IV.

LES PURGES SANGLANTES

La société soviétique façonnée par Staline prend forme peu à peu. En bas coexistent d’une part les paysans, dits « dékoulakisés », envoyés au goulag ou recrutés en masse dans les entreprises construites à la hâte, qui subissent de plein fouet la misère et l’oppression ; de l’autre, une couche de fils d’ouvriers, voire de paysans, qui se voient offrir la possibilité d’étudier hier refusée à leurs parents par le régime tsariste. Ils entendent participer à l’édification de la société nouvelle, dont la propagande leur rebat les oreilles. C’est eux qui formeront pendant la guerre la colonne vertébrale de la résistance aux hordes nazies.

Au niveau supérieur une nouvelle aristocratie – la fille de Staline dira « nouvelle noblesse » – terrorise les hommes et les femmes qui produisent les richesses pour les piller à son profit. Trotsky explique : « Pour les combattre, il faut sélectionner des hommes habiles, spécialisés, cent pour cent staliniens, […] une hiérarchie d’asociaux et de déchets […] entraînés au mensonge, à la falsification, à la fraude. Ils n’ont aucun idéal au-dessus de leurs propres intérêts personnels105. » En même temps ils déchaînent une chasse hystérique et universelle aux espions imaginaires.

L’entourage de Beria, comme celui de Iejov, est pour l’essentiel composé de ces déchets et de ces asociaux. Le policier géorgien Nicolas Roukhadzé en est un bon exemple. Dans sa notice biographique rédigée par lui-même, il souligne sa proximité avec Beria qui, en juin 1939, le nomme chef de la section d’enquête du NKVD de Géorgie, puis, en 1948, ministre de la Sécurité d’État de Géorgie. Cette brute stupide doit sa nomination à la découverte d’une liste impressionnante d’espions et d’ennemis du peuple imaginaires. Lorsqu’il dirigeait le NKVD à Gagra, il répère un prétendu réseau d’agents allemands dirigé par l’apiculteur Letkeman, descendant des lointains colons allemands installés en Russie sous Catherine II : « Dans l’affaire Letkeman, écrit-il, ont été démasqués dix-sept espions des services de renseignements allemands », passionnés par l’apiculture soviétique, qu’ils avaient inflitrée ! On conçoit l’importance des abeilles et de leur miel pour l’espionnage nazi… « Tous, ajoute-t-il fièrement, ont été condamnés à la peine capitale. Sous ma direction personnelle […], on a arrêté environ sept cents individus, ennemis du peuple, convaincus d’activités de sabotage, de diversion et de terrorisme. Une grande partie d’entre eux a été condamnée à la peine capitale […] Sur la recommandation du camarade Beria, j’ai arrêté les membres d’un complot contre-revolutionnaire dans l’appareil du NKVD106. »

Cette énumération de victimes envoyées au poteau d’exécution cache des violences bestiales, dont certains collègues de Roukhadzé avoueront une partie en 1953 : passages à tabac, tortures raffinées, détenus battus à coups de ceinturon et de tringles de métal, coups violents sur la tête, coups de pied dans les parties génitales, parfois ligotées pour augmenter la jouissance du tortionnaire, cris et hurlements entendus par les autres prisonniers.

Tel est le genre d’individus qui accompagnent Beria. L’un des plus représentatifs est Bogdan Koboulov ; ce quasi-analphabète de 140 ou 150 kilos, bouffi, le visage barré d’une petite moustache à la Hitler, aime boxer les détenus ou les fouailler à coups de tringles de fer ; il s’amuse parfois, lors des interrogatoires, à se laisser tomber d’un coup sur la victime étendue au sol pour l’étouffer de son poids. Beria laisse faire et a même, paraît-il, inventé le supplice des talons : l’enquêteur frappe inlassablement les talons de la victime avec une matraque en caoutchouc. La douleur insupportable ne laisse aucune trace.

Une autre perle de l’équipe est Tseretelli, dit le « chien courant de Beria », que Koboulov lui-même qualifie d’analphabète. C’est un parfait exemple du matériau humain dont Beria et ses proches construisent l’appareil du NKVD. Pendant la Première Guerre mondiale, fait prisonnier par les Allemands, il accepte d’entrer dans la « légion géorgienne », montée par eux en Turquie ; en 1918, officier dans l’armée du gouvernement menchevique géorgien, il est arrêté pour le meurtre d’un milicien. Il entre ensuite dans la Tcheka.

Ces brutes du Guépéou-NKVD, organisateurs réguliers de beuveries interminables, pillent leurs victimes après les avoir torturées. Ainsi l’agent Savitski, arrêtant un certain Soultanichvili qui portait une vareuse de bonne qualité, la lui arrache et s’en habille aussitôt. Normalement les objets confisqués lors des perquisitions doivent être transmis à la section financière du NKVD, qui les met en vente à des prix très bas dans ses magasins spéciaux et secrets, réservés à ses propres agents. Il s’agit donc d’un pillage institutionnel, qui déchaîne les appétits individuels.

Nommé en 1937 chef adjoint de la section politique secrète du NKVD de Géorgie, Davkianidzé témoigne en 1953 : « Les deux bureaux de la section politique secrète avaient été transformés, sur l’ordre de Bogdan Koboulov, en dépôt des valeurs confisquées au domicile des individus arrêtés : bijoux en or, argent, fusils de chasse coûteux, pièces d’étoffe, fourrures, appareils photo […] Ces valeurs et ces objets étaient confisqués par Koboulov107 » et quatre de ses camarades. En 1953, Karanadzé, cadre du NKVD, devenu vice-ministre de l’Intérieur de Géorgie, affirme que les femmes de Goglidzé, Berichvili, Koboulov passaient dans les appartements des gens arrêtés, et raflaient les valeurs et les objets qui leur plaisaient. Une fois même, affirme-t-il, elles se sont battues entre elles pour le partage du butin.

Ce pillage artisanal débouche sur la corruption organisée. D’après son ami Lioudvigov, en 1938 Bogdan Koboulov se voit attribuer une datcha sur le fonds immobilier du NKVD et la fait restaurer sur le budget du même NKVD. Cette corruption, gangrène la bureaucratie, particulièrement la Sécurité d’État, pour qui les possibilités de pillage sont les plus vastes. Mais l’histoire a parfois des vengeances cruelles : Goglidzé est fusillé le 23 décembre 1953 ; sa veuve garde les pierres précieuses et les bijoux raflés ; trente ans plus tard, le 29 octobre 1984, un cambrioleur, attiré par la rumeur sur ce trésor, assassine la veuve et sa fille.

L’« Histoire » signée de Beria est publiée à Moscou en 1936. Propulsé sur le devant de la scène, il vient régulièrement dans la capitale où il mène la vie tapageuse de la nomenklatura, qui danse sur les os des vieux révolutionnaires, même fidèles à Staline. Il fait la fête, bamboche sans limites. Un certain Jbankov, ancien tchékiste, séjourne dans l’appartement au-dessus de celui qu’occupe Beria à Moscou ; il se plaint à son ami, le professeur Soloviev, de ne pas connaître alors un seul instant de tranquillité. « Beuveries, cris, femmes, chansons, danses, fumée, boucan de tous les diables » animent les jours et les soirées. Soloviev, en visite un jour, est édifié : « Dans l’escalier le bruit était assourdissant. Des deux côtés les portes étaient ouvertes. En fait Beria occupait les deux appartements [de l’étage]. Des hommes et des femmes ivres gueulaient108. » C’est la vie joyeuse de la nomenklatura « socialiste », avec la bénédiction de Staline.

Beria s’emploie à promouvoir son image en Géorgie, comme font dans leur République les premiers secrétaires des partis ukrainien, biélorusse, kazakh… Staline en prend ombrage et décide de liquider ces cultes, répliques dérisoires de celui qu’il entretient depuis 1929, à son profit, dans toute l’URSS. Pavel Postychev, premier secrétaire du PC ukrainien, membre du bureau politique, inaugure la série en 1937. Mais personne ne s’en rend compte.

Désormais, dans toute la Géorgie, les portraits, voire les bustes de Beria fleurissent dans les locaux gouvernementaux et administratifs, en première page des journaux, sous ceux de Staline dont les éditoriaux chantent la gloire, et plus modestement celle de Beria. Des entreprises, sovkhozes et kolkhozes prennent son nom. Un simple appartement ne lui suffit plus et, au tout début de 1936, il déménage dans une belle maison au centre de Tbilissi, rue Machabeli, et se fait construire une vaste villa aux murs blancs, entourée d’un immense parc au bord de la mer. Il a choisi un emplacement à Gagra, non loin de la villa de Staline, prouvant ainsi son appartenance aux couches supérieures de la nouvelle aristocratie.

Le 11 juillet 1936, un article émanant de Beria, dans le journal Zaria Vostoka, annonce le suicide de Khandjian, le premier secrétaire du PC arménien, qui, quelques mois plus tôt, écrivait : « Gloire au disciple fidèle de Staline, à l’éminent dirigeant des bolcheviks de Transcaucasie, Lavrenti Beria109. » Son geste est condamné : « manifestation de lâcheté, inadmissible en particulier pour le dirigeant d’une organisation du Parti ». « Le camarade Khandjian […] a manifesté une vigilance insuffisante pour démasquer les éléments nationalistes et trotskystes contre-révolutionnaires. Prenant conscience de ces fautes, il n’a pas trouvé en lui le courage de les corriger et il s’est résolu au suicide. » Seule circonstance atténuante : il souffrait de tuberculose.

Cet article a suscité le doute sur les conditions réelles de cette mort. Selon plusieurs historiens, dont Anton Antonov-Ovseenko, Beria l’aurait abattu dans son propre bureau, enroulé dans un tapis, ramené chez lui à Tbilissi, puis il aurait organisé la mise en scène d’un suicide. Que Beria ait voulu liquider Khandjian pour obéir à Staline qui exigeait le renouvellement complet de l’appareil dirigeant du parti – cette hypothèse est vraisemblable. Mais qu’il l’ait abattu de sa propre main en ferait un vulgaire tueur.

L’élévation du NKVD au dessus des cadres du Parti, se traduit par un fait très significatif dans un système de castes. L’historien Oleg Khlevniouk le souligne : « Si auparavant les tchékistes rencontraient les cadres du Parti dans les mêmes clubs et passaient leurs vacances dans les mêmes maisons de repos, aujourd’hui des clubs et des maisons de repos particulières ont été aménagés pour eux seuls110. »

Le fils du vice-commissaire du NKVD, Joukovski, en témoigne aussi. Avant d’être promu adjoint de Iejov, Joukovski était l’un des soixante membres de la commission de contrôle du Parti, dirigé par Matveï Chkiriatov, qui n’avait pas hésité à protester contre la trop faible condamnation infligée à son propre frère, coupable d’un petit délit. À cette époque la famille Joukovski, l’été, s’installait dans une simple datcha avec trois autres familles de bureaucrates de même rang. Dès qu’il accède au sommet du NKVD, Joukovski se voit attribuer « une splendide villa à un étage, utilisable l’hiver, avec toutes les commodités, des meubles marquetés, de la vaisselle de cristal, une salle de billard, un court de tennis et un garage111 ». On lui fournit un chauffeur, et sa femme reçoit une voiture personnelle. Ces avantages préparent le NKVD à accepter la tâche sanglante à laquelle Staline le destine.

En septembre 1936, après le premier procès de Moscou qui, en août, condamne à mort seize communistes, dont Kamenev et Zinoviev – ancien président de l’Internationale communiste –, Staline limoge Iagoda de la direction du NKVD et le remplace par Nicolas Iejov.

En octobre, Beria fait arrêter sept vieux dirigeants du PC géorgien (dont Boudou Mdivani et Mikhaïl Okoudjava), qui s’étaient dressés contre la russification de Staline en 1922-1923 et dont certains avaient collaboré avec Trotsky en 1923-1924. Les accusations reprennent la litanie rituelle : participation à l’assassinat de Kirov – dans la lointaine Géorgie ! –, appartenance à un « groupe terroriste trotskyste », contacts avec des services d’espionnage étrangers, liens personnels avec Trotsky… Le procès-verbal saisi chez Mdivani illustre la pauvreté de l’imagination des services de Beria et l’ampleur de la censure exercée contre les derniers écrits de Lénine. Il stigmatise en effet « le document trotskyste contre-révolutionnaire connu sous le nom de “Testament de Lénine” ; le document trotskyste contre-révolutionnaire sur la question nationale [les deux documents de Lénine sur la question des nationalités et sur l’autonomie dénonçant le chauvinisme russe de Staline] ». Ainsi la possession de trois textes de Lénine prouve que Mdivani appartient à une organisation troskyste…

À la fin d’octobre, le pays fête bruyamment le cinquantième anniversaire de Sergo Ordjonikidzé, qui lui-même le célèbre à Kislovodsk, ville de cure où il se soigne. Beria, sur ordre de Staline, fait arrêter en Géorgie son frère aîné Pavel, dit Papoulia. Impulsif et coléreux comme son cadet Sergo, Pavel n’avait pas sa langue dans sa poche. Sans doute persuadé d’être protégé par son nom, qui va pourtant bientôt coûter cher à ceux qui le portent, il se permet de mettre en cause les décisions du sommet. Depuis 1929, Staline ne tolère plus de telles libertés. En décembre 1936, une note arrive à la direction du NKVD de Géorgie : « Au printemps 1935, le trotskyste Papoulia Ordjonikidzé a critiqué Beria en termes grossiers112. »

Sergo Ordjonikidzé, furieux, convoque Baguirov pour négocier la libération de son frère. Il appelle Beria qui, au mépris de l’ordre hiérarchique, éconduit ce membre du bureau politique. Staline à son tour l’éconduit. Staline inaugure un procédé qu’il va largement utiliser jusqu’à sa mort : il fait arrêter la femme, le fils, le frère ou la sœur d’un collaborateur pour faire pression sur lui et tester sa docilité : Staline fera ainsi arrêter la femme de Molotov, d’Andreiev, de Kalinine, le frère de Kaganovitch. Celui qui proteste se condamne. Ordjonikidzé proteste. Mais on ne sait jamais. Et si Ordjonikidzé revenait en faveur demain ? Beria se méfie. Début novembre le frère cadet d’Ordjonikidzé, Ivan, dit Valiko, est accusé d’exprimer sa sympathie pour les trotskystes et de clamer l’innocence de son frère Pavel. Interrogé par le NKVD, il confirme ses propos et affirme que son frère et d’autres seront bientôt libérés. Par qui ? Sans doute sur l’intervention de Sergo. Valiko est aussitôt licencié de son travail. Sergo Ordjonikidzé proteste auprès de Beria qui, une semaine plus tard, le rassure. Il a convoqué Valiko qui a répété ses déclarations… mais Beria l’a fait réintégrer le jour même à son poste de travail.

En revanche, Beria a probablement joué un rôle dans un incident, qui a contribué à détériorer les relations entre Ordjonikidzé et Staline. Fin novembre, ce dernier exige qu’Ordjonikidzé lui remette les lettres critiques que Vissarion Lominadzé lui avait adressées en 1929. Le 4 décembre, à l’ouverture du plénum du comité central, Staline les communique avec un commentaire tranchant, transmis aussi à Ordjonikidzé, blâmé pour n’avoir pas livré lui-même les lettres incriminées : « Si le comité central avait eu en main à cette époque ces lettres de Lominadzé, il n’aurait en aucun cas donné son accord pour le nommer au poste de premier secrétaire du comité de Transcaucasie113. »

Comment Staline avait-il appris l’existence de ces lettres ? Sans doute sur dénonciation de Beria ; même s’il ne dirigeait plus le Guépéou-NKVD de Géorgie depuis 1931, il y avait encore ses hommes en place. Informé de la disgrâce officieuse d’Ordjonikidzé, il s’est sans doute empressé d’en informer Staline.

En 1953, Beria fut accusé d’avoir provoqué l’arrestation de Pavel Ordjenikidzé, puis sa mort. Vorochilov dénonça au comité central de juillet « le rôle ignoble joué par Beria » dans l’existence d’Ordjenikidzé, qu’il « a tout fait pour salir auprès de Staline ». « Sergo Ordjonikidzé a raconté sur Beria, non seulement à moi mais à d’autres camarades, des choses effrayantes114 », que d’ailleurs il ne précise pas ! Andreï Andreiev est catégorique : « On peut ne pas douter qu’Ordjonikidzé est tombé victime des intrigues de Beria115. » Il ne cite pas pour autant le moindre fait. Anastase Mikoyan, confirme alors, en déclarant : « Je me rappelle avoir discuté avec Ordjonikidzé quelques jours avant sa mort. Il allait et venait, très ému. Il s’interrogeait : “Je ne comprends pas pourquoi Staline ne me fait pas confiance. Je suis absolument fidèle à Staline et je ne veux pas de conflit avec lui, je veux le soutenir et il ne me fait pas confiance. Les intrigues de Beria jouent là-dedans un grand rôle. Beria, de Tbilissi, donne au camarade Staline des informations erronées et Staline le croit”116. »

Svetlana Allilouieva reprend cette version.

Mais, dans ses mémoires, Mikoyan en soutient une autre. En 1953, tous les dignitaires du régime veulent protéger la mémoire de Staline et donc chargent Beria. Mikoyan expose la vérité : la rupture entre Staline et Ordjonikidzé est due à leur désaccord, auquel Beria est étranger, sur le « sabotage » et les « saboteurs ». Mikoyan écrit : « Lorsqu’on se mit à accuser les cadres de l’économie de sabotage et de trotskysme, Sergo a dû défendre les camarades, qu’il connaissait bien comme des gens honnêtes et dévoués. » Ordjonikidzé, ajoute-t-il, devait présenter au comité central de février un rapport sur le sabotage dans l’industrie, destiné « non seulement à justifier les arrestations déjà faites, mais plus encore leur nécessité ».

Il confie une enquête à un petit groupe de confiance, qui conclut, deux semaines avant le comité central, qu’il n’y a aucun sabotage, seulement des insuffisances et des erreurs. « Ordjonikidzé me disait qu’il ne comprenait pas ce qui se passait. » Comment pouvait-il informer le comité central sur un sabotage dont ses collaborateurs lui démontraient l’inexistence ? Un soir de la mi-février, Mikoyan et Ordjonikidzé se promènent autour du Kremlin avant d’aller dormir et Mikoyan écrit : « Nous ne comprenions pas ce qui se passait avec Staline. Comment jeter en prison et fusiller tant de gens honnêtes, sous le prétexte de sabotage ? Sergo […] déclara : “Je ne peux plus travailler avec Staline, je vais me suicider”117. » Comment auraient-ils deviné, en effet, que Staline a décidé – à l’exception de quelques survivants destinés à faire vitrine – de liquider la génération des cadres du Parti et de l’État formés pendant la révolution, la guerre civile et la NEP – cette génération qui l’a fait roi et qu’il veut remplacer par des créatures à lui qui lui devront tout ?

Beria, aux ordres, obéit à Staline qui entend faire payer à Ordjonikidzé les lettres cachées de Lominadzé et sa résistance à la chasse aux saboteurs imaginaires. C’est ainsi qu’à la fin de décembre il fait exiler Pavel.

La répression monte d’un cran avec le comité central du 4 au 7 décembre 1936. Iejov annonce des arrestations massives de « comploteurs trotskystes », la découverte d’un « centre de réserve » du « Centre antisoviétique », « démasqué » lors du premier procès de Moscou et accusé d’avoir déployé depuis 1931 « une intense activité de sabotage extrêmement nuisible pour notre économie », et multiplié les attentats. In fine, il accuse deux anciens membres du bureau politique, Boukharine et Rykov, hostiles hier à la collectivisation forcée, d’avoir « été au courant de tous les plans terroristes […] du bloc trotsko-zinoviéviste », de n’en avoir rien dit et donc d’en être complices. L’assistance semble pétrifiée. D’après le procès-verbal, la lecture du rapport de Iejov ne suscite aucun signe d’approbation. À une exception près : Beria, pour plaire à Staline, hurle : « Quel salaud ! Quelle canaille ! Quelle honte ! Les fumiers ! Il n’y a pas de mots pour les qualifier118 », à chaque citation des noms de Boukharine et de Rykov. Boukharine tente de se défendre. En pure perte, puisque Staline reproche à ces vieux bolcheviks non ce qu’ils pensent, mais ce qu’ils sont.

Comme Boukharine, à la fin du comité central, tente de lui rappeler ses mérites dans la révolution, Staline le rabroue : « Personne ne les conteste, lui dit-il. Mais Trotsky aussi en a. D’ailleurs, personne n’a devant la révolution autant de mérites que Trotsky, entre nous soit dit119. » Si personne n’avait autant de mérites devant la révolution que Trotsky et si les seize du procès de Moscou ont été fusillés pour de prétendus liens avec lui, c’est donc que les mérites en question sont devenus une charge.

En juillet 1957, devant le comité central, un membre du secrétariat, Aristov, ironise sur la campagne contre le sabotage : « Des pièces défectueuses ? Sabotage ! Interruption dans le travail ? Sabotage ! Non-respect de l’horaire ? Sabotage ! Bref, les infractions dans la production, c’est du sabotage, l’œuvre de saboteurs et d’espions120. » On reconnaît là le mécanisme de tous les procès.

La vie du régime est secouée d’intrigues permanentes, pas toujours favorables à Beria. L’un des responsables du NKVD d’Azerbaïdjan, Nodev, répand sur lui des propos peu flatteurs. Le 25 décembre 1936, le bureau politique du PC d’Azerbaïdjan, réuni par Baguirov, informe Iejov par télégramme de sa décision de limoger Nodev « pour un inadmissible bavardage calomniateur antiparti contre le camarade Lavrenti Beria121 ». En décembre 1937, Iejov fera arrêter Nodev… qui sera fusillé sous Beria. Le 5 janvier 1937, s’ouvrent à Moscou les dix jours de la Géorgie où les danses folkloriques succèdent aux hymnes à la gloire de Staline. Beria est à l’honneur. Il parade dans la loge gouvernementale aux côtés de Staline qui la veille l’a reçu dans son bureau au Kremlin. Il le recevra encore une fois le 14, sans doute les deux cas pour discuter d’Ordjonikidzé dont la disgrâce est de plus en plus manifeste.

À Moscou, l’atmosphère s’alourdit, Staline continue à présenter les ratés et les difficultés du « socialisme dans un seul pays » comme les effets d’un « sabotage », ordonné de l’étranger par Trotsky et mis en œuvre en URSS par ses agents imaginaires. Le 23 janvier, s’ouvre le procès du « Centre antisoviétique trotskyste » qui vise deux personnalités : l’un nommé (Trotsky), l’autre jamais cité, le commissaire à l’Industrie lourde, Sergo Ordjonikidzé, qui a tenté de s’opposer à la campagne contre le prétendu « sabotage » et dont un frère vient d’être condamné à l’exil. Piatakov, à la fois ancien trotskyste et premier adjoint d’Ordjonikidzé, est donc le principal accusé. Dix des dix-sept inculpés sont des dirigeants du commissariat à l’Industrie lourde, stigmatisé comme un nœud de saboteurs, téléguidés par Trotsky au bénéfice de Hitler et de l’empereur du Japon ! Rallié à Staline depuis 1929, Piatakov a été nommé en 1930 adjoint d’Ordjonikidzé à la tête du commissariat à l’Industrie lourde, et responsable des plans quinquennaux. S’écartant de la politique, il a mis toute sa passion et toutes ses capacités dans l’industrialisation du pays. Au XVIIe congrès, en 1934, il est réélu au comité central. Dans la Pravda du 21 août 1936 il rend un hommage public « à notre grand Staline, continuateur et créateur du nouveau développement de la ligne générale tracée par Lénine ». Le NKVD l’arrête quelques jours plus tard. Accusé d’activité contre-révolutionnaire, de sabotage et d’espionnage, il est condamné à mort, le 30, avec treize autres accusés, dont l’ancien secrétaire du comité central Serebriakov, accusé d’avoir voulu assassiner Staline et Beria, et livrer toute la Transcaucasie à des puissances étrangères. Ils sont exécutés aussitôt.

Au lendemain du procès, Trotsky écrit : « Aucun bureaucrate ne se sent désormais en sécurité. Staline possède des dossiers sur tous les personnages politiques ou administratifs de quelque importance […] Il peut à tout moment renverser et briser n’importe lequel de ses collaborateurs, y compris des membres du bureau politique. Jusqu’à 1936, grâce à ses dossiers, il s’est contenté de violer la conscience des gens, les obligeant à dire des choses qu’ils ne pensaient pas. Depuis 1936 il a commencé ouvertement à jouer avec les têtes de ses collaborateurs. Une nouvelle période s’est ouverte : avec l’aide de la bureaucratie, Staline écrasait le peuple ; aujourd’hui il terrorise la bureaucratie elle-même122. » Propos prophétiques. Sept mois plus tard, Trotsky ajoute : « Staline sera demain un fardeau pour la caste dirigeante123 », qui n’arrivera jamais à s’en débarrasser et devra attendre sa mort pour soupirer de soulagement.

Ordjonikidzé, déstabilisé par l’exil de son frère Pavel et la condamnation à mort de son ancien adjoint Piatakov, craque : le 17 février, il se suicide. Staline se précipite aussitôt chez lui, flanqué de Molotov, Jdanov, les membres du bureau politique et quelques autres dignitaires. Parmi eux, Beria. À sa vue, la veuve d’Ordjonikidzé, Zinaïda, le traite de gredin et veut le gifler. Beria s’esquive. Selon le frère aîné d’Ordjonikidzé, Constantin, qui raconte la scène, Beria ne remit plus les pieds chez eux. Staline exige que la mort soit officiellement attribuée à une crise cardiaque. Le lendemain se déroulent les obsèques solennelles d’Ordjonikidzé ; Beria figure à la tribune du Mausolée.

Staline ne prononce pas un mot sur la tombe de son vieux camarade. Khrouchtchev, l’un des quatre commis à la corvée, impute la mort d’Ordjonikidzé à Piatakov, « l’espion, l’assassin, l’ennemi du peuple […] dont le travail contre-révolutionnaire a précipité la mort de notre cher Sergo124 ». Dans son rapport secret au XXe congrès du PCUS en 1956, il l’attribue aux malversations de Beria, sous la pression duquel « Staline poussa Ordjonikidzé lui-même au suicide125 ». Au XXIIe congrès, en 1961, Khrouchtchev ne mentionne plus Beria : « Ne voulant plus avoir affaire à Staline et partager la responsabilité de ses abus de pouvoir, Sergo décida de se suicider126. » La vérité est plutôt fluctuante.

Le comité central réuni peu après, fin février-début mars 1937, donne à la terreur contre le parti communiste une nouvelle dimension. Malenkov indique que 266 000 membres du Parti en ont été exclus au cours de l’année 1936. Cette saignée en annonce une pire. Staline, dans son rapport final, dénonce l’« insouciance politique » des cadres du Parti, qui n’ont pas réagi aux « signaux et avertissements » donnés sur « l’activité terroriste et d’espionnage du bloc trotskyste-zinovieviste », se demande d’où vient « la badauderie, l’insouciance, la cécité » de ces cadres qui semblent naïvement surpris, car ils « ont laissé échapper le fait que le trotskysme est devenu une bande de saboteurs dépourvus de principes, d’agents de diversion et d’assassins agissant sur ordre des services d’espionnage des États étrangers ».

Il formule un autre avertissement : la bureaucratie dirigeante est divisée en clans et cliques, constitués autour d’un secrétaire régional qui les protège en échange de leur soutien selon leurs intérêts propres. Staline dénonce cette reproduction locale d’un système qu’il a lui-même instauré au sommet. Il pointe deux satrapes, Mirzoyan et Vaïnov : « Le premier a traîné avec lui au Kazakhstan, de l’Azerbaïdjan et de l’Oural où il travaillait précédemment, trente à quarante de ses hommes » à lui « qu’il a installés de même aux postes dirigeants au Kazakhstan. Le second aussi a traîné derrière lui à Iaroslavl, du bassin du Donets où il exerçait auparavant, plus d’une dizaine de ses hommes à lui et les a installés de même aux postes dirigeants ». Ces féodalités font obstacle à son pouvoir absolu et menacent son monopole en cristallisant des intérêts particuliers : « En choisissant comme collaborateurs des hommes qui leur sont personnellement dévoués, ces camarades voulaient manifestement se créer un climat d’indépendance […] à l’égard du comité central127. » C’est-à-dire de Staline et de son propre clan. Or les secrétaires de régions et de territoires sont tous des Mirzoyan et des Vaïnov, dont la liquidation est un avertissement pour tous.

Comme un certain Pakhomov se glorifie d’avoir recensé dans son commissariat à la Navigation fluviale « soixante-dix-sept ennemis du peuple, dont les deux tiers sont arrêtés », Staline ricane : « Ce n’est pas beaucoup. » Pakhomov se rattrape aussitôt : « Camarade Staline, je vous ai dit que ce n’était qu’un début. » La salle éclate de rire. La majorité des rieurs seront bientôt arrêtés. Iejov déclare : « Le discours du camarade Pakhomov est plus que modeste128. » Cette modestie en matière de répression lui coûtera la vie.

Staline est obligé de moissonner large. À tous les niveaux du Parti et de l’appareil d’État on trouve des mécontents, qui se taisent mais n’en pensent pas moins. Un exemple parmi d’autres : le 16 juin 1937, le NKVD arrête Soubbotine, directeur de l’usine de gazogène de Krasnoiarsk. Le second fils de Trotsky, Serge Sedov, ingénieur compétent et apolitique, y travaille. Soubbotine est bien entendu accusé d’avoir fondé et dirigé une organisation terroriste de « trotskystes » et de « droitiers », coupable de sabotages, d’espionnage et d’attentats. Il nie cette fable grossière, mais non ses désaccords politiques : « Je ne pouvais accepter le régime intérieur du Parti qui privait le militant du droit de formuler son avis sur sa politique. » Il ne partage pas non plus la politique « débouchant sur les répressions de masse, et des procès utilisés parfois de façon tout à fait infondée […], ni les rythmes de l’industrialisation qui débouchent sur la dégradation de la situation matérielle des ouvriers129 ». Le NKVD le fusille le 13 juillet 1938.

Les Soubbotine se comptent alors par centaines, voire par milliers : à côté des parasites arrogants que sont les bureaucrates du Parti, nombre de ces directeurs ou chefs de chantier, issus des couches profondes du peuple, veulent construire l’industrie soviétique. Ils croient édifier le socialisme en URSS et n’adhèrent pas, comme Ordjonikidzé, à la campagne contre le « sabotage » et les « saboteurs ». Staline doit liquider ces gêneurs. C’est ce qu’il organise avec Iejov, qu’il reçoit presque chaque jour dans son bureau du Kremlin en 1937, pour planifier la gigantesque saignée qu’il organise dans le pays et dans le Parti.

Les imprécations rituelles contre les « saboteurs trotskystes » ou « trotsko-droitiers » préparent une répression de masse à double détente, dont Beria est le grand organisateur en Géorgie : d’un côté, la liquidation de cadres et militants du Parti, souvent membres de la génération de la révolution ; de l’autre, une terreur de masse dont les objectifs sont définis par l’ordre opérationnel du NKVD n° 00447 du 30 juillet 1937, concernant deux groupes à épurer massivement : un groupe social aux frontières vagues, allant des « koulaks » libérés à l’expiration de leur peine aux « éléments socialement nuisibles », et à divers groupes nationaux : Polonais, Allemands soviétiques, Lettons, Finlandais, Grecs, Estoniens, Roumains, Coréens.

Cette gigantesque purge a deux buts : d’un côté, démanteler les petites bureaucraties tentaculaires locales, installées avec leurs réseaux de solidarités et leur clientèle, en donnant carte blanche à la police politique (le NKVD), hissée au-dessus du Parti lui-même pour le contrôler, le terroriser, le décimer ; de l’autre, terroriser la masse de la population en frappant ses couches les plus fragiles.

Face à la guerre qui menace, Staline sait que la cohésion sociale de l’Union soviétique est fragile, que les causes de mécontentement, voire de révolte, sont nombreuses. En liquidant la vieille couche dirigeante du Parti, il se débarrasse d’un groupe de sceptiques ; en liquidant les clans locaux, il prétend renforcer le pouvoir central ; en envoyant dans l’autre monde ou au goulag des centaines de milliers de membres de minorités nationales, il élimine des éléments jugés instables et pense ainsi renforcer la cohésion sociale sous la houlette de son propre clan. Le calcul produit l’effet exactement inverse : les nazis n’auront aucune peine à trouver des collaborateurs parmi ces victimes. Molotov déclarera plus tard : « 1937 était indispensable […] Il restait de nombreux ennemis de tous bords, prêts à s’unir avec les fascistes ; grâce à 1937, nous n’avons pas eu de cinquième colonne durant la Grande Guerre patriotique130. » Mais Molotov s’aveugle ou ment : l’armée Vlassov, où s’engagent des centaines de milliers de prisonniers soviétiques pour ne pas mourir de faim, ou par haine du régime policier répressif, ou pour les deux raisons cumulées, et les groupes nationalistes ukrainiens antisoviétiques formèrent bel et bien la seule authentique et redoutable cinquième colonne !

Dans son offensive contre Ordjonikidzé, Staline, au début d’octobre 1936, a ordonné au NKVD d’arrêter deux de ses protégés : Vartanian, secrétaire du comité de ville de Taganrog, et Gogoberidzé, secrétaire d’un comité d’usine dans le territoire de la mer Noire. Tous les deux seraient des « trotskystes déguisés ».

Lors du plénum du comité central, Staline se déchaîne contre les deux hommes et, à travers eux, contre leur protecteur défunt à qui il reproche de s’être « gâté le sang » pour défendre ces « fripouilles »131. Beria saute sur l’occasion pour se faire bien voir du maître : il interrompt plusieurs fois Cheboldaiev, premier secrétaire du comité territorial du Nord-Caucase, que Staline se prépare à liquider dans l’affaire de ces deux « trotskystes déguisés ». Certes, Cheboldaiev peut être soupçonné d’ironiser quand il énumère une liste de prétendus ennemis du peuple, qui présentaient d’excellents résultats et réalisaient, voire dépassaient, le plan. Beria le coupe plusieurs fois pour s’étonner qu’il ait promu ces Vartanian et Gogoberidzé, plus un troisième homme, un certain Ossipov, dont il dit : « Nous l’avions chassé de Transcaucasie, exclu du Parti et vous vous l’y avez réintégré. » Puis Beria lui pose la question qui tue : « Qui avez-vous contrôlé et démasqué, en fait132 ? » Cheboldaiev bafouille. Son sort est scellé. Beria a signé son exécution.

D’emblée, Beria dans son discours salue « la signification historique du rapport du camarade Staline sur les insuffisances du Parti dans les liquidations des trotskystes, des gens à double face, des saboteurs qui se cachent dans les organisations du Parti ». Il dénonce ceux qui ont dirigé le parti communiste géorgien avant lui, affirme que la première tâche de son équipe a été d’éliminer « les éléments contre-révolutionnaires, antisoviétiques et autres, les mencheviks, les trotskystes ». Au lendemain de l’assassinat de Kirov, affirme-t-il, « 780 trotskystes et zinovievistes ont été exclus du parti en Géorgie » et, en 1936, « 1 050 trotskystes et zinovievistes ont été arrêtés en Géorgie133 ». Ils cèdent la place à 1 050 nouveaux cadres dont Beria chante la valeur : la jeune génération montante remplace la génération descendante… et descendue.

Malgré sa brutalité, son intervention ne se distingue guère de celles des autres membres du comité central, qui s’acharnent tous à dénoncer les trotskystes, étiquette que Staline colle sur tous ceux qu’il veut liquider, y compris la majorité des membres de ce comité central lui-même. Beria, de retour en Géorgie, convoque les cadres du NKVD de la République et les invite à « renforcer la lutte contre les éléments ennemis et en particulier contre les trotskystes et les droitiers ». Selon Goglidzé, il leur ordonne de passer à tabac ceux qui refuseraient d’avouer leurs crimes.

Le lancement des plans quinquennaux a provoqué la création de brigades d’émulation socialiste : les ouvriers d’une usine lancent à une autre un défi : dépasser le plan de 10, 20 ou 30 %. C’est l’occasion de communiqués de presse triomphalistes et mensongers, accompagnés de scènes de beuveries.

Plus discrète mais beaucoup plus sanglante est l’émulation qui oppose les cadres du NKVD : il s’agit de démasquer le plus d’« ennemis du peuple », de trotskystes déguisés ou de nationalistes bourgeois dissimulés, de découvrir le plus de complots et d’obtenir le plus d’aveux en tous genres. On cogne et on torture sans mesure.

L’interrogatoire en 1953 des proches de Beria révélera leur férocité. Des individus meurent sous les coups pendant les interrogatoires, parfois même dès le premier. Ainsi, en novembre 1937, Beria arrête le représentant de la république de Géorgie près le gouvernement de l’URSS, Vermichev. Kriman l’interroge si brutalement que, le lendemain, il meurt dans sa cellule. En décembre 1936, une note arrivée à la direction du NKVD de Géorgie a accusé l’ancien commissaire à la Sécurité sociale de Géorgie, Vachakidzé, membre du parti bolchevique depuis 1908, d’avoir aidé des individus plus tard reconnus comme trotskystes en leur fournissant des billets de chemin de fer – produit il est vrai très déficitaire en URSS, comme d’ailleurs tous les produits. Le 15 juin 1937, Khazan, l’un des enquêteurs – lui-même traité plus tard de trotskyste –, l’arrête sur ordre de Beria. Il l’interroge et le prévenu meurt aussitôt après dans sa cellule. Les médecins concluent, rituellement, à une crise cardiaque.

Une autre distraction consiste à frapper les condamnés avant leur exécution. Ainsi, le jeune Amaiak Koboulov, sous le regard complaisant de son frère, et les Kriman, Khazan, Savitski, Paramonov, Lazarev, après avoir vidé force verres de vodka, molestent les condamnés à mort ligotés au poteau d’exécution à coups de crosse de revolver avant de les faire fusiller. L’aîné des Koboulov semble trouver un vif plaisir à ce spectacle. Aucun témoin ne signale la présence de Beria dans ce genre de divertissement.

C’est cela, l’homme nouveau stalinien, magnifié dans des sculptures qui ressemblent étrangement aux sculptures nazies. Le 23 mai 1962, des survivants exposent les méthodes de Kaganovitch – l’un des accusateurs de Beria en juillet 1953 : injures, gifles et coups de poing, crachats au visage… C’est la démocratie stalinienne. Beria se contente le plus souvent d’injures et de menaces.

Beria a nommé l’un de ses proches, Nadaraia, chef de la prison intérieure du NKVD de Géorgie à Tbilissi. Ils vont régulièrement ensemble à la pêche, l’un des loisirs favoris des bureaucrates. Nadaraia observe un rituel sauvage : il convoque un à un les condamnés à mort dans son bureau, vérifie leur identité, puis ses assistants les rouent de coups ; parfois le camion emporte un ou deux cadavres au poteau d’exécution. En 1939, Beria nomme ce Nadaraia chef adjoint de sa garde personnelle, dont en 1953 il devient le chef.

Tout au long de l’année 1937, Beria fait déferler une vague de terreur sur la Géorgie. À son procès de 1953, Roudenko lui présente une liste interminable de victimes, signée par lui et accompagnée d’un commentaire laconique, mais éloquent : « travailler fortement » ou « vigoureusement » (c’est-à-dire passer à tabac). Devant les treize tomes que constituent cette liste, Beria bafouille deux excuses : « Je n’avoue pas que j’ai agi dans des buts contre-révolutionnaires, mais je reconnais qu’il s’agissait de violations grossières de la loi et que des innocents ont pu en être victimes, calomniés à la suite de méthodes d’instruction illégales. » Puis il tente de se défausser piteusement sur ses complices : « J’affirme que j’ai rédigé ces résolutions après des rapports de Goglidzé et de Koboulov134 », qui le chargeront à leur tour, au maximum. Parmi ses victimes figure Sef, deuxième secrétaire du comité de Bakou, à qui le NKVD fait avouer qu’il a préparé en août 1934 un attentat contre Beria et Baguirov.

Au procès, les enquêteurs interrogent Merkoulov sur les instructions données par Beria aux cadres du NKVD de Géorgie, concernant mauvais traitements et tortures à infliger aux victimes. « En ma présence, répond Merkoulov, Beria n’a jamais donné de telles instructions » ; mais, « je savais en 1937 et 1938 que l’on battait les individus arrêtés à Moscou et à Tbilissi. […] Beria ne pouvait pas ne pas [le] savoir135 ». C’est le moins que l’on puisse dire…

Le 4 juin 1937, la mère de Staline, Keke, meurt. Staline se fait représenter par Beria, malgré la tradition qui exige en Géorgie que les enfants assistent aux funérailles de leurs parents. Mais Staline est trop occupé à maintenir sa répression sanglante contre l’appareil du Parti et des secteurs entiers de la population, et absorbé par le procès de chefs militaires (Toukhatchevski, Iakir, Eideman, Kork, Putna, Primakov), jugés à huis clos le 11 juin 1937 et qu’il liquide en prétextant un complot imaginaire avec la Wehrmacht.

Le destin de Beria se joue peut-être au comité central des 24 et 25 juin, d’une durée inhabituellement courte. Le 24 juin au matin, Staline ouvre la réunion – dont on n’a pas retrouvé le procès-verbal – en proposant la liquidation de Boukharine, Rykov et autres « droitiers », en demandant de nouveaux pouvoirs extraordinaires pour Iejov et en invitant les membres du comité central à exprimer leurs soupçons contre d’autres membres. Kaminski répond à cette invitation à la délation en accusant Beria d’avoir travaillé en 1918-1920, à Bakou, pour les services de renseignements des nationalistes moussavatistes, contrôlés par les Britanniques. Il l’accuse aussi d’avoir abattu le premier secrétaire du PC arménien, Khandjian, et fait empoisonner le président du comité exécutif central des soviets d’Abkhazie, Lakoba, pour le compte de Staline. Kaminski en fait trop. Il est immédiatement exclu du comité central et du Parti comme « indigne de confiance », arrêté quinze jours plus tard… et fusillé discrètement.

Pourtant, Kaganovitch écrit à Staline le 27 septembre 1937 : « Kaminski n’était pas seul quand il a prononcé ses calomnies au plénum136 » où Beria avait donc d’autres ennemis. Le 8 juillet 1953, Beria évoqua l’accusation portée alors contre lui par Kaminski et, dit-il, « déclarée sans fondement. Cette question a été à nouveau soulevée en 1938 au comité central du Parti, mais l’accusation n’a pas été confirmée137 ».

Interrogé le 25 octobre 1953 sur cette question récurrente, Baguirov répondra : « Beria ne m’avait rien dit sur le fait qu’il avait servi dans les services du contre-espionnage du gouvernement moussavatiste. Il m’avait raconté qu’il avait prétendument rempli des tâches de renseignement sur mandat de l’organisation bolchevique clandestine, mais il ne m’avait rien dit sur le caractère de ces tâches138. »

Le soir du 24 ou le matin du 25 juin 1937, Pavlounovski, membre suppléant du comité central, rédige à l’intention de Staline une lettre destinée à répondre aux accusations de Kaminski et peut-être inspirée par Beria lui-même.

Pavlounovski y écrit qu’avant son départ pour Tiflis en 1926, le président du Guépéou, Dzerjinski, l’a convoqué et informé en détail que Beria avait travaillé dans le service de contre-espionnage moussavatiste. « Cette circonstance ne devait pas me troubler ni me prévenir contre Beria, car il avait travaillé au su des responsables de Transcaucasie. » Dzerjinski ajoute que Sergo Ordjonikidzé le savait aussi. Deux mois après son arrivée, Pavlounovski va voir Ordjonikidzé et l’informe de ce que Dzerjinski lui a communiqué. Ordjonikidzé lui confirme qu’il est au courant, ainsi que Kirov, Mikoyan et Nazaretian, que Beria était en mission du Parti, donc Pavlounovski « doit se comporter vis-à-vis de lui en toute confiance ». D’ailleurs, insiste Pavlounovski, « pendant mes deux années de travail en Transcaucasie, Ordjonikidzé m’a plusieurs fois dit qu’il appréciait hautement Beria, qu’il était en plein développement et deviendrait un cadre de haute volée, ce que lui-même avait fait savoir à Staline […] Sergo appréciait hautement Beria et le soutenait ». Pavlounovski n’a pas encore vidé la coupe de la flatterie. Deux ans plus tôt, insiste-t-il, Ordjonikidzé lui a déclaré : « Sais-tu que les déviationnistes de droite et autres racailles s’efforcent d’utiliser dans leur lutte contre Beria le fait qu’il avait travaillé dans le contre-espionnage moussavatiste, mais cela ne donnera rien. » Il le rassure : Staline est au courant, c’est lui-même qui l’a prévenu139 ! Mikoyan corrigera, plus tard : « Sergo [Ordjonikidzé] n’a jamais cru en Beria, il le jugeait “louche”140. »

Le malheureux Pavlounovski a un double handicap : il a fait partie des commissions d’enquête envoyées par Ordjonikidzé sur les sites où le NKVD s’enorgueillit d’avoir découvert de grandioses actes de sabotage, mais il a signé des conclusions qui en démentent l’importance, sinon la réalité ; ensuite il ignore que son patron défunt, ledit Ordjonikidzé, n’est plus en odeur de sainteté auprès de Staline et que sa caution ne vaut plus rien. Problème supplémentaire : les trois témoins de moralité avancés par Pavlounovski, tous morts, ne peuvent confirmer les propos qu’il leur prête. Pavlounovski est mal payé de ses efforts ; quelques heures après avoir remis sa lettre à Staline… il est exclu du comité central et du Parti comme traître et agent trotskyste, fusillé le 30 octobre 1937. Son témoignage en faveur de Beria pourrait se retourner en sens inverse si Staline a besoin de faire pression sur Beria : celui-ci, ayant voté l’exclusion de Pavlounovski comme traître trotskyste, savait donc qu’il en était un !

Beria, revenu en Géorgie, continue l’épuration engagée depuis le début de l’année. Le 9 juillet 1937, la Cour suprême condamne à mort Boudou Mdivani, Mikhaïl Okoudjava, Philippe Makharadzé et quatre autres vieux dirigeants du PC géorgien.

Il s’acharne sur l’ancien secrétaire du comité de Transcaucasie, Mamoulia Orakhelachvili. Le 10 septembre 1937, Orakhelachvili est soumis à un interrogatoire vigoureux ; dès le 19, Beria transmet à Staline le procès-verbal des dépositions arrachées à ce dernier, contraint de charger Ordjonikidzé. On reconnaît là la consigne de Staline, scrupuleusement exécutée par Beria. Orakhelachvili décrit le rôle de Sergo Ordjonikidzé dans sa mythique « organisation contre-révolutionnaire », rôle qui se réduit à une « atttitude protectrice et conciliante à l’égard des porteurs d’opinions antiparti et contre-révolutionnaires » sans autre précision. Ses amis se réunissaient chez lui ou, les jours de congé, dans sa datcha et « en l’attendant, menaient des conversations ouvertement contre-révolutionnaires, qui ne cessaient abolument pas à son arrivée ». Enfin, ajoute Orakhelachvili, « dans les faits Ordjonikidzé inspirait notre combat contre-révolutionnaire contre la direction du parti de Géorgie et personnellement contre le secrétaire du comité central du PC de Géorgie, Lavrenti Beria […] Non seulement il encourageait nos attaques contre-révolutionnaires contre Staline et contre […] Beria, mais il donnait le ton à nos conversations contre-révolutionnaires » – toujours aussi imprécises – et, avec trois complices, « menait le combat le plus actif contre […] Lavrenti Beria en répandant sur lui des inventions notoirement calomniatrices et révoltantes141, dont il ne cite aucune. Si l’on enlève de ces « aveux » les formules rituelles (« contre-révolutionnaires », « calomniateurs », « conspirateurs »), dont les enquêteurs enrichissent systématiquement les déclarations qu’ils extorquent, il reste quelques conversations où on critiquait la politique de Staline et l’activité de Beria, voire son passé douteux. Transformer des conversations de cuisine, parfois arrosées, en complots contre-révolutionnaires et en préparatifs d’attentats contre les dirigeants bien-aimés du peuple est un des mécanismes policiers du stalinisme. Lorsque, le 2 novembre 1953, Roudenko soumettra le procès-verbal du 10 septembre à Beria, ce dernier reconnaîtra l’avoir envoyé à Staline, mais prétendra : « Je n’ai jamais rassemblé de documents calomniateurs contre Sergo Ordjonikidzé142. »

Le directeur de l’opéra de Tbilissi, Evgueni Mikheladzé, époux de la belle Ketevan Orakhelachvili – elle-même sœur de Mamoulia – est torturé et abattu par Beria lui-même en cette année 1937143.

Le 30 octobre 1937, le NKVD arrête Ernest Bédia, principal auteur du célèbre livre de Beria sur l’histoire du parti bolchevique au Caucase, et à ce moment-là rédacteur en chef de la revue théorique du PC géorgien, Kommunist. Il lui fait avouer qu’il était au courant d’un attentat prévu contre Beria, mais n’en avait rien dit. L’adjoint de Beria, Savitski, expliquera lui aussi en 1953 que les enquêteurs du NKVD avaient consigne de faire avouer aux détenus qu’ils préparaient un attentat contre Beria.

En août 1937, Beria a fait revenir d’exil Pavel Ordjonikidzé. Il charge Goglidzé de l’interroger. Goglidzé lui fait avouer qu’il a appartenu au groupe terroriste qui a assassiné… Kirov. La Géorgie est pourtant loin de Leningrad. Le 9 novembre, Goglidzé boucle le dossier de Pavel, accusé de terrorisme, d’agitation contre-révolutionnaire et d’appartenance à un groupe de conspirateurs contre-révolutionnaires. Il préside la troïka (organisme de juridiction expéditive composé de représentants du NKVD, du parquet et du Parti) qui, le 13 novembre, condamne à mort l’aîné des Ordjonikidzé – dont le nom est ainsi entaché –, fusillé le jour même.

Puis Beria fait arrêter la femme de Pavel, Nina. Le mandat d’arrêt est signé de son adjoint direct Koboulov. Le 29 mars 1938, une troïka la condamne à dix ans de camp, puis on la ramène du goulag et, le 14 juin 1938, la troïka la condamne à mort ; elle est aussitôt fusillée. En novembre 1953, Koboulov, interrogé par Roudenko, apportera des précisions : « Nina Ordjonikidzé a été accusée d’avoir manifesté son mécontentement de l’arrestation de son mari » et, « comme dans toutes les affaires similaires, elle a été aussi accusée d’avoir exprimé des intentions terroristes à l’égard de Beria144 ». Puisque manifester son désaccord avec l’arrestation de son conjoint ne suffisait pas à envoyer à la mort, on ajoutait donc mécaniquement la volonté de commettre un attentat contre un haut dignitaire. Staline voulait liquider le couple. C’est Beria qui en assume la responsabilité pour exonérer le secrétaire général de cette manipulation.

Pendant ce temps, à l’autre bout de la Transcaucasie, une fois encore sous la protection de Beria, Mir Djafar Baguirov se déchaîne. Chargé d’exécuter le plan de fourniture de laine brute, il le réalise en organisant la rafle de tous les oreillers, couettes et matelas du territoire. Les mécontents sont aussitôt accusés d’agitation antisoviétique. Baguirov rassemble autour de lui une brochette de rustres ignares et avides, dont le goût pour les biens matériels semble perpétuellement inassouvi. Ainsi à la tête du Guépéou d’Azerbaïdjan, il nomme pour lui succcéder – avec l’accord de Beria – un certain Iouvernali Soumbatov, demi-illettré incapable de rédiger son propre curriculum vitae, mais d’une brutalité inouïe. Son passe-temps favori était d’assommer les détenus. Un autre dignitaire du Guépéou azéri, Atakichiev, est un musulman pratiquant.

Quel a été le bilan de l’activité de Beria pendant cette année 1937 ? D’après Simon Montefiore, « Beria, véritable tchékiste professionnel, remplit scrupuleusement son quota initial de 268 950 arrestations et 75 950 exécutions. Ce quota fut ensuite relevé145 ». La population de la Géorgie s’élevait en 1937 à 3 320 300 habitants. Beria aurait fait arrêter pendant la seule année 1937 près de 9 % des habitants de la République. Le bilan total de la Grande Terreur, pour 1937 et 1938, s’élève à environ 1 500 000 arrestations, dont une moitié de condamnations à mort. Beria aurait donc arrêté, à lui seul et dans sa petite Géorgie, plus de 15 % et fait fusiller plus de 10 % de l’ensemble des victimes de toute l’URSS. C’est évidemment faux.

La réalité est suffisamment noire pour ne pas la noircir davantage. Dans une lettre à Staline du 30 novembre 1937, Beria donne lui-même les chiffres des mois précédents : 12 000 arrestations, et, comme « 5 000 d’entre elles s’entassent dans les prisons […] à cause des lenteurs de la procédure », pourtant expéditive, il propose, « pour désengorger les lieux de détention », d’« appliquer la première catégorie [c’est-à-dire la mort] à tous les contre-révolutionnaires coupables d’actes de terrorisme, espionnage ou diversion146 ». Son quota de contre-révolutionnaires exécutés en sera agréablement augmenté. Son bras droit, Bogdan Koboulov, préside en 1937 et 1938 la troïka de Géorgie chargée des répressions accélérées qui, pendant cette période, examine le cas de 1 756 accusés. Il en fait fusiller 1 233 et condamner 514 à de lourdes peines de prison ; seules 9 victimes ont échappé à l’un et l’autre sort, soit 0,7 %. Environ 10 % des membres du parti communiste géorgien sont éliminés.

L’historien russe Khlevniouk, s’opposant à l’idée longtemps répandue et exagérée que la terreur déchaînée en 1937 a surtout frappé les communistes, écrit : « En 1937, sur 937 000 personnes arrêtées il n’y avait que 55 000 membres du Parti, soit 6 %147. » Mais Khlevniouk oublie un détail : parmi ces 937 000 figure une partie non négligeable du million et quelque de communistes exclus depuis 1929, au rythme de 15 à 18 % par an, et qui ne sont plus recensés comme tels. Or leur exclusion pour sympathie réelle ou inventée avec l’opposition en fait des cibles privilégiées de Staline, Iejov et Beria.

L’épuration sanglante à laquelle Beria participe largement dégage la voie aux couches montantes d’une nouvelle aristocratie plébéienne, dont elle assure la domination sociale. L’ancien premier ministre de Boris Eltsine, Egor Gaïdar, évoque la « nomenklatura », qui « accéda aux premiers rôles en 1937 », et dont le premier souci est, selon lui, de réaliser non une « accumulation primitive » du capital mais « sa consommation primitive maximale »148. L’écrivain soviétique David Samoïlov précise : à la veille de l’épuration massive, « l’appareil du Parti comptait encore beaucoup de responsables propulsés à leur poste par la révolution, déjà fortement corrompus et dégénérés, mais qui se souvenaient de l’époque où le Parti était divisé par des luttes et des discussions fractionnelles. […] L’année 1937 était indispensable pour que la bureaucratie du Parti s’installât définitivement aux commandes149 ».

La promotion des Iejov, Beria, Jdanov, Malenkov Khrouchtchev et leurs semblables passe par la liquidation de ces survivants de la révolution de 1917, mal formés à l’obéissance mécanique et au culte du chef qu’ils avaient eux-même promu et qui, si bureaucratisés soient-ils, ont souvent gardé quelques relents et habitudes de l’ivresse révolutionnaire vécue dans leur jeunesse, avant que le Parti ne soit transformé en simple machine à applaudir le chef génial.

Au nom de la nouvelle génération, le journaliste Mikhaïl Koltsov célèbre en février 1938 – avant d’être lui-même liquidé, puisqu’il appartient à la vieille génération ! – l’ascension de millions de « modestes petits rouages » promus à « un travail encore et toujours plus grand, encore et toujours plus important150 ». Au plus fort du massacre qui décime le commandement de l’armée, le commissaire à la défense Vorochilov déclare à une réunion de lieutenants : « Chacun d’entre vous est un maréchal en puissance151 », puisque les maréchaux et la grande majorité des généraux alors en place sont envoyés à l’abattoir. Les représentants de la dernière couche des promus, sans biographie politique, ni attache dangereuse, qui ont commencé leur activité de membre du Parti en applaudissant frénétiquement Staline, ont effectué en quelques mois une ascension parfois foudroyante, qui les a menés d’un poste de technicien de base, de petit fonctionnaire ou de contremaître à un poste de secrétaire de comité de district ou de région, ou de président de comité exécutif du soviet ; ils occupent les appartements construits ou aménagés pour l’élite du Parti et de l’État, se voient attribuer une datcha d’État et une voiture avec chauffeur, ont accès à des maisons de repos confortables et à des magasins privés leur offrant une alimentation, des vêtements, des biens inaccessibles à plus de 90 % de la population. Divine surprise. Leur fulgurante ascension n’exige ni ancienneté ni compétence particulière. Il leur suffit de savoir rabâcher inlassablement quelques refrains staliniens simplistes ponctués à intervalles réguliers de la formule sacrée de « marxisme-léninisme ». C’est à cette plèbe en attente d’une promotion que Staline a lancé son appel, au plénum du comité central de février-mars 1937, par-dessus la tête de ses membres qui n’ont pas saisi ce qui les attendait. Les destinataires de l’appel, eux, en ont vite compris le sens et ont participé avec ardeur au massacre de leurs aînés et des victimes populaires offertes à leur « vigilance » – maître mot du vocabulaire policier stalinien.

L’un des représentants de cette jeune cohorte avide, le lieutenant du NKVD Pavel Mechik – qui sera nommé à partir de 1945 responsable de la sécurité du projet atomique dirigé par Beria, puis ministre de l’Intérieur d’Ukraine en mars 1953 avant d’être fusillé à ses côtés le 23 décembre 1953 – explique la situation en termes simples au secrétaire général des komsomols, Milchakov, arrêté et interrogé par ses soins : « Les gens comme toi ont fait leur temps, même si tu n’es pas vieux. Vous vous accrochez aux vieux fétiches de la démocratie des soviets et du Parti, à l’autocritique […] Vous n’avez pas compris que la situation a changé. Il faut un régime nouveau, rénové, et avant tout un pouvoir fort, dirigé par un “maître” puissant. L’époque de Staline est venue et avec elle celle de gens nouveaux qui occupent toutes les positions dans l’appareil. À l’avant-garde, marche la garde de Staline, les tchékistes. Nous, tchékistes, sommes un parti dans le Parti. Nous allons nettoyer le Parti de toutes ces antiquités comme la prétendue “vieille garde”, et tous les individus liés aux conceptions d’hier. Nous avons déjà viré environ un million de membres du Parti. Les autres seront rééduqués. Ils nous suivront, ils suivront Staline comme des agneaux. Ils occuperont vos places dans tous les appareils152. »

Mechik, à l’époque simple lieutenant, n’a pas inventé cette explication cynique ; il répète ce que Iejov a exposé à ses cadres pendant les réunions préparatoires aux opérations de purge, ce que Iejov lui-même a compris de ses entretiens quotidiens avec Staline tout au long de 1937 et 1938. Le succès de cette entreprise suppose à la fois la corruption accélérée et la purge de l’appareil policier lui-même. Les membres du NKVD sont à l’avant-garde de cette course aux sommets. Mais nul n’échappe au contrôle, pas même les membres du bureau politique, dont cinq seront liquidés au cours de cette tempête. Merkoulov, rapportant à Beria une conversation avec Khrouchtchev et le général Timochenko, écrit : « Je leur ai dit qu’il y avait dans le NKVD beaucoup de salopards, de contre-révolutionnaires, d’individus ayant peu le sens du Parti, que nous, les organes du NKVD, nous avons épurés et épurons ; nous en avons interné et fusillé beaucoup153. » Le régime est paranoïaque, et Staline illustre cette paranoïa sociale et politique collective.

Les « recrues de 1937 » fraîchement promue au pouvoir et ses privilèges, se sentant entièrement redevables envers Staline, éprouvent à son égard un sentiment sincère, teinté de servilité et d’obséquiosité. Ils chantent de bonne foi les louanges de Staline qui leur a ouvert une carrière inespérée. Pour eux le socialisme c’est cela, le marxisme-léninisme c’est cette aventure réussie. Tout le reste n’est que trotskysme et fascisme… C’est ce qu’expriment rétrospectivement les interrogatoires de 1953. Les mesures prises alors par Beria heurteront sur plusieurs points les intérêts de cette couche sociale habituée à son omnipotence bureaucratique et, dès lors, elle applaudira à sa chute.

Les carnets de l’académicien Vernadski contiennent des jugements peu flatteurs sur les « recrues » de la fin des années 30. Ainsi, le 26 avril 1941, il note : « Il n’y a que des voleurs dans le Parti et ils ne pensent qu’au moyen de gagner plus » ; le 17 mai : « Les escrocs et les voleurs se faufilent dans le Parti. » Vernadski attribue cette corruption croissante au « dépeuplement » dû aux répressions massives qui ont frappé les meilleurs militants154. La Géorgie et l’Azerbaïdjan sont les républiques les plus marquées par la corruption. Elles le resteront jusqu’à la chute de l’URSS.

À Bakou, Baguirov se distingue tout particulièrement. Molotov reçoit, pendant les trois premiers mois de 1938, 699 plaintes contre l’arbitraire en Azerbaïdjan, dont 129 concernant des arrestations et des déportations, et 80 des licenciements155. Mais, solidarité bureaucratique oblige, Molotov retourne les plaintes à Baguirov lui-même, qui y remédiera en frappant les plaignants. Il peut d’autant mieux se le permettre que l’étoile de son protecteur Beria ne cesse de monter au firmament bureaucratique. Le procédé se répétera avec une ampleur beaucoup plus grande en 1948, dans les mêmes conditions : l’impunité du baron régional et de sa cour.

Dès la fin de 1937, le bruit d’une promotion de Beria à Moscou circule en Géorgie. En atteste une lettre de Merkoulov à Beria, datée par erreur du 21 novembre 1938 (alors qu’elle est évidemment de 1937 puisqu’en novembre 1938 Merkoulov sera depuis trois mois déjà au côté de Beria à Moscou : « Des bruits circulent ici évoquant ton départ prochain de Tiflis. […] Je te le demande instamment : ne m’oublie pas ! Si tu as effectivement décidé de quitter la Transcaucasie, je te prie avec insistance de me prendre avec toi là où tu vas travailler. La ville et la fonction ne m’intéressent pas : je suis prêt à travailler n’importe où […] Je mènerai à bien toute mission que tu me confieras. En tout état de cause, jamais je ne te jouerai un mauvais tour ! » Et il signe « Toujours à toi ! »156. Cette lettre figurera dans le dossier à charge contre Merkoulov après l’arrestation de Beria. Malgré sa promesse, Merkoulov se parjurera et l’accablera.

À l’aube de l’année 1938, la situation des Républiques est partout similaire à celle que découvre Khrouchtchev lorsqu’il arrive à la tête du PC ukrainien en janvier… et à celle qu’il a laissée dans la région de Moscou : « Il n’y avait plus ni secrétaires régionaux du Parti, ni présidents des comités régionaux des soviets ; […] toute la couche supérieure des cadres du Parti à plusieurs échelons a été anéantie. On changea plusieurs fois les cadres, systématiquement soumis aux arrestations et à l’extermination157. » Les quelques dirigeants rescapés n’osent pas nommer un successeur au traître débusqué, de peur d’être accusés d’avoir promu un possible ennemi du peuple.

Pour tenir en main ses proches et ses subordonnés, Staline s’emploie à les déstabiliser, à les placer constamment dans l’incertitude. La résolution qu’il fait adopter par le comité central à la mi-janvier 1938 a de quoi donner le tournis aux exécutants ; elle exige une nouvelle épuration tout en dénonçant « l’ennemi habilement camouflé, [celui qui] fait habituellement le plus de bruit, se hâte de “démasquer” autant de gens que possible, tout cela pour cacher ses propres crimes et pour détourner l’attention de l’organisation du Parti qui, elle, découvre les ennemis réels du peuple. Homme ignoble à double face, l’ennemi camouflé fait de son mieux pour créer un climat de méfiance excessive […] les organisations du Parti et leurs dirigeants le laissent souvent commander, lui assurent la liberté de calomnier les communistes honnêtes […] Il est grand temps […] de démasquer et d’exterminer l’ennemi camouflé infiltré dans nos rangs, qui tente de cacher son hostilité derrière de faux appels à la vigilance158 ». Beria a bien entendu voté cette résolution. Depuis plus de dix ans les votes ne sont plus qu’une formalité : on vote pour, quoi qu’on pense. Il se heurte néanmoins au même problème que les autres rescapés du comité central : comment distinguer le faux dénonciateur qu’il faut accabler du dénonciateur honnête qu’on doit encourager, repérer l’excès criminel des uns et la passivité tout aussi criminelle des autres ? À chacun de se débrouiller. Staline ne donne pas le mode d’emploi.

Iejov emploie la même tactique : envoyé par Staline en Ukraine le 17 février 1938 pour y abattre 30 000 victimes supplémentaires, il terrorise les cadres du NKVD local qu’il réunit pour les préparer au massacre. Il détient, dit-il, des documents compromettants sur 1 244 des 2 918 d’entre eux, c’est-à-dire sur presque la moitié. Nul ne sait s’il fait partie ou non des 1 244, si bien que chacun s’acharnera à démontrer qu’il n’en est pas en se déchaînant contre les « ennemis du peuple ».

Le 20 janvier 1938, Stanislas Redens est muté de la direction du NKVD de la province de Moscou à celle du Kazakhstan ; cette disgrâce annonce sa liquidation prochaine. Redens détestait Beria. Il dit un jour au responsable de la milice du Kazakhstan Mikhaïl Chreider : « On a arrêté presque tous les secrétaires du comité central des Républiques fédérées, des comités de territoire et de province, dont beaucoup étaient de bons communistes, mais on ne touche pas à cette saloperie de Beria, comme on ne touche pas aux larbins du genre Kaganovitch et Khrouchtchev159. »

En Géorgie, Beria ne cesse pas sa campagne contre les prétendus saboteurs, organisée dans toute l’URSS pour camoufler les aléas catatrophiques de l’« édification du socialisme ». Du 25 au 27 janvier 1938, se tient à Tbilissi le procès de sept responsables – dont le directeur, et son adjoint – de l’Institut géorgien de l’élevage, accusés d’appartenir à une organisation antisoviétique qui vise à renverser l’URSS, à séparer la Géorgie de l’Union et qui, à cette fin, donne des instructions pour saboter l’élevage et les pâturages en prétendant les améliorer, tout en parsemant des mêmes instructions les manuels d’élevage qu’ils font publier. Cinq d’entre eux sont fusillés, deux condamnés à vingt ans de camp.

Le 2 mars 1938, s’ouvre le troisième procès de Moscou contre Boukharine, Rykov, Racovski et dix-huit autres accusés. Il en sort un tableau apocalyptique de la « construction du socialisme » en URSS. On y apprend que de 1929 à 1935 une génération d’enfants n’a pas mangé de beurre (sauf, bien sûr, les enfants des privilégiés disposant des magasins spéciaux). Depuis, le beurre est souvent rempli de verre pilé par les trotskystes, bien entendu. En 1936, Moscou a plusieurs fois manqué d’œufs. Les élèves des écoles ont été privés de cahiers ; 30 000 chevaux de Biélorussie sont morts d’anémie. Et ainsi de suite. Le coupable, ce n’est pas le chef Staline, c’est, du fond de sa retraite, Trotsky, saboteur, traître et agent nazi, le mauvais génie de l’impossible construction du socialisme dans un seul pays.

Iejov a promis la vie sauve à ceux qui avouent les crimes invraisemblables qu’on leur attribue. Certains veulent croire à cette promesse, que bien sûr il ne tiendra pas. Selon l’enquêteur Lerner, Iagoda, pourtant bien placé pour en connaître l’inanité, lui demande souvent si on va le fusiller ou pas. La dernière déclaration de Boukharine sème deux grains de sable dans la machinerie de ce procès, dont le scénario a pourtant été soigneusement répété : « L’aveu des accusés, dit-il, est un principe juridique digne du Moyen Âge » et il s’écrie, dans un hommage ambigu à Trotsky : « ll faut être Trotsky pour ne pas désarmer160. »

Avant d’être condamné, Boukharine a pu dicter à sa jeune femme, Anna Larina, une lettre testament qu’elle apprend par cœur et rendra publique cinquante ans plus tard. Il y dénonce le NKVD, « cette machine infernale qui a acquis un gigantesque pouvoir qui fonctionne dans la calomnie et le secret. C’est une organisation de bureaucrates dégénérés, sans idéaux, pourris et grassement payés, qui utilisent l’ancienne autorité de la Tcheka pour satisfaire chez Staline son goût morbide du soupçon ». Il accuse le Guide d’avoir fait un « coup d’État161 », à ses yeux seulement politique ; or ce coup d’État est aussi social : l’instauration du pouvoir absolu de la caste bureaucratique parasitaire. Iejov assiste à l’exécution de Boukharine et de Iagoda, après les avoir contraints à assister à celle des autres condamnés à mort.