VI.

LE RÉGULATEUR DE LA RÉPRESSION ET DU GOULAG

Le remplacement de Iejov par Beria suscite de vastes espérances. Un certain Mark Laskine note dans son journal : « L’apparition de ce personnage pur et idéal – c’est l’image que nous donnait Beria – nous réjouit », puisque dès lors « tous les innocents allaient maintenant être libérés pour ne laisser en prison que les vrais espions et ennemis »189. Les révisions d’arrestations et les libérations effectuées sous Beria convainquirent un certain nombre de gens, dont l’écrivain Constantin Simonov, que ceux qui restaient en prison étaient donc sûrement coupables. L’ancien adjoint de Iejov lui-même, Joukovski, voit dans l’élimination de son chef un espoir et revient sur ses aveux.

Staline a effectivement nommé Beria pour réguler et modérer, voire corriger, la répression. Dans cette vaste mission, Beria est d’abord amené à s’occuper d’une affaire étrange, à la fois dangereuse et pittoresque : l’affaire Sadaliouk.

Au début de 1938, ce directeur d’école avait, dans une lettre à Khrouchtchev et au président de la République Korotchenko, affirmé sa foi dans les idéaux du communisme, sa compétence dans les moteurs d’automobile et exprimé son désir d’obtenir une voiture. Curieusement, les responsables du parti de Kiev répondent à sa demande et, début mai, il reçoit une automobile ; celle-ci éveille les appétits des cadres locaux du NKVD qui arrêtent Sadaliouk, le 10 juillet 1938, l’accusent d’appartenir à « une organisation de jeunesse militaro-fasciste trotskyste contre-révolutionnaire », dans laquelle ils incluent d’autres instituteurs, et lui confisquent son véhicule.

À cette accusation, qui ne manque d’aucun adjectif adéquat et pétrifie le directeur d’école, l’enquêteur du NKVD ajoute une invitation brutale : « Ce n’est pas tout. Assieds-toi, gueule de fasciste, et écris que Korotchenko et Khrouchtchev t’ont donné une voiture avec laquelle tu iras en Moldavie y recruter pour ton organisation. » Sadaliouk refuse. Iejov tombe à ce moment-là en disgrâce, le directeur d’école est libéré. Il réclame sa voiture. Le NKVD lui rend une épave. Sadaliouk tente en vain de la remettre en état et, furieux, adresse à la fin de novembre 1938 une plainte à Staline, Molotov, Iejov, Khrouchtchev, Korotchenko et au commissaire à l’Intérieur ukrainien. La plainte ne saurait tomber au meilleur moment. Pourtant Sadaliouk n’y va pas de main morte : dénonçant le NKVD local, il exige qu’on lui rembourse sa voiture afin de lui donner les moyens d’en acheter une neuve ! Le bureau politique lui-même examine la plainte dès sa réception ; le 1er décembre, il décide de fournir à Sadaliouk une voiture neuve et confie à Beria le soin de suivre l’affaire et d’ouvrir une enquête sur l’enquêteur et « ses inspirateurs ». Il décide enfin, si les dires de Sadaliouk sont confirmés – ce dont il ne doute pas puisqu’il lui a déjà accordé la voiture – d’organiser un procès public, de fusiller les coupables et de publier le verdict dans la presse nationale et locale. Selon l’historien russe Khlevniouk, Staline et Molotov ont imposé cette décision190. On peut douter que les mésaventures de l’instituteur moldave et de son véhicule les aient réellement émus. Sadaliouk n’est qu’un prétexte pour corriger le mécanisme de la répression et le faire savoir.

Trois semaines plus tard, le 22 décembre, Beria informe Staline que l’enquête confirme les déclarations de Sadaliouk. Il accuse l’ancien commissaire à l’Intérieur de Moldavie d’avoir fabriqué l’affaire et propose d’organiser à Kiev un procès public de l’homme – qui se suicide aussitôt – et d’un groupe de ses collaborateurs. La proposition est transformée en décision du bureau politique le jour même. Le procès débouche sur la condamnation à mort de tous les cadres du NKVD jugés.

Beria s’attache à réguler le fonctionnement du NKVD en le soumettant au décret du 17 novembre 1938. Le 27 décembre, dans un décret spécial, il interdit aux responsables du NKVD de recruter des agents et des informateurs parmi les cadres du Parti et de l’État, à tous les niveaux ; il ordonne d’interrompre tous contacts avec les agents recrutés jusqu’ici parmi eux et de détruire leurs dossiers, le tout dans les dix jours. En jouant des rivalités et des jalousies entre cadres du Parti, le NKVD peut obtenir les dénonciations les plus invraisemblables contre ceux qu’il vise, cela afin de démontrer sa vigilance. La décision de Beria, en privant le NKVD de ce levier, cherche à rassurer la nouvelle génération de jeunes bureaucrates arrivés aux postes dirigeants sur les cadavres de leurs prédécesseurs et désireux de ne pas subir le même sort.

Entre-temps, Beria a été invité à jouer le rôle de justicier dans une plainte du secrétaire du comité régional d’Orel, Boïtsov. Celui-ci, par une lettre à Staline du 4 décembre 1938, a demandé que l’on vérifie une affaire qui ne repose que sur les aveux des six accusés sans aucun élément matériel. Staline lui répond aussitôt que des informations similaires émanent de plusieurs endroits différents, ainsi que des « plaintes reprochant à l’ancien commissaire du peuple Iejov, en règle générale, de ne pas réagir à de telles informations ». Staline, confirmant le rôle de bouc émissaire qu’il fait jouer à Iejov, ajoute, avant d’informer Boïtsov, que le NKVD va examiner rapidement la sienne191 : « Ces plaintes sont l’une des causes de la révocation de Iejov. »

Le 9 janvier 1939, toujours en uniforme de justicier, Beria informe Staline qu’il fait libérer la chanteuse Sophie Galemba condamnée à cinq ans de prison, mais dont le dossier ne contient ni charges ni aveux, et suspendre l’arrestation prévue de deux académiciens. Le 31 janvier, il signe un décret annonçant l’arrestation et le renvoi devant le tribunal révolutionnaire de 13 membres de la section du transport ferroviaire et routier du NKVD de la ligne Moscou-Kiev, pour arrestations injustifiées de cheminots et « méthodes incorrectes de conduite de l’enquête », euphémisme habituel qui désigne les coups et les tortures.

Le 1er février, Andreiev, Beria et Malenkov remettent à Staline leurs conclusions sur l’état dans lequel Iejov a laissé le NKVD au moment de sa démission. La conclusion est sans appel : « Les ennemis du peuple, qui se sont infiltrés dans les organes du NKVD, ont délibérément défiguré la politique punitive du pouvoir soviétique en organisant des arrestations massives sans fondement d’individus innocents et en dissimulant en même temps les véritables ennemis du peuple. » Leur vision policière n’est pas différente de celle de Iejov : tout est complot et louches manigances d’agents ennemis. Ainsi, selon eux, même la section du NKVD chargée de la protection des hauts dirigeants a été dirigée successivement par les ennemis du peuple Kourski, puis Daguine ! Pire encore : « Tout le réseau d’information et de renseignements à l’étranger était l’agent des services étrangers. » Enfin, Iejov a dissimulé au comité central des documents compromettants sur « des cadres dirigeants du NKVD, depuis lors démasqués et arrêtés comme comploteurs192 », sans que ces comploteurs installés aux postes clés aient jamais, selon le système des complots démasqués sous Staline, tenté de passer à l’acte.

Le 14 février 1939, le bureau politique autorise le retour en URSS de trois cents personnes envoyées par le Komintern en Espagne et à cette époque regroupées en France. Il précise : « confier aux camarades Beria et Litvinov le soin de résoudre tous les problèmes liés à leur retour193 », c’est-à-dire d’abord soumettre à un contrôle politique ou plutôt policier ces gens qui, bien qu’ayant contribué à son étranglement, peuvent avoir été infectés par les miasmes de la révolution espagnole. C’est évidemment Beria qui est chargé de ce contrôle. Litvinov n’est là que pour en dissimuler la nature.

La volonté de légaliser la répression prend parfois des formes étonnantes. Le 10 février 1939, Beria demande à Vychinski de signer un document avalisant l’arrestation de Vlas Tchoubar, membre du bureau politique et vice-président du conseil, et de Pavel Postychev, membre suppléant du bureau politique et ancien premier secrétaire du PC ukrainien. Or le premier a été arrêté le 4 juillet 1938 et le second, après avoir été dénoncé par Staline au comité central de février-mars 1938, le 21 février 1938, soit un an plus tôt. Le journaliste Arkadi Vaksberg relie cette demande apparemment dénuée de sens à un incident surprenant : un agent du NKVD, Piotr Tzerpento, avait signalé dans un rapport à Beria du 29 avril 1938 que les dépositions attribuées à Postychev avaient été entièrement rédigées par lui-même, sur ordre du chef instructeur, « sans la participation de Postychev » juste réduit à signer ! Peut-être ce Tzerpento avait-il voulu fournir à Beria, dont l’étoile montait au firmament, une arme contre Iejov. Il a agi trop tôt. Il est arrêté le 9 juillet 1938, qualifié d’espion trotskyste et soumis à un interrogatoire au cours duquel il confirme, sans céder, que tous les procès-verbaux des interrogatoires de Postychev étaient falsifiés194. Les enquêteurs de Postychev, dit-il, l’ont roué de coups, lui ont brisé les jambes et cassé les dents de devant. La validation de leur arrestation par Vychinski sert à boucler leur affaire. Le 26 février 1939, en effet, Tchoubar et Postychev, ce dernier incapable de se déplacer et traîné sur un brancard, sont condamnés à mort par le collège militaire de la Cour suprême et fusillés le soir même. La décision n’est pas rendue publique : deux membres de la direction politique suprême du parti au pouvoir disparaissent incognito.

Auparavant, le 3 février, la direction du NKVD de la province de Moscou a annoncé l’arrestation et le jugement prochain du lieutenant de la Sécurité d’État Sakhartchouk, accusé d’avoir employé des méthodes incorrectes d’enquête, établi des procès-verbaux truqués, frappé des accusés pour les leur faire signer. Le 5 février Beria vise un décret d’arrestation et de renvoi devant les tribunaux d’un groupe de cadres du NKVD de la flotte de la Baltique, accusés d’avoir procédé à des arrestations massives injustifiées et utilisé eux aussi des méthodes falsifiées.

Beria entend mener à son terme l’épuration des hommes de Iejov dans le NKVD. En février 1939, il sanctionne des listes de 413 cadres – du NKVD, du Parti, des instances de l’État, des komsomols – à fusiller. Parmi eux, des proches de Iejov : M. Berman, ancien chef du goulag, son frère B. Berman, ancien chef du NKVD de Biélorussie, Zakovski, ancien chef du NKVD de Leningrad, plus les suppléants et les principaux collaborateurs de Iejov (Agranov, Berman, Belski, Joukovski). Sont aussi exécutés les anciens chefs des 1e, 2e, 4e, 5e, 6e et 7e sections de la 1e direction du NKVD. Seul échappe à la liquidation le chef de la 3e section. Selon l’historien russe Nikita Petrov, sous Beria beaucoup plus de cadres du NKVD furent jugés que sous Iejov, même ceux qui avaient été arrêtés par ce dernier. « Mais, ajoute-t-il, durant les premiers mois de son activité à la Loubianka, Beria ne s’est pas montré très empressé pour les faire passer en jugement, dans l’espoir d’obtenir d’eux des dépositions contre Iejov et ses proches. Ainsi s’explique l’absence de condamnations entre octobre 1938 et janvier 1939. » Il estime à 1 364 personnes « la somme totale de collaborateurs des services de sécurité arrêtés du temps de Beria à partir de la fin 1938 et pendant l’année 1939 », et conclut : « La modification des effectifs du NKVD avant et après la “grande terreur” est si importante qu’il n’est pas exagéré de parler de véritable révolution195. »

Beria épure les échelons inférieurs avec beaucoup plus de modération ; en tout, en 1939, 7 372 cadres opérationnels du NKVD (soit un peu moins d’un quart de l’effectif) sont limogés et seulement 937 d’entre eux (soit moins de 4 % de l’effectif total) arrêtés, dont 695 cadres dirigeants de l’appareil central. Plus des deux tiers des limogés le sont pour abus de pouvoir, malversations diverses (sans aucun doute tout à fait réelles car universelles, mais tout aussi probablement utilisées comme prétexte pour les renvoyer) et… activité contre-révolutionnaire. Pour les remplacer Beria avait fait voter par le bureau politique, dès le 5 avril 1939, le recrutement supplémentaire de 5 189 agents du NKVD.

Une fois la place libérée, les nouveaux dirigeants du NKVD connaissent une ère de stabilité. Le nouveau commandant du Kremlin nommé par Beria en décembre 1938, Nikolaï Spiridonov, reste en fonctions jusqu’en septembre 1953, date à laquelle ce protégé de Beria est limogé par Khrouchtchev et mis à la retraite anticipée en novembre de la même année, à l’âge de 51 ans.

Les inventeurs de complots et d’agents étrangers voient parfois leurs propres inventions se retourner contre eux. C’est ce qui menace fugitivement Beria. Toujours en février 1939, Igor Kedrov, fils de Mikhaïl Kedrov – l’un des dirigeants fondateurs de la Tcheka dès 1918 –, et Vladimir Goloubiev adressent à Staline et à Matveï Chkiriatov, président du comité de contrôle du Parti, une lettre dénonçant l’activité « hostile » de Beria à la tête du NKVD. Le frère d’Igor Kedrov, Bonifati, avec qui j’ai longuement discuté à Tempere et à Leningrad lors du centenaire de la naissance de Lénine en 1970, atteste que l’exemplaire destiné à Chkiriatov lui a bien été remis en mains propres par une amie de sa mère, qui travaillait au comité de contrôle et en fut chassée dès le lendemain !

Quelques semaines plus tard, le NKVD arrête les deux hommes. Mikhaïl Kedrov se précipite au début d’avril chez Vychinski. Il raconte à son fils cette visite : « Je lui ai dit en chuchotant : “au plus haut sommet” chez nous siègent des “ennemis du peuple”. Il m’a demandé de préciser. Je lui ai dit : “dans le gouvernement”. Il m’a demandé : “De qui s’agit-il ?” Je lui ai répondu : “Je ne peux pas le dire, car même les murs ont des oreilles.” Puis j’ai pris un morceau de papier et j’ai écrit “Beria”. Je l’ai montré à Vychinski et j’ai aussitôt déchiré ce bout de papier en petits morceaux que j’ai jetés dans le cendrier sur le bureau de Vychinski. Puis sur un autre bout de papier j’ai écrit “Merkoulov” et je l’ai aussi déchiré et mis au même endroit. Tout cela en chuchotant et très calmement. »

Mikhaïl Kedrov raisonne exactement comme Staline et ses proches : des « ennemis du peuple » dissimulés ont infiltré le bureau politique. Son fils précise d’ailleurs que son père a noté « Merkoulov » uniquement parce que ce dernier est l’adjoint de Beria : l’adjoint d’un ennemi du peuple ne peut être qu’un ennemi du peuple ! C’est là encore la logique de Staline et de Vychinski. Vychinski ne répond rien à Mikhaïl Kedrov, mais, selon ce dernier, à partir de ce moment, il le « regarde de façon très étrange, presque sauvage, lorsqu’il le rencontre à la cantine du Kremlin196 ». Vychinski sait fort bien que c’est Staline qui fixe ou valide la liste des ennemis du peuple. Or Beria est alors son homme de main. Il ne peut que s’effrayer à l’idée d’être associé à une manœuvre contre le nouveau favori. Le sort de Mikhaïl Kedrov est donc scellé.

Il insiste pourtant. Rebuté par le silence de Vychinski, il s’adresse à Chkiriatov et à son adjoint, Emelian Iaroslavski, qui le dirigent vers Staline. Kedrov rédige un brouillon de lettre, mais n’a pas le temps de la terminer. Le 16 avril, des agents du NKVD débarquent chez lui, fouillent son bureau, trouvent le brouillon, seul objet de leur recherche, et embarquent son auteur…

Beria reçoit alors la veuve de Boukharine, Anna Larina, qu’il avait trouvée si jolie lors de leur rencontre en 1928. S’attendant à rencontrer Iejov, dont elle ignore le limogeage, elle est profondément – et d’abord agréablement – surprise de voir Beria, flanqué de Koboulov, muet tout au long de la séance. Il déborde d’abord d’amabilité et déclare à cette femme amaigrie et épuisée par plusieurs mois de goulag : « Vous avez étonnamment embelli depuis la dernière fois que je vous ai vue. » Il lui fait apporter un sandwich, des oranges, du raisin et du thé, qu’elle refuse. Il lui demande pourquoi elle aimait Boukharine (fusillé neuf mois plus tôt). La conversation, après ce badinage, prend un tour plus sérieux. Lorsqu’elle lui rappelle que Lénine qualifiait Boukharine d’« enfant chéri du Parti » dans la lettre au congrès… alors dénoncée comme un faux document trotskyste contre-révolutionnaire, il se contente de lui dire : « Lénine a écrit cela il y a longtemps et il est déplacé de l’évoquer aujourd’hui », – et pour cause puisque cela vaut, au bas mot, cinq ans de goulag. En reconnaître l’authenticité est un clin d’œil.

Pour tenter de compromettre Litvinov, le commissaire du peuple aux Affaires étrangères qui, étant juif, doit être éliminé avant la conclusion d’une alliance provisoire avec Hitler dans laquelle Staline s’est engagé, Beria essaie faire dire à Anna Larina que Litvinov et Boukharine étaient liés. Mais il n’insiste pas et l’interroge sur le sens caché des vers, classés dans son dossier, qu’elle a écrits au camp. Haussant la voix, il déclame : « Maintenant, après le procès, vous continuez à considérer que Boukharine était dévoué au Parti ? C’est un ennemi du peuple ! Un traître ! Le chef du bloc des trotskystes et des droitiers ! Et vous savez ce que représentait ce bloc ! Vous avez eu la possibilité, au camp, de prendre connaissance du procès par les journaux. » Il récite sa leçon à la fois pour elle et pour Koboulov présent, à qui il ne faut fournir aucun élément contre son chef. Anna Larina ajoute d’ailleurs : « Ses sorties brutales contre Boukharine n’étaient manifestement pas sincères. » Et lorsqu’elle lui dit que les aveux truqués au procès ont sans doute été obtenus par la torture, il déclare : « On traite les ennemis comme des ennemis. C’est ainsi qu’il faut agir avec eux ! » Bref, il confirme.

Beria tente enfin de lui dire comment sauver sa vie. En défendant Boukharine, lui assure-t-il, elle perd son temps : « Nicolaï Ivanovitch n’est plus. Aujourd’hui, sauvez-vous vous-même ! » À sa réplique : « Je veux sauver ma conscience pure », il lui répond : « Oubliez votre conscience ! Vous bavardez beaucoup trop ! Vous voulez vivre ? Ne dites rien sur Boukharine ! Si vous ne vous taisez pas… », et il fait un geste éloquent en plaçant l’index de sa main droite sur sa tempe. Puis il conclut d’un ton catégorique : « Alors, vous me promettez de vous taire ? » Comme elle continue à refuser les fruits, il les fait mettre dans un sac et le donne au gardien qui raccompagne Anna Larina.

« Pour moi, écrit-elle, le nouveau commissaire du NKVD n’était déjà plus le Beria que j’avais connu en Géorgie, mais pas encore le monstre qu’il était en réalité et que j’appris à connaître plus tard, d’après les nombreux souvenirs et récits de ceux qui l’avaient rencontré au cours d’une enquête197. »

L’invitation pressante à respecter la « légalité socialiste » gêne vite l’appareil du NKVD, rénové par l’introduction massive des hommes de Beria. La multiplication des procédures de recours le met en cause ainsi que ses agents, accusés par des cadres du Parti, soucieux de revanche et de sécurité, de fabriquer des affaires imaginaires et d’utiliser la torture. Le danger est d’autant plus grand qu’en plusieurs endroits le parquet fait du zèle pour examiner les plaintes et contrôler les cadres du NKVD. Deux adjoints proches de Beria, Goglidzé, chef du NKVD de la province de Leningrad, et Bogdan Koboulov, chef-adjoint du NKVD d’Ukraine, tirent la sonnette d’alarme dès la fin décembre. Goglidzé, dans une lettre à Beria, dénonce le procureur régional qui, le 9 décembre, a visité avec un groupe d’adjoints le bâtiment spécial du NKVD régional où se déroulent les interrogatoires. À l’en croire, ce procureur a interrompu des interrogatoires en cours, invité les détenus à lui raconter leur déroulement, leur a demandé si l’on utilisait des méthodes d’interrogatoire illégales, si on les insultait et, en cas de réponse positive, « le procureur, en présence de l’accusé, faisait sur un ton vif des remarques à l’enquêteur ».

D’après Goglidzé, le procureur se conduit de la même façon ailleurs dans la région. Or, ajoute-t-il, à la suite de ses visites, « des détenus se sont mis à renier purement et simplement leurs déclarations antérieures. Pire encore, ils se conduisent avec insolence, refusent de fournir une déposition, exigent un changement d’enquêteur, la présence des procureurs ». Selon Koboulov, qui décrit à peu près les mêmes faits – sans doute exagérés dans les deux cas –, « tout le travail d’instruction du NKVD est suspecté, on entretient l’idée que la majorité des détenus ont fait des dépositions fantaisistes sous l’influence de méthodes de pression physiques198 », euphémisme pour tortures.

Staline et Beria, assistés par le procureur général aux ordres Vychinski, réagissent vite pour maintenir leur appareil en état de bon fonctionnement et mettent au pas les procureurs trop curieux. Le 9 février 1939, le chef de la section du NKVD de Tchita, Feldman, roue de coups un détenu qu’il faut donc envoyer à l’hôpital. Informé, le procureur interroge la victime en présence de Feldman lui-même, qui reconnaît : « J’ai frappé et je continuerai à frapper. » En décembre de la même année, le chef de la section spéciale de la flotte de la mer Noire, Lebedev, mis en cause par le procureur de la flotte parce qu’il passait les individus arrêtés à tabac répond lui aussi : « J’ai frappé et je continuerai à frapper. J’ai une directive de Beria199. »

C’est surtout une directive de Staline, qui a adressé le 20 janvier 1939 un message en code aux comités centraux des partis communistes et aux présidents du NKVD des Républiques, et plus largement aux cadres des organismes du NKVD pour prolonger l’autorisation d’utiliser la torture accordée en 1937.

Le 2 mars, mettant les points sur les « i », Beria avertit par lettre Vychinski et le commissaire à la justice Rytchkov : les responsables régionaux du NKVD l’informent que « certains cadres du parquet comprennent mal l’arrêté du 17 novembre 1938 », en un mot mettent un peu trop leur nez dans la bacchanale d’arrestations et de condamnations orchestrées par eux. Beria dénonce les procureurs qui visitent les cellules des prisons et « photographient des endroits suspects sur le corps des détenus, révélant les traces de coups » ; il leur reproche d’encourager les prisonniers à écrire des plaintes contre les enquêteurs. Selon Beria, ces comportements ont abouti à « la formation de complots et à l’organisation de grèves de la faim ». Beria accuse même certains procureurs d’activité « provocatrice ». « Souvent [le procureur] soumet les affaires à un nouvel examen à la suite de déclarations calomniatrices des accusés et même, dans certains cas, sur cette base il leur donne raison et libère les individus arrêtés200. »

Ce resserrement entraîne une décision, imposée par Beria et Staline au commissariat à la Justice : par un décret du 20 mars 1940, les individus déclarés innocents par la justice devront rester en prison et ne pourront être mis en liberté qu’avec l’accord et sur décision du NKVD. Le commissaire à la Justice de Biélorussie proteste contre cette iniquité. Vychinski lui explique calmement qu’il se trompe. Dans le même esprit, un décret du 23 avril 1940, signé Beria et Vychinski, affirme que la révision des décisions (souvent aussi brutales qu’injustifiées dues aux troïkas contrôlées par le NKVD) ne peut être effectuée que par les conférences spéciales du NKVD, souverain pour corriger (ou plutôt valider) son propre arbitraire.

L’ancien responsable de la milice du Kazakhstan, Mikhaïl Chreider, roué de coups depuis son arrestation sur ordre de Iejov, reçoit dans sa prison la visite de Beria qui se montre poli, lui pose quelques questions ; puis, remarquant que Chreider a manifestement peur d’être frappé par Koboulov présent dans son dos, il invite celui-ci à s’écarter. Chreider évoque alors les coups qu’il a reçus, Beria lui rétorque qu’il ne peut « répondre des actions des fripouilles qui s’étaient glissées à la direction du NKVD et sur l’ordre desquelles il a été arrêté », mais qu’il soit tranquille : « Personne ne vous battra. » En quittant la cellule, Beria tend une pomme et une orange à Chreider et, à sa demande, le change de cellule.

Mais les illusions de Chreider se dissipent vite ; on l’enferme avec Mirzoyan, l’ancien secrétaire du PC du Kazakhstan, dénoncé par Staline au comité central de février-mars 1937 et avec lequel Chreider a un moment travaillé. Dans le vieillard voûté qu’il voit devant lui, Chreider d’abord ne reconnaît pas Mirzoyan, molesté, torturé, sous Beria comme sous Iejov. Les hommes de Iejov lui ont abîmé les tympans et brisé quelques côtes ; ceux de Beria se sont acharnés aux mêmes endroits. Parfois Beria assiste en personne aux interrogatoires et participe au passage à tabac après avoir lancé au visage de Mirzoyan : « Nous savions depuis longtemps que tu es un vieil espion, un provocateur et un moussavatiste. Nous connaissons aussi le sale rôle que tu as joué dans l’exécution des vingt-six commissaires de Bakou. Aussi pas la peine de te tortiller, sinon nous allons recommencer à te battre. » Mirzoyan explique à Chreider, qui va bientôt le vérifier sur lui-même, la méthode habituelle de Beria : « D’abord il te caresse, ensuite il te fout sur la gueule. »

Un jour, Beria exige de Mirzoyan qu’il avoue avoir recruté dans son groupe terroriste Tevossian, vice-commissaire à l’Industrie militaire et Moskatov, membre de la commission de contrôle du Parti. Mirzoyan refuse, puis sous les coups avoue. Quelques jours plus tard, Beria et Koboulov l’injurient : « Provocateur ! Pourquoi as-tu calomnié des gens honnêtes ? Ordure, pourquoi as-tu sali Tevossian et Moskatov ? Écris que tu les as délibérément calomniés201. » Staline ayant besoin des deux hommes a rejeté le dossier que Beria avait concocté sur eux, sans doute, comme d’habitude, à sa demande. Mirzoyan, craignant une provocation supplémentaire, refuse d’abord de revenir sur ses aveux, puis les récuse à force de coups. À la fin, il a tant de côtes brisées qu’on doit l’amener aux interrogatoires sur une civière. Beria et lui s’étaient rencontrés en Transcaucasie, où Mirzoyan avait travaillé neuf ans durant, d’abord de 1920 à 1925 comme président des syndicats de la République, puis de 1925 jusqu’à son limogeage en 1929, comme secrétaire du comité central du PC d’Azerbaïdjan. Une atmosphère d’intrigues permanentes n’ayant jamais cessé de régner dans cette République, Beria voulait peut-être régler de vieux comptes.

Un enquêteur de Iejov, tombé entre les pattes des hommes de Beria, l’officier du NKVD Ouchakov-Ouchimlirski, avait participé à la fabrication du « complot militaro-fasciste » et donc envoyé à la mort Toukhatchevski – qu’il avait lui-même fait « avouer » sous la torture – et ses compagnons. Il se plaint dans une lettre à Beria du traitement qu’il a subi pendant les interrogatoires : « J’étais devenu plutôt semblable à un animal traqué qu’à un homme torturé. Il m’était arrivé à moi-même à la prison de Lefortovo (et pas seulement là) de frapper des ennemis du Parti et de l’Union soviétique, mais je ne m’étais jamais représenté les souffrances et les sentiments éprouvés par ceux qu’on battait. En vérité, nous ne frappions pas aussi sauvagement », prétend-il, et il ajoute tranquillement : « De plus, nous interrogions et nous frappions de réels ennemis […]. En bref […] j’ai craqué physiquement, c’est à-dire que non seulement je ne supportais plus les coups, mais même leur seule évocation202. » Les tortures qu’il avait infligées ne l’avait pas préparé à les supporter.

Modulée ou pas, la répression continue, de même que les pseudo-affaires qui alimentent les interrogatoires. Le 16 février 1939, Beria fait adopter par le bureau politique la décision de soumettre au collège militaire de la Cour suprême le cas de 469 membres d’une prétendue organisation de trotskystes et de « droitiers » (on ignore où elle se trouve) avec cette précision : « en leur appliquant la loi du 1er décembre 1934203 », autrement dit une procédure accélérée, simplifiée et brutale, spéciale pour les accusés ou les suspects de terrorisme. Le 8 avril 1939, il récidive pour 931 membres d’une autre prétendue organisation de trotskystes et de « droitiers » (ou la même, élargie) : il faudra en fusiller 198 et condamner les 733 autres à des peines qui ne peuvent être inférieures à quinze ans de prison204.

À la veille du XVIIIe congrès du parti communiste qui s’ouvre le 10 mars 1939, Staline invite Molotov, Jdanov, Malenkov et Beria à dîner à Kountsevo. Après le repas, Staline leur distribue son projet de rapport au congrès et sollicite leur avis. C’est à qui se montrera le plus enthousiaste jusqu’au moment où Staline, excédé, grogne : « Je vous ai donné une variante bâclée et vous chantez alleluia… J’ai entièrement réécrit la version que je vais lire ! » Les convives restent bouche bée. Seul Beria trouve la parade : « Même dans cette variante-là on sent votre patte : si vous l’avez réécrite, on peut imaginer la puissance du nouveau texte205. »

Dans son discours d’ouverture au congrès, alors que tous les secrétaires de comité régional ou territorial du Parti, en place en 1935, ont été liquidés sauf trois – Beria, Jdanov et Khrouchtchev –, Staline déclare : « Nous n’aurons plus à employer la méthode de l’épuration massive206. » La vision d’un Iejov fantomatique errant en silence dans les couloirs paraît confirmer ce changement qui rassure les auditeurs du congrès ; non délégué au congrès, où il ne peut paraître qu’en tant que membre du comité central, il n’a pas droit à la parole. Le 13 mars 1939, il supplie Staline de lui accorder une minute d’entretien, sans doute pour lui demander de lever l’interdiction. Staline ne lui répond pas, ce qui laisse prévoir son arrestation.

Le 15 mars, Beria prononce un long discours, publié dans la Pravda et les Izvestia du 16, attendu par les congressistes impatients de savoir si la purge commencée avec Iejov va durer. Il ne les rassure qu’à moitié. Il justifie la liquidation des « saboteurs, destructeurs boukharino-trotskystes et espions » au service d’agences de renseignements étrangères », mais lance un avertissement menaçant probablement inspiré ou validé par Staline : « Il serait erroné d’expliquer les échecs constatés dans différents secteurs de notre économie nationale uniquement par les activités subversives de nos ennemis. Ces échecs sont dus, dans une certaine mesure, au travail insatisfaisant et à l’incompétence d’un certain nombre de responsables de notre économie, qui ne maîtrisent pas encore suffisamment les principes fondamentaux de la gestion bolchevique207 », fondée sur la conviction que la volonté « bolchevique » peut surmonter tous les obstacles. Le NKVD entend s’attaquer en priorité à ces cadres incompétents.

À la fin du congrès, Beria est réélu au comité central, qui le nomme membre suppléant du bureau politique. Il fait partie des neuf dirigeants théoriques du pays, aux côtés d’Andreiev, Vorochilov (simple béni-oui-oui, dépourvu de toute idée personnelle et de poids réel), Jdanov, Kaganovitch, Kalinine (figure d’opérette dont la femme est au goulag !), Mikoyan, Molotov, Staline et le suppléant Chvernik, pâle bureaucrate sans envergure, qui figurera dans le tribunal au procès de Beria en décembre 1953.

Or le bureau politique est devenu un organe fantomatique, qui se réunit de moins en moins : en 1934 dix-huit fois, en 1935 seize fois, en 1936 et 1937 sept fois, en 1938 cinq fois. En 1939 et 1940, deux fois seulement dans l’année ! En février 1941, Staline déclare : « Nous n’avons pas réuni le bureau politique depuis quatre ou cinq mois. Jdanov, Malenkov et les autres ont préparé avec les camarades compétents toutes les questions traitées dans les quelques réunions et la direction du Parti ne s’en est pas trouvée amoindrie, mais augmentée208. » Ainsi, moins il convoque les instances élues pour diriger le Parti et le pays, mieux ça marche ; Khrouchtchev commentera plus tard, non sans amertume : « Staline considérait le comité central et le bureau politique, en somme, comme un mobilier nécessaire pour aménager la maison209. » La saignée massive dans le parti communiste s’accompagne de la liquidation de fait de ses instances légales, pourtant dociles.

À cette époque, selon Khrouchtchev, « Staline et Beria étaient très amis. Dans quelle mesure cette amitié était sincère, je n’en savais rien, écrit-il. […] Devenu chef du NKVD, Beria acquit une influence décisive dans notre collectif. Je voyais que les gens qui entouraient Staline, et qui occupaient des postes plus élevés dans le Parti et dans l’État, étaient obligés de compter avec Beria et de se montrer quelque peu obséquieux, de faire des courbettes, de la lèche devant lui, surtout Kaganovitch. […] Molotov était le seul chez qui je ne remarquai pas une conduite d’adulation aussi vile210. »

Par ailleurs, Beria s’emploie à rationaliser le fonctionnement du goulag que les déportations massives de 1937-1938 avaient désorganisé, d’autant qu’un bon quart des quelque 800 000 déportés dans les camps en 1938 étaient malades, voire invalides, et incapables de travailler. Au début de janvier, il crée un bureau technique spécial du NKVD, confirmé par le secrétariat du comité central le 8 janvier 1939. Ce bureau est chargé d’utiliser au mieux les compétences des détenus du goulag ayant des connaissances et une expérience technique spécifiques, surtout à des fins militaires. À la suite de ce décret, en février 1939, Beria ouvre à Bolchevo, dans la banlieue de Moscou, la première de ces « charachkas » que Soljenitsyne décrit dans Le Premier Cercle. Il y rassemble des savants de première grandeur dans le domaine de l’aéronautique, dont Toupolev et Korolev.

Le 10 avril 1939, il soumet au président du Conseil, Molotov, un projet de réorganisation du goulag impliquant 12 milliards de roubles de grands travaux de construction au cours du plan quinquennal 1939-1944. Il s’oppose, à la suite de Staline, à la libération conditionnelle anticipée des détenus méritants, car leur départ désorganiserait le travail.

Le 24 avril, il explique qu’il manque au goulag 350 000 détenus aptes au travail physique. Les objectifs nouveaux, pour être atteints, exigent des centaines de milliers de détenus supplémentaires. Il propose d’élever la productivité très basse des déportés en améliorant leur nourriture et leur habillement. La norme d’alimentation est au goulag de 2 000 calories, calculée par rapport à un détenu maintenu en prison et qui ne travaille pas. Dans la pratique, cette norme basse n’est livrée par les organisations de ravitaillement qu’à 65-70 %. Et encore Beria ne dit-il rien de la qualité de la nourriture qui, après des semaines de transport, sort souvent des wagons gâtée, voire avariée, non plus que des vols et des détournements lors du transfert ou de la réception au camp. Beria y voit l’explication du nombre important des détenus faibles et inaptes au travail, qu’il estime à 200 000 déportés sur un peu plus de 1 300 000 à la date du 1er mars 1939. Il recommande donc de nouvelles normes de ravitaillement plus élevées afin que « les possibilités physiques des camps puissent être utilisée au maximum pour n’importe quelle activité productive211 ». Quand on sait que la nourriture distribuée aux ouvriers dans les cantines d’usine est si infecte qu’il faut accuser les trotskystes de la saboter, on imagine quelle mixture douteuse est servie aux détenus…

Le 6 avril, Beria fait arrêter l’ancien adjoint de Iejov à la tête du NKVD, Frinovski ; puis, le 10 avril, Iejov lui-même dont l’arrestation est tenue secrète pendant deux mois, formalisée seulement le 10 juin par un document du parquet. Beria fait interner Iejov dans la prison spéciale de Soukhanovka, ancien monastère transformé par Iejov, où Beria se fait aménager un bureau particulier. Iejov avoue d’abord tout ce qu’on lui demande : il est trotskyste depuis 1932 et il a organisé au sein de la direction du NKVD un complot, auquel Beria associe tous les anciens dirigeants du NKVD de l’ère Iejov encore en vie. Beria mène lui-même les interrogatoires, flanqué de Merkoulov et d’une demi-douzaine d’autres enquêteurs, dont le sinistre Schwartzman. Il extorque à Iejov des aveux compromettants sur Malenkov. Selon le ministre de l’Intérieur Doudorov, « Iejov fournit une déposition écrite de sa main (une vingtaine de feuillets). Ce document fut saisi lors de l’arrestation de Beria chez lui212 ». Toujours d’après lui, lorsque Malenkov eut connaissance de ce document en février 1955, il le détruisit.

Le 27 avril 1939, Beria envoie à Staline le procès-verbal des interrogatoires de Iejov qui, tétanisé par la peur de la torture, « avoue » avoir menti en déclarant qu’il travaillait pour les seuls services d’espionnage polonais ; il a dissimulé qu’il travaillait en même temps pour les services de renseignements allemands, qui l’ont recruté dès 1930, et il a travaillé en plus pour les services japonais et anglais. Iejov, qui a lui-même inventé jadis ces prétendus agents quadruples, fait désormais partie de la bande.

L’enquête le confirme miraculeusement six semaines plus tard. Le 10 juin 1939, l’enquêteur Sergueienko consigne dans un bref rapport les aveux arrachés à l’ancien chef du NKVD par deux enquêteurs dont la brute sadique Rodos, qui un jour, pour faire avouer un cadre du NKVD arrêté, lui brisa les genoux à coups de marteau. Ces deux hommes ont agi sous la houlette et la surveillance de Iejov. Ils ont dû mettre un empressement particulier à lui appliquer les traitements qu’il imposait aux autres. Iejov, écrit Sergueienko, « a entretenu des liens d’espionnage avec les cercles [sic !] de Pologne, d’Allemagne, d’Angleterre et du Japon. […] Sur mission des cercles gouvernementaux et militaires d’Allemagne et de Pologne […] il a, en 1936, dirigé un complot antisoviétique dans le NKVD et établi un contact avec l’organisation militaro-conspiratrice clandestine de l’Armée rouge [le prétendu complot de Toukhatchevski, Iakir et autres]. Iejov et ses complices ont préparé les plans d’un coup d’État et de renversement du gouvernement soviétique en comptant sur la puissance militaire de l’Allemagne, de la Pologne et du Japon, en échange de quoi ils ont promis aux gouvernements de ces pays des concessions territoriales et économiques sur le dos de l’URSS ». Encore la rengaine traditionnelle des complots fantômes fabriqués par Staline et son NKVD.

Quels plans exactement ? Sergueienko ne fait pas beaucoup d’efforts d’invention. Reprenant les délires alcooliques de Iejov qui, fin octobre, racontait qu’il préparait un coup pour le 7 novembre, il accuse : « Iejov et ses complices Frinovski, Evdokimov [qui a résisté cinq mois aux tortures les plus raffinées avant de craquer], Daguine, ont préparé pratiquement pour le 7 novembre 1938 un putsch […] consistant en attentats contre les dirigeants de la manifestation sur la place Rouge à Moscou213. » Ce complot rassemblant tout l’état-major du NKVD et celui de l’armée, donc toutes les forces militaires du pays et appuyé par les services allemands, polonais, anglais et japonais, quoique « préparé pratiquement », n’a jamais connu le plus petit début d’exécution, alors que ses prétendus dirigeants contrôlaient tout, même l’accès au Kremlin ! Pourquoi ? Attendre une réponse serait trop demander à la pauvre imagination des hommes de Beria qui, aux ordres d’un Staline peu exigeant sur la vraisemblance, ne savent que frapper et rabâcher les mêmes éternelles formules stéréotypées.

Staline s’acharne à exiger de ses victimes qu’elles se reconnaissent traîtres, à la solde des services de renseignements étrangers. Ces « aveux » semblent pourtant superflus, puisque la plupart sont liquidés en silence et à huis clos. Mais il s’agit d’entacher leur mémoire, et la règle est imposée à tout l’appareil. Staline préparant son accord avec Hitler, Iejov est dégagé de liens avec la Gestapo.

Au congrès, Staline a fait, en effet, une ouverture vers Hitler. Son discours passe sous silence le « danger fasciste », jusqu’alors thème quotidien de la propagande soviétique, et surtout Staline dénonce le « tapage suspect » déclenché à propos de l’Ukraine subcarpathique, sur laquelle l’Allemagne désirerait mettre la main. Ce tapage « semble bien avoir pour but, dit-il, d’exciter la fureur de l’Union soviétique contre l’Allemagne, d’empoisonner l’atmosphère et de provoquer un conflit sans raison apparente214 ». Donc, si on laisse de côté cette malheureuse Ukraine subcarpathique et les prétendues ambitions allemandes, aucune tension n’a de raison d’être entre l’URSS et l’Allemagne nazie. Staline tend à Hitler une perche évidente, qu’après quelques hésitations le chancelier allemand va saisir.

Pour l’aider à faire le pas qu’il sollicite, Staline doit évidemment se débarrasser de son commissaire aux Affaires étrangères juif, Maxime Litvinov. Le 27 avril 1939, il convoque celui-ci dans son bureau avec Molotov qui, sur mandat du Guide, hurle et accable Litvinov de reproches. Staline confie la suite des opérations à Beria et Molotov. Le 1er mai, Litvinov apparaît encore sur le mausolée pour assister au défilé officiel. Le 2 mai, tous les cadres du commissariat aux Affaires étrangères sont convoqués devant une commission présidée par Molotov entouré de Malenkov, Beria, Dekanozov et Litvinov, dont le limogeage annonce logiquement la liquidation, à laquelle il échappera finalement de justesse.

À Molotov qui remplace Litvinov le 4 mai 1939, Staline recommande de « débarrasser son commissariats de ses juifs ». Molotov commentera plus tard : « Heureusement qu’il me l’a dit ! Car les juifs formaient la majorité absolue de la direction et des ambassadeurs […]. Et chacun en traînait une ribambelle derrière lui215. » Tous les membres du commissariat passent devant une commission de trois membres, Molotov, Dekanozov, Beria, présidée par ce dernier. Ils ont à prouver qu’ils n’ont aucun lien avec les services de renseignements étrangers ou de quelconques ennemis du peuple. La majorité d’entre eux n’y parviennent pas. Beria en fait incarcérer les deux tiers.

L’une des victimes est Gnedine, le fils de Helphand dit Parvus, ancien révolutionnaire allemand devenu un agent du Kaiser pendant la guerre. Gnedine racontera plus tard sa mésaventure. Le lendemain de son passage devant cette commission d’épuration, il est arrêté, comme beaucoup d’autres cadres du commissariat. Le mandat est signé Beria et visé par Vychinski. Koboulov lui annonce : « Vous êtes arrêté en tant qu’espion », et le traîne dans le bureau de Beria. Sous le regard de ce dernier qui observe la scène avec une curiosité tranquille, Koboulov et un lieutenant du NKVD boxent Gnedine, dont la tête leur sert de punching-ball. Gnedine ne cédant pas, Beria ordonne de passer à un autre traitement, avec cet avertissement : « Ne laissez pas de traces ! » Ils déshabillent Gnedine, l’allongent sur le sol et lui martèlent le corps et surtout les talons à coups de matraque de caoutchouc. Beria, qui veut constituer un dossier contre Litvinov pour justifier un éventuel procès, exige de Gnedine des révélations accusatrices. Gnedine juge « ses remarques, avant comme après [son] arrestation, étonnamment mesquines et primaires216 ».

Beria continue à débusquer des complots imaginaires. Le 19 mars 1939, une explosion de grisou se produit dans la mine n° 13 du trust Sovetskougol, tuant 95 mineurs. Le grisou, sous Staline, n’explose jamais sans intervention de saboteurs, trotskystes de préférence. Le 14 avril, Beria informe Staline qu’il a arrêté les coupables, mais que l’enquête continue. Le nombre des coupables augmente de jour en jour. Le 6 juin, il en dresse une liste de dix, essentiellement des ingénieurs, pour Staline à qui il propose un procès public des prétendus saboteurs.

Le lendemain, dans une lettre au même Staline, il annonce l’étonnante liquidation d’une douzaine de groupes antisoviétiques repérés dans des écoles et facultés de Moscou, Leningrad, Krasnodar, Ivanovo, Barnaoul, Souma, Toultchjino et même dans un orphelinat de la province de Vinnitsa. Chaque fois, Beria qualifie ces adolescents de terroristes menant « une lutte active contre le pouvoir soviétique, discutant d’attentats contre les dirigeants du parti communiste et du gouvernement soviétique ». Il accuse les uns de « détruire les portraits des dirigeants du Parti […] et d’inviter leurs camarades à se venger du pouvoir soviétique pour leurs parents réprimés ». Un autre est accusé d’avoir préparé un attentat à la bombe contre les dirigeants sur la place Rouge ; ils sont à peu près tous accusés d’entretenir des liens avec les services de renseignements fascistes.

Beria ajoute encore un groupe contre-révolutionnaire de filles de communistes victimes de la répression (Tatiana Smilga, Nina Lomova, Natalia Krestinskaia, Tamara Medvedeva…). Mais son rapport se conclut sur une affirmation étrange : « Ces derniers temps, écrit Beria, parmi la jeunesse de tendance antisoviétique apparaît une tentative de créer des groupes illégaux, qui cherchent à attirer de jeunes ouvriers pour étudier les classiques du marxisme, les critiquer d’un point de vue antisoviétique et réviser les bases du marxisme217 » Étudier le marxisme est donc un acte subversif.

En plus des comptes qu’il règle personnellement avec ses adversaires locaux, Beria, le plus souvent, exécute les commandes de Staline. Il apporte aussi sa pierre à une répression contre quiconque peut être vaguement suspecté d’exprimer une ombre de mécontement, voire de rien du tout. Les admirateurs de Beria qui louent ses efforts pour rétablir la justice ignorent ses inventions policières qui envoient à la mort ou au goulag des centaines de victimes parfaitement innocentes.

Le 27 avril 1939 Beria arrête la femme du secrétaire personnel de Staline Alexandre Poskrebychev : Bronislava Solomonovna, lointaine cousine de Trotsky… Juive, accusée d’espionnage. Son frère a réussi à se rendre à l’étranger pour acheter du matériel médical. Beria signale à Staline ce voyage, qui suffit à fonder une accusation d’espionnage, au moment où sévit la liquidation partielle des minorités polonaises et lettones vivant en URSS. Poskrebychev supplie Staline d’épargner sa femme. Staline lui répond : « Cela ne dépend pas de moi. Je ne peux rien faire. On débrouillera la question au NKVD. » Bronislava reste deux ans en prison puis, sur ordre ou avec l’accord de Staline, Beria, qui ne cesse jamais de fréquenter sa famille, la fait fusiller en 1941.

Molotov évoquera plus tard la manière dont fonctionne la machine répressive : « Je signais pour Beria tout ce que Staline m’envoyait revêtu de sa signature. J’apposais la mienne, même lorsque le comité central n’était pas parvenu à faire toute la lumière et que des gens indubitablement honnêtes, braves, dévoués étaient mis en cause. » Honnêtes, braves et dévoués – mais Molotov signait quand même leur envoi au poteau d’exécution. Questionné par Staline sur les réponses à apporter aux dénonciations qui parviennent de toutes parts, Molotov note systématiquement : « Arrêter immédiatement » ou « Fusiller ». La répartition des tâches est claire : en règle générale, le secrétariat du comité central – ou plus exactement Staline – établit la liste des victimes qui comprend, Molotov l’avoue, des partisans du clan au pouvoir, la fait signer par Molotov ou un autre des membres de son clan (au premier chef Kaganovitch), qui transmet pour exécution à Iejov d’abord, puis à Beria. Molotov voit dans Beria « plutôt un fonctionnaire, un exécutant […] Je n’ai jamais tenu Beria pour le principal responsable. Le principal responsable, c’était Staline, et aussi nous tous qui approuvions218 ».

Beria ne se satisfait certes pas de ce rôle d’exécutant ; il manifeste sa vigilance en repérant des groupes contre-révolutionnaires imaginaires. Il tente de moderniser – si l’on ose dire – les méthodes de travail du NKVD. En 1921, un laboratoire de toxicologie a été créé sur le papier, sous la responsabilité de Lénine ; il est resté longtemps en sommeil et dut attendre les années 30 pour avoir un chef, le professeur Kazakov, fusillé en 1938 lors du procès de Boukharine. Peu après le comité central de février-mars 1937, Iejov réactive le laboratoire – ou lui adjoint un autre – pour expérimenter des poisons sur des animaux. Beria, peu après sa nomination, convoque le toxicologue Vesselovski, lui propose d’y travailler et, selon celui-ci, dit : « Il faut fabriquer des produits à action rapide. On aspire un coup d’air et terminé219 ! » Le poison ne doit laisser aucune trace à l’autopsie.

Vesselovski collabore avec le professeur de toxicologie Grigori Maïranovski, qui sera arrêté en 1951 comme espion japonais et interné à la centrale de Vladimir, d’où il ne sortira qu’en 1961 pour mourir. Vesselovski rassemble d’abord toute la documentation disponible et expérimente plusieurs poisons sur des lapins et des chiens en présence d’Eitingon, l’un des organisateurs, avec Soudoplatov, de l’assassinat de Trotsky.

Staline invite en effet Beria à déployer son activité au-delà des frontières. Dès 1936, Staline a ordonné au NKVD de préparer l’assassinat de Trotsky. Iejov avait confié la mission à Sergueï Spiegelglass, qui avait échoué et paya cet échec de sa vie. En avril 1938, deux anciens combattants d’Espagne, Felipe et Mario, embarqués à Novossibirsk pour New York, ont été ensuite expédiés au Mexique y préparer la traque de Trotsky. Le remplacement de Iejov par Beria à la tête du NKVD le 8 décembre 1938, en provoquant une épuration massive des hommes de Iejov qui chapeautaient la mission des deux Espagnols et le résident du NKVD à New York chargé de les chaperonner, a paralysé un moment l’opération.

Mais peu après la proclamation de la Quatrième Internationale, en septembre 1938, Staline ordonne à la direction principale de la Sécurité d’État d’abattre Trotsky au plus vite. Selon Christopher Andrew et l’ancien agent du KGB Mitrokhine, « assassiner Trotsky, c’est toujours, en politique étrangère, l’objectif numéro un de Staline. Même quand éclate la Seconde Guerre mondiale, en septembre 1939, les visées de Hitler lui paraissent moins importantes que la liquidation du grand hérétique220 ». Le 30 mars 1939, Beria emmène un jeune agent du NKVD, Soudoplatov, chez Staline au Kremlin. D’abord, il rappelle à Staline, qui l’écoute silencieusement en déambulant à pas lents dans la pièce, qu’il a, « sur ordre du Parti, dénoncé la traîtrise des anciens dirigeants du service étranger du NKVD, prêts à tromper le gouvernement ». Puis il dénonce le « grave danger » représenté par Trotsky et ses partisans. Il propose de confier à Soudoplatov l’élimination de ce danger. Staline acquiesce et ajoute : « À part Trotsky en personne, il n’y a aucune figure politique importante dans le mouvement trotskyste. Si on élimine Trotsky, le danger disparaîtra […] Il faut en finir dans l’année, avant le début de la guerre qui est inévitable. Si cela n’est pas fait, lorsque la guerre éclatera, nous ne pourrons pas nous fier à nos alliés du mouvement communiste international221. » Avec l’aval de Beria, Soudoplatov et Eitingon, qui coopère à l’opération, demandent 300 000 dollars pour la financer. Staline les leur accorde.

Vesselovski n’aboutit à rien. Tous les produits qu’il essaie laissent des traces. Eitingon envoie pourtant à l’ambassade soviétique à Mexico, par la valise diplomatique, une provision de poisons qui resteront inutilisés. Vesselovski craint que Beria n’abandonne. À la fin de 1945, il expérimente un nouveau poison sur des prisonniers allemands et semble proche du succès. Mais alors son travail sort du domaine de compétence de Beria.

Maxime Litvinov, rencontrant le vieux communiste Alexandre Soloviev le 22 juin 1939, trace un portrait peu flatteur des protégés de Staline : « Staline choisit des imbéciles limités et obéissants : « Molotov le besogneux, les carriéristes Kaganovitch, Mikoyan, Beria et aussi Mekhlis, le borné Malenkov, Khrouchtchev le crétin et autres lèche-bottes et flatteurs222. » Pour Litvinov, Beria n’est donc qu’un carriériste.

Il a commencé à « épurer » le milieu des écrivains et artistes. Le 16 mai 1939, le NKVD arrête Isaac Babel, que ses enquêteurs, Schwartzmann et Rodos, forcent par la torture à avouer qu’il est depuis longtemps trotskyste et travaille pour les services secrets français. Beria, dont la conception de l’art n’est pas très exigeante, qualifie de « véritables œuvres d’art » les procès-verbaux d’interrogatoires établis par ces deux brutes incultes. Le 27 août 1939, le NKVD arrête Ariadna Efron, fille de Marina Tsvetaieva émigrée et rentrée en URSS peu avant. Dans la nuit du 9 au 10 octobre, le soir même du 49e anniversaire de Marina Tsvetaieva, le NKVD arrête son mari, Serge Efron, agent du NKVD, complice de l’assassinat en septembre 1937 de l’agent soviétique Ignace Reiss, qui avait rompu avec Staline et annoncé son ralliement à la Quatrième Internationale en construction.

Les adjoints de Beria, dont Schwartzman qui interroge Babel et Meyerhold, manifestent une férocité particulière à l’égard des artistes. Ils soumettent le metteur en scène Meyerhold, âgé alors de 65 ans, à des tortures bestiales que ce dernier décrit dans une lettre à Vychinski datée du 13 janvier 1940, trois semaines avant son exécution : « On me faisait coucher sur le ventre et on me faisait aussi asseoir sur une chaise pour me battre très fort les jambes avec le même instrument. Les jours suivants, alors que mes cuisses et mes mollets portaient les traces d’abondantes hémorragies internes, on me frappa de nouveau sur les ecchymoses rouges, bleues et jaunes. La douleur était telle qu’il me semblait que l’on versait de l’eau bouillante sur les endroits les plus sensibles de mes jambes. Je hurlais et pleurais de douleur. On continuait à me frapper le dos avec la matraque et à me gifler à tour de bras, cela pendant dix-huit heures223. » L’écrivain Ardov affirme que Beria abattit lui-même Meyerhold dans son bureau, mais ses souvenirs, fondés sur des rumeurs, sont suspects.

Beria prépare des dossiers sur les plus proches adjoints de Staline. Le 3 juin 1939, il fait arrêter l’assistant du premier secrétaire du PC d’Ouzbékistan, Ioussoupov, puis son deuxième secrétaire, Tchimbourov. Celui-ci survit et, en 1956, au procès de son enquêteur Rodos, il racontera que celui-ci l’a accusé en 1939 de couvrir par son silence les ennemis du peuple acharnés Kaganovitch et Andreiev, alors membres du bureau politique. Le même Rodos exige d’autres victimes tombées entre ses mains qu’elles confirment que Jdanov – membre aussi du bureau politique – est à la tête d’une « bande d’espions ». Rodos ne pouvait agir ainsi que sur ordre de Beria qui, à son tour, ne l’avait fait, certainement, que sur ordre exprès de Staline.

Beria acquiert vite la réputation d’un enquêteur capable de faire avouer n’importe quoi à n’importe qui. Jdanov aimait à raconter en gloussant une anecdote révélatrice : « Un jour Staline se plaint d’avoir perdu sa pipe et grommelle : “Je donnerais beaucoup pour la retrouver.” Trois jours plus tard, Beria a déjà rassemblé dix coupables, qui ont tous “avoué”. Le lendemain, Staline retrouve sa pipe tombée derrière un divan de sa chambre. » Cette anecdote confirme la vraisemblance, sinon l’authenticité, douteuse de la phrase attribuée à Beria : « Donnez-moi n’importe qui et, en vingt-quatre heures, je le forcerai à reconnaître qu’il est un espion britannique224. »

Au tout début d’août 1939, à la veille des ultimes négociations avec Hitler, Beria, avalise, avec l’accord de Staline, le plan intitulé « opération Canard ». « Canard » a, en russe, le même double sens qu’en français : une fausse nouvelle et un gibier à abattre. Ce plan, fondé sur le recrutement d’hommes nouveaux, établi sur des « bases nouvelles », énumère une longue liste de moyens possibles pour liquider Trotsky : « empoisonnement de la nourriture, de l’eau, explosion dans la maison, explosion de la voiture, attaque directe par strangulation, poignard, coup sur la tête, coup de feu, attaque par un groupe armé225 ». Le plan précise : « L’organisateur sur place est Tom. Avec lui sont envoyés dans le pays “Mère”, “Raymond”. » Un devis prévoit des dépenses mensuelles de 31 000 dollars. La tête de Trotsky n’a pas de prix.

Tom est le pseudonyme de Naoum Eitingon, entré dans la Tcheka en 1920, de 1936 à 1930 adjoint d’Orlov, résident chef du NKVD en Espagne, puis résident-chef après la défection de ce dernier. La Mère est Caridad Mercader, fille d’un ambassadeur de la monarchie espagnole au Japon, adhèrente du parti communiste espagnol depuis le début des années 20, recrutée en 1937 au NKVD par Eitingon dont elle devient la maîtresse. « Raymond » est son fils Ramon.

En attendant la réalisation de ce plan lointain, Beria procède à un double meurtre local plus simple à organiser, qu’il peut confier à de simples tueurs de son équipe domestique. En juin, il téléphone au chef du NKVD de Géorgie, Avktsenti Rapava, et lui demande d’installer dans une maison de repos à Tskaltoubo l’ambassadeur soviétique et résident du NKVD (c’est-à-dire chef des services de renseignements) en Chine, Bovkoun-Louganets, venu en vacances à Moscou ainsi que sa femme, et de les flanquer de deux agents du NKVD. Peu après leur installation Beria envoie à Rapava un agent du NKVD, qui commande à ce dernier d’empoisonner ses deux invités accusés d’espionnage et de lien avec Iejov, puis d’informer la presse de leur disparition. Rapava téléphone à Beria pour lui faire part de ses doutes. L’autopsie risque de signaler des traces de poison, mais l’absence d’autopsie, après une double mort aussi brutale, serait suspecte. Beria ordonne alors d’arrêter le couple et de l’envoyer à Moscou.

Au début d’août 1939, Beria renvoie l’ambassadeur et sa femme en Géorgie, convoque Tseretelli et Vlodzimirski, et les informe qu’ils doivent les liquider. Ils les accompagneront en train jusqu’à Tbilissi puis Batoum, et les supprimeront avant d’arriver à destination. À leur interrogatoire de septembre 1953, les deux hommes racontent tranquillement leurs exploits. Avant d’arriver à Koutaïs, ils ont séparé l’homme et la femme, dont Vlodzimirski a défoncé le crâne à coups de marteau, puis, à son tour, Tseretelli a brisé de même la nuque de l’homme, qu’un troisième membre du NKVD a achevé en l’étranglant. Rapava les attend avec deux voitures. Les trois hommes descendent les cadavres dans l’une des deux, qu’ils font dévaler un ravin.

Après avoir ainsi maquillé l’assassinat en accident, Rapava fait enterrer les deux cadavres. Malheureusement, il doit les exhumer pour organiser des funérailles solennelles, sur ordre de Moscou qui veut convaincre les membres de l’ambassade soviétique en Chine que cette mort est accidentelle et qu’ils peuvent tranquillement rentrer en URSS – où la liquidation de la plupart d’entre eux est programmée. Lors de leur interrogatoire, ni Vlodzimirski ni Tseretelli ne manifestent ni émotion ni regret. Tseretelli déclare : « Je jugeai légitime la liquidation de ces gens. » Vlodzimirski, pas moins cynique, renchérit : « Je ne considérais pas cet acte comme un meurtre, mais comme une tâche opérationnelle. Beria nous avait signalé qu’il s’agissait d’une mission gouvernementale ultrasecrète226. »

Si l’on en croit Vladimir Petrov, agent du KGB passé à l’Ouest, Beria avait déjà expérimenté le procédé, un an auparavant, avec un ambassadeur soviétique d’un pays du Moyen-Orient soupçonné de vouloir faire défection. Il aurait envoyé un agent, Bokov, dans la capitale où résidait l’ambassadeur. Le correspondant soviétique chargé de l’accueillir lui fournit une barre d’acier. Bokov demanda à être reçu par l’ambassadeur, « s’arrangea pour se glisser discrètement derrière lui et lui assena un unique coup, mortel, sur le crâne227 ». Ce récit peu vraisemblable n’est probablement qu’une variante du précédent, dont personne dans le KGB ne connaissait le détail et que la rumeur a répandu en le modifiant.

Le 23 août au soir, Molotov signe avec Ribbentrop un pacte de non-agression. Staline et Molotov ont pris la décision dans le plus grand secret. Beria et Mikoyan ont peut-être été consultés, au moins avertis. Lorsque Khrouchtchev et Vorochilov, revenant de la chasse au canard où ils étaient partis le matin, se retrouvent chez Staline au Kremlin, ils sont mis au courant de la signature du pacte en présence des personnalités que Staline juge dignes d’intérêt : Mikoyan, Molotov et Beria.

Le 1er septembre 1939 la Wehrmacht envahit la Pologne où l’Armée rouge entre le 17 septembre sans rencontrer beaucoup de résistance ; elle en conquiert sans difficulté la partie orientale, qui lui avait été réservée par les annexes secrètes du pacte Molotov-Ribbentrop. Dès le 19, Beria crée huit camps spéciaux, dont ceux de Katyn, Starobelsk, Ostachkov et Kozelsk, pour accueillir les prisonniers de guerre et institue une direction chargée de leur gestion.

Beria ne néglige pas pour autant son pays d’origine. En octobre 1939, le NKVD de Géorgie arrête Kerkadzé, ancien chef de la direction de la milice et secrétaire du bureau du Parti au NKVD de Géorgie ; Rapava et Roukhadzé l’accusent d’avoir voté contre Beria lors du précédent congrès du PC de Géorgie. Staline n’a, en effet, jamais osé supprimer l’élection à bulletins secrets dans les instances du parti communiste. C’est la seule survivance du fonctionnement démocratique du parti bolchevique durant les années de la révolution. Mais les congrès s’espaceront peu à peu, jusqu’à leur suspension pendant treize ans. Personne n’aura donc à voter. Rapava et Roukhadzé arrêtent aussi la femme de Kerkadzé. Ce dernier, malgré les coups, nie d’abord avoir voté contre Beria, puis avoue. Il avait en réalité voté pour. Roukhadzé lui fait même dire qu’il a voulu tuer Beria et Rapava. En novembre, Roukhadzé emmène le couple à Moscou, où Beria, après interrogatoire, les envoie au goulag.

Beria supervise ensuite l’examen du maréchal Blücher, commandant des troupes d’Extrême-Orient, arrêté le 22 octobre 1938 sur sa décision, prise conjointement avec Iejov, et accusé de participation à un « complot militaro-fasciste », comme on en avait usé avec ses prédécesseurs, Toukhatchevski, Iakir et d’autres, jugés et condamnés à mort. Blücher subit vingt et un interrogatoires, dont sept directement organisés par Beria. Lors du procès de l’enquêteur Rodos, l’ancien chef de la prison de Lefortovo, arrêté en 1939, déclare : « Beria venait chaque nuit à la prison pour torturer les détenus. Un jour, je m’en souviens, on avait amené le maréchal Blücher. Il était interrogé par Beria, Merkoulov, Koboulov […]. On lui avait mis des menottes avant de le frapper. Blücher hurlait : “Staline, entends-tu ce qu’on me fait ?” Comme il avait eu un œil crevé, on le conduisit à la prison intérieure228. » Le visage ensanglanté, il meurt le 9 novembre 1939.

L’officier du NKVD qui interrogea Blücher trois fois, Goloviev, et l’autopsie officielle semblent contredire ce récit. Goloviev affirme que Blücher est mort soudainement à 22 h 50, « dans le bureau du médecin de la prison intérieure ». Ce détail suffirait à prouver qu’il avait été torturé, même si l’autopsie officielle prétend que le cadavre était celui d’un « homme bien nourri » et note : « Sur son dos, ses flancs et sa tête on n’a rien trouvé. La peau et les os du crâne sont intacts, il n’y a pas d’ecchymoses […]. Le sternum et les côtes sont intacts, il n’y a pas d’ecchymoses dans les muscles de la poitrine229. » Bref, tout en feignant de n’avoir trouvé aucune des traces provoquées habituellement par les tortures, les médecins en dressent courageusement la liste complète, ce qui laisse entendre la réalité des traitements subis.

Pour varier les plaisirs, Beria organise un groupe de chant et de danses au sein du NKVD, où l’on trouve le compositeur Dmitri Chostakovitch, le réalisateur Sergueï Ioutkevitch, l’acteur Lioubimov et, comme librettiste, Erdmann, l’auteur, interdit de séjour à Moscou, du Mandat et du Suicidé, contenant cette phrase prophétique : « Actuellement seul un mort peut exprimer ce que pense un vivant. »

Un jour, Beria vient choisir des numéros destinés à être présentés à Staline lors d’une représentation privée. La troupe, Chostakovitch en tête, attend dans une grande tension l’arrivée du chef du NKVD. Soudain les gardes surgissent d’un seul coup par toutes les portes de la salle, les mains enfoncées dans leurs poches, le col relevé sur la nuque. « Beria entra à leur suite, raconte Lioubimov, lui aussi engoncé dans un épais manteau, et dans un silence glacial crie : “Allons-y ! Pas de temps à perdre.” À la pause, après une demi-heure d’agitation frénétique, de chants et de danses, Beria tranche : “Pour le Kremlin, on prendra la première chanson sur le Guide, la seconde sur moi – c’était une chanson en géorgien accompagnée de danses – puis la danse moldave et la danse russe.” […] Et ce fut tout. Les portes claquèrent, les gardes disparurent230. »

Dans la vie quotidienne, Beria n’est pas d’humeur à plaisanter. Le 29 octobre 1939, à 4 h 25 du matin, l’ascenseur du Kremlin reste bloqué entre le premier et le deuxième étage, pendant quarante minutes, au moment même où Molotov rentre chez lui. L’arrêt est dû à une coupure de courant, ordonnée à cette minute précise par le chef de la section d’exploitation technique pour effectuer une réparation demandée par la femme de Molotov. Molotov doit monter chez lui à pied. Sabotage ! Le NKVD arrête l’ingénieur, que l’on ne reverra plus au Kremlin.

Dans cet univers paranoïaque, un incident peut devenir une bombe à retardement. Un jour de décembre 1939, le chef de la 1e section spéciale du NKVD Petrov, secrétaire de Koboulov, chargé six mois plus tôt d’ordonner à Rapava de liquider Bovkoun-Louganets et sa femme, rentre chez lui en pleine nuit. Une heure plus tard, il meurt brutalement. Le médecin diagnostique une crise cardiaque, diagnostic habituel appliqué aux victimes des agents du NKVD. Le NKVD arrête le médecin quelques mois plus tard et le fusille. Il appartenait sans doute à la catégorie, toujours menacée dans les régimes policiers, de ceux qui en savent trop. Huit ans plus tard, le cadavre de Petrov réapparaîtra dans une intrigue avortée contre Beria.

Beria a engagé une rationalisation pour dégorger le système pénitentiaire, dont on constate les premiers résultats. Au cours de 1939, il fait libérer du goulag 223 622 prisonniers, dont moins de 10 000 détenus condamnés pour « crimes contre-révolutionnaires » (bien sûr inventés) ; donc surtout des détenus condamnés pour de petits « délits » non politiques. Il relâche la même année près de 110 000 prisonniers, dont l’instruction est en cours et qui n’ont donc pas encore été expédiés au goulag. Au total, environ 327 400 détenus sont libérés.

Pourtant, nombre de condamnés pour petits délits restent incarcérés. Le 12 juillet et le 24 novembre 1941, deux décrets du Soviet suprême, inspirés par le NKVD, transfèrent du goulag vers le front 420 000 détenus déportés pour une broutille (absences ou retards au travail, fautes de service, petites malversations, etc.). En plus de cette libération massive, le 13 décembre 1941, le commissaire à l’aviation Chakhourine évoque, dans une lettre à Staline, l’élargissement prochain du seul camp Berzymianski, près de Kouibychev, de 30 000 hommes « condamnés, écrit-il, pour des délits insignifiants ». « Une grande partie d’entre eux, précise-t-il, sont des ouvriers qualifiés : tourneurs, ajusteurs, électriciens, monteurs, ouvriers du bâtiment231. » Un tel chiffre pour un seul camp ! Sans parler des destins détruits, ce gâchis d’une force de travail qualifiée constitue l’un des gigantesques faux frais du stalinisme.

Le soixantième anniversaire de la naissance de Staline déclenche un concours de flatteries. La Pravda du 21 décembre 1939 publie un article de Beria : « Le plus grand homme contemporain », titre bien plat comparé à celui que propose le servile Kaganovitch, dans le même numéro : « Le mécanicien de la locomotive de l’histoire ».

Ledit mécanicien n’a pourtant pas de quoi pavoiser. L’URSS est engluée, depuis trois semaines, dans une guerre avec la Finlande que Staline pensait gagner largement avant Noël. Il a réclamé aux Finlandais, qui ont refusé, un recul de la frontière d’une trentaine de kilomètres au nord de Leningrad, contre la cession d’un lambeau désertique de la Carélie. Le 1er décembre 1940, l’artillerie soviétique bombarde le territoire concerné. Moscou crie à l’agression et riposte en envahissant la Finlande. Staline est persuadé qu’aux premiers coups de canon les Finlandais se rendront. Mais, abusé par sa propre propagande, il se trompe. L’Armée rouge, désorganisée par les purges, privée d’un commandement expérimenté, piétine quatre mois devant la ligne de fortins Mannerheim, enregistre de lourdes pertes, étale ainsi sa faiblesse aux yeux du monde et donne des idées à Hitler.

L’année qui s’ouvre marque la dernière étape dans la liquidation de Iejov et de ses hommes, mélangés, selon la pratique stalinienne de l’amalgame, à d’autres hommes sans rapport avec eux. Le 16 janvier 1940, Beria soumet à Staline une liste de 457 « ennemis du parti communiste et du pouvoir soviétique, membres actifs d’une organisation d’espionnage antisoviétique contre-révolutionnaire trostko-droitière », dont les dossiers doivent être transmis au collège militaire de la Cour suprême. Il précise qu’à ses yeux 346 de ces 457 dangereux rebelles méritent la mort. Staline approuve l’ensemble le lendemain. On trouve dans la liste Iejov et sa famille, ses adjoints plus ou moins proches (Evdokimov, Frinovski, Sergueï Schwartz, Semion Ouristki…) et leur famille, mais aussi Isaac Babel et le correspondant de la Pravda en Espagne, Mikhaïl Koltsov, que Iejov dans ses aveux avait accusé d’espionnage. Le verdict condamnant à mort Babel réunit l’écrivain à Iejov, par l’intermédiaire de sa femme dont Babel avait été l’amant : « Étant lié de façon organisationnelle dans son activité antisoviétique à la femme de l’ennemi du peuple Iejov, Gladoun-Khaioutina, Babel a été entraîné par cette dernière dans une activité conspirative terroriste antisoviétique […] y compris des attentats […] contre des dirigeants du parti communiste et du gouvernement soviétique232. »

Montefiore affirme : « Excepté Iejov, tous furent torturés avec délectation par Beria et Koboulov233. » Les exécutions s’étant étalées sur une dizaine de jours, Beria et Koboulov auraient donc torturé en moyenne trente-cinq condamnés par jour ! Ce stakhanovisme renseigne surtout sur la fantaisie de Montefiore…

Le NKVD abat Isaac Babel le 2 février 1940, le jour où le collège militaire de la Cour suprême condamne Iejov à mort. Dans sa dernière déclaration, il refuse de se reconnaître coupable des crimes qui lui sont reprochés, mais en admet d’autres ; il évoque la promesse de Beria de lui « conserver la vie […] s’il avoue et raconte tout honnêtement ». Il a, dit-il, rejeté ce marché, déclare qu’il n’a été ni un espion ni un terroriste, se vante d’avoir épuré « 14 000 tchékistes », c’est-à-dire liquidé 14 000 collaborateurs de Iagoda, et s’écrie : « Mon énorme faute est d’en avoir épuré trop peu234. »

Beria fait fusiller Iejov deux jours plus tard. Les gardes le contraignent à se mettre nu, puis le poussent entre une haie de cadres de la Sécurité d’État, qui le frappent à coups de pied et de poing. Les hommes de Beria dégainent et criblent de balles le corps sanglant et inanimé de l’ancien chef du NKVD qui n’était peut-être déjà plus qu’un cadavre. Beria a-t-il lui-même organisé cette mise en scène macabre, digne d’un règlement de comptes entre mafieux ? Elle n’a pu se dérouler, en tout cas, qu’avec son accord.

Dans les contraintes quotidiennes plus terre à terre, Beria déploie une grande brutalité. La pénurie permanente, les difficultés de ravitaillement et de logement favorisent les trafics. Le 17 janvier 1940, le gouvernement adopte un décret sur la « lutte contre les files d’attente pour des marchandises de ravitaillement dans les villes de Moscou et Leningrad », lutte élargie, par décret du 4 mai 1940, à Novossibirsk, Poltava, Oufa, Ivanovo, Voronej, Stalingrad, Tchéliabinsk, Sverdlovsk et quelques autres centres régionaux surtout de Russie d’Europe. Un rapport de Beria chargé d’engager cette lutte, en date du 2 juillet, sur les résultats obtenus à Moscou illustre la triste réalité de la vie soviétique. Il annonce triomphalement l’arrestation de 947 « accapareurs », la condamnation de 19 853 individus à des amendes, l’interpellation de 50 089 autres, dont 38 962 ont été soumis à des amendes et se sont vu saisir 582 688 kilos de marchandises, enfin la présentation de 1 410 personnes devant les tribunaux pour « spéculation ».

Que dissimulent ces chiffres ? Dans la pénurie généralisée, qui débouche souvent sur la famine, les « accapareurs » tentent de vendre des produits alimentaires de base (lait, pommes de terre, légumes, saucisson, beurre) fournis par des paysans des lointaines banlieues ou des employés des grands magasins qui tentent ainsi d’améliorer un maigre quotidien, ainsi que des produits basiques déficitaires : clous, écrous, vis, marteaux, peinture, souvent dérobés par les ouvriers dans les usines. Staline ne connaît qu’un seul moyen de combattre ce système : la chasse aux petits trafiquants. La répression est, là comme ailleurs, son seul instrument. C’est pourquoi Beria joue un rôle central.

Il connaît pourtant la réalité. En avril 1940, dans un rapport à Staline et à Molotov, il note : « Les NKVD de plusieurs républiques et provinces signalent que ces derniers temps, sont apparus des cas de maladies chez certains kolkhoziens et leurs familles, dues à la sous-alimentation235 », que Staline attribue à un prétendu sabotage des livraisons par les kolkhoziens eux-mêmes. Au comité central de juillet, Staline interpelle brutalement Khrouchtchev, qui a déclaré : « La discipline du travail ne se trouve pas encore au niveau voulu » ; il explose : « Quel niveau ? De quoi parlez-vous, alors que les gens refusent de travailler, ne se rendent même pas au travail ? […] Khrouchtchev bafouille : “Il faut les juger.” Staline le corrige sèchement : “Il faut les envoyer dans des camps de concentration. Le travail est une obligation dans le socialisme. Nous punissons les ouvriers qui arrivent en retard au travail, et au kolkhozien qui ne va pas du tout travailler il n’arrive rien”236. »

La misère engendre la criminalité quotidienne. Moscou, surtout sa banlieue, est une capitale peu sûre. Beria comme Staline, ne connaît qu’un remède : la violence. Le 21 février 1940, Beria signale dans une note à Molotov que la milice a arrêté à Moscou, depuis le 1er janvier 1939, 28 291 individus coupables de délits divers, dont vols avec violence et meurtres. Il propose d’envoyer 300 « bandits et pillards professionnels », récidivistes, devant le collège militaire de la Cour suprême et de les condamner à mort. Staline juge la proposition intéressante, mais le chiffre de 300 insuffisant. Il note : « Pour. Fusillez 600 individus237. »

Fin février 1940, Khrouchtchev transmet au bureau politique, qui les adopte le 2 mars, des propositions de renforcement des nouvelles frontières occidentales de l’URSS, établies par l’annexion de la Pologne orientale et de l’Ukraine occidentale. Les décisions sont brutales : condamner à dix ans de déportation au Kazakhstan les familles des soldats et officiers polonais internés dans des camps de prisonniers (soit de 22 000 à 25 000 familles), arrêter les plus déterminés des individus déportés et transmettre leurs dossiers à une conférence spéciale du NKVD ; utiliser les maisons et appartements des familles déportées pour y installer les personnels administratifs et militaires soviétiques envoyés dans ces nouvelles régions. Ces propositions, transformées en décret du gouvernement, préparent le massacre de 21 857 officiers et policiers polonais internés à Katyn, Starobelsk, Ostachkov et Kozelsk.

Le 5 mars, Beria adresse à Staline un document qui scelle leur sort. Selon lui, « les officiers internés tentent de poursuivre leurs activités contre-révolutionnaires et entretiennent une agitation antisoviétique » entre eux, puisqu’ils ne peuvent sortir du camp ! Et il affirme : « Chacun d’eux n’attend que sa libération pour entrer activement en lutte contre le pouvoir soviétique. » Il énumère 14 736 anciens officiers, fonctionnaires, propriétaires terriens, policiers, gendarmes, gardiens de prison, colons installés dans les régions frontalières (les osadniki) et agents de renseignements ; il y ajoute 11 000 autres Polonais, membres des mêmes catégories, internés dans les prisons d’Ukraine et de Biélorussie occidentale, et propose que le NKVD « leur applique le châtiment suprême : la peine de mort par fusillade ». Ce sont tous, jure-t-il, « des ennemis acharnés et irréductibles du pouvoir soviétique238 ». Le 13 avril, le NKVD déporte en Sibérie 61 000 personnes. Il achève cette épuration ethnique en déportant 75 000 fuyards de la zone occidentale occupée par les nazis, en majorité des juifs, qui ont le tort aux yeux du NKVD d’être… des Polonais, même si souvent ils ne se sentent pas tels vu l’antisémitisme virulent dont ils ont été victimes dans la Pologne du colonel Beck.

Le 5 mars aussi, le bureau politique décide de « conduire l’examen des cas sans faire comparaître en jugement les détenus et sans formuler d’accusation, sans étayer par aucun document ni la conclusion de l’instruction, ni l’acte d’accusation239 » et de confier la mise en œuvre de cette décision à Merkoulov, Koboulov et Bachtakov, chef de la 1e section spéciale du NKVD. Les trois hommes organisent une première déportation de 140 000 osadniki.

En même temps, les pelotons d’exécution du NKVD embarquent les officiers détenus, les abattent d’une balle dans la nuque et les jettent dans des fosses communes. Le 3 mars 1959, le chef du KGB de l’époque, Chelepine, informe Khrouchtchev du résultat de ses recherches sur cette affaire, d’après les archives, et du nombre d’officiers et de policiers polonais fusillés : 21 857, dont 4 421 dans le bois de Katyn, 3 820 dans le camp de Starobielsk, 6 311 dans le camp d’Ostchakov, 7 305 dans divers autres lieux. Khrouchtchev ordonne alors la destruction de tous les documents concernant ce massacre, détenus par le KGB. Le 18 avril 1940, Beria a soumis à Staline et à Molotov une liste de 757 agents du NKVD, qu’il propose de récompenser pour leur activité, en particulier dans la déportation des « colons » polonais.

Au début de mars 1940, enfin, la Finlande, à bout de souffle, a capitulé. Le mois suivant, Beria est chargé d’organiser l’échange des 800 prisonniers de guerre finlandais contre les 5 395 prisonniers soviétiques, qu’il juge tous suspects. Dans une lettre à Staline du 19 avril 1940, il affirme sa conviction que « parmi les prisonniers de guerre se trouvera incontestablement une quantité significative d’individus travaillés par les services de renseignements finlandais et peut-être d’autres pays ». Il « estime donc nécessaire d’organiser une filtration soigneuse des prisonniers de guerre » qu’ils accueilleront et, à cette fin, « de les isoler pendant un délai qui ne peut être inférieur à deux à trois mois ». Ni Beria ni Staline n’ont confiance dans les vertus du patriotisme soviétique, dont la Pravda affirme pourtant la profondeur et l’ampleur sans cesse croissantes. Beria propose de les interner dans un camp capable d’accueillir 8 000 détenus. Cinquante agents du NKVD seront affectés à l’interrogatoire poussé de ces 5 395 prisonniers, répartis d’emblée en trois catégories : « ceux travaillés par les services de renseignements étrangers, les éléments douteux et étrangers, et ceux qui se sont rendus volontairement aux Finnois, afin de les livrer ensuite à la justice240 ».

Finalement, les Finnois livrent 5 175 prisonniers soviétiques, aussitôt internés. Dans un rapport à Staline du 29 juin, Beria affirme avoir déjà débusqué 414 individus convaincus d’avoir « mené un travail de traîtres actifs pendant leur captivité et recrutés par les services de renseignements finnois pour mener un travail hostile en URSS » ; 232 d’entre eux ont été condamnés à mort et 158 sont déjà fusillés. Beria ne juge pas ce résultat suffisant. Il propose à Staline – qui accepte –, d’arrêter en plus et d’envoyer devant le collège militaire de la Cour suprême « 250 individus, dont le travail de trahison a été démasqué ». Mais la plus étonnante mesure par sa barbarie est sans doute sa proposition, elle aussi adoptée : « Quant à 4 354 des anciens prisonniers de guerre restants, contre lesquels il n’y a pas de données suffisantes pour les faire passer en jugement, mais suspects à cause des circonstances de leur capture et de leur comportement en captivité », il propose de « les condamner […] à la détention dans les camps de travaux correctifs pour une durée de 5 à 8 ans ». Donc le goulag attend des innocents vaguement suspects de s’être laissé capturer sans combattre. Beria inaugure ainsi avec la guerre de Finlande le dispositif mis en œuvre au lendemain de la Seconde Guerre mondiale par Staline : considérer la masse des prisonniers de guerre comme des traîtres réels ou potentiels, et les traiter comme tels : c’est ainsi que Staline et Beria, à ses ordres, mènent la lutte contre leurs peuples.

Restent 450 prisonniers de guerre capturés par les Finnois, « blessés, malades ou les membres gelés », contre lesquels « il n’y a pas de documents compromettants, » et que leur état rend impropres à tout travail ; Beria propose de les mettre à disposition du commissariat à la Défense, qui ne saura pas non plus quoi faire de ces mutilés et invalides241.

Il reçoit alors de Staline la mission de liquider Litvinov. Il convoque l’officier du NKVD Goulst, déjà chargé auparavant de tâches délicates, et l’emmène sous la conduite de son chauffeur Sergueiev vers la villa de Litvinov, à une trentaine de kilomètres de Moscou. Ils inspectent ensemble les lieux, puis Beria informe Goulst qu’il faut préparer un « acte de diversion » contre Litvinov, ordre reçu « de l’un des dirigeants du Parti et du gouvernement », Staline, dont ni lui ni Goulst, bien entendu, ne citent le nom. Le schéma proposé est simple : lorsque Litvinov revenant de Moscou abordera un virage assez brusque, Sergueiev, au volant d’un camion, débouchera à vive allure et percutera la voiture du commissaire déchu. Quelques jours plus tard, Beria le convoque à nouveau pour lui déclarer que la nécessité de cet « acte de diversion » a disparu, et il lui intime l’ordre de n’en parler à personne242. Staline a décidé de garder Litvinov en réserve. Au lendemain de l’invasion de l’URSS, il l’enverra comme ambassadeur aux États-Unis.

Les succès de Beria dans ces entreprises lui garantissent une place de choix auprès de Staline, place qu’il utilise pour s’autoriser des jeux dignes d’un despote oriental. Un soir de mai 1940, après la réunion du bureau du Conseil des commissaires du peuple, le secrétaire administratif, Tchadaiev, remet à Staline le relevé de décisions qu’il vient de recopier. Soudain Beria s’approche de lui, lui tend une grande coupe pleine à ras bord de cognac arménien et s’écrie : « À la santé du camarade Staline ! Il faut vider le verre ! » Tchadaiev, qui n’aime pas boire, ne réagit pas. Tous le dévisagent. Staline continue à lire sans rien dire. Beria insiste : « À la santé du camarade Staline ! » Tchadaiev ne bronche pas. Staline lève la tête et le fixe, les yeux plissés, sans un mot. Affolé, Tchadaiev empoigne la coupe, crie : « À votre santé, camarade Staline ! », la vide lentement sous les regards qui l’entourent, saisit le procès-verbal signé et rejoint son bureau, où il s’effondre.

 

Pour Beria, le meurtre de Trotsky est une affaire d’une autre ampleur. Dans la nuit du 24 mai 1940, une vingtaine de pistoleros déguisés en policiers mexicains, conduits par le célèbre « peintre au pistolet » David Siqueiros – un communiste mexicain – et le dirigeant du NKVD Grigoulevitch, attaquent la maison de Trotsky. Trois groupes mitraillent la chambre où se reposent Trotsky et sa femme, réfugiés sous un lit, et réussissent à les manquer. Beria, furieux, convoque Soudoplatov chez lui, où il est en train de déjeuner avec ses deux fidèles adjoints Serov et Krouglov, qui le trahiront sans hésiter un instant en 1953. Beria lui réclame des explications et l’emmène, le soir, à la datcha de Staline. Il lui présente le plan de rechange de Soudoplatov que Staline approuve en affirmant : « L’élimination de Trotsky se traduira par l’effondrement total du mouvement et nous n’aurons plus besoin de dépenser de l’argent à combattre les trotskystes et les empêcher de détruire le Komintern ou de nous détruire nous-même243. » « Nous », c’est la nomenklatura. Confiant dans ce nouveau dispositif, Staline garde Beria et Soudoplatov à dîner avec lui.

Le 30 mai, l’organisateur sur place de l’assassinat, Grigoulevitch, envoie un rapport à Staline et à Molotov, réclamant d’urgence de 15 000 à 20 000 dollars US pour boucler l’affaire. L’homme chargé d’abattre Trotsky, Ramon Mercader, est selon Soudoplatov capable « d’utiliser trois moyens : tirer un coup de feu, le poignarder ou le battre à mort. Comme aucun laboratoire spécialisé ne pouvait lui fournir de poison, il ne restait que ces trois possibilités244 ».

Le 20 août, Beria et Staline connaissent le succès qu’ils attendent depuis si longtemps. Dans l’après-midi, Mercader entre dans la maison de Trotsky. Il porte un imperméable sous lequel il a dissimulé un piolet au manche raccourci et dont les poches contiennent un poignard et un pistolet. Sous prétexte de montrer un article à Trotsky, il entre avec lui dans son bureau. Trotsky s’assied, se penche pour lire l’article. Mercader abat le piolet sur son crâne. Trotsky pousse un cri terrible, mais se débat, s’accroche à l’assassin et réussit à l’empêcher de s’enfuir. Le lendemain, vers 5 heures, son cœur cesse de battre. Beria, obéissant à un ordre de Staline, ordonne aussitôt par décret aux responsables du goulag de « liquider dans les camps les trotskystes actifs245 ». Après le massacre en 1937 et 1938 des quelque 2 000 trotskystes grévistes de la faim à Vorkouta et Magadan, il n’en reste pourtant plus guère. Sous ce terme, Staline désigne donc un éventail plus large de victimes.

Après le retour à Moscou de Caridad Mercader et de Naoum Eitingon, le 6 juin 1941, juste avant l’invasion allemande, Beria propose à Staline un projet de décret du Soviet suprême, dont l’exposé dissimule l’objet exact : « Un groupe de cadres du NKVD, est-il écrit, a rempli avec succès, en 1940, une tâche spéciale. Le NKVD de l’URSS propose de décorer les six camarades qui ont pris part à la réalisation de cette tâche246 », dont, même dans le cercle très étroit des dirigeants soviétiques, Beria évite de préciser la nature. Il propose d’attribuer l’ordre de Lénine à Caridad Mercader et à son instructeur et amant, Naoum Eitingon, l’ordre du Drapeau rouge à Lev Vassilevski et à Pavel Soudoplatov, et l’ordre de l’Étoile rouge à Iossif Grigoulevitch et son adjoint Pavel Pastleniak. Staline donne son accord. À sa libération de prison, en 1960, Mercader recevra la médaille de Héros de l’Union soviétique, des mains du chef du KGB de l’époque Alexandre Chelepine. Malgré son zèle, le procureur général de l’URSS, Roudenko, accusera Beria en 1953 d’avoir entretenu des liens avec les trotskystes… par l’intermédiaire du tueur Naoum Eitingon. L’imagination des procureurs staliniens est à la fois pauvre et sans limite.

Tout aussi ridicule, Sergo Beria prétend que son père était opposé à l’assassinat de Trotsky. Dans l’édition russe de ses souvenirs, il affirme qu’en 1950 son père lui dit : « Ils veulent liquider Tito comme ils ont fait jadis avec Trotsky. À cette époque-là je n’ai rien pu faire [comme s’il voulait faire autre chose qu’exécuter les ordres de Staline]. L’affaire remontait à 1929 et était allée trop loin247 » ; dans l’édition française, il met dans la bouche de son père une tout autre phrase, aux forts relents provocateurs : « Nous surveillons chaque geste de Trotsky et nous le contrôlons parfaitement », et il ajoute : « Le NKVD noyautait effectivement tout le mouvement trotskyste. Pour mon père l’élimination de Trotsky réduirait à néant ses efforts. Il estimait qu’il valait mieux s’arranger pour l’entretenir au lieu de le laisser dépendre financièrement des Américains, des Allemands et des Anglais », ainsi tous unis, selon Sergo Beria, pour soutenir à bout de bras la Quatrième Internationale. Mais, continue le fils, « Staline s’entêta »248.

Cette mission terroriste est, comme le massacre des officiers polonais ou la déportation de leurs familles et la filtration des prisonniers soviétiques de la guerre de Finlande, un volet de la préparation par Staline de la guerre qui vient. Un autre volet est le renforcement de la législation antiouvrière. Un décret du 26 juin 1940 annule celui de 1927 sur la journée de sept heures et le repos hebdomadaire ; il porte la durée de travail à huit heures, proclame la semaine de sept jours et interdit à l’ouvrier de « quitter l’entreprise de sa propre initiative ». Un décret du 10 août 1940, enfin, punit l’absence injustifiée (dont le retard supérieur à vingt minutes), la production de rebut, fréquente, et le chapardage sur le lieu de travail, tout aussi fréquent vu les bas salaires et la pénurie généralisée, d’une peine de prison ou de camp allant d’un à trois ans.

Dans le même sens, les autorités interrompent les réhabilitations engagées depuis le remplacement de Iejov par Beria. En septembre 1940, le commissaire à la Justice de l’URSS, Botchkov, ancien cadre du NKVD, adresse une note à tous les procureurs pour « mettre fin à l’examen des réclamations de parents de condamnés à mort et à la révision de leur affaire jusqu’à réception d’indications spéciales249 ». Le 10 septembre 1940, Staline décide que les condamnés à des peines légères, jusqu’alors envoyés en prison, seront désormais expédiés au goulag, dont les effectifs frôlent les 2 millions de détenus au 1er janvier 1941.

Au début d’août 1940, Beria remplit une mission que lui confie Staline, et qui le rattrapera en 1953. Il fait arrêter Ilia Belakhov, membre de la direction de la parfumerie que commande Paulina Jemtchoujina, la femme de Molotov. Il fait soumettre Belakhov à d’effroyables tortures, en particulier par l’énorme Koboulov, pour lui faire avouer qu’il a été l’amant de Jemtchoujina et que cette dernière est un agent des services de renseignements étrangers. Avant d’être fusillé, le 1er novembre 1941, avec 24 autres victimes des services de Beria, Belakhov a la force de raconter ses tortures dans une plainte classée aux archives : « Dès le premier jour de mon arrestation on m’a frappé trois ou quatre fois par jour, même les jours de congé. On me frappait avec des matraques en caoutchouc, avec des baguettes et des règles en fer, on me frappait sur les parties sexuelles. Je perdais connaissance. On me brûlait le corps avec des cigarettes, on m’aspergeait d’eau, on me faisait ainsi reprendre connaissance et on recommençait à me battre. Puis on m’envoyait à l’infirmerie, on me jetait au cachot et on recommençait à me battre le lendemain. Je finis par pisser du sang, on me brisa la colonne vertébrale, je perdis la vue et fus sujet à des hallucinations250. » Koboulov avoue avoir ainsi frappé Belakhov dans le bureau de Beria. Merkoulov, lui, gémit : « Ma sclérose croissante du cerveau a tellement affaibli ma mémoire qu’il y a beaucoup de choses dont je ne me souviens plus du tout, et d’autres […] confusément251 », à commencer par les tortures infligées à Belakhov.

Beria prolonge donc, à la demande de Staline, la campagne contre la femme de Molotov engagée par le Guide dès l’année précédente comme moyen de chantage. Paulina Jemtchoujina est le modèle de la nouvelle aristocrate parvenue. Toujours vêtue, avec une élégance tapageuse, de robes achetées en devises à l’étranger, pleine de morgue, elle joue à la « première dame » du régime. Élue en mars 1939 membre suppléant du comité central, elle est nommée commissaire à la Pêche, domaine dont elle ne connaît rien. Le 10 août 1939, Staline dicte au bureau politique une résolution rendue publique, l’accusant d’avoir par légèreté laissé son commissariat infesté d’« espions hostiles [sic !] ». Le 24 octobre 1939, il la fait démettre de ses fonctions « pour insouciance et légèreté252 », puis nommer chef de la direction principale de l’industrie textile et de la mercerie ; il ordonne son exclusion du comité central en février 1940, puis l’arrestation de Belakhov peu après. Il maintient ainsi une menace permanente au-dessus de la tête de Molotov

Beria s’attaque enfin à la reconstruction des services de renseignements soviétiques à l’étranger démantelés par les répressions des années 1937-1939. La tâche est difficile. Les contacts interrompus avec les agents Le Corse et Starchina en Allemagne ne seront renoués qu’en septembre et octobre 1940. Beria a nommé Amaiak Koboulov, frère cadet de Bogdan, résident de la Sécurité d’État à l’ambassade soviétique à Berlin, où il travaille sous le pseudonyme de Zakhar. Au début d’août 1940, il rencontre un émigré letton, Oreste Belinks, qui se prétend au chômage après la disparition du journal où il travaillait en Allemagne, affirme comprendre les raisons de la présence soviétique dans les Pays baltes et se dit prêt à communiquer à Moscou les informations qu’il peut recueillir auprès de ses connaissances parmi les membres du ministère des Affaires étrangères allemand. Dix jours plus tard, Amaiak Koboulov annonce le recrutement de cet agent sous le pseudonyme le « Lycéen ». Pendant près d’un an, au cours de rencontres dans des parcs, au bar d’hôtels ou de cafés divers, ce « Lycéen » abreuvera le jeune Koboulov de fausses nouvelles fidèlement transmises à Beria.

Cependant Beria n’a rien abandonné de ses activités de basse police. Staline, pour des raisons inconnues, a déjà des comptes à régler avec le maréchal Koulik qu’il fera condamner à mort en 1950. Sur sa demande, Beria organise l’enlèvement, puis le meurtre, de sa jeune et jolie femme âgée de 18 ans, née Simonitch. En octobre 1940, Beria convoque dans son bureau Benjamin Goulst, chef adjoint de la section de la garde, et lui déclare, d’après Goulst : « Je t’arrache les intestins, je t’écorche la peau, je te coupe la langue si tu répètes à quelqu’un ce que je vais te dire maintenant. » Il lui explique qu’il faut enlever la femme de Koulik, lui fournit comme adjoints les deux tueurs Vlodzimirski et Tseretelli, et lui ordonne de « l’enlever à un moment où elle est seule »253. Les trois hommes montent une embuscade rue Vorovski (redevenue aujourd’hui rue Povarskaia), où vivent le maréchal et sa jeune femme. Enfin le jour se présente où elle se trouve seule. Les trois hommes l’enlèvent et l’emmènent à la prison spéciale de la Soukhanovka. Le maréchal remue ciel et terre. Beria joue la comédie, lance un avis de recherche et feint de se démener pour retrouver la jeune femme, que Tseretelli et Vlodzimirski, sur son ordre, transfèrent six semaines plus tard au siège du NKVD, à la Loubianka, où ils la fusillent avant même que le procureur Botchkov ait eu le temps de rédiger sa condamnation à mort, ce qui le contrarie quelques minutes.

Les éditions L’Aube de l’Orient sises à Tbilissi publient à cette époque une biographie hagiographique de Beria rédigée par Merkoulov, intitulée « Le Fils fidèle du parti de Lénine-Staline ». Après son arrestation, Merkoulov tentera d’en nier la paternité mais le procureur lui mettra sous le nez une lettre du responsable des éditions qui le désigne comme l’auteur. Merkoulov, pour se défendre, dira : « Cette biographie de Beria reflète de sa vie seulement ce qu’il racontait lui-même sur lui-même254. » C’est évidemment plus simple ainsi.

Les lignes qui concluent cette brochure suffisent à donner une image de son contenu et du talent littéraire de Merkoulov. Évoquant les dernières élections aux soviets, l’ouvrage, dans une langue de bois primaire, exalte « le grand guide des travailleurs du monde entier, l’inspirateur et l’organisateur des victoires mondiales historiques du socialisme, le maître sage et l’ami, le cher, le bien-aimé Staline ». Puis Merkoulov descend d’un degré dans le lyrisme pour chanter « le plus proche compagnon d’armes du grand Staline, le chef du gouvernement de notre puissante puissance socialiste, le camarade Molotov ». Enfin vient le tour du chef de clan, « le fils bien-aimé du peuple géorgien, le disciple et le compagnon d’armes fidèle du grand Staline, le dirigeant combatif des célèbres services de renseignements soviétiques, le camarade Beria »255.

Mais ces jeux où il excelle ne le protègent pas de la colère de Staline, constamment occupé à chercher des boucs émissaires pour expliquer les difficultés du pays. Le 7 novembre 1940, Beria participe chez Staline au long déjeuner qui suit sur le mausolée la parade anniversaire de la révolution, devant une foule moscovite dont l’enthousiasme officiel dissimule mal la situation matérielle difficile. Staline est dans tous ses états. Il vocifère : « Nos avions ne peuvent rester en l’air que trente-cinq minutes, tandis que ceux des Allemands et des Anglais tiennent plusieurs heures », mais, gronde-t-il, « aucune des institutions militaires ne nous a informés sur la [mauvaise qualité] des avions. Personne parmi vous n’a pensé à cela […] Je suis seul à m’occuper de toutes ces questions. Personne parmi vous ne fait ne serait-ce que l’effort d’y penser. Je suis seul ». Il se refuse à reconnaître que la concentration des pouvoirs entre ses seules mains, sa volonté de tout décider et de tout contrôler, le recours à la seule contrainte paralysent ses proches eux-mêmes et interdisent toute initiative. Il ne connaît que la menace : « Les gens sont des incapables […]. Ils m’écoutent jusqu’à la fin, puis laissent tout comme avant. Mais vous allez voir si je perds patience. » Puis, selon Dimitrov qui relate la scène, il vise surtout Kaganovitch et Beria qu’il fixe : « Je vais tellement cogner sur ces [deux] pleins de soupe que tout ça va se fissurer256. » Beria ne peut pas ignorer, s’il ne le savait déjà, que, si haut qu’il monte au sommet du Kremlin, il sera toujours menacé.