XVII.

DES LENDEMAINS QUI CHANTENT ?

Chepilov traduit la satisfaction de la haute bureaucratie : « Nous sortîmes du plénum heureux et enthousiastes581. » En juin 1957, devant le comité central, il reprend : « Nous avons tous considéré l’élimination de la bande de Beria comme un très grand résultat […] Après l’arrestation […] la situation s’est purifiée582. » En quoi exactement ? Il ne nous le dit pas.

Mais la liesse n’est pas générale. Oleg Troianovski, qui travaillait alors au ministère des Affaires étrangères, répercute probablement dans ses souvenirs des critiques qu’il aurait entendues autour de lui : « On aurait sans doute eu beaucoup de difficulté à trouver ne serait-ce qu’une poignée de gens sympathisant avec l’ancien kaguébiste en chef, et pourtant le plénum laissa un certain sentiment d’insatisfaction. Il se conduisait en effet comme une sorte de tribunal suprême, dont la décision dominait et prédéterminait les conclusions et le verdict d’un véritable tribunal, lequel ne se tint que six mois plus tard. De plus, le plénum examina le cas de Beria en l’absence de celui-ci. Les accusations gratuites le présentant comme un agent de services de renseignements étrangers suscitèrent le scepticisme, pour ne pas dire plus. Enfin l’essentiel : comment Beria et ses complices avaient-ils pu accomplir de tels forfaits à l’insu de Staline ? Quel avait été le rôle du pilote dans toutes ces affaires583 ? » Le plénum n’apportait aucune réponse à ces questions, mais, en usant d’une justice expéditive sans la présence de l’accusé, il ranimait la crainte de voir rejouer le scénario de 1937. Selon la tradition stalinienne, son unanimité n’était qu’une façade.

Le 10 juillet, la Pravda publie deux communiqués. Le premier informe que le plénum « réuni ces jours-ci a entendu et discuté le rapport du présidium du comité central présenté par le camarade Malenkov sur les agissements criminels de L.P. Beria dirigés contre le Parti et l’État, visant à saper l’État soviétique dans l’intérêt du capital étranger ». Ces agissements « se sont traduits par des tentatives perfides de placer le ministère de l’Intérieur de l’URSS au-dessus du gouvernement et du parti communiste » ; enfin le plénum « a décidé de radier L.P. Beria du comité central du PCUS et de l’exclure en tant qu’ennemi du parti communiste et du peuple soviétique ». Si ce plénum peut le radier, c’est qu’il en était encore membre au moment de son ouverture et donc aurait dû être convoqué. La nouvelle légalité socialiste connaît des débuts difficiles.

Le second communiqué émane du présidium du Soviet suprême de l’URSS, organisme fantoche présidé par Vorochilov ; il reprend mot à mot les termes du premier sur les « agissements criminels ». Il informe que Beria est relevé de ses fonctions gouvernementales et annonce la décision de transmettre son affaire à la Cour suprême. L’éditorial de la Pravda, sous le titre rituel « L’unité inébranlable du Parti, du gouvernement, du peuple soviétique », estime « nécessaire de mettre les organes du ministère de l’Intérieur sous un contrôle systématique et inflexible ».

La nouvelle ébranle un peu plus le culte de Staline. Beria a été l’un de ses proches, il a dirigé la police politique, le projet atomique. Comment le patron a-t-il pu confier de telles responsabilités à un individu qualifié, trois mois après sa mort, de provocateur et agent de l’impérialisme ?

Les événements provoquent un choc dans le pays et dans le goulag. Les détenus des camps du gorlag (la région minière de Norilsk) conduisaient depuis plusieurs jours une grève, suivie d’affrontements sévères avec les troupes spéciales du NKVD. Les nombreuses pertes subies par les grévistes n’ont pas brisé le mouvement. Mais, Beria leur apparaissant comme le symbole du régime policier, ils ressentent son arrestation comme une victoire et décident d’arrêter la grève.

À l’inverse, la nouvelle sert souvent de catalyseur à l’opposition. Le 19 juillet, 350 détenus du camp de Retchny refusent de travailler, exigeant une discussion avec le procureur et le chef de l’administration du camp. Le 21 juillet, la direction de la mine du camp n° 1 découvre sur le panneau d’affichage sept tracts, signés « Le comité d’action », qui proclament :

« Détenus et bagnards ! Lavrenti BERIA a été décrété ennemi du peuple par le gouvernement soviétique. Exigez la révision immédiate de vos affaires et une libération totale. Exigez : la suppression des camps extraordinaires du MVD – la liquidation du bagne – la réduction maximale de la durée des peines584. »

Au camp minier de Vorkouta, gagné par l’agitation, un groupe de détenus décide la grève : « On a relâché les bandits et les filous, pourquoi est-ce qu’on ne nous relâche pas ? » Ou : « C’est l’ennemi du peuple, Beria, qui nous a internés, maintenant on doit nous relâcher. » Le 24 juillet, l’administration autorise les détenus à arracher leurs numéros d’immatriculation, qu’ils jugent infamants. L’un d’eux s’écrie : « Avec tous ces numéros que nous avons enlevés, il faudrait tresser une corde pour Beria. » La deuxième équipe de la mine 14 refuse de descendre au fond, jugeant les concessions de l’administration insuffisantes : « Nous avons été condamnés seulement sur la pression hostile de Beria, nous voulons être totalement libérés. » Dans la sixième section du camp, les détenus dénoncent « Beria et son activité de saboteur ». Dans la seizième section, ils diffusent des tracts qui énumèrent leurs revendications : « la liberté, l’amnistie, la journée de huit heures, un vrai salaire sans retenues, la révision des affaires, la liberté de correspondance et de visites ». Les détenus déclarent qu’ils ne reprendront le travail qu’après avoir rencontré un représentant du comité central585.

Dans ses mémoires, le dernier chef du KGB, Krioutchkov, note qu’après la mort de Staline « on continuait à craindre de dire ouvertement ce que l’on pensait, même si la peur commençait à se dissiper. Le tournant décisif dans la conscience des gens ne se produisit qu’avec l’arrestation de Beria586 », symbole du fonctionnement policier du système.

Au lendemain du plénum, le Kremlin convoque d’urgence les dirigeants des partis communistes membres du Kominform et ceux du PC chinois. Il s’agit de livrer leur version de l’affaire Beria. Du 12 au 14 juillet, trois séances distinctes sont organisées : une pour les dirigeants des démocraties populaires, une pour les dirigeants du PC chinois, une pour l’Italien Secchia et le Français Jacques Duclos.

Khrouchtchev, flanqué de Malenkov, Molotov et deux autres membres du présidium introduit la réunion des dirigeants hongrois, roumains et bulgares. Il feuillette nerveusement une brochure à couverture rouge, intitulée L’Affaire de l’ennemi du peuple Beria, d’une douzaine de pages. Tous, connaissant le russe, commencent à la lire. Puis Khrouchtchev et les membres du présidium apportent oralement leurs commentaires en reprenant les points essentiels. On nous raconta, écrit Rakosi, qu’après la mort de Staline les membres du présidium étaient « de facto les prisonniers de Beria », qui, au nom de la sécurité, avait « doublé la garde des membres du présidium, organisé leur écoute téléphonique ». Ils l’accusent d’avoir « avancé des propositions de caractère provocateur », à commencer par la liquidation de la RDA. Mieux encore, « les désordres qui s’étaient produits quelques semaines plus tôt à Berlin étaient aussi l’effet de son action ». Ils dénoncent l’amnistie par laquelle il a « libéré des récidivistes qu’il faut maintenant remettre en prison, d’avoir libéré les nationaux-chauvins bourgeois les plus dangereux [des nationalistes baltes et ukrainiens] » et stigmatisent « l’épuration des Russes des républiques nationales », etc.

Rakosi s’étonne que « Beria, qui, trois semaines plus tôt, réglait de façon si souveraine les questions essentielles de la démocratie populaire hongroise, apparaisse comme un ennemi du peuple ». Sans doute pour lui faire plaisir, ainsi qu’à ses camarades, Khrouchtchev précise : « Le comportement de Beria lors de la discussion de la question hongroise a beaucoup contribué à le démasquer. » Rakosi est satisfait : « Khrouchtchev souligna par deux fois l’insolence avec laquelle Beria s’était comporté à mon endroit. » Puis Khrouchtchev dénonce la volonté de Beria de repousser le Parti à l’arrière-plan et d’evincer le secrétaire général des questions de sécurité d’État. « Le secrétaire général, dit Khrouchtchev, est bien obligé de se mêler de ces questions. » Rakosi demande pourquoi on n’a pas fait cette observation à Beria lors des discussions soviéto-hongroises. Un membre du présidium lui répond : « D’un côté on ne voulait pas éveiller les soupçons de Beria, de l’autre, on s’efforçait de conserver l’apparence d’une unanimité d’opinion à votre égard. » Rakosi insinue : « À voir l’air des camarades soviétiques, on pouvait juger quelles épreuves avaient représentées les dix derniers jours. » Ils n’avaient donc pas l’air heureux ?

Les Bulgares et les Roumains, qui ignoraient tout des discussions menées entre Moscou et Budapest trois semaines plus tôt, suivent avec surprise cette discussion où les Soviétiques manifestent un certain agacement. Lorsque Rakosi demande quelles décisions restent à appliquer de celles qui ont été prises lors de cette réunion, on lui fait comprendre que tout reste en vigueur. Le provocateur Beria a quand même contribué à faire adopter des décisions « correctes »587.

Rakosi l’a-t-il oublié dans ses souvenirs ou n’y croyait-il pas ? Dans la liste des reproches adressés à Beria, il ne mentionne jamais l’accusation de complot pour prendre le pouvoir, qui, par contre, figure vaguement dans les notes de l’Italien Secchia. Il serait étrange que Rakosi l’ait oubliée si elle avait été formulée.

Devant les Italiens et les Français, Khrouchtchev présente l’affaire Beria comme un exemple des agissements des ennemis de l’URSS qui, « déguisés habilement en communistes, ont tenté de pénétrer dans les rangs du Parti pour faire carrière et mener un travail de sabotage ». Le présidium a « démasqué Beria comme un agent de l’impérialisme international […]. Par des manœuvres d’intrigant perfide il a tenté de dissoudre le noyau dirigeant léniniste de notre Parti et du gouvernement, pour augmenter son prestige et réaliser ses projets criminels : il a utilisé l’appareil du ministère de l’Intérieur pour […] s’emparer du pouvoir […] et les gardes du corps des membres du présidium pour surveiller les dirigeants du Parti et du gouvernement ; il a exigé de ses agents des rapports réguliers sur la vie quotidienne des dirigeants, le contrôle et l’enregistrement de leurs conversations téléphoniques, etc. ».

Les accusations politiques sont au nombre de deux : pour l’Allemagne, Beria proposait d’« abandonner la construction du socialisme et de transformer la RDA en État bourgeois » ; en Yougoslavie, il voulait établir, par l’intermédiaire de ses agents, un contact personnel avec Tito et Ranković588. Jacques Duclos, de retour en France, qualifie Beria de « Fouché de bas étage589 ». Pour une fois, il est plus modéré dans ses propos que ses maîtres du Kremlin.

Khrouchtchev mobilise militaires et écrivains pour dénoncer Beria dans la Pravda et les Izvestia. Cholokhov, l’auteur du Don paisible, se refuse à le qualifier d’espion, mais reconnaît « sa soif démesurée de pouvoir dictatorial590 ». Khrouchtchev invite le footballeur Nicolas Starostine, exilé au Kazakhstan par Beria, à lui envoyer d’urgence une demande de révision de son affaire. Deutscher, de son côté, explique la chute brutale de Beria : « La police dont il était le chef le haïssait en tant que “libéral”, le peuple le haïssait en sa qualité de chef de la police. »

Grâce à leur nouvelle liberté, les dignitaires, surtout Khrouchtchev, bavardent et égrènent des confidences à une cour d’écrivains et de journalistes officiels, académiciens et autres chantres de la « nomenklatura », flattés de voir les maîtres du jour leur confier des secrets d’État, même douteux. Un jour d’août, l’écrivain Valentin Kataiev, en vacances à Koktebé, déclare à ses deux voisins, écrivains comme lui : « Pendant que nous lézardons sur la plage, à Moscou Lavrenti Pavlovitch Beria stagne dans sa cellule sans ceinture et, ce qui est plus important, sans pince-nez591. »

Après la liquidation de Beria le comportement de Khrouchtchev change. Il commence à se comporter en patron et ses gardes l’imitent. Comme enivré, il saute sur la moindre occasion pour rappeler la maestria avec laquelle il a éliminé Beria, dans les réunions des diverses instances dirigeantes comme devant les délégations étrangères. Parfois, la griserie du succès et de la vodka l’entraîne à enjoliver le roman, engendrant ainsi une douzaine de versions différentes. Si les épouses sont là, il se laisse aller à citer des détails scabreux du dossier : les femmes que Beria faisait rafler dans la rue pour satisfaire ses désirs pressants, les maîtresses qu’il accumulait et changeait au fil des semaines. Au début, commente Chepilov, ses auditeurs mettaient ces propos sur le compte de la « simplicité », du « caractère direct » de Nikita Sergueievitch. « Il n’a pas étudié dans un institut de jeunes filles nobles », « Il n’est pas passé par une académie diplomatique », « C’est un ouvrier, il a un peu trop bu, il a parlé franchement, qu’y a-t-il de mal ? »592. Mais ses discours répétitifs finissent par lasser.