XVIII.

UN PROCUREUR À LA PEINE

Durant le plénum, Beria est resté à se morfondre dans sa cellule, sans moyen de deviner ce qui l’attendait. Roudenko et son adjoint Tsaregradski, tambour battant, avant même l’ouverture du comité central, commencent les interrogatoires de ses collaborateurs. Ils s’intéresseront à Beria à la fin des débats. Ils interrogent Sarkissov et Lioudvigov dès le 1er juillet, Charia le 2, enchaînent jusqu’au 8 juillet où ils s’occupent pour la première fois de Beria lui-même.

D’emblée, Beria essuie un revers qu’il n’attendait sûrement pas : la quasi-totalité de ses proches collaborateurs, ses dociles exécutants et porte-plume, dont il a construit la carrière, le lâchent brutalement, passent à table avec une étonnante disponibilité, le chargent et se chargent les uns les autres. Leur acharnement contre leur ancien patron ne cessera de se renforcer, jusqu’au procès lui-même, où ils l’accableront avec plus de vigueur encore que certains témoins de l’accusation.

Le premier interrogé, le chef de ses gardes du corps Rafail Sarkissov, qui se targue d’appartenir depuis dix-huit ans à sa garde personnelle, détaille ses aventures sexuelles et abreuve Roudenko de révélations scandaleuses. C’est « un homme débauché et malhonnête ». Obligé des années durant de rabattre pour lui les jeunes filles et les femmes qui ont attiré son attention, il se déclare « réduit au rôle de proxénète » et gémit : « Je réfléchissais souvent à la conduite de Beria et j’étais extrêmement indigné qu’un homme aussi débauché fasse partie du gouvernement593. » Ce malaise ne l’a pourtant pas décidé à quitter ses pénibles fonctions et son indignation a attendu l’arrestation de Beria pour s’exprimer.

Son secrétaire, Charia, porte une accusation plus politique : « Beria avait des manières bonapartistes, dictatoriales. » Il se couvre : « Considérant qu’il occupait le poste de ministre de l’Intérieur de l’URSS, j’ai commencé à percevoir le danger manifeste que représentaient pour le Parti et l’État ces façons bonapartistes et dictatoriales594. » Lui aussi a quand même attendu le 27 juin pour s’en apercevoir.

Questionné sans interruption du 1er à la mi-juillet, Lioudvigov dépeint son ancien patron comme un homme inculte et avide. « Beria, dit-il, n’a jamais écrit lui-même une seule page d’aucun de ses travaux, d’aucun de ses rapports, d’aucune de ses interventions », mais il se fait payer pour des textes écrits par d’autres. Mamoulov qualifie aussi Beria d’« homme au niveau intellectuel et culturel très bas. Beria n’a jamais lu un seul livre. » Non content de s’attribuer la paternité de l’ouvrage « Sur l’histoire des organisations bolcheviques de Transcaucasie », il « a eu, prétend-il, grand-peine à le lire jusqu’au bout »595.

Merkoulov, une fois arrêté, renforcera ce portrait à charge : « Dans sa lutte pour le pouvoir, pour écarter des personnes qui se tenaient en travers de son chemin vers le pouvoir, Beria ne méprisait aucun moyen. » Il le traite d’« intrigant malin et rusé, […] qui n’est conduit que par ses intérêts personnels, capable de trahir pour réaliser ses buts carriéristes, sans s’arrêter, on le sait, devant le crime596 ». Protégez-moi de mes amis, mes ennemis, je m’en charge…

Toutes ces généralités, sans rapport avec un quelconque complot, n’intéressent pas le procureur. Lioudvigov est plus utile quand il dénonce « la fausseté et l’hypocrisie » de Beria à l’égard de Staline : « Depuis mars de cette année, la conduite de Beria a brutalement changé […] Il ne se sentait littéralement plus […] Il a complètement dégénéré. Il critiquait brutalement un dirigeant du Parti597 » – Staline, bien sûr, dont Lioudvigov, conformément à une règle non écrite, se garde de citer le nom. Le 8 juillet, prié de confirmer ses précédentes déclarations sur « l’activité criminelle de Beria, dirigée contre le Parti et l’État soviétique », il évoque de nouveau son irrespect à l’égard de Staline, qu’il a, dit-il, « qualifié de grand faussaire » […] Il déclarait que, dans la dernière période, Staline […] ne faisait rien598 ».

Un tel reproche, surtout depuis le rapport Khrouchtchev de février 1956, peut paraître dérisoire ; mais, à l’époque, le nom de Staline est encore sacré. Lioudvigov se sert de cet aspect, en soulignant les « déclarations sacrilèges » de Beria sur le chef défunt. Se moquer de lui, c’est se moquer du Parti et de l’État, dont il est encore l’incarnation suprême. Le 9 juillet, Roudenko saisit ce fil et à son tour reproche à Beria d’avoir « sali la mémoire du Guide, par des railleries sacrilèges ». Beria nie599. Cette charge est semble-t-il, si importante que l’interrogatoire de Koboulov du 11 août est divisée en deux parties, dont la seconde, intitulée « Perfidie de Beria vis-à-vis de Staline », énumère sur deux pages entières une longue série de propos critiques émis par Beria contre le maréchal600.

Un certain Katchmazov écrit à Malenkov, le 10 juillet, après lecture de la Pravda. Selon lui, Beria abritait un dangereux terroriste et il a, « par deux fois, attenté à la vie du camarade Staline ». Il demande qu’on lui « adresse une convocation par exprès car des criminels, créatures de Beria, confisquent son courrier601 ». La lettre de ce mythomane est jointe au dossier mais ne sera pas utilisée.

À son manque de respect pour Staline, Beria ajoute, à en croire ses anciens amis, « des jugements méprisants sur les membres du secrétariat du bureau d’organisation […] ». Pour lui, « en général ils ne comprennent pas grand-chose »602. Ses sarcasmes visent tout le monde, mais seules les attaques contre Staline relèvent du blasphème et du crime.

Après s’être présenté comme victime d’une « excessive facilité d’oubli », qui l’empêche de « retrouver dans sa mémoire » de nombreux faits qu’on lui reproche603, Koboulov, lui aussi, dénonce « la perfidie de Beria à l’égard de Staline », dont il ose, lui, prononcer le nom. Il révèle que, évoquant l’« affaire des médecins », Beria a déclaré : « On voulait anéantir la fine fleur de l’intelligentsia russe. » Koboulov précise : « cette affirmation de Beria visait le camarade Staline ». Lorsque l’ancien dirigeant du PC géorgien, Baramia, dut expliquer après la mort de Staline pourquoi il avait fait des aveux mensongers, il répondit que les enquêteurs l’ont roué de coups sur instruction du comité central. Beria lui rétorqua : « Le comité central ne savait rien. C’était une décision personnelle de Staline604 » – ce qui est la stricte vérité.

D’autres s’empêtrent. Le 21 juillet, Merkoulov, témoin encore libre, déclare : « Je ne sais rien sur l’activité criminelle de Beria en tant que telle », mais « Beria attendait la mort de Staline pour développer son activité criminelle ». Il se répète mot pour mot dans sa lettre à Khrouchtchev du même jour, mais ne fournit aucun élément du fameux complot, pas plus que dans la seconde lettre, deux jours plus tard.

Ses anciens collaborateurs, en revanche, se répandent en détails sur le portrait d’un homme vaniteux, brutal et ambitieux. Lioudvigov s’indigne : « Après mars 1953, Beria passa définitivement toutes les bornes. Il se voyait en grand seigneur […] Il se mit à être grossier avec ses subordonnés, à les injurier brutalement, à les accabler de mots blessants. Il m’insultait […] il insultait de nombreux cadres dirigeants : Serov, Krouglov, Stakhanov […] Il m’offensait souvent en me traitant de “serin”, de “tête de poulet”. Et, si je protestais, il hurlait : “Pourquoi tu me regardes comme un mouton ?” » Goglidzé fait le même constat : « Il ne supporte aucune critique. […]. Dans les réunions et les conférences, il pouvait traiter quelqu’un de crétin, d’idiot. […] Il injuriait de façon impardonnable son entourage, ironisait sur les cadres, dépensait sans compter les fonds de l’État. » Lioudvigov relève sa « mégalomanie » et l’accuse de « se présenter comme l’homme d’État et l’homme politique le plus important du pays ». Goglidzé reprend : « Il avait imposé le principe d’infaillibilité, se considérait comme le guide du peuple géorgien. Il s’entourait de lèche-bottes, de flatteurs et même d’individus douteux », au premier rang desquels Goglidzé aurait pu se compter lui-même. Ce qui n’empêche pas celui-ci de conclure : « Tous ces faits m’ont inspiré une vive antipathie personnelle pour Beria », antipathie qu’il avait soigneusement dissimulée jusqu’à l’arrestation de son chef. Lorsque Roudenko lit ce témoignage à Beria, celui-ci le juge, non sans humour, « fortement tendancieux605 ».

Les Khrouchtchev, Molotov et autres n’ont rien à lui envier en matière de brutalité et se soucient peu de ses manières cavalières envers ses adjoints et subordonnés. L’enquêteur Kouptsinov n’est pas dupe et écarte les plaintes de Lioudvigov au profit d’une seule question : « Que savez-vous de l’activité criminelle de Beria vis-à-vis du Parti et du gouvernement soviétique606 ? » Lioudvigov doit se résoudre à un minimum de révélations.

C’est vrai, dit-il pour aller dans le sens de Roudenko, Beria voulait placer le ministère de l’Intérieur (MVD) au-dessus de l’appareil du Parti : « Il accompagnait souvent les notes destinées au présidium du comité central de la consigne d’en faire part, en même temps que les décisions du comité central, aux secrétaires du comité central des Républiques, territoires et régions. » C’est là, effectivement une atteinte à la souveraineté du comité central, même si le contenu des notes est parfois anodin.

Le 8 juillet, Lioudvigov enfonce le clou : Beria a tenté de « saper l’unité des rangs du Parti et de son noyau dirigeant en opposant les organes du MVD au comité central ». Il ajoute ce détail (que nous avons déjà cité), sans doute vrai tant il échappe à la langue de bois : « Beria […] déclara que désormais on pouvait installer comme secrétaire du comité du Parti du MVD une bouteille vide et lui donner le nom de secrétaire : cela n’aurait aucune importance607. » Le 10 juillet, Roudenko rapporte ces propos à Beria, qui les nie.

Pourquoi les proches de Beria se retournent-ils aussi radicalement contre lui, alors qu’ils n’ont subi aucun des mauvais traitements réservés à leurs victimes ? La fameuse brutalité de Beria à leur égard ne joue sans doute qu’un rôle secondaire.

D’abord la solidarité qui liait ses collaborateurs à Beria reposait non sur un accord politique, sur des idées et des convictions communes, mais sur des intérêts de clan. Une fois le chef du clan abattu, la bande se disloque. Khrouchtchev fera la même expérience lorsqu’il sera limogé par le comité central, en 1964 : il se retrouvera seul avec sa femme, sa fille et son gendre.

Ensuite, pour détourner l’attention du prétendu complot dont on l’accuse – et dont, s’il existait, ils seraient forcément les complices, voire les chevilles ouvrières –, ses collaborateurs déversent en vrac une série de reproches injurieux : il est débauché, ignorant, inculte, brutal, injurieux, prétentieux, il pratique la torture en 1937-1939, il martyrise le parfumeur Belakhov, il organise l’assassinat de l’ambassadeur en Chine Bogdoun-Louganets et sa femme, il couvre l’enlèvement et le meurtre de la femme du maréchal Koulik, il crache sur Staline et – ce qui frôle enfin le complot – place l’appareil du ministère de l’Intérieur au-dessus de celui du Parti et du gouvernement. Pour faire bonne mesure, il nourrit des objectifs criminels, prudemment laissés dans le vague. Ils mentionnent avec zèle les tortures qu’ils ont eux-mêmes pratiquées (à son instigation), les assassinats qu’ils ont perpétrés (normal, puisqu’ils ont obéi aux ordres). Mais tout fait susceptible de se rattacher à une idée de complot se retournerait contre eux puisqu’ils n’avaient rien signalé avant l’arrestation de leur chef. Ils doivent donc se cantonner prudemment aux généralités ou à l’ordinaire quotidien : passages à tabac, tortures, assassinats.

Le premier interrogatoire de Beria, mené par Roudenko commence le 8 juillet et dure de 21 heures à 0 h 35 ; son adjoint Kouptsinov, de son côté, interroge Lioudvigov de 20 heures à 1 h 30 et un autre enquêteur s’occupe de Mamoulov de 13 heures à 23 heures, avec une interruption de 20 heures à 22 h 30. Suivra une longue série d’audiences qui se conclura le 17 novembre 1953. Piotr Deriabine, ancien « chef du contre-espionnage en Autriche », dans son livre Policier de Staline, truffé d’erreurs et de contre-vérités, écrit que « Beria répond par monosyllabes et fait la grève de la faim608 ». Or Beria s’exprime toujours en phrases construites, parfois longues, se défend systématiquement, tente de se justifier et mange sans mot dire la pitance des détenus.

Le procédé des enquêteurs de la Sécurité d’État est toujours celui des questions absurdes, auxquelles les victimes innocentes sont contraintes de répondre en inventant elles-mêmes les preuves de leurs crimes imaginaires. Beria connaît le rite pour l’avoir pratiqué lui-même. Roudenko lui demande d’emblée : « Vous êtes arrêté pour une activité conspiratrice antisoviétique contre le Parti et l’État soviétique. Êtes-vous disposé à décrire votre activité criminelle ? » Beria « nie catégoriquement609 » et ne décrit donc rien.

Sous Staline, dès 1937, l’accusé qui se défendait ainsi était aussitôt roué de coups pour le faire changer d’avis. Beria ne subira rien de tel. Roudenko est manifestement si peu convaincu du supposé complot qu’il se fixe sur le passé de Beria, remontant même à 1917, pour contester son adhésion au parti bolchevique – cela à dix reprises au moins jusqu’à l’ultime séance du 23 novembre. En traitant le « complot » par l’indifférence, Roudenko en souligne l’inanité. Les troupes du ministère de l’Intérieur étaient venues à Moscou pour les obsèques de Staline. Leur maintien dans la capitale servait traditionnellement d’argument pour prouver que Beria préparait un coup de force. Or Roudenko oublie de lui demander dans quel but il avait maintenu ces divisions en place…

Dès les premières lignes de l’interrogatoire, on sent que les adversaires de Beria ne savent pas réellement de quoi l’accuser. Roudenko exploite donc inlassablement les mêmes éléments – réels, douteux ou hypothétiques – souvent minimes, voire mineurs, susceptibles de discréditer Beria aux yeux de l’appareil du Parti lui-même. Roudenko s’acharne sur treize points.

1. L’accusation d’avoir trafiqué sa date d’adhésion au parti bolchevique.

2. L’accusation d’avoir, en 1918-1919, servi dans le contre-espionnage du Moussavat en Azerbaïdjan, et donc d’avoir travaillé pour l’Intelligence Service britannique, qui le contrôlait. Roudenko ne s’attarde guère sur le second volet de ce grief.

3. L’accusation de « dégénérescence morale » – étayée par une longue liste de femmes dont certaines l’accusent, à tort ou à raison selon les cas, de les avoir violées. À ce grief sans caractère politique, qui ne peut pas lui coûter grand-chose, Beria répond en grommelant : « Oui, un peu, je suis coupable610. » Roudenko essaie de donner à ce point un aspect politique : les femmes dont il ne cite aucun nom, auraient été des agents des services secrets étrangers.

4. L’accusation d’avoir, dès ses débuts dans la Tcheka en 1921, œuvré pour accéder aux marches suprêmes du pouvoir.

5. L’accusation d’avoir, en 1935, signé un ouvrage sur l’histoire du parti bolchevique en Transcaucasie, rédigé par un groupe de journalistes et enseignants dont Ernst Bedia, d’avoir commis là un honteux plagiat et d’avoir fait fusiller Bedia en 1937.

6. L’accusation d’avoir organisé, en 1937-1939, une répression sauvage en Géorgie, en particulier contre les anciens dirigeants du PC géorgien, et d’avoir ordonné les passages à tabac, voire les tortures des individus arrêtés, dont Roudenko fournit une liste que Beria reconnaît exacte.

7. L’accusation d’avoir comploté contre Sergo Ordjonikidzé et tenté de le discréditer auprès de Staline, après l’avoir honteusement flatté pour qu’il favorise son ascension, et d’avoir fait fusiller deux de ses frères et sa belle-sœur.

8. L’accusation d’avoir fait fusiller, en octobre 1941, vingt-cinq cadres du Parti, dont l’ancien dirigeant de la Tcheka, Mikhaïl Kedrov, pourtant acquitté par la Cour suprême, et le parfumeur Belakhov, torturé en vain pour lui faire avouer qu’il était l’amant de la femme de Molotov, Jemtchoujina, et se livrait à l’espionnage.

9. L’accusation d’avoir tenu des propos sacrilèges sur Staline.

10. L’accusation, reprise du plénum du comité central, d’avoir voulu placer les cadres du ministère de l’Intérieur au-dessus des cadres du Parti et, ainsi, d’avoir opposé le MVD au Parti et au gouvernement.

11. L’accusation d’avoir court-circuité la section des cadres du comité central en effectuant seul les nominations au sein du ministère de l’Intérieur.

12. L’accusation d’avoir voulu liquider la « construction du socialisme » en Allemagne de l’Est (RDA) et livré cette dernière à la bourgeoisie allemande ; d’avoir envisagé de rendre les îles Kouriles au Japon, Königsberg (Kaliningrad) à l’Allemagne et l’isthme de Carélie à la Finlande – bref, d’avoir voulu brader certaines des conquêtes territoriales de la Seconde Guerre mondiale. Roudenko n’avait pas pensé à cette accusation, fournie par Lioudvigov rapportant, sans être sollicité, une conversation privée avec Beria611. Beria nie en bloc : il n’a jamais proposé aucune mesure en ce sens.

13. L’accusation d’avoir rédigé une lettre, en réalité un simple brouillon retrouvé dans sa poche, pour Ranković, ministre de l’Intérieur de Yougoslavie, afin de rétablir avec le régime de Tito les relations rompues à l’initiative de Staline en 1948.

Aucun de ces treize points ne fonde un complot pour s’emparer du pouvoir. Ici et là, apparaît parfois dans ces interrogatoires qui tournent en rond un élément nouveau, souvent dérisoire et vite abandonné. Ainsi, le 10 juillet, Roudenko reproche à Beria d’avoir voulu instaurer des décorations différenciées selon les diverses nationalités de l’URSS, rétablir le théâtre juif et éditer un journal juif, et rechercher la « popularité »612. Une autre fois, il évoque sa jeunesse marquée d’obscures « déviations vers le carriérisme et le bonapartisme, et une déviation à tendances gauchistes [sic]613 ». Mais le Kremlin n’a que faire de ces « déviations » que Roudenko laisse donc de côté. C’est sur plusieurs de ces points, surtout ceux de la période 1918-1941, que Roudenko interroge les loquaces collaborateurs de Beria. Mais jamais il ne leur pose une question précise sur le prétendu complot, dont ils auraient pourtant été les chevilles ouvrières s’il avait eu l’ombre d’un début d’existence.

Roudenko revient longuement le 14 juillet sur l’amoralité et la débauche. Beria, convaincu que ce point ne peut pas l’envoyer à la mort, répond avec complaisance : « Je me liais facilement à des femmes, j’ai eu de nombreuses liaisons, éphémères. On m’amenait ces femmes chez moi ; jamais je n’allais chez elles. C’est Sarkissov et Nadaraia qui me les amenaient, surtout Sarkissov. Dans certains cas, lorsque je remarquais, de ma voiture, telle ou telle femme qui me tapait dans l’œil, j’envoyais Sarkissov ou Nadaraia les suivre, établir leur adresse, faire leur connaissance et, si je le désirais, me la fournir à la maison. Il y a eu pas mal de cas de ce genre. » Roudenko lui présente une liste de soixante-deux femmes. Beria reconnaît avoir fait avorter deux d’entre elles614. Certes, Staline a interdit l’avortement en juin 1936, mais il y a loin de l’avortement au complot.

Cependant, si Beria admet qu’il a eu la syphilis en 1943, il nie les viols. Roudenko lui oppose le témoignage de la jeune Drozdova, violée, selon elle, alors qu’elle était mineure. Beria nie farouchement ; il avait d’ailleurs, dit-il, envisagé de l’épouser. Drozdova fut sa maîtresse quatre ans durant, il a eu d’elle un enfant, dont il a confié la garde à Obroutchnikov, qui n’en dit mot à l’instruction. Roudenko demande à Beria pourquoi on a trouvé dans son bureau tant de lingerie féminine étrangère. Il voulait faire des cadeaux…

N’a-t-il pas entretenu « des liaisons avec des femmes liées aux services de renseignements étrangers » ? Ce serait enfin une preuve – bien mince certes, mais faute de mieux ! – qu’il aurait travaillé pour l’espionnage étranger. Beria répond de façon évasive : « Peut-être, je ne sais pas615. »

Puisque la débauche intéresse Roudenko, les détails pleuvent, même après son exécution. Goglidzé accuse Beria de coucher avec sa secrétaire Vardo Maximelachavili. Ses adjoints Charia, Mamoulov, Lioudvigov et autres, le présentent comme l’amant, en même temps, de la maîtresse de Mamoulov, de la femme de Lioudvigov et de sa secrétaire, liée aussi à Lioudvigov et lui616 !

De son côté, l’enquêteur chargé de Dekanozov interroge longuement son chauffeur. Celui-ci évoque une série ininterrompue de coucheries quasi quotidiennes, dont il a été le témoin privilégié, car Dekanozov s’y livrait dans sa voiture : « Habituellement, il demandait la voiture le soir ou la nuit, se rendait […] chaque fois à un nouvel endroit où l’attendait une femme, ou bien c’est nous qui l’attendions dans notre voiture […], puis je roulais sur une chaussée pendant une ou deux heures et il couchait avec la femme dans la voiture. » Les ZIS utilisées par les hauts bureaucrates étaient spacieuses et Dekanozov tout petit… Se méfiant des micros et appareils photo installés par le NKVD dans les hôtels, il préférait éviter de laisser des traces de ses frasques. « Parfois, ajoute le chauffeur complaisant, Dekanozov organisait des voyages de deux jours avec plusieurs femmes à la fois617. »

Le 18 juillet, Spiridonov, commandant du Kremlin, rédige une lettre à Malenkov, l’un des textes les plus délirants de l’affaire, qui date le complot fantôme de l’année 1941. « Alors que les armées hitlériennes étaient aux portes de Moscou, brusquement, de façon inattendue pour nous, la commandanture du Kremlin de Moscou, forte unité militaire dotée de canons, fut concentrée dans le GOUM [grand magasin, souvent vide, situé sur la place Rouge en face du Kremlin], sans que nous en soyons informés au préalable […]. Cet étrange voisinage nous a beaucoup inquiétés. […] Dans ces prétendues unités militaires du NKVD se trouvaient des gens douteux. » Spiridonov apprit plus tard l’installation dans les locaux du GOUM d’une « station radio de Beria » et, reliant ces deux informations, il se demande si « la concentration d’une puissante unité militaire, composée de suspects, près du Kremlin ne signifiait pas que se préparait là un assaut ». De plus, le 6 novembre 1942, alors que se tenait au Kremlin une réunion introduite par un rapport de Staline, un certain Dmitriev tira sur une voiture gouvernementale. On peut « soupçonner que Beria et ses affidés ont organisé cet attentat, afin d’effrayer le gouvernement et de saboter la réunion ».

Pour compléter le portrait d’un Beria traître et comploteur, Spiridonov lui impute l’impréparation de l’URSS face à l’attaque allemande, puisque « la diplomatie et les services de renseignements se trouvaient entre ses mains, ce qui a permis de dissimuler le caractère soudain de l’attaque de notre pays par les armées hitlériennes ». Et, conclut-il, on peut « supposer que […] Beria dès cette époque galopait vers le pouvoir618 ». Malenkov et Khrouchtchev, pourtant familiers des procès truqués de Moscou, négligent cet inutilisable roman-feuilleton.

C’est peut-être quand même ce Spiridonov qui donne à Roudenko l’idée d’accuser Beria de trahison pendant la guerre. Le 5 août 1953, il présente son argumentation : pourquoi n’avoir pas utilisé les 121 000 soldats du NKVD, stationnés en Transcaucasie sur le front, pour résister à l’avance de l’armée allemande, ou plus exactement pourquoi n’en avoir fourni que 5 000 à 7 000, « et encore sur l’insistance de Staline » ? « Avouez-vous qu’au lieu d’exécuter l’ordre du Grand Quartier général, vous avez déployé tous vos efforts pour créer une situation critique sur le front, ouvrir la voie à l’ennemi dans la Transcaucasie » et « entravé par tous les moyens l’activité du commandement militaire pour renforcer la défense du Caucase ? » Beria « nie absolument ».

Roudenko a obtenu de l’état-major un acte d’accusation révélateur du bas niveau intellectuel du haut commandement militaire soviétique. Selon lui, les actions de Beria visaient d’abord l’« affaiblissement de la défense des armées soviétiques dans les passages des sommets du Caucase, afin de les ouvrir aux armées fascistes allemandes ». L’état-major ajoute, sans y voir de contradiction : « En obtenant la complication de la situation stratégique au Caucase, Beria, visiblement [sic !], comptait aussi sur l’occupation de la Transcaucasie par les armées anglo-américaines, qui, à cette époque, avaient concentré des forces importantes en Iran. […] sous le prétexte d’aider l’Union soviétique. » Donc Beria voulait livrer la Transcaucasie à la fois aux Allemands et aux Anglo-Américains ! Il nie bien entendu cette double et ridicule accusation, que Roudenko aggrave en affirmant qu’il se livrait « avec ses proches à des beuveries […] au lieu de mobiliser toutes ses forces pour la défense du Caucase ». Maigre preuve de traîtrise…

Cette idée vient peut-être du maréchal Boudionny, ancien commandant de la fameuse 1e division de cavalerie rouge dans la guerre civile, qui écrit à Boulganine le 1er août 1953 : « Il s’efforçait par tous les moyens de laisser les Allemands atteindre la mer Noire. Je pense que Beria, en tant qu’ennemi de notre patrie, agissait de concert avec ses maîtres pour aider l’armée anglaise, qui se trouvait alors en Irak sous le prétexte de nous apporter une assistance, à s’emparer de la Transcaucasie619. » Vieille antenne entretenue par le NKVD à l’époque de Beria : le même détenu pouvait être accusé d’être à la solde des services de renseignements allemands, français, anglais et polonais en même temps.

Plus de quatre mois durant, l’instruction piétine, rabâche, revient inlassablement sur la date réelle d’adhésion de Beria au parti bolchevique, l’épisode moussavatiste, le plagiat de 1935, la brutale répression déchaînée en Géorgie en 1937, les tortures subies par les victimes, les affaires Kedrov et Belakhov, le traitement cruel réservé à la famille d’Ordjonikidzé, les débauches de Beria – en somme, sauf ce dernier sujet fort peu politique, sur des épisodes antérieurs à la guerre. Sans oublier – ressassée à saturation – l’accusation d’avoir voulu placer le MVD au-dessus du Parti, bradé la RDA et maltraité le général Strokatch.

Beria se défend énergiquement. Le 9 juillet, comme Roudenko – qui pas plus que Lioudvigov n’ose prononcer le nom de Staline –, l’accuse d’avoir « le 9 mars 1953 montré un double visage et trompé le peuple et le Parti » en faisant l’éloge mortuaire du chef défunt, Beria tranche : « Absolument faux. » Roudenko exige : « Avouez-vous que […] vous salissiez la mémoire du Guide, par vos moqueries sacrilèges ? » Beria le rembarre : « Je refuse de répondre à cette question ; je peux répondre au présidium du comité central du parti », et à lui seul. Quant à sa supposée liaison avec Tito et Ranković, la question relève de la direction du pays, dont Beria était membre, et non du procureur620. Il refuse donc de lui répondre sur ce sujet.

Le seul point consistant de l’accusation concernant la suprématie des organes du MVD sur le Parti et l’État soviétique, même s’il s’en défend « absolument », le met en difficulté. Roudenko, pour une fois, a un atout, Mamoulov qui déclare : « Beria développait l’idée que le MVD devait se placer au-dessus du Parti et du gouvernement. On sentait qu’il voulait transformer le MVD en une sorte de second centre gouvernemental. » Beria, sans plaider coupable, concède qu’il a mal agi : « J’ai eu tort de proposer de collecter des données sur la composition des cadres des organismes du Parti et des soviets, mais je le faisais avec les meilleures intentions du monde ; je voulais présenter une documentation au présidium. » Roudenko saisit le fil : cette collecte « ne souligne-t-elle pas la tentative de privilégier les organes du MVD » ? Il rappelle à Beria comment il a menacé de « faire pourrir en camp » le chef de la direction du MVD de Lvov, Strokatch, et de le « transformer en poussière de camp de concentration ». Beria s’incline encore : « J’ai mal agi621. » Certes, puisqu’il empiétait ainsi sur les prérogatives du secrétariat du comité central. Sentant qu’il tient le bon bout, Roudenko revient à la charge les jours suivants.

Le 10 juillet, comme Roudenko répète une fois de plus cette accusation, Beria cède à moitié : « Subjectivement, ce n’était pas mon but, mais objectivement les organes du Parti pouvaient interpréter mes actes comme la volonté d’établir le contrôle du MVD sur les organes du Parti et des soviets. C’était une faute politique impardonnable et fatale. » Roudenko enfonce le clou : « Quel droit aviez-vous de convoquer au MVD des secrétaires du comité central de partis nationaux ? » Beria l’admet : « C’est ma grande faute politique et un grand crime. » Donc, conclut Roudenko, « vous vous êtes délibérément mêlé de fonctions qui n’étaient pas les vôtres ? ». Oui, redit Beria, « j’ai eu tort » – comme il a eu tort de « demander aux cadres du MVD d’Ukraine, de Biélorussie et des Pays baltes de lui fournir des données sur les cadres du Parti de ces Républiques »622. L’aveu, confirmé par un maximum de témoignages, maintes fois répété, est un faux pas fatal dans l’univers de bureaucratie hypertrophiée de l’Union soviétique stalinienne.

Roudenko le bombarde sans cesse de témoignages apportés par ses propres collaborateurs. Le responsable de la direction des cadres du ministère de l’Intérieur, Obroutchnikov, celui à qui Beria avait confié l’enfant de Drozdova, déclare : « Beria ignorait complètement les règles exigeant l’accord du comité central du PCUS pour les nominations aux postes de la nomenklatura et, si je les lui rappelais, il s’indignait et rejetait d’un ton méprisant toutes les recommandations sur la nécessité d’obtenir cet accord. » Beria rétorque qu’Obroutchnikov « s’exprime de façon tendancieuse », puis reconnaît sa faute, mais la justifie par des motifs honorables : « J’étais animé du souci de nommer le plus vite possible des gens aux fonctions correspondantes et c’est pourquoi, incontestablement, j’ai négligé le règlement exigeant la confirmation des cadres par le comité central ». Mais, ajoute-t-il, « j’avais en vue de présenter à l’appareil du comité central toutes les nominations relevant de sa nomenklatura ». Ce n’est pas l’intention qui compte.

Roudenko lui fait remarquer qu’il a nommé non seulement des cadres de son ministère, mais même des ministres de l’Intérieur des Républiques fédérées, sans accord préalable du comité central. Oui, dit Beria, il a nommé – et non proposé au secrétariat du comité central de nommer ! – Mechik ministre de l’Intérieur de l’Ukraine, « parce qu’il connaît l’ukrainien » ; il a ainsi enfreint les consignes de la « nomenklatura », beaucoup plus importantes pour le secrétariat que la connaissance de la langue locale. S’il a procédé à ces nominations sans solliciter au préalable l’accord du secrétariat, c’est pour faire vite, explique-t-il, mais il avait l’intention de les présenter pour confirmation à l’instance suprême. Il n’ignore pas la faiblesse de cet argument et se soumet : « Maintenant, bien sûr, ces actions apparaissent impardonnables, criminelles623. »

Harcelé par Roudenko sur ce point, Beria lâche du lest : « Les organisations du Parti pouvaient objectivement interpréter cela […] comme l’instauration du contrôle du MVD sur elles […] Mais je voulais que les organes du MVD remplissent honnêtement les directives du Parti et du gouvernement624. » En jouant sur la distinction stalinienne entre subjectif et objectif, Beria se met en difficulté : il ne voulait pas subjectivement soumettre les instances du Parti au MVD, mais, objectivement, c’est ce qu’il a fait.

Le plus gênant, Beria en est conscient, c’est sa tentative d’éliminer le premier secrétaire du PC de Biélorussie, Patolitchev, et de le remplacer par son adjoint Zimianine625. Beria avoue qu’il avait commandé à Koboulov une enquête sur la situation en Biélorussie, qui devait déboucher sur le limogeage de Patolitchev. En préparant son remplacement dans le dos du secrétariat, Beria s’attaque au saint des saints. C’est le secrétariat qui, en 1950, avait nommé Patolitchev, et lui seul pouvait décider de la carrière de ce terne bureaucrate, qui reçut ONZE fois l’ordre de Lénine et multiplia les hautes fonctions dans l’appareil du comité central. Beria a mis en cause la structuration historique de l’appareil dirigeant. Il reconnaît avoir convoqué dans son bureau les premiers secrétaires des PC de Lituanie et d’Estonie. De quel droit ? Ce point de l’accusation, seul valable, paraît dérisoire, mais il est capital pour les Khrouchtchev, Malenkov et leurs pareils.

L’interrogatoire du 10 juillet montre jusqu’où Beria accepte ses fautes, et quelles limites il refuse de franchir : à la liste qu’énumère Roudenko, il répond chaque fois « non » :

« Reconnaissez-vous qu’en refusant le cours vers le développement du socialisme en RDA, vous avez capitulé devant la bourgeoisie et trahi la cause du socialisme ?

– Non.

– Vous reconnaissez avoir déclaré que l’Allemagne doit se développer comme pays capitaliste ?

– Non.

– Vous reconnaissez que vous avez fait espionner et suivre les dirigeants du Parti et du gouvernement ?

– Non.

– Vous reconnaissez avoir fait mettre sur écoute les conversations téléphoniques des dirigeants du Parti et du gouvernement ?

– Non.

– Vous reconnaissez que vous vous êtes comporté en agent de l’impérialisme international et en dégénéré bourgeois ?

– Non626. »

Lioudvigov rappelle que Beria, jugeant inefficace la politique économique suivie en RDA voulait « dissoudre les kolkhozes ». Le lendemain, Roudenko reprend le sujet, mais Beria objecte que ses propositions sur la question allemande ont été acceptées par le présidium avec quelques amendements, qu’il partage entièrement, et qu’elles visaient, « non à refuser le cours de la construction du socialisme en RDA, mais à adopter une approche très prudente de cette construction627 ». Roudenko, gêné par le vote unanime du présidium, ne reviendra plus sur cette accusation qui est pourtant, politiquement, l’une des plus importantes portées contre Beria.

Une autre charge apparaît si explosive que Roudenko la laisse tomber : Beria est accusé d’avoir constitué des dossiers sur les autres dirigeants. Dans leur acte d’accusation, cinq collaborateurs de Beria affirment : « Comme il a été établi dans l’instruction préalable et judiciaire [qui en réalité n’établira rien de tout cela] Beria, dans ses plans traîtres pour s’emparer du pouvoir, a entassé dans son appartement une prétendue archive personnelle, où il avait accumulé au fil des années, par le canal de l’appareil du MVD, des documents provocateurs concernant les dirigeants du Parti et du gouvernement, falsifiés par les comploteurs628. » Malgré la prudente réserve : « falsifiés par les comploteurs », l’évocation de documents compromettants suggère que la biographie des dirigeants est fâcheusement entachée. Réservée au procès à huis clos des proches de Beria, elle ne fait l’objet d’aucune publicité !

L’accusation de corruption que lance Makhnev, ancien collaborateur du projet atomique, dans deux lettres à Malenkov ne retient pas non plus l’attention de Roudenko. À l’occasion du prix Staline de première catégorie que Beria s’était fait attribuer, celui-ci aurait exigé et obtenu en plus un versement de 175 000 roubles, non prévu dans la récompense. Puis, en janvier 1953, alors que son fils Sergo reçoit un prix Staline, il lui fait verser une somme de 500 000 roubles au lieu des 150 000 réglementaires. Le fils, bien sûr, ne s’en vante pas dans ses mémoires truqués. Roudenko ne juge pas nécessaire d’interroger Beria sur ce double acte de corruption : le cas était trop répandu chez les bureaucrates de tous rangs.

Par contre, il conserve l’accusation de délit d’initié. Informé de la réforme financière de décembre 1947 qui remplaçait les vieux roubles par de nouveaux au taux de 1 pour 10… (sauf, comme on l’a vu, pour les sommes déposées sur la caisse d’épargne). Beria a déposé, juste à temps, 40 000 roubles, en plusieurs fractions justement, sur divers livrets de caisse d’épargne. À la question sur ce cas de corruption financière – « Considérez-vous vos actes comme criminels ? » – Beria répond : « Incontestablement629 », convaincu probablement que débauche et manipulations financières ne suffisent pas à le condamner à mort.

Fin juillet tandis que les interrogatoires patinent, survient une accusation trop grotesque pour être reprise officiellement : dernier relent des procès staliniens des années trente, Beria est accusé de sympathies trotskystes. Roudenko écrit : « Sur ordre de Beria, Eitingon organisait les liens avec les trotskystes630. » Un document avalisé par les dirigeants azerbaïdjanais, en juillet 1953, accuse Beria d’avoir protégé les trotskystes : « En 1927, Beria reçut un arrêté de la conférence spéciale du Guépéou concernant l’expulsion de Tbilissi de 30 trotskystes avérés. » Il les envoie à Moscou, accompagnés de Koboulov et de quelques autres membres du Guépéou à qui il ordonne de « ne pas les empêcher de se promener lors des arrêts aux gares. Les trotskystes voyagent en train express dans un wagon de première classe, puis, au lieu de la Sibérie, sont expédiés à Tachkent. Avant de monter dans leur wagon à Tbilissi, les trotskystes organisèrent un meeting antisoviétique631. »

Moins grave, les enquêteurs dénoncent la présence dans l’équipe de Koboulov d’un prétendu trotskyste, Khazan, par ailleurs l’un des pires bourreaux du NKVD, qu’ils l’accusent d’avoir protégé. Koboulov déclare : « Khazan, en 1927 ou 1920, était lié à Odessa avec un groupe de lycéens en contact avec l’opposition trotskyste. » L’enquêteur accable Beria : « Donc, alors que Khazan était reconnu comme trotskyste, vous lui avez confié l’instruction d’individus arrêtés pour appartenance aux trotskystes ? » L’acte d’accusation établi en mai 1954 réaffirmera « les liens trotskystes de Khazan632 ».

Krouglov, dans une note à Malenkov, évoque un certain Benedikt Kozlovski, ancien haut fonctionnaire des Affaires étrangères, puis directeur de la section de littérature nationale de la bibliothèque Lénine, arrêté en juin 1939 : « En 1928, Kozlovski était un membre actif de l’opposition trotskyste antisoviétique. » Interrogé par Koboulov le 12 juin 1938, Kozlovski avoua être « un agent des services de renseignements japonais et membre de l’organisation trotskyste633 », ce qui, dans les fantasmes staliniens, va ensemble. Malgré ces aveux sans ambiguïté, Beria le reçut, le libéra et ôta de son dossier les documents concernant son arrestation. Il soutient donc les trotskystes !

Le 24 août 1953, le chef adjoint de l’Inspection de contrôle près le MVD, Bolkhovitine, évoque avec indignation les déclarations faites par Beria dans une réunion de cadres du ministère de l’Intérieur, au printemps 1953, sur « l’intelligentsia “exterminée”, selon ses propres mots, dans le pays […] sans dire un mot sur le fait que les organes [du NKVD-MVD] ont combattu non l’intelligentsia, mais les trotskystes, les boukhariniens et autre pourriture […]. Il est clair que Beria sympathisait avec ce rebut de la société634 ».

Sur les proches de Beria aussi pèse la même accusation qui rejaillit sur leur patron. Dès le 10 juillet, un ancien cadre du Guépéou de Transcaucasie déclare dans une lettre à Malenkov : « Merkoulov a été trotskyste dans le passé. Les dépositions d’un membre du centre trotskyste […] le confirment. Cependant […] Merkoulov, grâce aux fonctions dirigeantes de Beria, a été nommé ministre du Contrôle d’État de l’URSS. » Un document fourni par Roudenko et Krouglov, du 28 septembre 1953, prétend que, dans les années trente, « Stepan Mamoulov était un trotskyste actif635 ». Un an plus tard c’est au tour de Charia et de quatre collègues : « Charia était sérieusement compromis par ses liens avec les trotskystes. Le sachant, non seulement Beria n’a pas écarté Charia de l’appareil du MVD, mais il l’y a associé et l’a fait monter en grade636. » Donc Beria a protégé et même promu des trotskystes.

Plus accablant encore, sont, dans les réunions des communistes du ministère organisées entre le 8 et le 23 juillet 1953, les interventions de cadres du MVD, habitués à voir partout des trotskystes, pourtant exterminés en 1937-1939. Selon certains, Beria aurait nommé, en mars 1953, chef adjoint de la 5e direction du MVD un certain Trofimov, qui « reçut une instruction écrite [de Beria] lui ordonnant de clore l’enquête sur “T” [sans autre précision sur celui que désigne l’initiale du nom de Trotsky], en dénigrant bruyamment le travail effectué. » Les mêmes accusent Trofimov d’avoir glorifié publiquement Trotsky, qualifié de grand « orateur », d’« organisateur », etc.637. Ainsi un homme nommé par Beria à l’un des postes clés du MVD aurait chanté les louanges deTrotsky devant ses cadres sans que Beria réagisse ! Mais Roudenko et ses adjoints se résolvent à abandonner la piste trotskyste, encore plus difficile à gérer que l’accusation ubuesque d’espionnage.

Pour compenser le vide ainsi créé, Roudenko remonte de plus en plus haut dans le passé de Beria, pourtant de plus en plus éloigné du prétendu complot de 1953. Ainsi, le 23 juillet, il revient longuement sur les tortures infligées à Belakhov, ce malheureux parfumeur accusé bien à tort d’avoir couché avec la femme de Molotov, alors qu’il avait déclaré à son enquêteur qu’il était « impuissant de naissance638 ». Roudenko lit une lettre de Belakhov énumérant les tortures subies – « même les jours de congé », insinue Belakhov avec un humour peut-être involontaire. Koboulov accuse Beria d’avoir décidé lui-même d’inscrire Belakhov dans la liste des vingt-cinq fusillés sans jugement de Kouibychev et Saratov en 1941. Beria signe le procès-verbal mais commente : « L’arrestation de Belakhov […] a été effectuée en liaison avec Jemtchoujina, sur ordre de l’instance639 », c’est-à-dire de Staline, dont Beria évite, lui aussi, de prononcer le nom.

Il paraît difficile de condamner Beria à mort pour les tortures infligées en 1937-1938 en Géorgie, ou pour le sort de Belakhov et Kedrov en 1941 puisque tous les dirigeants du Kremlin ont pris une part active à la terreur sanglante de ces années. Il est impossible d’expliquer à la masse des citoyens soviétiques, qui n’en ont que faire, qu’il faut supprimer Beria parce qu’il n’a pas respecté les modalités d’affectation des cadres dirigeants du Parti et de l’État par le secrétariat du comité central. Or pour l’appareil, c’est là son seul vrai crime qu’il déguise en présentant Beria comme un agent de l’impérialisme.

Roudenko a peu d’atouts en main. Il épuise ad nauseam l’épisode du Moussavat en 1919 pour montrer que, dès le début, Beria a été un agent britannique, puis il ressort les brutalités et les tortures pendant les interrogatoires de détenus en 1937-1940, la traque de la famille d’Ordjonikidzé et l’accusation rocambolesque d’avoir voulu livrer le Caucase à la fois aux Allemands et aux Anglo-Américains en 1942.

Le 17 août, le 19 août, toujours englué dans l’épisode moussavatiste, il obtient de Beria l’aveu que les services du Moussavat étaient dirigés par les Anglais, et triomphe : « Donc en collaborant avec le contre-espionnage du Moussavat, vous compreniez bien que vous étiez en même temps un collaborateur des services de renseignements anglais. » Beria nie cette assimilation. Roudenko prétend que la police menchevik l’a libéré, après l’avoir arrêté en 1920, parce qu’il était devenu un agent anglais. Beria le nie encore640. Roudenko y revient tant qu’il peut – en vain.

En désespoir de cause, Roudenko essaie d’employer contre Beria les aveux arrachés à Maïski en février 1953 : celui-ci avait reconnu avoir été recruté par Churchill lui-même dans les services anglais. Beria l’avait libéré, convoqué le 15 mai et sollicité comme expert pour son ministère. Roudenko saute sur l’occasion : « Avouez qu’en protégeant Maïski, en le poussant à revenir sur ses aveux initiaux, vous avez agi en faveur des services de renseignements anglais […] et qu’en devenant un agent des services de renseignements anglais pendant la guerre civile, vous avez servi l’impérialisme anglais toutes les années suivantes641. » Beria nie.

Interrogé de nouveau sur les tortures pratiquées pendant les interrogatoires à la fin des années trente, Beria commence par les réfuter avant de concéder que « les méthodes consistant à battre les détenus, appliquées en 1937 et 1938, représentaient une altération grossière de la légalité socialiste », à laquelle, ajoute-t-il, il a « aussi participé642 ». Mais étrangement il ne répond jamais aux accusations d’avoir ordonné les coups et les tortures – comme il aurait pu aisément le faire –, en rappelant qu’à peine arrivé à la tête du ministère de l’Intérieur en 1953, il a interdit ces pratiques et fermé les chambres spéciales de la prison de Lefortovo. Il ne veut sans doute pas paraître critiquer indirectement Staline.

Début septembre le dénouement semble proche. Le 10 septembre, Roudenko transmet au présidium un projet d’acte d’accusation contre Beria. Le 14, il informe Beria que l’instruction est terminée. Il l’écrit à Malenkov, en précisant que Beria n’a émis aucune requête, ce qui est faux : Beria en présente six, dont la modestie étonne : quatre concernent l’épisode des services de renseignements moussavatistes en 1920, où il semble donc voir un élément essentiel de l’accusation. Il demande que, à ce sujet, soit jointe à son dossier la décision du comité central du PC d’Azerbaïdjan de 1920, la lettre d’Ordjonikidzé à Dzerjinski de fin 1925-début 1926, sa lettre à Staline de 1938 où il s’expliquait sur cette question, le procès-verbal du comité central de juin 1937 où Kaminski le mettait en cause. Pour répondre à l’accusation de trahison, il demande la communication de sa correspondance avec le haut commandement du front de Transcaucasie. Il demande enfin des interrogatoires complémentaires. Trompé par le déroulement de l’instruction, il ne semble pas craindre une accusation de complot.

Le 15 septembre, Roudenko soumet au présidium un plan du procès : organiser une session à huis clos de la Cour suprême de l’URSS, car « la majorité des documents constituent un secret d’État », s’appuyer sur le décret du 1er décembre 1934 instaurant une justice d’exception, et donc accélérer la procédure « sans participation des parties », avec trois juges et quinze témoins. Le présidium adopte ces derniers points, suggère quelques correctifs, que Roudenko apportera dans les deux semaines à venir, et charge Souslov de contrôler la rédaction de l’acte d’accusation et le communiqué du parquet de l’URSS. Mais ce procès à la sauvette, avec seulement trois juges professionnels inconnus de tous, paraît bien étriqué pour un ancien membre de la direction suprême du Parti. D’un seul coup, Malenkov et Khrouchtchev virent de bord et ordonnent la reprise de l’instruction, qui pourtant n’apportera aucun élément nouveau.

Les interrogatoires de Beria, de Merkoulov arrêté le 18 septembre et de quelques autres se succèdent de nouveau et s’enferrent dans la répétition obsessionnelle des mêmes questions sans rapport avec le soupçon de coup d’État. Ainsi, le 24 septembre, Roudenko revient au cas d’Orakhelachvili – déjà dix fois soulevé au cours de l’instruction –, arrêté pour lui arracher des dépositions contre Ordjonikidzé par Koboulov sur ordre de Beria. Roudenko cite une déclaration de Charia : « Extérieurement Beria se comportait bien vis-à-vis de Sergo Ordjonikidzé, mais en réalité, dans le cercle de ses proches, il racontait toutes sortes de cochonneries contre lui643. » Beria ne reconnaît rien et refuse, pour une fois, de signer le procès-verbal de cet interrogatoire.

On tourne en rond. Le 3 octobre, Roudenko reprend pour la énième fois… le Moussavat, les rapports de Beria avec l’émigration menchevique avant et après la guerre, les passages à tabac dans les années trente et les rapports de sa femme Nina avec son oncle menchevik en exil. Beria nie inlassablement ou répète : « Je ne me souviens pas644. »

Pour animer cette instruction en panne, Roudenko envoie au début d’octobre une mission spéciale dépouiller les archives du MVD de Géorgie. Dès treize tomes de documents récoltés, Roudenko extrait des recommandations éloquentes de Beria sur la façon de traiter les individus arrêtés : « cogner vigoureusement », « travailler fortement », « dès aujourd’hui travailler fortement ainsi que son épouse », « travailler et obtenir des aveux ». Travailler est évidemment un euphémisme645.

Roudenko traite ce sujet comme une question centrale car il passe le 9 octobre à faire parler de Beria de son activité en Géorgie en 1936-1938. Il lui présente des listes signées par lui de gens arrêtés – au total, du 23 octobre 1937 au 16 décembre 1937, 63 personnes. Au regard de l’ampleur des répressions exercées dans toute l’Union soviétique, ce chiffre, très inférieur à celui des 40 000 condamnations à mort signées par Molotov en trois ans, paraît modeste. Roudenko y consacre pourtant la soirée du 19 octobre, où il se fixe à peu près exclusivement sur les listes d’arrestations signées en 1937, dont Beria reconnaît l’authenticité. Roudenko lui demande alors : « Avouez-vous […] que vous avez […] créé une situation de terreur pour réaliser vos buts de comploteurs646 ? » Ainsi la répression de 1937 en Géorgie prouverait que Beria voulait prendre le pouvoir en 1953. Beria le nie, évidemment.

Plus on avance dans l’instruction, moins Roudenko se sent capable de prouver le fameux complot, et plus il se focalise sur la répression en Géorgie en 1937-1938. Le 2 novembre, il ressert les dépositions arrachées à Orakhelachvili contre Ordjonikidzé et l’exécution de Bedia. Leurs fantômes servent à combler le vide du dossier.

Enfin Roudenko considère que l’instruction est close : il transmet à Beria et aux autres accusés les trente-neuf tomes de procès-verbaux de l’instruction, plus dix volumes d’annexes. Le rapport du 27 novembre au présidium montre que Beria en a pris connaissance et n’a pas de demandes complémentaires à présenter.

Pourtant Roudenko trouve soudain un nouveau fil. Délaissant les moussavatistes et les mencheviks géorgiens, le 10 novembre, il demande à Beria pourquoi son frère est allé en Chine en 1927. Ledit frère devait débusquer un certain Djakeli, modeste tenancier d’un buffet dans une gare frontalière avec la Chine et le recruter pour les services secrets soviétiques. Or, le 5 novembre 1953 les enquêteurs ont fait avouer à ce Djakeli qu’il est un espion britannique. Roudenko tient là une nouvelle confirmation, bienvenue, que Beria est un agent anglais ! Beria nie cette accusation ridicule.

Qu’importe ! Roudenko sort de sa manche un second espion, un certain Oucharadzé, ancien policier menchevik en 1920, que le NKVD avait retourné et utilisé pour infiltrer les mencheviks géorgiens émigrés en Pologne. Oucharadzé, dont Beria a utilisé les talents, est accusé d’avoir aussi travaillé pour les services polonais. Donc, déclare Roudenko à Beria : « Vous aviez avec lui des liens criminels anciens dans votre activité d’espion647. » Voilà Beria devenu agent polonais, ce qui ne manque pas de sel si l’on pense au massacre de Katyn. Il nie…

Le 17 novembre, Roudenko interroge Beria pour la dernière fois sur l’arrestation de la belle-sœur d’Ordjonikidzé, Nina, femme de Papoulia. D’abord condamnée le 29 mars 1938 à dix ans de prison, puis accusée d’avoir voulu assassiner Beria, elle est condamnée à mort et fusillée le 14 juin 1938. Selon Koboulov, le changement du verdict est dû à la « vengeance de Beria contre la famille d’Ordjonikidzé648 ». Beria répond que Koboulov ment.

Cet ultime interrogatoire, où jamais Roudenko ne parle de complot, porte aux trois quarts – et se conclut – sur des histoires de débauche. Roudenko, sans craindre de repasser des plats réchauffés, cite la déposition d’une certaine Valentina Tchijovaia, qui accuse Beria de l’avoir enivrée, violée et contrainte de lui céder pendant deux à trois semaines en 1950. Beria admet son éphémère liaison, mais nie le viol649. L’instruction se finit en queue de poisson, mais ce fiasco ne changera rien au dénouement.

Le 11 décembre, alors que l’instruction est bouclée, Roudenko décide d’interroger Ekaterina Kalinina, la veuve de l’ancien chef d’État Kalinine, que Beria avait brutalisée en 1939 pour lui faire avouer des crimes imaginaires. Cet interrogatoire, accablant pour Beria, ne servira à rien.