blanche et lisse de deux mètres cinquante sur trois mètres cinquante, avec un visiophone et un coin toilette. Il connaissait maintenant chaque décimètre carré des murs ou du plancher et chacun des objets, d’ailleurs peu nombreux, qui s’y trouvaient. C’était l’endroit le plus confortable qu’il ait jamais connu. Mais il se sentait étranger et prisonnier dans cette cage trop blanche, trop propre, trop lisse.

Le coin toilette, avec son lavabo et sa douche, lui répugnait particulièrement. Réaction qui aurait dû l’amuser ; seulement le contact avec l’éponge avait émoussé tous ses sens, y compris son sens de l’humour. Un fait l’aurait étonné s’il avait été encore capable d’étonnement : il n’y avait pas de savon. Il supposa qu’un produit nettoyant et désinfectant avait été mêlé à l’eau. À l’eau ou à l’air, car le pommeau de la douche pouvait aussi souffler de l’air tiède à haute pression.

Tout comme les Virginiens de l’ancien programme, Dennic considérait maintenant la toilette comme un acte malsain et dangereux. Dangereux pour qui ou pour quoi ? Pour la pourriture, c’est-à-dire la vie ? Peut-être. Ce sentiment lui avait sans doute été communiqué par l’éponge. Sans doute. Peut-être. Cela ne le préoccupait guère.

Rien ne le préoccupait. Il attendait. Le temps passait, ni très vite, ni très lentement. Il passait, puisqu’il était le temps. Dennic ne s’ennuyait pas. L’impression de vide qu’il éprouvait ne ressemblait pas à l’ennui. Elle n’était pas du tout déplaisante. Il ne souhaitait pas combler ce vide.

Les visites lui apportaient cependant une très légère satisfaction. Le médecin, une femme blonde, à la voix calme et aux gestes doux, venait régulièrement, accompagnée ou non d’une infirmière et d’un interprète. Les soins étaient presque inexistants. Nora ne l’avait plus appelé au visiophone ; ou du moins il ne se souvenait pas d’un appel. Peut-être l’appareil avait-il été débranché. Il n’avait pas essayé de s’en servir : cette chose lui faisait un peu peur.

Peur ? Non, ce n’était pas le mot juste. Il s’en méfiait comme d’une bête venimeuse mais prisonnière et, de ce fait, peu dangereuse. Il n’avait aucune envie de lui rendre sa liberté.

Après la troisième visite de l’officier Senkursk, le médecin entra, suivie d’une autre jeune femme. Celle-ci était beaucoup plus jeune et plus jolie. C’était aussi une blonde mince, aux longs cheveux brillants et bouclés. Un vêtement de couleur sombre, presque noir, moulait étroitement son buste. Une jupe ornée de dessins bruns et verts s’évasait sur ses longues jambes.

Les deux visiteuses s’approchèrent du lit. Le médecin découvrit Dennic et dénoua la ceinture de son pyjama. Elles l’examinèrent en souriant et en se regardant d’un air intrigué. Il était nu devant elles. Il pensa que dans sa situation, n’importe quel mâle espagnol aurait été profondément humilié. Les mâles espagnols étaient souvent humiliés.

Les femmes échangèrent quelques réflexions dans la langue de Képler, dont il ne pouvait saisir un seul mot. Il ferma les yeux. Il ne ressentait aucune humiliation. Il était un peu agacé.

Il souleva les paupières, poussé par une vague curiosité. Il se rendit compte que le médecin et sa compagne s’intéressaient à ses parties sexuelles. Mais il n’était pas du tout excité par leur présence. Pourquoi l’aurait-il été ? Il n’y avait aucune raison. Il était à l’hôpital, pas à la Galerie de France !

« Ni à la Galerie de France, ni au au choix des hommes ! » pensa-t-il lorsque le médecin se mit à jouer avec son pénis et à soupeser ses testicules. « Que veulent-elles donc ? » Le médecin dit quelque chose à la visiteuse inconnue qui regarda ses ongles longs et pointus : de belles griffes roses. Elle sourit et, après une hésitation, elle se décida à les planter dans le sexe mou de Dennic.

Il sursauta. Sans aucun doute, elles cherchaient à provoquer une érection… « Mais pourquoi ? Elles veulent que je leur fasse l’amour ? Ici, à l’hôpital ? »

Mais Dennic ne pouvait pas faire l’amour parce qu’il n’éprouvait aucun désir pour ces créatures étrangères. Peut-être était-ce cela qui les intriguait, qu’il les considérât comme des créatures étrangères, non humaines ? Eh bien, cela ne s’expliquait pas. C’était ainsi.

Les attouchements de la jolie blonde n’eurent aucun effet sur Dennic qui haussa les épaules d’un air désolé.

— Je m’appelle Lee Hanson, dit soudain la jeune femme en clairelangue. Je suis assistante de Géoprogrammation et je m’occupe du changement de programme en Sainte Espagne. Je dois m’assurer de votre état de santé, avec l’aide du docteur Emma Glen.

— Ah, mon état de santé ? fit Dennic.

— Oui. Vous avez été très fatigué par votre voyage dans l’espace et vous avez quelques difficultés à vous adapter aux conditions de Képler.

Dennic eut l’impression que Lee Hanson faisait des phrases compliquées pour montrer à quel point elle maîtrisait la langue espagnole. Elle avait sûrement vécu en Espagne. Il essaya d’identifier son accent. Peut-être celui de Cesaraugusta.

— Je crois que je vais mieux, dit-il.

Elle rit.

— Mais vous êtes complètement à plat ! N’est-ce pas ?

Dennic baissa les yeux sur son pénis flasque. Non, il ne se sentait pas à plat. Il aurait pu… se lever, courir, porter des caisses de savon, pousser les roues d’un camion embourbé, ou n’importe quoi de ce genre. Mais il n’aurait pas pu parler une langue qu’il n’avait jamais apprise. Par exemple, l’américain. Il n’aurait pas pu faire l’amour à ces femmes qui n’étaient pas de sa race.

— Vous lever, prie-je, dit le docteur Emma Glen.

C’était son premier essai en clairelangue. Lee Hanson traduisit obligeamment.

— Voulez-vous vous lever, s’il vous plaît ?

Dennic hocha la tête. Il ne voyait aucune raison de refuser. Il pouvait ainsi prouver qu’il n’était pas « à plat ». Il jeta les jambes hors de son lit et entreprit de remonter le pantalon de son pyjama.

— Non, s’il vous plaît, dit la visiteuse. Tout nu.

Pourquoi pas nu ? Il se souvint du jour où il se baignait dans un lac, au nord de la Galatie. Deux antilopes à coiffe dorée, aussi blondes que Lee Hanson et Emma Glen étaient venues près de lui pour jouer. C’étaient des animaux étranges, peu farouches, curieux et joueurs, hélas de plus en plus rares sur le continent. Pendant que les deux biches virevoltaient autour de l’homme nu qui prenait son bain, le mâle veillait sur un tertre, au bord du lac, ses longues cornes flexibles complètement rabattues. Et Dennic avait eu l’impression que l’animal veillait à la fois sur ses femelles et sur leur compagnon humain.

Les deux biches étaient d’une beauté extraordinaire. Il put les admirer pendant une bonne dizaine de minutes. Il était nu. Elles étaient nues, comme le sont en général les animaux, sous Géova et sous Mr’gun… Peut-être appartenaient-elles au règne de Mr’gun plus qu’à celui de Géova. (Il s’était demandé si elles ne venaient pas d’un autre monde, ancien, mystérieux et sauvage.) Il les avait regardées un moment, il avait joué avec elles sans les approcher. Mais, bien sûr, il n’avait éprouvé aucun désir sexuel pour ces antilopes. L’idée même du désir ne lui était pas venue.

Il avait maintenant cette impression devant Emma Glen et Lee Hanson. Elles étaient belles et il pouvait les admirer ; il aurait accepté de jouer avec elles si elles l’avaient voulu. Seulement, elles appartenaient à une autre race et il ne concevait pas de les désirer.

Elles continuaient de le regarder sous tous les angles. Elles le firent tourner sur lui-même plusieurs fois. Il acceptait leurs exigences avec placidité, sans excitation ni dégoût.

— Voulez-vous venir à la douche, s’il vous plaît ?

Dennic obéit, un peu mal à l’aise. La minuscule salle d’eau de sa chambre lui déplaisait beaucoup. Arrivé devant la douche, il se retourna d’un air interrogateur. Le docteur Glen écouta sa respiration et les battements de son cœur, mesura sa tension artérielle.

— Vous doucher, maintenant, dit-elle. Eau tiède.

— Vous savez vous servir du mélangeur ? demanda Lee.

— Je ne suis pas un sauvage, señora.

— Non, bien sûr. Mais il n’y a pas de douches dans la Sainte Espagne de l’ancien programme.

— Il y en a en Bretagne, en Eurinde et ailleurs.

— Même en Espagne du nouveau programme… À Cesaraugusta, par exemple. D’ici à quelques années, il y en aura en Virginie. Grâce à vous, pour une part.

— Ah, grâce à moi ? Vous êtes sûre ?

— Oui !

Dennic haussa les épaules. Il se mit sous la douche en tournant le dos aux deux femmes.

— S’il vous plaît, vous nous regardez, pria Lee.

Dennic sourit. Lee et le docteur Emma Glen souriaient aussi. Il se demanda si c’était un jeu. Puis une sorte d’avertissement traversa son esprit. Qui l’avertissait ? Une partie lucide de son cerveau ?

Non, les deux créatures féminines qui se tenaient à côté de lui et le regardaient n’étaient pas étrangères. Il aurait dû être ému par leur présence. En réalité, il subissait une emprise psychique qui lui donnait le sentiment d’être étranger… « Pourquoi ? Que m’est-il arrivé ? »

Fugitive, l’impression s’effaça aussitôt. Sa curiosité s’éteignit.

Dennic savait désormais qu’il était envahi par un parasite, un virus, un être, une entité, une projection mentale ou n’importe quoi d’inconnu et d’innommable. Et cet envahisseur contrôlait ses réactions, le maintenait dans un état de calme et de docilité. Il restait aux trois quarts indifférent. Aucune pensée, aucun événement ne pouvait le troubler. Il avait seulement un peu envie de se moquer de lui-même.

Les femmes le regardaient se doucher. Lee lui recommanda de se frotter la peau pour mieux se laver.

— Pas de savon, dit-il.

— Il y a un produit spécial dans l’eau.

Dennic promena les mains sur sa peau, assez mollement. Ces gestes auxquels on l’obligeait lui semblaient un peu répugnants. Une certaine anesthésie l’empêchait de manifester ses réactions. Il commençait à comprendre qu’il était en train de subir un examen. Les médecins de Képler ou les agents de la Géoprogrammation le soupçonnaient-ils d’être sous une influence étrangère ? Peut-être aurait-il dû les alerter, avouer le contact qu’il avait eu avec l’éponge ?

Mais non. Sans doute voulait-on savoir s’il était un bon géovien, s’il n’avait pas de superstitions, par exemple ce goût de la pourriture qui venait de Mr’gun. Les Bretons étaient connus pour leurs croyances archaïques.

— Prenez votre sexe dans votre main, ordonna Lee.

Dennic obéit avec docilité. Bien sûr, le docteur Glen et sa compagne voulaient savoir pourquoi il n’éprouvait devant elles aucune excitation sexuelle.

— Je suis fatigué, dit-il. Très fatigué.

Emma Glen hocha la tête. Ce geste n’avait aucun sens précis. Elle fit un signe à Lee qui s’avança vers Dennic en tenant dans sa main droite un objet qui ressemblait à une arme.

Une arme ? Il n’eut pas le temps de s’étonner ou d’avoir peur. Lee tira et il fut aspergé d’une matière noire, chaude et gluante qui s’étendit en flaques et en fils sur son visage, sa poitrine, son ventre, ses bras. Deux ondes traversèrent en un éclair son cerveau, son cœur, son âme. L’une était d’horreur, l’autre de désir. L’une venait de Géova, l’autre de Mr’gun.

Il pensa : La pourriture ! Mais une voix lointaine, inconnue et chaleureuse lui souffla : « Peut-être la vie…» Il s’évanouit.