XX.
BERIA POST MORTEM
L’exécution de Beria est suivie aussitôt de mesures contre sa famille. Dès le 15 août, le premier secrétaire du PC de Géorgie, Mirtskhoulava, avait proposé d’expulser de la République tous ses membres. Le 31 décembre, Roudenko et Krouglov reprennent la proposition, élargie aux familles des six autres condamnés. Le présidium examine la proposition le 21 avril 1954 et l’approuve. Sont ainsi expulsés du Caucase et interdits de séjour dans les grandes villes la mère de Beria, âgée de 81 ans, à qui le premier secrétaire du PC de Géorgie, Mikhtsoulava, reproche de fréquenter beaucoup trop l’église, sa sœur, sourde-muette de naissance, deux femmes peu dangereuses pour le pouvoir, sa demi-sœur (par la mère), leurs maris, les deux demi-frères de Beria (par la mère), deux neveux et la mère de Nina, épouse de Beria.
Le 7 janvier 1954, Nina Beria, de prison, écrit à Khrouchtchev : « Une accusation terrible est portée contre moi d’avoir été pendant plus de trente ans [depuis 1922] la femme de Beria et de porter son nom. De plus, jusqu’au jour de son arrestation, je lui ai été dévouée, j’ai manifesté un grand respect pour les fonctions qu’il occupait dans l’État et dans le Parti, et j’ai cru aveuglément que c’était un homme dévoué, expérimenté et nécessaire à l’État soviétique (il ne m’a jamais donné, par le moindre mot, aucun fondement et aucune raison d’en douter). » Elle continue, non sans humour : « Je n’ai pas deviné qu’il était un ennemi de l’Union soviétique, comme on m’a l’a signifié à l’instruction. Mais, dans ce cas, je n’ai pas été la seule à avoir été abusée ; l’ensemble du peuple soviétique, à en juger par sa situation sociale et les fonctions qu’il a occupées, lui faisait confiance685. »
Avec un sens certain du mélodrame, elle soumet à Khrouchtchev une demande modeste : « Je suis, écrit-elle, déjà une vieille femme très malade, je ne vivrai guère plus de deux ou trois ans, et encore, dans des conditions plus ou moins normales. Que l’on me renvoie dans ma famille chez mon fils, où trois petits attendent les bras de leur grand-mère. » Khrouchtchev prend son temps ; la requête de Nina Beria sera examinée par le présidium du 27 novembre 1954, qui décidera d’envoyer Nina et son fils Sergueï en exil administratif dans la région de Krasnoiarsk. Nina vivra un peu plus de trente ans après sa lettre, jusqu’à l’âge de 86 ans…
Beria mort sert à de nombreuses manœuvres, parfois sans aucun rapport avec son activité réelle. Maurice Thorez, soigné en URSS depuis 1950, après avoir fait liquider Marty et Tillon en 1952, veut se débarrasser d’Auguste Lecœur, qui a géré le PCF en son absence et qu’il soupçonne de jouer au dauphin trop pressé. Laurent Casanova, membre du bureau politique du PCF, lâche à la fin d’une réunion : « Il est possible qu’Auguste ait été manœuvré par Beria. » Louis Aragon s’empresse de répandre partout : « Laurent nous a dit que Lecœur était manœuvré par Beria686. » L’historien du PCF Philippe Robrieux écrit : « La disgrâce de Lecœur intervient après la liquidation de Beria. Or, Lecœur a eu le contact avec les Russes, en 1952 et au début de 1953, à une époque où Beria était tout-puissant687. » Lecœur répond qu’il n’a rencontré en URSS, à la fin de 1952, que Souslov, Staline et Ponomarev. C’est sans doute vrai : Beria ne s’intéressait pas aux partis communistes des pays capitalistes. Il avait des hommes dans les « démocraties populaires », comme Wolweber et Wilhelm Zaïsser, ancien général, sous le pseudonyme de Gomez, dans les Brigades internationales d’Espagne en 1937-1938, en RDA aussi, mais pas au-delà.
La liquidation de la « bande à Beria », dans laquelle Khrouchtchev inclut des cadres de la police politique étrangers, voire hostiles, à Beria, comme Rioumine et Abakoumov, s’étale sur trois ans. Elle a pour effet d’épurer les cadres de la police politique et de réduire sa place. La Pravda du 23 juillet 1954 annonce la conclusion du procès de Rioumine, le fabricant maladroit du « complot des blouses blanches », condamné à mort et fusillé à Moscou le 7 juillet 1954. Dans le même esprit, se déroule à Leningrad, du 14 au 19 décembre 1954, le procès de l’ancien ministre de la Sécurité d’État, Abakoumov, et de cinq de ses proches collaborateurs. Abakoumov et trois d’entre eux sont condamnés à mort et fusillés aussitôt, les deux autres respectivement à vingt-cinq et quinze ans de camp. Le jugement paraît dans la Pravda du 24 décembre, un an jour pour jour après la publication par le quotidien du jugement de Beria et de ses six collaborateurs – anniversaire délibérément choisi.
Contrairement à la vérité, le verdict présente Abakoumov comme un proche de Beria : « L’accusé Abakoumov, placé par Beria au poste de ministre de la Sécurité d’État, s’est avéré le complice direct du groupe comploteur criminel, a exécuté les missions hostiles que lui a confiées Beria contre le parti communiste et le gouvernement soviétiques. En accomplissant les mêmes crimes que Beria […] il a arrêté des militants de l’appareil du Parti et des soviets […] et obtenu des accusés des dépositions mensongères », après torture, naturellement.
L’accusation concerne évidemment l’affaire de Leningrad, dont Khrouchtchev a fait réhabiliter les dirigeants en avril 1954. Abakoumov refuse de s’avouer coupable : « Cette affaire provocatrice a été montée par Beria, Koboulov et Rioumine » – ce qui est faux sauf pour ce dernier. Dans sa dernière déclaration, il se présente en victime de Beria, dont il n’aurait donc pas à subir le sort : « J’ai été emprisonné à la suite des manigances de Beria et d’une dénonciation mensongère de Rioumine. » Abakoumov, en fait, couvre Staline, dont ni lui ni les accusés, ni les juges ne prononcent le nom encore sacré, remplacé par d’anonymes « instances » ou par « comité central ». Abakoumov, dans sa dernière déclaration, réitère : « Je n’ai rien fait tout seul. C’est le comité central qui donnait des instructions et moi je les exécutais688. » Le comité central, c’était le seul Staline, qui ne le réunissait à peu près jamais.
En septembre 1955, se tient à Tbilissi un quatrième procès, celui des dirigeants du NKVD de Géorgie dans les années trente, qui donc ont servi sous Beria : Rapava, Roukhadzé, Tsretelli, Savitski, Krimian, Khazan, condamnés à mort et fusillés, Paramonov, qui écope de vingt-cinq ans de prison, et Nadaraia, qui en prend pour dix ans. Zaria Vostoka annonce le verdict deux mois plus tard, le 22 novembre.
Le dernier des procès collectifs se tient du 12 au 26 avril 1956 à Bakou, au lendemain du rapport secret de Khrouchtchev contre Staline au XXe congrès. Le principal accusé est Mir Djafar Baguirov, accompagné d’une brochette de dirigeants du MVD de la région : Borchtchev, l’ancien vice-commissaire à l’Intérieur d’Azerbaïdjan en 1937-1938, puis chef du NKVD et du MGB en Turkménie et à Sverdlovsk ; Makarian, qui, après avoir occupé de hautes fonctions dans le NKVD d’Azerbaïdjan, a été, de 1943 à son arrestation en 1953, ministre de l’Intérieur du Daghestan ; Grigorian, ministre de l’Intérieur d’Arménie de 1947 à 1953, après avoir lui aussi occupé de hautes fonctions dans le NKVD d’Azerbaïdjan ; Atakichev, ministre de l’Intérieur d’Azerbaïdjan de 1950 à 1953 ; Emelianov, ministre du NKVD puis du MGB d’Azerbaïdjan de 1939 à 1953. Ces deux derniers prennent vingt-cinq ans de prison. Les autres sont fusillés, Baguirov en tête. Le journal Bakinski Rabotchi l’annonce dans son numéro du 27 mai. De décembre 1953 à l’exécution de Baguirov en avril 1956, une cinquantaine de cadres de la police politique, proches ou ennemis de Beria, sont fusillés. On est encore loin des épurations massives dans le NKVD dues à Iejov, puis à Beria, de 1936 à 1939.
D’autres proches de Beria sont jugés individuellement à des moments divers. Cinq d’entre eux, dont Lioudvigov, Mamoulov et Soudoplatov, sont internés dans la centrale de Vladimir pour quinze ans. L’ouvrier Martchenko, envoyé en prison en 1960 à Vladimir pour avoir tenté de fuir l’Union soviétique, les côtoie durant plusieurs années. Il constate que leurs conditions de détention diffèrent beaucoup de celles des autres condamnés, qui d’ailleurs les détestent. Ils ne portent pas l’uniforme de déporté, mais arborent un épais manteau vert. Comme leur cellule jouxte celle où Martchenko et ses codétenus sont entassés, ceux-ci l’aperçoivent lorsqu’ils sortent se promener. Ébahis, ils découvrent « une luxueuse salle de séjour » avec de vraies couvertures sur le lit et une nappe sur la table. « Pendant la journée ils avaient le droit de rester allongés à leur convenance sur leur lit. Ils pouvaient recevoir des paquets, en nombre illimité, de leurs parents » et vivaient sur leurs provisions. Le bruit court parmi les détenus que ces conditions spéciales récompensent leur promesse de ne rien dire sur des dirigeants dont ils connaissaient le palmarès en matière de répression. Cependant, entre eux ou avec leurs geôliers, ils se laissent aller à d’amers commentaires : « Qu’est-ce qu’il a fait, Lavrenti Pavlovitch ? Comme si c’était le seul ! Les autres, qui paradent aujourd’hui, ils n’ont rien fait, eux ? Toutes les décisions étaient prises en commun. Il fallait juste un bouc émissaire. » Un jour de 1963, le régime de faveur est supprimé. « Leurs couvertures et leur nappes disparurent […] Leurs colis furent réduits à la norme générale : deux par an, de cinq kilos maximum689. » Cet insupportable alignement sur les droit-commun détériore leurs relations internes ; ils se querellent pour un rien, en particulier pour la distribution des anchois servis dans une écuelle commune.
L’appareil du Parti ne se contente pas de frapper la « bande à Beria ». Il entend domestiquer l’appareil policier. En mars 1954, la Sécurité d’État rétablie, privée de son rang de ministère, est réduite au statut de simple comité (le KGB). Le 6 janvier 1960, le comité de contrôle du Parti en exclut l’ancien ministre de l’Intérieur Krouglov, au motif – trois ans après le rétablissement de la république de Tchétchénie-Ingouchie –, entre autres qu’il a pris part à la déportation des Tchétchènes et des Ingouches en 1944. Krouglov est alors expulsé de son confortable appartement, logé dans un petit deux-pièces, et sa retraite fixée à 280 roubles par mois. Il périra en 1977, écrasé – ou poussé, disent certains, mais on voit mal pourquoi – sous un train.
En septembre 1954, Khrouchtchev se rend à Pékin. Il raconte longuement la liquidation de Beria aux dirigeants chinois qui l’écoutent sans mot dire, jusqu’à ce que Mao lâche soudain : « Nous avons eu nous aussi notre Beria, Gao Gang », que Mao, sans concertation avec Moscou, avait fait arrêter et qui s’était (ou avait été) suicidé en prison le 17 août 1954. Or Gao Gang, membre du bureau politique, avait des années durant rapporté les débats du bureau politique chinois à Staline, qui avait fini par s’en ouvrir à Mao pour lui montrer qu’il savait tout. En somme, Mao assimile un agent soviétique réel à un espion britannique prétendu. Cette nuance semble avoir échappé à Khrouchtchev.
En juillet 1954, sur ordre de Khrouchtchev, Serov collecte et brûle la majeure partie des archives de Beria, qui comprenaient, selon Serov, « des documents contenant des données provocatrices et calomniatrices690 », c’est-à-dire susceptibles de compromettre ses collègues. Puis Khrouchtchev entreprend d’écarter Malenkov de la présidence du Conseil des ministres en janvier 1955. Malenkov, contraint à une autocritique en règle au présidium du 22 janvier 1955, « reconnaît sa proximité avec Beria691 », le 25 janvier 1955 au plénum du comité central. Khrouchtchev prétend que Malenkov a soutenu la proposition avancée par Beria d’une Allemagne réunifiée et neutre, donc de rejeter « l’édification du socialisme en RDA692 », et enfin d’avoir monté avec Beria l’affaire de Leningrad et de nombreux procès politiques dans les années quarante et cinquante. Beria est encore utile.
Quatre mois plus tard, Khrouchtchev, effaçant la condamnation portée par Staline contre Tito – dénoncé sept ans durant comme un fasciste, une réincarnation de Goebbels et un valet de l’impérialisme –, veut renouer les relations avec lui, et de nouveau il se sert du cadavre de Beria. Dès son arrivée à l’aéroport de Belgrade le 26 mai 1955, il fait porter la responsabilité de la rupture sur « le rôle provocateur joué […] par les ennemis du peuple démasqués depuis lors : Beria, Abakoumov693 », qu’il présente comme le paravent de Staline. Tito, sourit, reconnaissant là une répétition dérisoire et grotesque d’un procédé bientôt usé jusqu’à la corde.
Sous les rires de l’assistance, le ministre de l’Industrie minière, Voukmanovitch, interpelle Khrouchtchev : « Vous rejetez tout sur Beria et Abakoumov, mais […] où était le bureau politique [c’est-à-dire Staline] ? […] Où sont les preuves ? Nous sommes en train de discuter avec vous, et voilà qu’un certain Beria apparaît dans vos rangs694… » Khrouchtchev esquive par une plaisanterie. Il rapporte dans ses souvenirs : « J’ai commencé à sentir la fausseté de notre position [attribuer à Beria tous les crimes de Staline], lorsque je suis arrivé en Yougoslavie et que j’ai discuté avec Tito […] Lorsque […] nous avons chargé Beria, ils se sont mis à sourire et à échanger des répliques ironiques […]. Nous avons défendu Staline695. »
La propagande officieuse auprès des diplomates et journalistes occidentaux sur un registre différent présente Beria comme un nostalgique de Staline. Ainsi le correspondant américain à Moscou, Henry Shapiro, abusé par les spécialistes soviétiques de la désinformation qui multiplient les fausses confidences auprès de la presse et des ambassades, dépeint en 1954 un Beria violemment opposé aux mesures qu’il avait imposées lui-même aux autres dirigeants : « Beria passe pour s’être opposé à la loi d’amnistie de Vorochilov et à la réhabilitation des médecins, suivie de la révélation des méthodes de torture employées par le MVD […] C’est aussi à Beria que l’on impute maintenant la trouvaille du fantastique complot des médecins. » Enfin « Beria […] était plus staliniste que Staline. L’élimination des plus mauvaises pratiques de l’ère stalinienne l’avait empli d’amertume […] On avait l’impression qu’après la mort de Staline Beria était devenu une sorte de loup solitaire, de voix solitaire hurlant dans le Kremlin : retour au stalinisme !696 ».
Beria sert quelque temps encore de paravent à Staline. Dans son rapport secret au XXe congrès du PCUS, le 25 février 1956, Khrouchtchev stigmatise longuement le « provocateur Beria […] un ennemi fieffé de notre parti, agent d’un service de renseignement étranger, qui avait gagné la confiance de Staline ». Il évoque la « répression bestiale » subie par Kedrov et ses amis, la « sauvagerie » avec laquelle Beria a traité la famille d’Ordjonikidzé, au point que celui-ci « fut contraint de se suicider ». Enfin, Khrouchtchev se rengorge : « Une enquête judiciaire soigneuse a permis d’établir les forfaits monstrueux accomplis par Beria et il a été fusillé. » Désormais, Beria égale Staline. « Il n’a pas été démasqué plus tôt, dit-il, parce qu’il savait utiliser habilement les faiblesses de Staline, nourrissait son penchant aux soupçons, s’attachait à lui complaire en tout et agissait avec son appui697. »
En réaction au rapport Khrouchtchev lu dans tout le pays, le 9 mars 1956 à Tbilissi près de cinquante mille habitants crient : « Réhabilitez Staline et Beria ! », « À bas Khrouchtchev, Mikoyan et Boulganine ! », « Autonomie de la Géorgie ! », « Indépendance de la Géorgie ! ». Par un étrange renversement de l’histoire, Staline et Beria servent de prétexte pour rejeter la russification et exiger l’autodétermination et les libertés civiles. L’armée tue une cinquantaine de manifestants.
La résolution du comité central du PCUS du 30 juin 1956, qui diffuse la version officielle et publique de la condamnation du « culte de la personnalité », lancée par Khrouchtchev dans son rapport secret, instrumentalise encore Beria, en subordonnant à son arrestation la découverte d’une vérité jusqu’alors dissimulée et donc ignorée des plus hauts dirigeants du Parti eux-mêmes. Expliquant le développement de la répression par la substitution du « contrôle personnel de Staline » sur la Sécurité d’État au contrôle du Parti, la résolution prétend : « La situation se compliqua encore davantage lorsque les organes de sécurité d’État tombèrent sous le contrôle de Beria, cet agent de l’impérialisme international. De sérieuses violations de la légalité soviétique furent commises », c’est-à-dire après le remplacement de Iejov par Beria. Le texte poursuit : « Toute une série de faits et d’actes de Staline, surtout concernant la violation de la légalité soviétique, n’ont été connus que ces derniers temps seulement, après sa mort, et surtout après que la bande de Beria a été démasquée698. »
Dans la même optique, Rakosi, le bourreau en chef de la Hongrie depuis 1948, explique le réexamen de l’affaire de l’ancien ministre de l’Intérieur Rajk, fusillé en 1949 sous l’accusation d’espionnage et de titisme, par le fait que « les agents impérialistes Beria, Gabor Peter [chef de la police politique hongroise] et sa bande ont été démasqués699 ». L’ultrastalinien Enver Hodja, secrétaire général du Parti du travail d’Albanie, cite l’argument à tout propos pendant son IIIe congrès, en mai 1956. Il adopte les accusations de Khrouchtchev accusant Beria d’être responsable de la rupture avec Tito en 1948, tout en qualifiant d’« agent de Beria700 », l’ancien ministre de l’Intérieur Koçi Xoxe, liquidé par lui… comme titiste, en juin 1949.
Lorsque, sous le choc du rapport secret de Khrouchtchev, la Pologne commence à bouillonner à l’été 1956, l’un des représentants de la gauche communiste naissante, Jan Jozef Lipski, qualifie dans l’hebdomadaire Po Prostu du 1er avril 1956, la période stalinienne de « beriovchtchina », qu’il définit comme la volonté d’« exproprier les travailleurs pour engendrer une nouvelle classe701 ». Beria n’est ici que le masque transparent de Staline, que l’auteur n’ose pas encore mettre en cause, alors même que la traduction polonaise du rapport Khrouchtchev commence à circuler dans le pays.
Lorsqu’une délégation de la SFIO se rend à Moscou, en mai 1956, les débats sont parfois rudes entre les socialistes français et les dirigeants du Kremlin. L’un d’eux, las de s’entendre sermonner, finit par éclater : « En fin de compte, Beria, c’est nous ou vous qui l’avez arrêté702 ? » Le Kremlin fait même dire ou faire à Beria le contraire de ce qu’il a fait et dit. Ainsi, en janvier 1957, l’écrivain communiste américain Howard Fast, dans une lettre à l’écrivain soviétique Boris Polevoï, dénonce l’antisémitisme en Union soviétique. Un responsable de l’agitprop conseille à Polevoï, dans sa réponse, de rendre Beria responsable des regrettables manifestations d’antisémitisme, qui se sont produites en effet, alors « qu’en son temps Staline […] a vivement stigmatisé l’antisémitisme ». Il doit souligner que « la bande de Beria n’a pas exterminé seulement des juifs, mais des artistes éminents de toutes les nationalités ». Polevoï répète cette fable à Howard Fast, qui n’en croira pas un mot : « L’une des affaires les plus perfides de Beria […] a été la tentative de ressusciter dans notre peuple l’antisémitisme […] ; la fameuse affaire des “médecins”, a été fabriquée par Beria et sa bande […] ; des innocents sont morts à cause de Beria, ce dégénéré, et de sa bande »703.
Dans la lutte contre ses rivaux (Molotov, Malenkov, Kaganovitch, Vorochilov, Chepilov, Pervoukhine et Sabourov), coalisés contre lui en juin 1957, et qu’il fait traiter de « groupe antiparti » et condamner, Khrouchtchev récupère Beria comme bélier, surtout contre Malenkov : « Malenkov était un instrument docile entre les mains de l’ennemi avéré du parti communiste et du peuple soviétique, Beria. » Il ne manque pas d’audace : « Ce fait a été très bien montré au plénum de juillet 1953 », où Malenkov avait présenté le rapport introductif contre Beria, puis conclu les débats, sans que personne, pas même Khrouchtchev, ait alors suggéré le moindre rapport entre les deux hommes. Aux dénégations de Malenkov, qu’il accuse de « courir sur la pointe des pieds devant Beria », Khrouchtchev rétorque : « Malenkov a pris part à l’arrestation de Beria […] pour préserver sa vie ! » Prétendant que Staline était hostile à l’arrestation des dirigeants de Leningrad Voznessenski et Kouznetsov, il s’indigne : « Mais les bêtes sauvages, les jésuites Beria et Malenkov […], ces intrigants, ont consciemment roulé Staline », présenté tout à coup comme victime de leurs manœuvres. Frol Kozlov, premier secrétaire du Parti de Leningrad, éructe : « Tout le monde sait que Malenkov est le meilleur ami de Beria ! » De la salle, quelqu’un approuve : « Son homme de main ! » Un certain Loubennikov affirme que le « groupe antiparti » reprend « les méthodes de Beria ».
Khrouchtchev, ressort la fameuse gestion autoritaire par Beria du ministère de l’Intérieur, pour soupçonner Malenkov de l’avoir soutenu dans sa volonté de s’assurer le contrôle total de l’appareil répressif : « Beria décidait tout seul toutes les questions du travail de la Sécurité d’État et Malenkov, en tant que secrétaire du comité central, non seulement ne s’y opposait pas, mais le couvrait. » Le vieux stalinien Andreiev l’enfonce : « Le comité central aurait depuis longtemps démasqué Beria si Malenkov ne l’avait pas protégé. » Comment Malenkov l’aurait-il pu, puisqu’il n’était plus secrétaire du comité central depuis le 14 mars 1953 ? Évoquant les répressions des années 1936-1938, Khrouchtchev déclare : « S’il n’y avait pas eu autour de Staline les deux mauvais génies, Beria et Malenkov, on aurait pu éviter beaucoup de choses », alors qu’à la tête du PC de Moscou puis de l’Ukraine, loin de chercher à éviter quoi que ce soit, il a lui-même mis en œuvre avec ardeur les directives les plus sanglantes de Staline. Tout est bon pour démontrer la collusion entre les deux hommes, jusqu’au petit banditisme : Beria aurait volé à Boulganine une obligation de 10 000 roubles, que, selon Khrouchtchev, le secrétaire de Malenkov, Soukhanov, vola ensuite à Beria au moment de son arrestation et que l’on retrouva dans le coffre de Soukhanov arrêté en 1955.
Pour renforcer la démonstration, Khrouchtchev n’hésite pas à dédouaner Staline, dont il prétend étrangement que l’« on pouvait discuter avec lui » ; il fanfaronne : « Quand Beria était au loin, je réglais beaucoup de questions avec Staline. » Dans ses mémoires, qui du reste démontrent le contraire, il n’en cite qu’une seule, de plus inventée : il prétend avoir détrompé Staline sur le complot imputé au secrétaire de Moscou, Popov, qui de son côté niera la prétendue intervention salvatrice de Khrouchtchev.
Chvernik rend Malenkov et Beria responsables de la répression sanglante des années 1936-1939 : « Malenkov est le plus proche compagnon d’armes de Beria. Ensemble Beria et lui ont formé [Chvernik corrige sur le texte sténographié : « empoisonné »] la conscience de Staline dans la mise en œuvre des répressions de masse. Ils “découvraient” partout des complots hostiles, semaient le trouble, la méfiance et le soupçon », et auraient ainsi manipulé Staline. D’après le même Chvernik c’est Beria qui aurait élaboré les plans de la prison spéciale du comité central, « destiné aux cadres dirigeants de notre parti, après le coup d’État que préparait Beria, le compagnon d’armes de Malenkov ». Le Lituanien Snetchkus, raillant « les mérites que Malenkov s’est attribués dans l’arrestation de Beria », l’accuse d’avoir « lui-même recouru aux procédés aventuristes de Beria […] Il a appris chez Beria et, après que ce dernier a été démasqué, il n’a jamais pu se démarquer des méthodes de son maître704 ».
La chute de Malenkov entraîne celle de l’ancien adjoint puis successeur de Beria au ministère de l’Intérieur, Krouglov. Malgré les remerciements que Malenkov lui avait adressés en juillet 1953 pour l’aide qu’il aurait apportée contre Beria Roudenko déclare : « Pendant toute l’instruction de l’affaire Beria, Krouglov ne nous a en rien aidés à démasquer Beria705 », et il lui reproche d’avoir demandé au parquet de ne pas poursuivre les médecins qui, à la demande de Beria, avaient pratiqué des avortements (interdits depuis 1936 en URSS) sur ses maîtresses enceintes.
Peu à peu, Beria s’efface de la scène. En octobre 1961, lors du XXIIe congrès du PCUS qui prolonge, publiquement cette fois, la dénonciation de Staline, Khrouchtchev concentre ses feux sur le « groupe antiparti » évincé en 1957 et n’évoque plus Beria que deux fois, en passant. Dans son rapport introductif, il note que le comité central « a démasqué l’aventurier et l’ennemi avéré Beria ». Quant à Ordjonikidzé, il a pris la décision de se suicider parce que, affirme Khrouchtchev, « il ne voulait plus avoir affaire à Staline et participer à ses abus de pouvoir ». Il efface du même coup les intrigues de Beria, invoquées en 1953 et 1956 pour expliquer sa mort. C’est en parlant d’Aliocha Svanidzé, frère de la première femme de Staline, que Khrouchtchev y fera une brève allusion : « Beria, recourant à toutes sortes de machinations, présenta les choses de façon à suggérer que Svanidzé aurait été envoyé auprès de Staline par les services secrets allemands706 », fable rituelle à l’époque.
Avant de l’évoquer longuement dans ses mémoires, non publiés en URSS jusqu’en 1989, Khrouchtchev le cite une dernière fois devant les écrivains, auxquels il s’adresse le 8 mars 1963. Prenant la défense de Staline, qu’il dit « dévoué au communisme et marxiste », il attaque : « Ce n’est qu’après la mort de Staline et après avoir démasqué Beria, cet ennemi farouche du Parti et du peuple, espion et vil provocateur, que nous avons appris les abus de pouvoir auxquels se livrait Staline. » Puis il ajoute, sans rapport apparent avec cette grossière justification : « Beria, ce dégoûtant, incapable de dissimuler sa joie devant le cercueil de Staline, convoitait fébrilement le pouvoir, la place de leader dans le Parti », menaçant ainsi « les conquêtes de la révolution d’Octobre » et le « mouvement communiste international dans son entier », car, « dès les jours qui suivirent la mort de Staline, il commença à saper les relations amicales de l’Union soviétique avec les pays frères du camp socialiste », à commencer par la RDA707.
Le nom de Beria, désormais, disparaît de l’histoire de l’URSS. La biographie de Sergo Ordjonikidzé par Doubinski-Moukhadzé, publiée en 1963 sous Khrouchtchev, ne le cite jamais et passe sous silence les épisodes auxquels ce nom et celui d’Ordjonikidzé sont liés.
De même sous Brejnev. Au début des années 70, le maréchal Joukov achève la rédaction de ses souvenirs, un manuscrit de près de mille pages, où le nom de Beria n’est cité que cinq fois, dont une fois dans une énumération et deux fois de façon négative. La censure supprime même ces cinq mentions, qui ne seront rétablies que dans la réédition des mémoires du maréchal en 1990.
Un manuel scolaire de 1969 lui impute des actes de répression réduites aux seules mesures contre les cadres et les dirigeants du Parti. « Dans le contexte du culte de la personnalité, le carriériste Iejov et l’aventurier politique Beria, se trouvant à la tête des organes de la Sécurité d’État, ont fabriqué des accusations de toutes sortes contre les cadres dirigeants du Parti et de l’État, dont nombre d’entre eux, sur la base d’accusations mensongères, ont été victimes de la répression708. »
En 1970, les éditions du Parti, Politizdat, publient une énorme Histoire du PCUS en six tomes. Le premier volume du cinquième tome couvre la période de 1938 à 1945. Les auteurs évoquent une réunion du bureau politique, dont ils énumèrent les membres dans l’ordre alphabétique. Beria n’y apparaît pas : il n’est pas cité une seule fois dans ce volume, alors même qu’il est à cette époque le chef du NKVD.
En 1985 encore, dans une histoire de la grande guerre patriotique publiée par les éditions Sovietskaia Encyclopedia, le nom de Beria n’apparaît même pas dans la liste des membres du comité d’État à la Défense709.
Cependant, cette même année, une pantalonnade grotesque l’évoque – discrètement tout de même – et présente son arrestation comme un exploit héroïque. En avril 1985, dès que Gorbatchev est élu secrétaire général du PCUS, trois des officiers supérieurs survivants de l’arrestation de Beria, le général colonel Baksov, le général major Zoub et le colonel Iouliev, demandent au comité central que les six généraux et colonels qui ont participé à l’opération (trois à titre posthume : Joukov, Moskalenko et Batitski) reçoivent la médaille de Héros de l’Union soviétique pour cet exploit. Ils expliquent : « L’opération à toutes ses étapes les plus complexes – l’arrestation de Beria et de ses complices, la neutralisation de la garde, le blocage des troupes spéciales subordonnées à Beria, etc. – a été menée à bien sans verser de sang et sans aucune perte » – ce qui prouverait plutôt l’excessive confiance en soi de Beria et l’amateurisme ou l’aveuglement de ses adjoints. Puis ils exaltent « l’importance énorme de la mission historique remplie par un petit groupe de communistes pour isoler les pires ennemis de notre parti, débarrassant l’humanité d’une menace permanente pesant sur l’existence des fondements mêmes de l’État soviétique ». Ces généraux ne reculent pas devant l’usage du bluff, et présentent comme un exploit quasiment épique l’arrestation de « Beria et de ses complices ». Ils ont, ce faisant, prétendent-ils, « isolé les pires ennemis de l’URSS ». Ce pluriel est superbe, car, à dix, ils ont arrêté le seul Beria, de plus désarmé. Les « complices » ont été arrêtés par d’autres, plus tard et en ordre dispersé.
Puisqu’ils ont sauvé l’Union soviétique et l’humanité, leur action n’est moins glorieuse que la victoire de l’URSS sur l’Allemagne : « À la veille du 40e anniversaire de la victoire du peuple soviétique sur le fascisme dans la grande guerre patriotique, nous avons jugé rationnel de nous adresser au comité central de notre parti, dans l’espoir que sera résolue de façon positive l’attribution de la médaille de Héros de l’Union soviétique aux camarades ci-dessus mentionnés, qui ont accompli un exploit lors de l’exécution d’une mission extraordinaire du Parti710. » Malgré ce tapage publicitaire, les héros fatigués ne décrocheront pas leur médaille.
Avec le renouveau de l’histoire à la fin des années 80, et après la chute de l’URSS, la figure de Beria suscite un nouvel intérêt. Le 25 décembre 1988, un groupe de membres du bureau politique du PCUS, dont les deux derniers dirigeants du KGB, Tchebrikov et Krioutchkov, achèvent la rédaction d’un document consacré à la « responsabilité personnelle de Staline et de son entourage immédiat » dans la répression. Si le texte nomme Beria dans une liste de douze dirigeants, il n’examine en détail que les responsabilités de Molotov, Kaganovitch, Jdanov, Vorochilov, Khrouchtchev, Mikoyan, Malenkov, Andreiev, Kalinine et Souslov ; aucun paragraphe n’est spécifiquement consacré à Beria711. Celui-ci, à leurs yeux, n’est qu’une incarnation de la machine policière exécutant les ordres du pouvoir, exonérée de toute responsabilité politique. Cette impasse sur les responsabilités de Beria équivaut à une défense silencieuse de la police politique, présentée comme un simple instrument du pouvoir politique.
En 1990, un jeune historien soviétique, Sergueï Soukharev, écrivant, dans la revue officielle du comité central du PCUS, formule les doutes modestes que suscite en lui le portrait démoniaque de Beria et juge nécessaire d’« expliciter les fondements politiques et idéologiques de ses actes712 ». La même année, les éditions du quotidien Izvestia publient en URSS les Vingt lettres à un ami de la fille de Staline, Svetlana Allilouieva, qui impute à Beria les crimes de son père, et même ses propres difficultés à le rencontrer au cours des dernières années de sa vie. Mais elle ne connaît de l’histoire que les confidences familiales, les rumeurs, voire les ragots, qui circulent dans le cercle étroit qu’elle fréquente.
Commence alors une campagne de révision qui favorise la publication de véritables panégyriques sur Beria. Dans les Izvestia du 29 janvier 1993, l’ancien capitaine de la Sécurité d’État et cadre du ministère de l’Intérieur Boris Wainstein clame : « Lavrenti Beria aurait su obtenir l’épanouissement économique du pays. » Pourquoi et comment, Wainstein ne l’explique pas et le lecteur doit prendre l’affirmation pour argent comptant. Ainsi débute le remodelage de l’image de Beria, présenté comme un organisateur hors pair, qu’un certain Kremlev poussera à son terme en publiant, en 2008, un ouvrage intitulé Beria, le meilleur manager du XXe siècle.
Dès 1994, certains historiens russes réagissent à une telle révision. Dans les Nouvelles de Moscou du 4 septembre 1994, Vladimir Naoumov et Alexandre Korotkov alertent leurs lecteurs : « Ces derniers temps, écrivent-ils, dans la presse et à la télévision apparaissent des tentatives de blanchir Lavrenti Beria […] ; certains historiens et journalistes tentent de nous convaincre que Beria a lutté contre l’arbitraire et défendu la légalité et l’ordre. » Ils s’inquiètent : « Pourquoi ce désir de revêtir le loup d’une peau de brebis ? » Ils soupçonnent certains de vouloir réhabiliter l’époque de Staline et ses dirigeants.
L’histoire de Beria est encombrée de légendes et de faux, dont un faux « journal de Beria ». La palme en ce domaine revient à son propre fils, Sergo, qui publie à Moscou en 1994 un livre de souvenirs consacrés à son père ; la version française, parue cinq ans plus tard avec le concours d’une universitaire française, la présente comme une « traduction » du texte russe, malgré les différences, parfois criantes, sur de nombreux points. La version française dit souvent autre chose, voire l’inverse, de la russe. En modifiant ses souvenirs en fonction du public auquel il s’adresse, Sergo évoque irrésistiblement la fable de La Fontaine, La chauve-souris et les deux belettes. Une comparaison entre les deux versions persuade vite le lecteur le plus bienveillant que l’on ne peut accorder la moindre confiance à ce fils versatile, pourtant souvent cité comme une source fiable.
Ainsi le lecteur de l’édition française ne peut pas lire la phrase stupéfiante qu’on trouve dans l’édition russe : « Mon père était un homme très doux […] Il a toujours repoussé toute violence713. » Il reste privé d’anecdotes fantasques, par exemple : « À la fin de 1939 un jeune homme fit son apparition chez nous », un certain Robert qui parlait anglais et que la famille Beria héberge aimablement pendant deux semaines. Ce jeune Robert n’est autre que le physicien américain Oppenheimer, futur directeur du centre de recherches atomiques de Los Alamos, qui vient « leur proposer de réaliser le projet atomique714 ». Ni plus ni moins ! Ce scoop grotesque, que personne, de toute façon, n’aurait pris au sérieux, a disparu de l’édition française.
Sergo écrit parfois en français le contraire exact de la version russe. Ainsi, racontant l’arrivée à Leningrad, en mai 1941, d’un sous-marin allemand dont l’officier – prétend-il – livre à son père les plans de guerre hitlériens, il affirme en russe : « Je ne montai pas à son bord715 » ; puis en français : « Nous montâmes à son bord. » Dans l’édition russe, il traite d’« accusation sans fondement » l’affirmation que Staline, respectant les obligations prises à Yalta auprès de Churchill, laissa tomber les insurgés communistes grecs. Dans l’édition française, il se vante d’avoir, en 1946, lors d’un exposé de formation politique, héroïquement « expliqué comment nous avons laissé choir les communistes grecs à la suite d’un accord avec Churchill716 ».
Les hommages vibrants qu’en russe il rend aux bourreaux Krouglov et Serov, futur chef du KGB de 1954 à 1958, coorganisateurs avec Beria de la déportation des peuples en 1943-1944, disparaissent en français. En russe, il manifeste une vive admiration pour Ivan Serov, « homme d’une honnêteté irréprochable, qui fit beaucoup pour le renforcement de la légalité », « dirigeant talentueux et très courageux », dont il affirme : « Je ne croirai jamais un mot de mal sur cet homme extraordinairement probe717. » Sergo Beria manifeste son estime – moins tapageuse – pour Krouglov, le ministre de l’Intérieur de Staline, « homme très modeste »718. Or en 1948 Staline créa des camps spéciaux à régime sévère pour des adversaires politiques et fixa un objectif de 200 000 détenus dans ces camps. En 1951, Krouglov, en toute modestie, demanda à Staline d’augmenter leur capacité à 250 000 détenus.
Dans l’édition russe, deux fois Beria sauve Tito de la mort, entre autres en 1952 lorsqu’il se serait opposé à la liquidation physique du chef yougoslave… regrettant par ailleurs de n’avoir pu empêcher, comme il l’aurait voulu, celle de Trotsky ! Le fils met dans la bouche de son père les paroles suivantes : « Ils veulent liquider Tito comme ils ont fait jadis avec Trotsky. À cette époque-là je n’ai rien pu faire. Le cas remontait à 1929 et était allé trop loin. Maintenant la situation est différente et il est absolument impossible d’admettre le meurtre de Tito en aucune façon719. » Ce passage a totalement disparu de l’édition française, qui, en revanche, contient des développements absents de l’édition russe.
Par exemple, il ajoute un chapitre entier intitulé « Le grand dessein de Staline », dont la dernière partie, intitulée « Vers la lutte finale », apprend au seul lecteur français (rien pour le public russe) : « Nous préparions la troisième guerre mondiale et ce serait une guerre nucléaire […]. Nos préparatifs montraient à l’évidence que nous envisagions une guerre offensive. » Pour confirmer ce scoop fabriqué de toutes pièces, il ajoute : « Staline me convoqua à plusieurs reprises vers le mois de mai 1952 pour me demander si nos missiles pourraient démolir les ponts sur le Rhin, rayer de la carte tel ou tel site industriel allemand720. » Hélas, le registre des visiteurs de Staline en avril-mai-juin 1952 n’en porte aucune trace. Après la mort de Sergio Beria, une maison d’édition russe publie, en 2002, une version fondée sur l’édition française.
Au moment où les membres du marginal parti national bolchevique de Limonov défilent en hurlant « Staline ! Beria ! Goulag ! », la Russie de Poutine voit paraître une série d’ouvrages glorifiant l’ancien chef du NKVD.
En 2002, une biographie de Beria, signée Alexis Toptyguine, se conclut par l’affirmation que « Beria était un homme intelligent et un organisateur talentueux dans le bien comme dans le mal721 ». En 2005, une certaine Proudnikova publie Beria, le dernier chevalier de Staline, présenté en preux chevalier de l’État mythique des ouvriers et des paysans ; la même année, Toptyguine, encore lui, signe un Lavrenti Beria, le maréchal inconnu de la Sécurité d’État.
Le summun du panégyrique est atteint par Arden Martirossian, ancien gradé du KGB, qui affirme en 2010 dans Cent mythes sur Beria : « Dans l’histoire de la Russie au XXe siècle, pas un seul personnage n’a été aussi massivement calomnié et diffamé que Lavrenti Pavlovitch Beria. Même dans le cas Staline […] la calomnie et le mensonge n’ont pas atteint de telles dimensions universelles. […] Il n’y pas une seule page vivante de la biographie de Beria qui n’ait été calomniée et diffamée. De mille et une façons on piétine, on foule aux pieds, on couvre de boue Beria, à tour de bras722. » Avec une fureur monomaniaque, Martirossian répète près de vingt fois l’expression « sabbat des trotskystes rescapés723 » pour désigner le XXe congrès du PCUS de février 1956, qui rassembla la haute nomenklatura des secrétaires régionaux du PCUS, élevés sur les cadavres des trotskystes réels.
Dans la même veine, un certain Iouri Moukhine publie un pavé, Ils ont tué Staline et Beria, où il se pâme devant Beria avec une emphase toute stalinienne : « C’était un communiste […] C’était un homme d’État du premier État socialiste du monde, c’était un homme d’État de la Grande Russie. C’était comme Staline, un héros solitaire724. »
Cette réhabilitation débouche parfois sur une caricature, double inversé du portrait de Beria en monstre sadique et débauché. Les deux journalistes Hélène Blanc et Renata Lesnik, auteurs d’un ouvrage publié en 2009, en donnent un exemple saisissant. Elles énumèrent une série de « mesures avant-gardistes » dues à Beria, dont certaines parfaitement imaginaires : « Il annule les déportations des juifs dans des zones inhabitables du pays, tel le Birobidjan », décision d’autant plus facile à annuler qu’elle n’a jamais été prise. Plus surprenant encore, « il propose le retour au pouvoir des Soviets, créés […] après la révolution de Février 1917 et où les bolcheviks étaient minoritaires725 », avant d’y être majoritaires en octobre 1917. Le retour au pouvoir des soviets en URSS était l’un des éléments centraux du programme de Trotsky pour l’URSS, c’est-à-dire de la révolution politique. L’attribuer à Beria, qui n’a jamais rien écrit de tel, relève de la fable.
L’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine s’est accompagnée d’une valorisation de la police politique et d’une réhabilitation rampante de Staline, présenté comme le grand vainqueur de la Seconde Guerre mondiale et l’incarnation d’une puissance russe pourtant bien affaiblie. Cette glorification, tapageusement orchestrée par les milieux nationalistes, débouche sur une tentative de réhabilitation de Beria.
Khrouchtchev et la nomenklatura qui le soutenait ont dès 1954 ravalé la police politique au niveau d’un simple comité. Or sa place toujours centrale, dans la vie sociale et politique d’un pays aux fondements économiques bouleversés, mais à la structure bureaucratique et policière globalement inchangée, se traduit par l’accession de son ancien chef Andropov à la tête du PCUS en 1982, puis en 2000, de l’ancien officier du KGB, Poutine, à la tête de la Russie.
La place et le rôle de la police politique (FSB) dans la Russie, dite démocratique, d’aujourd’hui sont, par-delà les convulsions de l’URSS puis de la Russie, un héritage de la période de Staline et de Beria et s’expliquent, notamment, par la place et le rôle que le Père des peuples lui avait donnés en URSS.
La décision prise par le collège militaire de la Cour suprême en 2002, concernant les sept condamnés du procès du 23 décembre 1953, reflète les limites officielles du processus. Le 29 mai 2000, le collège refuse toute réhabilitation des sept, puis change d’avis le 29 mai 2002, comme les Izvestia du lendemain en informent leurs lecteurs : il annule la condamnation à mort de trois des sept (Dekanozov, Mechik et Vlodzimirski) fusillés du 23 décembre 1953. L’arrêté souligne que la peine de mort ne pouvait être appliquée, conformément à la loi du 12 janvier 1950, que pour « trahison de la patrie, espionnage et actes de sabotage et de diversion », dont les intéressés ne sont pas rendus coupables, malgré leur participation à la répression de masse. Il remplace donc leur condamnation à mort par vingt-cinq ans de prison et annule la confiscation de leurs biens. Les trois, auxquels on ne peut guère rendre leurs biens confisqués, bénéficient alors d’une demi-réhabilitation, refusée à Beria, Merkoulov, Koboulov et Goglidzé, dont le collège militaire maintient la condamnation à mort, signifiant par là qu’ils sont toujours considérés comme traîtres, espions et saboteurs.
Ce collège sait qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre. La décision est bien politique, et concerne d’abord la personne même de Beria.
Poutine, auquel le collège militaire est étroitement subordonné, n’a aucun intérêt politique à réhabiliter Beria, fût-ce partiellement, pour plusieurs raisons. L’une est sans doute le rôle joué par Beria dans la déportation des peuples « traîtres » en 1943-1944, déportation qui laisse des traces toujours vivaces. Une autre, c’est que Beria apparaît comme le symbole du régime policier et du travail forcé. Or Poutine, quoique s’appuyant sur les structures policières héritées de l’URSS, a besoin d’attirer les investissements étrangers et de jouer le jeu de la « démocratie », même si ce jeu est largement truqué. Beria n’est donc pas un bon parrainage favorable.
Le culte d’Andropov, chef du KGB sous Brejnev, puis éphémère secrétaire général du PCUS en 1984-1985, présenté comme un homme d’ouverture aux mécanismes du marché et qui a, dans l’ensemble, assez peu de sang sur les mains, lui suffit.
Francette Lazard, membre du bureau politique du PCF, évoquant ses rares voyages en URSS dans les années 1960-1980, écrit : « Je reçois du haut des tribunes des leçons de “marxisme-léninisme”. Mais, dans les conversations de table ou de couloir […] on me dit avec condescendance : “Comment, tu crois encore au communisme ?” » Ceux qui lui adressent cette remarque ironique expriment en fait l’aspiration profonde de la nomenklatura à transformer son contrôle de l’économie d’État en propriété durable, donc à privatiser l’économie et, pour ce faire, insérer l’Union soviétique dans le marché mondial. C’est le processus qu’a enclenché la perestroïka de Gorbatchev, et auquel la dislocation de l’URSS en 1991 et la présidence de Boris Eltsine ont donné une accélération foudroyante.
Certaines mesures esquissées par Beria semblaient aller, certes modérément, dans ce sens : la proposition de fondre la RDA dans une Allemagne réunifiée « démocratique et neutre », projet qui signifiait que les formes de la propriété – privée ou étatique – n’avaient qu’une importance secondaire, voire nulle ; la volonté de transférer le pouvoir au gouvernement, en marginalisant à tous les niveaux l’appareil du Parti et en faisant du Conseil des ministres, libéré d’un contrôle tatillon, et non plus du secrétariat du comité central, la véritable direction du pays ; la volonté de renouer en Ukraine occidentale et dans les Pays baltes avec une résistance nationaliste farouchement opposée à la « soviétisation ».
Au fond, Beria arrivait trop tôt et trop seul pour lancer la première perestroïka. Il ne bénéficiait pas de l’appui que les États-Unis et plus largement l’Occident fourniront à Gorbatchev. La décomposition de la nomenklatura en clans rivaux, qui fournirait une base à une telle politique, commencerait de façon balbutiante sous Khrouchtchev et s’épanouirait seulement, sous forme mafieuse, pendant l’ère Brejnev. Beria était suspendu en l’air, sans appui dans la nomenklatura dirigeante. La chute rapide de Malenkov, qui pensait diriger le pays en tant que président du Conseil des ministres, prouve la faiblesse de cette fonction. Beria est apparu comme un aventurier isolé, avec pour seul soutien un appareil policier dont beaucoup de cadres le rejetaient. Ce fut le sentiment de ses plus proches collaborateurs, qui l’abandonnèrent au premier revers.