VII.
LA GUERRE QUI VIENT
En décembre 1940, Hitler adopte le plan Barbarossa prévoyant l’invasion prochaine de l’URSS. Lors de la réunion du 30 mars 1941 qui prépare l’attaque imminente, il déclare : « Il s’agit d’une guerre d’anéantissement. » L’état-major allemand partage les objectifs politiques et idéologiques de la guerre formulés par les nazis. Le général Erich Hoepner, commandant du groupe de Panzers IV et futur membre du complot de juillet 1944 contre Hitler, signe le 2 mai un ordre d’opération qui met les points sur les « i » : « La guerre contre la Russie est un élément essentiel de la lutte pour l’existence du plan allemand […]. Cette lutte doit avoir pour but la démolition de la Russie actuelle et doit donc être menée avec une rigueur sans précédent. Chaque opération, dans sa conception et son exécution, doit être guidée par une volonté absolue d’anéantissement total et impitoyable de l’ennemi. Il n’y a en particulier aucune pitié à avoir pour les représentants de l’actuel système russo-bolchevique257. »
La directive du 23 mai 1941 évoquant l’avenir allemand du nord de l’URSS, dispose : vu les mesures prévues, « la population de ces régions, en particulier la population des villes, connaîtra la plus grande famine […] ; des dizaines de millions d’hommes seront de trop dans ces régions et mourront ou devront émigrer en Sibérie. Il s’agira de diriger la population vers les espaces sibériens », à pied bien sûr, les chemins de fer étant réservés aux troupes allemandes258.
Une ordonnance de l’état-major du 13 mai 1941 laisse toute liberté à la Wehrmacht pour sévir contre les civils. En fait, la guerre a pour but de réduire en esclavage des populations slaves jugées inférieures, et à exterminer les populations juives, associées au bolchevisme haï, selon la formule du « judéo-bolchevisme ».
Staline semble pourtant occupé par des soucis intérieurs. Le 3 février 1941, il divise le NKVD en deux, créant un commissariat à la Sécurité d’État (le NKGB) à la tête duquel il nomme Merkoulov, étroitement lié, voire subordonné, à Beria. S’il se voit retirer le contrôle direct de la Sécurité d’État, Beria exerce toujours sa tutelle sur les deux tronçons de son ancien commissariat.
Staline est en même temps confronté à une inflation bureaucratique qu’il maîtrise de moins en moins. Ainsi le nombre de commissariats du peuple est passé de trente-quatre en 1939 à quarante et un début 1941. Le 21 mars 1941, il crée un bureau restreint du Conseil des commissaires du peuple présidé par lui-même et formé de huit dirigeants, dont Beria. Alors que le Conseil se réunit en moyenne une fois par mois, ce bureau exécutif le fera au moins une fois par semaine et travaillera sur les plans de production mensuels et trimestriels.
Face à la menace allemande de plus en plus pesante, Staline tergiverse. Il ne réagit pas aux 324 cas de violations de l’espace aérien soviétique pointés entre le 1er janvier et le 22 juin. Mieux encore, lui qui voit des espions partout, y compris dans son entourage proche, autorise des groupes d’experts allemands à venir sur le territoire soviétique faire des relevés topographiques, sous l’aimable prétexte de rechercher les traces des tombes de soldats allemands de la Première Guerre mondiale. Il confie à Timochenko : « L’Allemagne ne combattra jamais toute seule contre la Russie259. » Le maréchal Joukov note : « Jusqu’au début de l’agression de l’Union soviétique, l’espoir de différer la guerre n’a pas abandonné Staline260. »
Il espère repousser à 1942 une agression qu’il sait inévitable et tente d’amadouer Hitler par sa passivité et sa ponctualité à livrer toutes les commandes de l’Allemagne nazie. Khrouchtchev a sans doute raison d’ajouter à cet espoir naïf un autre facteur : « Staline se tenait devant Hitler comme un lapin devant un serpent […]. L’inéluctabilité de la guerre le paralysait261. »
Ses services d’espionnage, à peine remis sur pied, tentent de leur côté de savoir ce qui se prépare. Le 10 avril 1941, un télégramme chiffré (n° 54) est adressé au résident berlinois Zakhar, lui demandant d’accélérer la collecte de renseignements auprès des agents soviétiques (Starchina, Chved, l’Espagnol, le Suédois, le Grec, l’Italien) dans les milieux officiels du régime nazi. Le 15 juin, l’attaché militaire allemand à Moscou Kestring déclare à son adjoint, le lieutenant-colonel Krebs : « Les jours prochains vont être historiques. » Cette allusion transparente est transmise à Staline, Molotov et Beria par le NKGB. Le 17 juin, Staline demande à Merkoulov et Fitine de vérifier les informations inquiétantes apportées par un télégramme envoyé par le Corse et Starchina, annonçant une attaque imminente de l’URSS par l’Allemagne.
En ces jours de juin, Beria est occupé à une opération de nettoyage intérieur. L’année précédente, en juin 1940, Staline avait envoyé dans chaque capitale des trois États baltes un émissaire pour préparer leur intégration forcée à l’URSS ; Andreï Jdanov à Tallin, Andreï Vychinski, l’homme des procès de Moscou, à Riga, Vladimir Dekanozov, l’homme de Beria, à Vilnius. Une fois installés des gouvernements dits « populaires », le Kremlin décide de déporter en Sibérie, dans les mois qui suivent, plusieurs dizaines de milliers de Baltes. Cette répression quotidienne ne suffisant pas à imposer la loi du Kremlin, un coup de torchon s’impose. Le 16 mai 1941, Beria propose à Staline, sous sa signature et celle de Merkoulov, un projet de décret ordonnant de déporter en trois jours plusieurs dizaines de milliers de Baltes, jugés en bloc et de façon expéditive par une conférence spéciale du NKVD. Dès réception de l’accord de Staline, Beria charge Ivan Serov d’organiser le « transfert » : dans la nuit du 13 au 14 juin, le NKVD rafle et charge dans quelques trains de marchandises 25 714 Baltes : 10 187 Lituaniens, 9 546 Lettons et 5 978 Estoniens.
Arrêtés en pleine nuit, les exilés ont le droit d’emporter cent kilos de bagages, dont de la nourriture pour un mois : le voyage promet d’être long et le NKVD ne nourrit pas ses voyageurs forcés. Beria prévoit une nouvelle opération de déportation dans la nuit du 27 au 28 juin 1941. Cette date confirme que le Kremlin ne prévoyait nullement l’attaque allemande du 22 juin, qui différa la mise en œuvre de l’opération. Ces déportations, même si la seconde resta trois ans dans les cartons, garantissent à la Wehrmacht un accueil favorable d’une partie de la population locale et facilitent l’extermination par les nazis de la quasi-totalité des 155 000 juifs lituaniens dont 6 % seulement échapperont au massacre, et des quelques milliers de juifs lettons et estoniens.
Dès la mi-juin, la menace de l’invasion allemande se précise fortement et les informations pleuvent sur le bureau de Staline. Le 19 juin, l’officier SS de la Gestapo Willy Lehmann, agent du NKVD – nom de code Breitenbach –, informe son agent-chef, Jouravlev, conseiller de l’ambassade soviétique, que l’Allemagne attaquera l’URSS le 22 juin à 3 heures du matin. Jouravlev transmet au résident du NKVD, Amaiak Koboulov, qui, à son tour, transmet à Dekanozov, qui transmet à Beria, qui transmet à Staline l’information enrobée de mille précautions.
Beria sait jouer des faiblesses de Staline avec ruse et même finesse. Le 21 juin 1941, il lui adresse deux notes qui sont un modèle de jésuitisme. Il sait que Staline, se jugeant infaillible, ne supporte pas la moindre critique. Il soutient donc son aveuglement, tout en lui fournissant les éléments d’information et de réflexion indispensables : « J’insiste une nouvelle fois, écrit-il, pour que soit rappelé et sanctionné Dekanozov, qui continue à me bombarder de “désinformation” sur une prétendue agression de l’URSS préparée par Hitler. Il m’a informé que cette “agression” aurait lieu demain. » Puis Beria accuse l’attaché militaire soviétique à Berlin, de prendre au sérieux les renseignements fournis par ses agents de Berlin. « Ce général stupide, écrit-il, affirme que trois groupes d’armées de la Wehrmacht vont attaquer en direction de Moscou, Leningrad et Kiev » – exactement ce qui se passera. Il critique aussi un informateur de Dekanozov, « qui ment en affirmant que Hitler a concentré 170 divisions contre nous sur notre frontière occidentale », chiffre évidemment exact. « Mais, conclut Beria, moi et mes hommes, nous nous rappelons fermement, Iossif Vissarionovitch, votre sagace prévision : Hitler ne nous attaquera pas en 1941. »
Il lui envoie peu après une seconde note : après avoir fait la synthèse des renseignements fournis par eux, il menace de « réduire en poussière dans des camps les agents secrets Épervier, Carmen, Diamant et Fidèle, pour désinformation systématique, comme complices des provocateurs internationaux, qui voudraient nous brouiller avec l’Allemagne262 ». Ainsi Beria, convaincu de la justesse de leurs avertissements et dont les menaces tonitruantes ne sont qu’un masque, joue sur les deux tableaux : il flatte la vanité de Staline, tout en lui fournissant les éléments d’information à sa disposition.
Mais Staline, effrayé à l’idée de cette guerre, s’accroche à toute force au maigre espoir que Hitler n’attaquera pas immédiatement. Par incompréhension totale de la politique et de la psychologie de Hitler, il interdit toute mesure que ce dernier pourrait prendre pour une provocation. Hitler, qui, dans son projet d’envahir la Pologne, avait fabriqué de toutes pièces un incident de frontières, attribué aux Polonais, n’a pourtant besoin d’aucun prétexte pour justifier (aux yeux de qui ?) sa décision d’entrer en URSS.
Le 22 juin 1941, la Wehrmacht pénètre en URSS. Ses colonnes enfoncent une Armée rouge dont Staline a démantelé l’état-major et le corps des officiers. Préparée à ce choc, elle aurait pourtant pu lui résister. Avant l’attaque, elle dispose sur le front ouest de 678 000 hommes, contre 635 000 pour la Wehrmacht, de 10 296 canons et mortiers contre 12 500, de 2 189 tanks contre 810 et de 1 539 avions contre 1 677. Mais cet avantage initial est vite balayé : avant de réagir, Staline envoie Molotov à l’ambassade allemande vérifier si l’Allemagne a bien déclaré la guerre. Von Schulenburg confirme. Mais, pendant ces heures perdues, la Luftwaffe détruit plus de 1 200 des 1 539 avions soviétiques, laissés sans camouflage sur des aérodromes que les Allemands ont repérés, et, une fois cet anéantissement effectué, l’aviation allemande mitraille et bombarde à cœur joie les tanks soviétiques, dont les carcasses calcinées s’alignent le long des routes.
À 5 h 45 du matin, Staline convoque enfin dans son bureau du Kremlin sa garde rapprochée (Molotov, Beria et Mekhlis) avec les deux chefs de l’armée (Timochenko et Joukov). L’agression confirmée, il prend trois décisions, qu’il ne signe pas de son nom, bien que président du Conseil des commissaires du peuple : d’abord, une directive aux armées leur ordonnant de repousser l’adversaire et, avec le bluff qui caractérise sa politique, « de ne pas franchir la frontière jusqu’à instruction spéciale263, instruction qui n’arrivera jamais ; ensuite, deux mesures répressives : un décret instaurant les tribunaux militaires, et la proclamation, signée du seul Beria, de la loi martiale dans les camps de concentration, dont la garde armée rassemble alors 135 000 hommes pour 2 millions de détenus. Toute correspondance des déportés avec l’extérieur est supprimée ; le régime de garde et de travail est brutalement renforcé.
Le 23 juin, Staline crée un Grand Quartier général présidé par le maréchal Timochenko, assorti d’un institut de conseillers permanents, dont Beria. Le 25, celui-ci et Merkoulov signent un arrêté exigeant que tous les Soviétiques remettent aux organismes de l’État leurs postes de radio, sous peine de tomber sous la loi martiale. Dans la même logique répressive, le 27 juin, Beria et Merkoulov demandent à Staline – qui répond positivement – de sanctionner une liste de 775 « criminels d’État » arrêtés à Moscou et de 527 autres criminels dans les prisons de Vladimir et d’Orel. Ils signalent ensuite que, parmi les détenus aux mains du NKGB, figurent en plus 1 282 individus qu’ils jugent relever de la peine de mort et qui seront tous fusillés au cours des semaines suivantes.
La radio allemande annonce la guerre au monde entier. Radio Moscou reste muette pendant de longues heures. Staline, assommé et incertain, se tait. C’est à 12 h 15 seulement que Moscou diffuse une déclaration rédigée par Molotov, Malenkov, Vorochilov et Beria, lue par Molotov.
Le 26 juin, Beria, dans une note à Staline, insiste sur la nécessité de revoir le plan de travaux établis pour le goulag pour l’année 1941, dont de nombreux projets de chantiers assurés par le NKVD se trouvent dans des districts proches des frontières occidentales de l’URSS, « où, écrit-il, les conditions pour la réalisation de ces travaux se sont aujourd’hui compliquées à l’extrême ». Outre les menaces de destruction, « nombre de ces chantiers n’en sont qu’au stade initial, exigent de nombreuses ressources humaines et matérielle et ne fourniront pas de production dans l’immédiat264 », alors qu’il faut concentrer les efforts sur la production d’équipements militaires. Il propose donc une reconversion des investissements. Vu l’avance foudroyante de la Wehrmacht, ces modifications apparaîtront vite inutiles. Beria se lance alors dans une tâche autrement plus délicate : le transfert d’une partie des équipements menacés.
Le soir du 29 juin, au Kremlin, Staline, Beria, Molotov, Malenkov et Mikoyan attendent en vain des nouvelles du front, que l’état-major est incapable de leur donner. Staline, furieux, part se terrer dans sa villa de Kountsevo. Tout lien avec lui est rompu, il refuse de répondre au téléphone. Or, en son absence, rien ne peut se décider. Le lendemain, 30 juin, Beria propose de constituer un comité d’État à la Défense, concentrant tous les pouvoirs. Les six membres titulaires et suppléants présents du bureau politique, dont Beria, débarquent à Kountsevo et trouvent Staline prostré qui leur demande d’une voix sourde la raison de leur arrivée.
L’idée du comité d’État à la Défense, présidé par lui, composé de Molotov, Malenkov, Vorochilov et Beria, et proclamé ce même jour le ragaillardit. Beria racontera plus tard à Khrouchtchev comment se comporta Staline pendant ces journées décisives et lui citera sa fameuse phrase : « Lénine a créé l’État et nous l’avons bousillé265. » Il était donc convaincu que Khrouchtchev ne le dénoncerait pas. Il semble même lui avoir raconté beaucoup de choses.
Les jours suivants, Staline précise les responsabilités de chaque membre du comité, où entrent peu après Kaganovitch et Mikoyan : chacun est chargé de contrôler un secteur particulier de la production et son acheminement vers les unités qui en ont besoin. Ensemble, Malenkov et Beria (qui dirige toujours le goulag) supervisent l’aviation, les fusées et les mortiers. Le 4 février 1942, Staline confirme cette répartition qui, avec quelques modifications mineures, fonctionnera jusqu’à la fin de la guerre. Durant le conflit il ne réunira jamais le bureau politique, remplacé par le groupe des cinq : Staline, Beria, Molotov, Malenkov et Mikoyan.
Le comité confie à Beria le soin de transférer le plus possible d’équipements et d’infrastructures industrielles vers l’Oural et la Sibérie. De juillet à la fin décembre 1941, il organise le transfert de près de 1 500 entreprises démontées, transférées à l’arrière puis remontées, soit 13 % des capacités industrielles de l’Union soviétique. De même, des millions de personnes – ingénieurs, cadres, ouvriers et leurs familles – sont évacuées vers l’Est. Cette prouesse logistique permet à l’URSS de conserver une partie importante de son potentiel militaire, malgré la débâcle et la perte d’immenses territoires. Même si, selon la tradition stalinienne, cette opération est organisée sous la contrainte, elle s’appuie aussi sur la volonté de nombreux ouvriers et cadres de soustraire leurs usines à la destruction préparée par les nazis. Mais, si le déménagement des entreprises est un succès, il n’existe à peu près rien pour loger les ouvriers qui ont convoyé les machines, les équipements et les outils. Ils vivent le plus souvent dans des zemlianki, des cahutes de planches, des tentes, des hangars, voire des ruines – cela jusqu’à la mort de Staline.
Beria déploie dans ce transfert un certain talent d’organisateur, que rien jusqu’alors ne laissait supposer et qui contribuera à assurer à l’URSS une supériorité décisive dans la production de chars et de véhicules blindés, sur l’Allemagne, pourtant adossée à l’industrie des pays européens occupés. Ainsi, de juin 1941 à l’été 1945, l’URSS produit 88 000 chars contre 23 500 en Allemagne et 106 000 véhicules blindés contre 41 000 en Allemagne. Dans ce déséquilibre décisif en faveur de l’URSS, Beria joue un rôle non négligeable.
La débâcle livre aux Allemands des villes aux prisons bondées de prisonniers politiques, dont Beria organise le massacre avant l’arrivée de la Wehrmacht, sauf en Biélorussie où elle prend de court le NKVD. Malgré cela, le commissaire politique de la ville d’Ochminan parvient à faire fusiller 30 détenus et le directeur de la prison de Globokiev en fait abattre 600, polonais, qu’il accuse, pour justifier son initiative, d’avoir, contre toute vraisemblance, crié « Vive Hitler ! ».
En Ukraine, en revanche, le NKVD a le temps de se préparer. En juillet 1941, le NKVD fusille 2 464 détenus politiques dans la province de Lvov, 1 101 dans celle de Drogobych, 1 000 dans celle de Stanislavsk, 674 dans celle de Tarnopol, 230 dans celle de Rovno, 231 dans celle de Volynsk, 125 dans celle de Kiev. Beria fait exécuter 25 détenus, internés à Kouibychev (20) et à Saratov (5) – dont Mikhaïl Kedrov, Belakhov, Slezberg, le général Stern, ancien de la guerre d’Espagne et membre du comité central, le général Smouchkevitch, lui aussi ancien d’Espagne, les généraux Savtchenko, Loktionov et Rytchagov, ancien chef de la direction des forces aériennes, Skrier, chef adjoint du service d’approvisionnement des forces aériennes soviétiques, Sklizkov, chef de la direction de l’armement de l’artillerie et quelques autres cadres militaires et politiques de l’armée. Un an plus tard, Beria obtiendra du procureur de l’URSS qui a remplacé Vychinski, l’ectoplasme Botchkov, qu’il valide rétrospectivement la décision d’exécuter les 25 détenus. Ces 25 fusillés pèseront lourd dans les futurs interrogatoires de Beria, harcelé à ce sujet en 1953 par le procureur Roudenko. En effet, le tribunal affirmera que cette exécution avait été ordonnée « dans l’intérêt de Beria », que les victimes étaient « des citoyens soviétiques honnêtes mais qui déplaisaient à Beria266 ». Or, répétons-le, une telle élimination n’a pu être décidée que par Staline lui-même.
Le comble est atteint à Orel, à 300 kilomètres au sud-ouest de Moscou, dernier sursaut de la répression politique qui déferla sur le pays depuis l’assassinat de Kirov. Le 6 septembre 1941, Beria demande à Staline de fusiller les 170 détenus politiques de la prison spéciale d’Orel, dont les troupes allemandes s’approchent. Ils constituent une sélection des derniers survivants de la révolution : Christian Racovski, ancien président du Conseil des commissaires du peuple d’Ukraine, puis longtemps dirigeant de l’opposition de gauche aux côtés de Trotsky, Maria Spiridinova, fondatrice et principale dirigeante du Parti socialiste révolutionnaire de gauche ; Olga Bronstein-Kamenev, sœur de Trotsky et première femme de l’ancien membre du bureau politique Léon Kamenev ; les dirigeantes trotskystes Varsenica Kasparova et Varvara Iakovleva ; les intellectuels révolutionnaires Alexandre Aikhenwald et Piotr Petrovski, partisans de Boukharine, tous condamnés à mort « pour activité terroriste, d’espionnage et de diversion, et autre activité contre-révolutionnaire267 », toutes opérations imaginaires organisées du fond de leur prison ! Staline donne son accord par retour du courrier le 8 septembre, le collège militaire de la Cour suprême décide l’exécution de 161 hommes sur les 170, les neuf autres étant des droit-commun. Beria dépêche aussitôt à Orel un plénipotentiaire spécial du NKVD, et les 161 condamnés sont fusillés le 11 septembre 1941.
L’historien ukrainien Tcherniavski explique ce massacre par un calcul politique : « Les satrapes staliniens, écrit-il, voulaient faire place nette : les peuples soviétiques ne devaient avoir qu’une alternative : ou les nazis, ou Staline et sa bande268. » Mais on peut douter que les condamnés, brisés par les tortures, aient pu représenter une alternative réelle à la bureaucratie en place.
Pour organiser ces massacres, le 17 juillet 1941, Staline réunifie en hâte le NKVD et le NKGB sous l’autorité de Beria ; la décision est rendue publique le 24 ; deux jours plus tard, Staline se nomme commissaire à la Défense, puis, le 8 août, chef suprême du Grand Quartier général. Dans sa lettre à Malenkov du 1er juillet 1953, Beria explique : « Lorsqu’il a fallu arrêter nos armées qui reculaient en courant, le MVD a été réunifié à nouveau, incluant la section spéciale retirée au ministère de la Défense ; une fois le travail effectué pour arrêter les troupes en débandade, après avoir fusillé quelques dizaines de milliers de déserteurs, créé les détachements de barrage, le MGB a été de nouveau séparé du NKVD269. » Staline attend, pour ce faire, le 14 avril 1943. Une fois le danger passé, peut-être ne veut-il pas laisser entre les seules mains de Beria l’énorme machine répressive engagée dans une tâche de plus en plus lourde dans les territoires reconquis.
En attendant, le désordre prouve cruellement le manque de cadres dans un NKVD épuré deux fois par Iejov, puis par Beria. Soudoplatov propose de sortir du goulag 140 officiers du NKVD, déportés quelques mois plus tôt. Le NKVD a-t-il besoin d’eux ou pas ? C’est le seul critère de Beria, peu préoccupé par la question de leur culpabilité, dont il connaissait mieux que personne l’inanité. Soudoplatov a beau se hâter, certains avaient déjà été fusillés, comme Serge Spiegelglass, abattu pour avoir échoué à liquider Trotsky, et Theodore Maly, agent traitant des espions soviétiques britanniques Mac Lean et Philby, deux des « cinq de Cambridge ».
Le 16 juillet, alors que les Allemands semblent l’emporter malgré une poche de résistance autour de Smolensk, Hitler déclare : « Il ne faut pas laisser voir que nous mettons en place une solution définitive. Nous prendrons toutes les mesures nécessaires : exécutions, transferts […] cet espace gigantesque doit être pacifié le plus vite possible ; la meilleure manière sera de tuer ceux qui nous regardent de travers270 » Cette vision meurtrière interdit aux nazis de trouver les nombreux collaborateurs, dont ils auraient eu besoin sur les arrières de leurs troupes. Or le désastre initial subi par l’Armée rouge, la démoralisation ainsi engendrée, les souvenirs amers de la collectivisation forcée et, en Ukraine, de la grande famine de 1932-1933 n’inclinent pas d’abord les rescapés à s’opposer aux envahisseurs. En Ukraine, les paysans accueillent même souvent les Allemands avec des fleurs, ou en leur offrant le pain et le sel. Puis la brutalité des troupes, les pillages systématiques feront naître les premiers groupes de partisans, auxquels la répression féroce de la population civile au cours des opérations menées contre eux donnera un nouvel élan. La chasse aux partisans débouche sur des massacres de paysans (surtout juifs) et la destruction de villages entiers, brûlés parfois avec leurs habitants.
Mais ces conséquences n’apparaîtront que plus tard. À la fin de juillet 1941, Staline se demande surtout comment freiner la débâcle. Le 25 juillet, sur son ordre, Beria demande à Soudoplatov de contacter Ivan Stamenov, ambassadeur de Bulgarie à Moscou, recruté en 1934 par le NKVD, alors qu’il était en poste à Rome. Stamenov devra faire circuler dans les cercles diplomatiques proches des Allemands le bruit que Moscou serait prêt à négocier un accord de paix. « Ce bruit, destiné à saper le moral de l’adversaire, commente Soudoplatov, devait lui suggérer que la guerre éclair n’ayant pu assurer la prise de Moscou, de Leningrad et de Kiev en l’espace d’un mois comme prévu, la perspective d’un conflit prolongé était désormais inévitable […]. Il s’agissait de gagner du temps pour nous permettre de rassembler nos forces et nos ressources, tandis que les Allemands gaspillaient les leurs271. » Cependant, la Wehrmacht avance toujours quasiment au pas gymnastique. La prise de Kiev est imminente. La raspoutitsa, qui transformera les champs et les routes en boue plus ou moins liquide, ne commencera que dans six ou sept semaines ; le moral de l’état-major allemand est toujours au beau fixe et Hitler pense encore pouvoir occuper Moscou début octobre.
Soudoplatov n’a pas toujours présenté les choses de cette façon. Le 7 août 1953, il se hâte, alors que lui-même est encore en liberté, de dénoncer Beria comme traître, par une lettre au Conseil des ministres, où résumant la mission que Beria lui avait confiée, il charge son patron : « Beria m’a trompé […]. Maintenant à la lumière de l’activité traîtresse découverte par le comité central du PCUS, il est tout à fait évident que Beria, dès 1941, au moment le plus difficile pour le pays, s’est engagé sur le chemin de la trahison, en s’efforçant, dans le dos du gouvernement soviétique, de passer un accord avec les envahisseurs fascistes allemands, et s’est décidé à aider l’ennemi à démembrer l’Union soviétique et à asservir le peuple soviétique à l’Allemagne fasciste272. »
Entre-temps, Beria a entamé la déportation des Allemands dits de la Volga – un quart seulement des Allemands soviétiques vivent dans la république allemande autonome de la Volga – au Kazakhstan, en Ouzbékistan et dans l’Altaï. Un décret du présidium du Soviet suprême du 28 août 1941 ordonne la déportation collective du million d’Allemands soviétiques, descendant des Allemands installés en Russie depuis l’époque de Catherine II, tous jugés espions et saboteurs potentiels. Dès le 27 août, Beria charge Serov d’organiser le transfert de quelque 800 000 femmes, enfants et vieillards, entassés dans des wagons à bestiaux, qui les emportent très lentement vers l’Est où la propagande officielle annonce aux populations l’arrivée prochaine d’espions et de traîtres. Le NKVD invite ses agents à « inciter les personnes transférées à prendre du ravitaillement pour une période d’au minimum un mois273 ». Le NKVD ne nourrit pas les déportés qui, incapables de transporter un mois de ravitaillement, sont vite ravagés par la faim. À partir du 3 septembre, Beria répartit les contingents dans des régions qui au fil des années s’empliront de nouveaux déportés : 21 450 familles dans le territoire de Krasnoiarsk (Sibérie orientale), 27 150 dans la région de Barnaoul (zone montagneuse de l’Altaï au sud de la Sibérie), 28 600 dans la région de Novossibirsk (Sibérie centrale) et 24 300 familles dans la région d’Omsk (Sibérie occidentale).
Le 29 août, quatre membres du bureau politique (Molotov, Malenkov, Kossyguine et Jdanov) informent Staline de leur volonté de nettoyer les faubourgs de Leningrad des 96 000 habitants de nationalité allemande et finnoise envoyés par tranches au Kazakhstan, dans le territoire de Krasnoiarsk et de l’Altaï, dans les régions de Novossibirsk et d’Omsk. Staline acquiesce. Ces mêmes autorités de la ville qui ne perdent pas une minute pour organiser le déplacement de près de 100 000 citoyens soviétiques suspects pour simples raisons ethniques, n’ont, malgré l’avance foudroyante des armées allemandes, pris AUCUNE mesure d’évacuation de la population de Leningrad, AUCUNE mesure pour constituer des stocks alimentaires en prévision d’un siège éventuel ; elles ont entassé le peu qui restait dans un unique bâtiment, que les Allemands bombardent évidemment dès le début du siège.
Beria, jugeant ce nombre insuffisant, l’enrichit en une nuit de plus de 30 000 déportés supplémentaires. Le lendemain, 30 août, il ordonne ses instructions le transfert de 132 000 citoyens d’origine allemande et finnoise : 96 000 par train, 36 000 par eau, sous la responsabilité de Merkoulov. Mais le Blietzkrieg bouscule ses plans. Le même jour, en effet, les troupes allemandes débouchent sur la Neva et coupent la voie ferrée qui relie Leningrad au reste du pays. Le 8 septembre, elles bloquent la dernière liaison routière. Reste une seule liaison par le lac Ladoga, insuffisante pour déporter 132 000 personnes. Le NKVD ne peut en traiter que quelques milliers. Les autres restent dans la ville où ils périront presque tous, eux aussi, de faim et de froid.
Beria tente pourtant d’accélérer le mouvement. Plus de cinq semaines avant l’arrivée des troupes nazies devant Moscou, le 8 septembre, il décide le transfert des Allemands vivant dans la capitale et dans la province de Moscou, réalisé entre le 10 et le 15 septembre. Il suggère à Staline d’y ajouter de toute urgence les 11 500 Allemands qui vivent dans la province de Kouibychev, sur le cours inférieur de la Volga. Staline est toujours d’accord, du moment qu’il s’agit de déporter ou de fusiller.
Après la prise de Krementchoug, le 8 septembre, le rouleau compresseur allemand avance vers la Crimée et le Caucase. Le 22 septembre, sur ordre de Beria, se prépare le transfert des populations allemandes des territoires de Krasnodar, d’Ordjonikidzé, de la région de Toula, de la république des Kabardes et des Balkars et de l’Ossétie du Nord. L’opération commencée le 25 septembre doit être bouclée le 10 octobre.
Les victimes se rebellent parfois et Beria menace. Par un décret du 22 septembre, il ordonne aux agents du NKVD de « prévenir les personnes déplacées que, si certains membres d’une famille se mettent dans une situation illégale, le chef de famille en portera la responsabilité pénale et les autres membres seront soumis à des mesures répressives ». Beria insiste : « En cas de mesures dilatoires, de manifestations antisoviétiques, de tentatives de résistance armée, prendre des mesures résolues pour liquider les responsables274 », c’est à dire les protestataires.
Beria travaille à la chaîne. Le 23 septembre, un décret organise le transfert des Allemands des régions de Zaporojé, Stalino et Vorochilovgrad vers le sud de l’Ukraine – opération prévue du 25 septembre au 10 octobre. Entre le 25 et le 30 octobre, ce sont les 48 375 Allemands de Transcaucasie qui sont embarqués dans des wagons à bestiaux pour le Kazakhstan.
Ce transfert gigantesque de population, effectué en pleine retraite de l’Armée rouge, se double de l’évacuation des prisons et des camps de Russie d’Europe et d’Ukraine. Pour transporter ces 750 000 détenus, le NKVD réquisitionne des milliers de camions dont l’armée aurait bien besoin. Mais Staline et Beria jugent la lutte contre leur propre peuple plus importante que le combat contre l’envahisseur, peut-être par crainte que les victimes de leur terreur ne rejoignent l’armée desdits envahisseurs. Crainte injustifiée, tant les SS et la Wehrmacht déploient le même mépris haineux pour les Untermenschen slaves.
Les conditions de transport et d’accueil transforment l’opération en hécatombe. Sur 48 000 Allemands soviétiques envoyés dans le sud du Kazakhstan seuls 23 832 parviennent à bon port – si l’on peut dire –, 20 994 sur 41 000 dans la région de Djamboul au sud-est du Kazakhstan et 30 610 sur 60 000 dans la région de Koustanaïs – soit la moitié –, 5 554 sur 15 000 dans la région d’Aktioubinsk, et 8 354 sur 29 000 dans le Karaganda – soit un tiers ; 3 608 sur 15 000 dans la région de Kzyl-Ordyn et 8 764 sur près de 32 000 dans la région d’Alma-Ata, au sud du Kazakhstan – soit un quart. À part quelques fuyards, les autres sont morts pendant les quatre ou cinq semaines de voyage et leurs cadavres ont été jetés par la porte des wagons.
Les conditions d’accueil ne sont pas meilleures. Le 11 octobre, le lieutenant du NKVD Botchkov, à propos de l’installation des Allemands dans la région de Djamboul, note : « La région ne dispose absolument d’aucun fonds d’habitation appartenant au Comité des populations déplacées275. » En clair, alors que l’hiver va bientôt arriver, il n’y a nulle part où loger les nouveaux arrivants condamnés à « habiter » – si l’on ose dire – des zemlianki, des huttes ou des étables.
Beria le signale lui-même : « dans tous les villages de peuplement spécial de l’Altaï [au sud de la Sibérie] les baraquements ne sont pas adaptés à l’hiver : ils ne comportent ni poêles, ni vitres aux fenêtres ». Ceux des « régions de Sverdlovsk, Molotov, Iaroslav, Vologda, Irkoutsk, des districts de l’Altaï et de la république de Komi se trouvent dans le même état ». Beria ajoute que, dans plusieurs villages de peuplements spéciaux, « les baraquements, les cantines, les infirmeries, les bains et autres services municipaux sont dépourvus du matériel nécessaire. Beaucoup d’entre eux ne sont pas éclairés, faute de lampes à pétrole276 ».
Beria mentionne avec insistance ces carences, sans doute pour dégager sa responsabilité ; mais du transport qui relève de lui, il ne dit rien… L’installation revient aux autorités locales ou régionales prévenues au dernier moment. C’est à elles – et non à lui – qu’il faut demander des comptes sur la rentabilité dérisoire du travail de ces déportés. Il n’a usé que de moyens limités (de 6 000 à 15 000 soldats et policiers chaque fois) pour cette tranche de déportation, étalée sur plusieurs semaines. La leçon servira. Trois ans plus tard, il s’assurera des moyens décuplés pour déplacer des peuples entiers du Caucase en trois à quatre jours.
Il s’attaque ensuite à une entreprise aux conséquences tragiques : la constitution d’un comité antifasciste juif. Au début de septembre 1941, le NKVD installe dans le luxueux hôtel Métropole à Moscou deux dirigeants du Bund polonais et de l’Internationale socialiste : Henryk Erlich et Victor Alter. Ils reviennent de loin : le NKVD les avait capturés en Pologne en septembre et octobre 1939, internés à la Loubianka, puis condamnés à mort, mais pas exécutés. Le 24 août 1941, se tient un meeting antifasciste à Moscou. Trois jours après, leur peine est commuée en dix ans de détention. À peine sont-ils installés à l’hôtel Métropole qu’un envoyé de Beria vient leur proposer de constituer un Comité juif mondial contre le fascisme. Ils acceptent. Beria leur demande un projet de programme et de statuts, ainsi qu’une liste de personnalités.
Les deux bundistes préparent ces documents et les envoient à Staline et Beria. Ils envisagent de former en URSS un comité juif antihitlérien, composé de sept représentants des populations juives de pays sous la domination nazie et d’un représentant des populations juives de l’Union soviétique, des États-Unis et de Grande-Bretagne. Leur comité devrait coopérer avec les gouvernements et les ambassades des pays comportant une nombreuse population juive et tisser un lien permanent avec les juifs des pays réduits en esclavage par l’hitlérisme. Staline ne peut pas accepter l’idée d’une internationale juive antifasciste dirigée par deux juifs polonais issus de l’Internationale socialiste, cela en plein cœur de Moscou. Il décide donc de les liquider au plus vite.
La déroute de l’Armée rouge provoque une marée de prisonniers, de fuyards et de déserteurs dont Beria, en tant que chef du NKVD, doit s’occuper. Un rapport du NKVD recense, à la date du 10 octobre 1941, 657 364 fuyards raflés par les sections spéciales du NKVD, créées dès le 20 juillet, qui en ont renvoyé 632 486 sur le front et arrêté 25 878. Il en fusille 10 201, dont 3 321 devant leurs unités. Afin de compenser les pertes, il ponctionne le goulag pour fournir des troupes fraîches. Deux décrets, du 12 juillet puis du 24 novembre 1941, décident la libération anticipée de déportés pour délits mineurs, dont 420 000 sont envoyés en hâte sur le front.
Beria met alors en place les premiers camps de filtration : le NKVD y envoie les soldats soviétiques qui ont réussi à échapper à l’encerclement par la Wehrmacht qui, dans sa percée, a d’autres soucis que de s’occuper du million de prisonniers raflés en deux mois et qu’elle renvoie sous escorte légère vers l’Allemagne. Ces soldats, a priori, sont suspects. La plupart, après une ou deux semaines d’interrogatoires serrés, réintègrent une unité de l’Armée rouge ; mais certains, qualifiés de traîtres ou d’espions, sont fusillés.
L’afflux de fuyards n’est pas seulement dû à la peur de la Wehrmacht. Les rapports au sein de l’Armée rouge sont marqués par le mépris du haut commandement pour les officiers et de ceux-ci pour les soldats ; par la peur de Staline aussi, capable de faire fusiller des gradés au moindre doute. Dans ses mémoires, Khrouchtchev souligne que de nombreux généraux avaient pris l’habitude de frapper officiers et soldats. Les officiers craignent et souvent haïssent leurs supérieurs immédiats, du commandant de compagnie au commandant de front, qui peuvent, à tout moment, les faire fusiller, envoyer dans les bataillons disciplinaires ou en première ligne pour y être sacrifiés, voire déminer par l’explosion de leur propre corps les champs de mines. Seule la peur de recevoir une balle dans le dos, à la faveur d’un assaut, peut neutraliser la brutalité du supérieur hiérarchique. Les litanies sur l’héroïsme de l’Armée rouge relèvent de la légende dorée. Le lieutenant et écrivain Viatcheslav Kondratiev me l’a répété, quand je l’ai rencontré à Moscou en 1989 et 1990, puis, plus tard, à Paris : le cri « Pour la patrie, pour Staline ! » était en général lancé par les instructeurs politiques. Les soldats ne mettaient qu’un enthousiasme variable à le répéter.
Le 15 octobre 1941, Staline signe un ordre d’évacuation de Moscou. Le même jour le présidium du Soviet suprême et le gouvernement partent pour Kouibychev. Les commissariats à la Défense et à la Marine doivent déménager « sans tarder ». Kaganovitch s’occupe de leur transport et Beria de leur protection. Alter et Ehrlich sont évacués, avec le corps diplomatique, à Kouibychev. Le 4 décembre, le NKVD les arrête. Le tribunal militaire les condamne à mort trois semaines après. Erlich se pend dans sa cellule le 12 mai 1942 ; Alter, qui s’étonne dans une lettre à Beria de « cette conclusion si inattendue de négociations menées sur la base d’une confiance mutuelle277 », est fusillé le 17 février 1943. L’ambassadeur soviétique aux États-Unis, Maxime Litvinov, confronté aux protestations des organisations juives et socialistes américaines, répond, dans une lettre du 23 février 1943, au président de l’American Federation of Labor, que les deux hommes ont été condamnés à mort pour avoir lancé un appel (inventé de toutes pièces) aux troupes soviétiques à arrêter l’effusion de sang et à conclure une paix immédiate avec l’Allemagne.
En prévision d’une arrivée de la Wehrmacht aux portes de Moscou, Beria doit organiser le sabotage du télégraphe et des entreprises, entrepôts et établissements qu’il sera impossible d’évacuer, et neutraliser l’ensemble des installations électriques du métro, en ne laissant intactes que les conduites d’eau et les canalisations. L’après-midi du 15, il convoque les premier et deuxième secrétaires du PC de Moscou, Chtcherbakov et Popov, à la Loubianka pour leur transmettre ses instructions en ce sens. Dans la nuit du 15 au 16 octobre les généraux torturés dans les caves de la Loubianka sont transférés avec un groupe d’enquêteurs du NKVD à Kouibychev, sauf Meretskov et Vannikov invités par Staline à reprendre du service ; 300 officiers, pour lesquels on ne trouve pas de moyen de transport, sont fusillés sur-le-champ. Beria, lui, reste à Moscou.
Le 19 octobre 1941, le comité d’État à la Défense se réunit en présence de Chtcherbakov et du président du comité exécutif du soviet de Moscou, Pronine, pour décréter l’état de siège à Moscou et dans la banlieue, à compter du lendemain. Pronine a affirmé plus tard qu’au moment d’entrer dans le bureau de Staline, alors absent, il entend Beria déclarer à Molotov et à Malenkov : « Moscou n’est pas l’Union soviétique. Défendre Moscou, c’est une cause perdue. Rester à Moscou, c’est dangereux. On va nous abattre comme des pigeons. » À l’ouverture de la réunion Staline demande : « Allons-nous défendre Moscou278 ? ». Tout le monde répond : Oui, on va défendre la ville.
À la fin de septembre le bilan de la guerre est lourd : la Wehrmacht a fait plus de 2 millions de prisonniers ; en décembre, ils seront un peu plus de 3 millions, auxquels il faut ajouter près d’un million et demi de morts et disparus. L’URSS a perdu les deux tiers de sa production de charbon et de fonte et près de 90 % de sa production d’acier.
C’est alors que se stabilise le fonctionnement, dès lors immuable, du Grand Quartier général. Staline convoque généraux, commissaires du peuple, chefs de service, qu’il accable de questions, auxquelles il exige des réponses brèves et précises, et de directives et réprimandes en présence de Molotov, Malenkov et Beria, en général impassibles et silencieux.
Le GQG discutait chaque mois de la répartition de l’armement et des munitions pour le mois suivant. « Un jour, raconte le commandant de l’artillerie de l’Armée rouge Voronov, Staline fut frappé de lire sur le bordereau “Pour le NKVD, 50 000 fusils” » et lui demande qui avait présenté cette requête et pourquoi tant de fusils pour le NKVD ? Voronov nomme Beria, qui, convoqué aussitôt, tente de donner des explications à Staline en géorgien. Irrité, Staline lui coupe la parole et le prie de répondre en russe : pour quelle raison et dans quel but avait-il besoin de tant de fusils ? Pour armer des divisions du NKVD nouvellement formées, répond Beria. La moitié suffira, 25 000, répondit Staline. Beria insiste. Staline tente deux fois de le raisonner. En vain. « Alors, exaspéré Staline nous lança : “Rayez ce qui est inscrit là et écrivez 10 000 fusils.” » Voronov ajoute : « Quand nous quittâmes le bureau de Staline, Beria nous rattrapa et nous dit d’un ton menaçant : “Ne vous en faites pas, on vous aura”279. » Certes, évoqué sous Khrouchtchev, un souvenir concernant Beria est suspect, mais cette double rebuffade semble vraisemblable. Staline n’admettait aucune remise en cause de son autorité, et Beria et les militaires se détestaient cordialement.
Beria organise alors l’activité productive du goulag, malgré le régime de famine des détenus dans un pays lui-même ravagé par la faim. Sauf l’appareil du Parti et de l’État qui, lui, ne se refuse rien. Beria ne peut pas ignorer l’état des détenus. Le 24 janvier 1942, une circulaire du NKVD signée de lui, envoyée à tous les commandants de camp, décrit une situation lamentable. « Dans toute une série de camps et de colonies de travail, écrit-il, les conditions de vie et d’entretien des détenus se sont nettement dégradées. » Avant la guerre déjà les détenus étaient mal nourris, mal vêtus et entassés dans des baraquements sordides et mal chauffés. Tout a empiré : « Résultat, note Beria, les poux et les maladies dues au froid se répandent. Le nombre de détenus malades, affaiblis, épuisés augmente considérablement. Dans les baraquements règne la saleté ; les détenus se lavent rarement, l’assistance médicale est mal organisée. » À qui la faute ? « Les chefs des camps et des colonies de travail expliquent la dégradation des conditions d’existence par les difficultés d’approvisionnement et de fourniture de matériel. » Beria refuse qu’on se défausse sur des éléments objectifs : « Le caractère insatisfaisant de l’entretien des détenus s’explique avant tout par l’incurie des appareils qui gèrent les camps, et qui manquent de discipline et de sens des responsabilités. Les ordres du NKVD sont violés de façon criminelle. Dans toute une série de camps et de colonies de travail, les cadres s’enivrent, nouent des rapports avec des détenues, volent les aliments et le ravitaillement280. » La productivité du goulag, déjà basse, s’effondre. Pourtant, il est chargé de fabriquer des munitions et des armes légères. Beria est comptable de ses résultats. Mais, s’il peut exprimer sa colère dans une circulaire, que peut-il faire concrètement sur les commandements et l’encadrement des camps ? En destituer certains… pour les remplacer par d’autres qui feront exactement la même chose.
Il a en revanche les moyens de liquider les militaires qui commettent un faux pas. Le 26 janvier 1942, dans une note à Staline, il accuse Koulik d’avoir, par « son esprit défaitiste », livré à l’ennemi la presqu’île de Kertch en Crimée, où l’Armée rouge a subi, en janvier 1942, un lourd revers dû à Staline qui a obstinément refusé l’évacuation, proposée par Koulik, de 40 000 soldats soviétiques bientôt encerclés par la Wehrmacht. Mais Staline ne saurait avoir tort.
Les soucis de la guerre n’empêchent pas Beria de régler quelques comptes personnels. Le NKVD patronnait l’équipe de football du Dynamo de Moscou, l’armée celle du Spartak de Moscou, dont les vedettes étaient les frères Starostine et qui avait remporté, contre le Dynamo, le dernier championnat de football de l’URSS. Le 19 mars 1942, Beria, dans un rapport à Staline, accuse les trois frères de complicité avec les nazis. Nicolas Starostine, affirme-t-il, a été démasqué, dès 1938, comme membre d’un complot pronazi, monté par von Hervardt de l’ambassade d’Allemagne, parmi les sportifs soviétiques. Trois d’entre eux, arrêtés, ont obéi aux agents du NKVD et accablé Nicolas Starostine, accusé « d’être lié à Hervardt et d’avoir rempli ses tâches d’espionnage ». Par la suite, poursuit Beria, « des informations révèlent que les frères Starostine ont une attitude antisoviétique et répandent des inventions calomnieuses contre les dirigeants du parti communiste et de l’Union soviétique » (traduire : Staline). Enfin, lors de l’avance allemande vers Moscou, les mêmes auraient « colporté des rumeurs défaitistes, tout en se préparant à rester à Moscou » par pur souci de carrière. « En cas d’occupation de la ville par les Allemands ils comptaient occuper des postes dirigeants dans le “sport russe” ! »
Beria cite ensuite des phrases attribuées aux Starostine, dont certaines, vraisemblables, voire authentiques, prouveraient leur imprudence. Par exemple, André Starostine aurait déclaré à son entourage : « Les Allemands vont prendre Moscou, Leningrad […] c’est la fin du bolchevisme, la liquidation du pouvoir soviétique et l’instauration d’un ordre nouveau. » Et, pour s’y préparer, un conseil : « Dans une petite semaine les Allemands seront là ; il faut nous dépêcher de régler la question de l’appartement et tout régulariser demain […]. Si on prend des chambres, il faut le faire uniquement chez des juifs, car ils ne reviendront plus ici » – phrase qui n’a rien pour révolter Staline, dont Beria connaissait la judéophobie. Plus grave, d’après Beria, André Starostine, rejetant le stalinisme, aurait déclaré : « L’idée bolchevique, qui m’avait attiré au Parti en 1929, s’est complément évaporée. Il n’en reste pas la moindre trace. » Sa femme, toujours selon Beria, trouvait que « l’année 1917 était intéressante », parce que c’était celle du « renversement du tsarisme »281. Beria demande à Staline l’autorisation d’arrêter Nicolas et André Starostine. Pour ces deux vedettes du sport il ne peut se passer de l’autorisation du chef suprême, qui la donnera, et les Starostine seront exilés en Sibérie.
Depuis septembre 1941, des physiciens et agents soviétiques – par conviction idéologique – Cairncross, Klaus Fuchs et Bruno Pontecorvo tiennent Beria informé de leurs travaux. En mars 1942, Beria adresse à Staline sa première « communication spéciale sur l’utilisation de l’énergie atomique de l’uranium à des fins militaires ». « S’appuyant, écrit-il, sur les informations fournies par les services de renseignements soviétiques en Angleterre », il décrit un état très précis du stade atteint par les recherches effectuées en Angleterre et propose à Staline de « travailler la question de la création d’un organe scientifique consultatif près le comité d’État à la Défense de l’URSS, formé de personnalités compétentes pour coordonner, étudier et organiser le travail de tous les savants, chercheurs des organisations de l’URSS, qui s’occupent des questions de l’énergie atomique de l’uranium ». Il propose de transmettre les documents du NKVD sur l’uranium à « des spécialistes éminents, afin qu’ils donnent leur jugement sur eux et prévoient leur utilisation correspondante282 ». Et Beria cite à Staline le nom des savants soviétiques qui traitent les problèmes de la fission de l’atome : Piotr Kapitsa, Skobeltsyne et Sloutski. Mais Staline, comme d’habitude, attend et tergiverse.
Au meeting antifasciste du 12 octobre 1941, Kapitsa avait annoncé, par un discours publié dans la Pravda du lendemain, la possibilité théorique de fabriquer un jour une bombe atomique capable de détruire une ville entière, mais ce jour paraissait lointain. Le physicien Gueorgui Flerov, à la lecture de ces propos, alerte plusieurs de ses collègues sans susciter d’abord de réaction. La plupart des rapports établis par des agents soviétiques restent dans les bureaux du NKVD des mois durant, sans être sérieusement examinés.
Beria organise néanmoins dans les mois qui suivent, quelques réunions de travail sur cette question, avec des savants soviétiques qui ont commencé avant la guerre à travailler sur la fission nucléaire – en particulier Igor Kourtchatov, dont le laboratoire avait été démantelé au lendemain de l’invasion. Mais le responsable officiel des questions atomiques pour le comité d’État à la Défense est Molotov. Beria se contente d’évoquer avec les savants les données très précieuses que lui transmettent ses services de renseignements et auxquelles il ne comprend rien. Le 28 septembre 1942, Staline signe un décret du comité d’État à la Défense décidant d’organiser les travaux de recherche sur l’uranium, dont l’URSS ne possède alors que de très faibles quantités au Tadjikistan. Le 6 octobre 1942, Beria relance Staline : « Dans les pays capitalistes, on a commencé à étudier la question de l’utilisation de l’énergie atomique à des fins militaires. » Il lui indique le niveau atteint par ces recherches aux États-Unis et en Angleterre, et lui propose de constituer un comité scientifique consultatif de physiciens chargé de « coordonner, étudier et orienter tous les travaux sur les questions d’énergie atomique283 » sous le contrôle du NKVD. Des savants interrogés par lui ont recommandé certains de leurs collègues, dont Fok et Landau, deux des meilleurs physiciens soviétiques, alors au goulag. Staline, méfiant devant toute innovation, ne réagit pas.
Beria doit assumer en même temps des tâches quotidiennes plus urgentes. Au fur et à mesure de la contre-offensive de l’Armée rouge, le NKVD est chargé de nettoyer les arrières. Le 18 juin 1942, Beria alerte Staline sur les premiers résultats des « répressions contre les membres des familles de traîtres à la patrie ». Il juge la législation très insuffisante : « Les familles des individus condamnés pour espionnage ou pour trahison et collaboration avec les occupants allemands, pour avoir servi dans les organes punitifs ou administratifs des occupants allemands dans les territoires occupés par eux, et des personnes parties de leur plein gré avec les troupes d’occupation lors de la libération des territoires occupés par l’ennemi, ne sont pas susceptibles de poursuites dans le cadre de la législation actuelle. » Il estime à 10 398 ce type de familles dans les quelques territoires à ce jour libérés, soit 37 350 individus, dont 15 251 femmes et… 19 855 enfants, tous passibles à ses yeux des tribunaux. Il se félicite que les sections spéciales aient arrêté plus de 23 000 individus (donc des soldats…) dans les unités de l’Armée rouge pour espionnage, tentatives ou intentions de trahison de la patrie284. Il peut même déceler les intentions…
Une semaine plus tard, le 24 juin, Staline répond à la plainte de Beria. Il fait adopter par le comité d’État à la Défense un décret stipulant : « les membres adultes des familles d’individus (militaires et civils) » condamnés à la peine de mort pour les crimes énumérés ci-dessus par Beria doivent être arrêtés et envoyés en exil pour cinq ans « dans les localités éloignées de l’URSS », c’est-à-dire dans le Grand Nord ou le fin fond de la Sibérie. « Sont considérés comme membres de la famille du traître à la patrie le père, la mère, le mari, la femme, les fils, les filles, les frères et les sœurs, s’ils vivaient avec le traître à la patrie et se trouvaient à sa charge au moment où il a accompli son crime ou au moment où il a été mobilisé dans l’armée au début de la guerre285. » Il ne manque que les cousins. Impossible d’échapper à cette responsabilité collective.
Au début de l’été 1942, l’offensive allemande se déploie vers le Caucase. Le 5 août l’Armée rouge abandonne Stavropol, les 1e et 4e divisions blindées allemandes foncent sur Maikop, la 17e armée sur Krasnodar, dont le territoire comporte plusieurs camps du goulag, que le NKVD tente d’évacuer. L’épisode est révélateur des rapports entre le NKVD, les déportés et la nomenklatura. La ville d’Armavir menacée par l’avance allemande abrite 3 497 détenus du goulag et 7 404 prisonniers. Le NKVD les embarque dans un convoi bientôt bloqué par un bombardement de l’aviation allemande. Les gardes ouvrent le feu sur la colonne des détenus, dont certains parviennent à s’enfuir. Un peu plus loin entre Armavir et Krasnodar, le NKVD local s’apprête à évacuer les détenus d’un camp agricole, mais tout le transport est réquisitionné par « les familles des dirigeants de la colonie et du NKVD, accompagnés d’une énorme quantité de bagages […]. Le maigre transport à cheval fut réquisitionné par ces familles et leurs bagages286 ». La nomenklatura et son mobilier sont prioritaires ! Les détenus partis à pied sont pris par les Allemands quelques kilomètres plus loin.
Les pillages et massacres de la population civile par la Wehrmacht suscitent la création sur ses arrières, en Biélorussie puis en Ukraine, de groupes de partisans, souvent à l’initiative d’unités du NKVD restées à cette fin derrière la ligne mouvante du front. Staline et Beria y voient d’abord l’occasion d’organiser sabotages et actes de diversion pour maintenir les arrières de l’ennemi sous tension.
Le 5 septembre 1942, le commissariat à la Défense réunit à Moscou les cadres du mouvement des partisans, et institue le lendemain un commandement chargé de coordonner leurs actions dont il confie la direction au maréchal Vorochilov. Celui-ci étant incapable d’assurer cette tâche, la fonction est supprimée le 19 novembre 1942, officiellement afin d’obtenir « une plus grande souplesse dans la direction du mouvement de partisans et afin d’éviter une centralisation superflue287 ». Beria se retrouve chargé de chapeauter ce mouvement à partir de Moscou. Selon Khrouchtchev, à cette époque « Staline avait une confiance totale en Beria et Beria un pouvoir d’influence sur lui288 ».
Pour combler les trous provoqués dans l’encadrement de l’armée par les pertes au combat et par les exécutions qu’il ordonne, Staline adresse, le 1er août 1942, une directive aux commandants des districts militaires de Moscou, de Stalingrad et de la Basse-Volga et à Beria : il s’agit de rassembler tous les officiers encore détenus au goulag, du rang de commandant de compagnie (capitaine) jusqu’à celui de général, pour former des « bataillons d’assaut de fantassins » de 929 hommes par bataillon, pour envoi immédiat sur les secteurs du front les plus difficiles. Ce sont donc des bataillons de la mort, mais les hommes désignés acceptent : plutôt ce risque que de pourrir dans un camp où, dans une situation de famine générale, la survie est problématique.
Dans le mois, alors que l’Armée rouge recule vers le Caucase, Beria crée un réseau de « camps spéciaux » pour « démasquer », parmi les soldats soviétiques en fuite interceptés par le NKVD, « les déserteurs, les espions et autres éléments douteux parmi les divisions de l’Armée rouge […] qui reculent […] constituer sur eux un dossier sous forme réglementaire et les traduire en justice289 ».
Staline craint que Hitler atteigne le Caucase et prenne Bakou, qui fournit alors l’essentiel du pétrole utilisé par les tanks et les camions soviétiques. Cette perte serait une tragédie irréparable pour l’Armée rouge qui, privée de pétrole, serait paralysée. Churchill propose à Staline l’appui des troupes anglaises stationnées en Irak et américaines stationnées en Iran. Staline, qui ne veut pas entendre parler d’une telle incursion dans ses territoires, y envoie le commissaire à l’Énergie, Baïbakov, et l’avertit : « Si les Allemands obtiennent une goutte de pétrole, vous serez fusillé. » Baïbakov pourrait choisir de tout faire sauter, mais Staline y a pensé : « Si vous détruisez les installations et que nous restions sans carburant, vous serez pareillement fusillé290. »
Il envoie Beria imposer un ordre de fer à l’arrière des troupes. Il arrive le 23 août à Soukhoumi. Le général Chtemenko, qui commande le secteur, donne deux versions différentes, à deux dates différentes. Le 30 mars 1948, dans son autobiographie : « Le camarade Beria a organisé sur place la défense de la Transcaucasie. » Dans une lettre à Khrouchtchev le 21 juillet 1953, après l’arrestation de Beria : « Au lieu de nous apporter l’aide concrète dont le commandement et l’état-major de la 46e armée avaient besoin, Beria changea toute une série de cadres responsables dans l’appareil de l’armée et du front291. » C’est l’habitude chez les mémorialistes soviétiques : leurs souvenirs varient selon le secrétaire général en poste au moment où ils les publient. Le général Tiouleniev, en désaccord avec les décisions de Beria, affirme en 1960, sous Khrouchtchev, qu’il fit surtout beaucoup de tapage et conclut : « Par son attitude et sa conduite criminelle, il ne fit que désorganiser, entraver et perturber notre travail292. » Fidèle à son rôle de chef du NKVD, Beria a certes dû soupçonner, dépister, démasquer, déplacer, limoger. Mais on ne peut accorder aucune confiance aux souvenirs sur Beria de quelqu’un qui s’exprime sous Khrouchtchev.
Dès janvier 1943, la contre-offensive soviétique dans le nord du Caucase repousse les Allemands. L’Armée rouge libère Naltchik, la capitale de Kabardino-Balkarie, le 4 janvier, Novotcherkassk le 13 janvier, Stavropol le 21 janvier. Ces succès préludent à une tragédie pour les peuples de la région.
Le 2 février 1943, l’armée de von Paulus capitule à Stalingrad. La majorité des soldats allemands, gravement sous-alimentés depuis plus de trois semaines, soumis à un froid intense qui souvent a gelé leurs membres, sont dans un état pitoyable. Dès le 4 février, Beria rapporte à Staline que, dans les camps et sur le trajet, des milliers de prisonniers sont morts d’épuisement et de maladies, et il demande que, pendant les trois mois qui suivent, la ration alimentaire des prisonniers soit augmentée de 30 %. Le 1er juin 1943 Beria reçoit la médaille « Pour la défense de Stalingrad », à laquelle il n’a pris aucune part.
C’est seulement en ce mois de février 1943 que le comité d’État à la Défense décide d’organiser la recherche sur l’utilisation militaire de l’énergie atomique. Le 11 février, Igor Kourtchatov s’en voit confier la responsabilité. Le 7 mars, après avoir dépouillé les rapports des agents soviétiques dans le bureau de Molotov, il écrit, tout excité, à Beria : « Ces documents sont d’une importance énorme et inestimable pour notre nation et notre science […] ils nous donnent une précieuse ligne de conduite pour nos propres recherches, nous épargnant de nombreuses phases très difficiles dans le développement de ce problème, nous indiquant de nouvelles voies scientifiques et techniques, créant trois nouveaux champs pour la physique soviétique293. » Le 10 mars est créé un Institut secret de recherches atomiques, le Laboratoire n° 2, présidé par Kourtchatov qui passe tout son mois de mars au siège du NKVD, à la Loubianka, où il examine les rapports des services de renseignements, qu’il juge très riches. Malgré les réticences, voire l’opposition, de Beria qui n’a pas envie d’élargir le nombre de savants admis à consulter les rapports de ses agents, Kourtchatov obtient la collaboration de trois autres dirigeants du Laboratoire n° 2, les physiciens Alikhanov, Ioffe, et Kikoïne. Le 3 juillet, il note que les documents américains, fournis par le NKVD, « sont presque tous du plus haut intérêt pour nous […]. Extraordinairement précieux294 ».
Mais, pendant les deux années suivantes, les dirigeants soviétiques ne répondent plus aux demandes des savants soviétiques sur la nécessité d’accélérer les recherches. Beria craint, semble-t-il, que les rapports émanant de Grande-Bretagne ne comportent une désinformation qui entraîne l’URSS dans d’énormes dépenses improductives. Un ancien agent du NKVD confirme que Beria restait soupçonneux et menaça un jour un agent qui lui rapportait les dernières conclusions de ses services. « Si c’est de la désinformation, je vous jetterai en prison. »
L’historien britannique David Holloway, citant cette phrase, commente : « Beria a sans doute transmis à Staline et Molotov ses soupçons sur les rapports des services de renseignements295. » C’est probablement l’inverse. Beria n’ignorait pas que Staline voyait de la provocation partout, et il le singeait. Même s’il comprend l’importance de la future bombe A pour l’URSS, Beria ne peut s’opposer à la lenteur d’esprit et à la méfiance maniaque de Staline, renforcée par le borné Molotov.
Préparant déjà l’après-guerre et le nouvel ordre international, Staline prend la décision de dissoudre l’Internationale communiste. La Pravda rend la décision publique le 15 mai 1943 et, le 8 juin, annonce triomphalement la dissolution de ses organismes dirigeants. Le 12 juin, Staline réunit Molotov, Vorochilov, Beria, Malenkov, Mikoyan, Chtcherbakov et Dimitrov pour mettre en place secrètement, une section d’information internationale du comité central du PC soviétique. Elle sera présidée par Chtcherbakov, bureaucrate alcoolique, au cuir épais, parfaitement ignorant du mouvement ouvrier international.
Pour donner une ombre de vraisemblance aux refus qu’il oppose aux invitations de Churchill et Roosevelt à une rencontre hors de l’URSS, Staline se consacre, du 1er au 3 août 1943, à sa deuxième et dernière visite à la zone du front. Un train de quelques wagons, dont l’un est empli de bois de chauffage pour donner à ce convoi l’allure d’un innocent transport de marchandises, conduit Staline et Beria à 180 kilomètres à l’ouest de Moscou. Comme une tranquille promenade de santé…
Quelques semaines plus tard, le NKVD découvre, collés sur les murs de quelques rues de Saratov, des tracts manuscrits d’une extrême violence, signés « La société des jeunes révolutionnaires ». On y lit : « Le pays est dirigé par la bande des réactionnaires staliniens. […] L’URSS, création de Lénine, a été transformée en empire fasciste de Joseph Ier. […] Anéantissez la bête sauvage Hitler et ensuite renversez Staline296 ! » Le NKVD repère vite les membres de la société : six jeunes de 11 à 13 ans ; leur chef, Gueli Pavlov, a perdu son père, mort à la guerre. Il écope de six ans de camp, comme les cinq autres, sa mère de huit ans. Certes, leur protestation n’exprime qu’un sentiment très minoritaire, mais la floraison de petits groupes de ce type au lendemain de la guerre en montre la réalité.
Le 4 septembre 1943, Staline reçoit le colonel de la Sécurité d’État, Karpov. Il l’interroge sur les dignitaires de l’Église orthodoxe, dont il lui propose un plan de réorganisation, sous la houlette d’un Conseil des affaires de l’Église orthodoxe. Pour les tester, il demande à Beria et à Malenkov leur avis : faut-il recevoir les trois métropolites Serge, Alexis et Nicolas ? Les deux hommes pensent que oui. Staline développe en fait une politique déjà esquissée avant la guerre. Le 11 novembre 1939, il avait fait adopter par le bureau politique une instruction adressée à Beria déclarant inopportun de maintenir la pratique du NKVD de l’URSS, à savoir « les arrestations de serviteurs du culte orthodoxe et la persécution des croyants », et abrogeant « l’instruction du camarade Oulianov-Lénine sur la lutte contre les popes et la religion297 ». Dès le début de la guerre, il avait liquidé en douceur la société des Sans-dieu.
En 1943 aussi, sort à Smolensk, alors sous occupation allemande, l’ouvrage d’un collaborateur russe des nazis, V. Loujski : La Question juive. L’auteur insiste sur la présence juive au sommet de la Sécurité d’État : « Aujourd’hui, le NKVD se trouve dans les mains du juif caucasien Beria, qui a maintenu toutes les traditions de cet organe de la terreur judéo-bolchevique, jusqu’à la “judaïcisation” de son appareil298 ». En 1952, le ministre de la Sécurité d’État de Géorgie, Roukhadzé, reprendra contre Beria ce bruit lancé par les nazis. Qui se ressemble s’assemble.
Le 30 septembre 1943, Beria se voit décerner le titre de « Héros du travail socialiste » « pour mérites particuliers dans le domaine du renforcement de la production d’armement et de munitions, malgré les conditions difficiles du temps de guerre », pourtant le meilleur moment pour développer la production d’armes…