Le 26 juin 1953, Lavrenti Beria,
est arrêté sur ordre des autres dirigeants du Kremlin, enfermé dans
une salle de garde, puis transféré dans le bunker de l’état-major
de l’armée. Celui qui fut le chef du Guépéou-NKVD (la police
politique), donc de l’espionnage soviétique et du goulag, membre,
pendant la guerre, du comité d’État à la Défense, puis maréchal de
l’armée, membre du bureau politique, chef du comité atomique
soviétique, ministre de l’Intérieur et premier vice-président du
Conseil des ministres, est qualifié d’espion britannique. Accusé
d’avoir comploté pour prendre le pouvoir, rétablir le capitalisme,
liquider l’Allemagne de l’Est et rendre une partie des conquêtes
territoriales de la Seconde Guerre mondiale aux pays vaincus, il
est jugé à huis clos et fusillé le 23 décembre 1953 pour tous
ces crimes – sans rapport avec ses forfaits réels.
L’instruction de son procès commence
comme une farce. Dès le 1er juillet, à la veille de l’ouverture du
plénum du comité central, réuni pour condamner Beria qui en est
membre mais n’y est pas convoqué, Roman Roudenko, ancien procureur soviétique au procès de
Nuremberg, nommé procureur de l’URSS le 29 juin, interroge son
garde du corps Sarkissov.
Les questions portent exclusivement sur
les aventures féminines de Beria, dont Sarkissov déclare détenir
une liste de vingt-sept noms, sur les viols qu’on lui impute, sur
la syphilis qu’il a contractée auprès de prostituées et sur les
avortements qu’il a imposés à quelques-unes de ses maîtresses.
Roudenko ne fait pas la
moindre allusion à un complot, dont ce garde du corps n’aurait pu
manquer d’être au moins informé.
Le 3 juillet, Nicolaï Chataline, secrétaire du comité central,
consacre l’essentiel de son intervention au plénum à lire ou
résumer de longs extraits de l’interrogatoire de Sarkissov, et à
énumérer en détail les pièces de lingerie féminine, trouvées,
soulignera-t-il, dans le cabinet de travail de Beria
(11 paires de bas d’origine étrangère, 11 combinaisons, 7
tricots de soie, des mouchoirs, etc.). L’évocation de la liste des
vingt-cinq femmes (qui, d’ailleurs, contient trente-neuf noms)
suscite les rires complaisants de la salle1.
Khrouchtchev et consorts ne trouveront jamais d’autres armes de son
complot que ces bas et ces combinaisons.
Ainsi, d’emblée, les adversaires de
Beria imposent la vision durable, quoique écornée (on le sait
depuis la chute de l’URSS), d’un Beria monstre et maniaque sexuel,
pour qui son garde du corps rabattait des jolies filles qu’il
violait sauvagement dans son hôtel particulier. Thadeus Wittlin, l’auteur de sa première, mais très
fantaisiste, biographie, rédigée en 1972 et rééditée en 2013 à
Paris sans mise à jour, raconte en détail le viol de la jeune Nina,
âgée de 16 ans, qui ne s’en est apparemment pas rendu compte.
Elle donnera en effet de leur rencontre un récit beaucoup plus
platonique et épousera Beria.
Beria était un « monstre »,
déclarent la fille de Staline Svetlana
Allilouieva, le biographe russe de Staline
Dimitri Volkogonov et l’historien Anton
Antonov-Ovseenko. Khrouchtchev le qualifie même
de « bête sauvage jésuitique ». Le journaliste Simon
Sebag Montefiore dénonce dans Beria « un
comploteur-né, […] un dangereux prédateur sexuel, un subtil
intrigant, doublé d’un psychopathe et d’un pervers sexuel […] au
sadisme exceptionnel », que « l’on imagine aisément
versant du poison dans des gobelets de vin ou tranchant la gorge
d’un ennemi, après avoir séduit une courtisane » ;
d’ailleurs, prétend-il, « Staline était
dégoûté par ses airs flagorneurs et par sa cruauté2 ».
C’est tout dire.
Lors de la
conférence de Yalta en février 1945, lorsque Roosevelt, au cours d’un repas, lui demanda :
« Qui est cet homme assis en face de l’ambassadeur Gromyko ? », Staline
répondit : « Ah, c’est notre Himmler.
C’est Beria3. » André Gromyko se dit
« frappé par la justesse de [cette] comparaison. Ces deux
monstres se ressemblaient non seulement sur le fond mais aussi dans
l’apparence extérieure : Himmler était le
seul membre de l’entourage de Hitler à porter un pince-nez. Beria
était le seul dans l’entourage de Staline que l’on ne puisse se
représenter sans pince-nez4 ». L’argument est
décisif : même pince-nez, même combat !
Ni James Byrnes ni
Edward Stettinius, les deux conseillers de
Roosevelt à Yalta, ne rapportent la phrase citée par Gromyko. Si elle est authentique, Staline aurait
alors repris, sans le savoir, une comparaison entre les deux
hommes, faite peu avant par le général soviétique Vlassov, partisan convaincu de Staline passé du côté des nazis et que Himmler reçoit
le 16 septembre 1944. Vlassov ne peut
cacher son étonnement. Il se représentait « Himmler… grand chef de la police allemande…
Reichsführer-SS… comme un tchékiste sanguinaire à la Beria […]. Eh
bien, c’est un petit bourgeois, produisant une impression de
simplicité, de modestie, […] un agriculteur, un paysan comme moi et
il aime les animaux5 ». Pour Emmanuel d’Astier de La Vigerie,
qui reprend la comparaison, Beria est le pire des deux :
« Il a derrière ses lunettes sans monture le regard vitreux de
Himmler, mais […] dans son uniforme de maréchal
des forces armées soviétiques, il a une corpulence et des appétits
personnels que n’avait pas Himmler6. »
Himmler, cependant,
n’était qu’un exécutant docile et borné de Hitler, un fonctionnaire
de la solution finale, dénué de toute initiative, et même de toute
idée politique ; Beria, lui, a été, de 1938 à la mort de
Staline en mars 1953, un rouage essentiel du système
stalinien, qu’il a ensuite tenté d’amender, voire de réformer,
avant de payer de sa vie cette tentative avortée.
Pourtant, pour
renforcer l’image du simple bourreau, on enrichit ses forfaits
réels de crimes imaginaires. Les historiens Popov et Oppokov l’accusent
d’avoir fait assassiner le secrétaire du PC de Leningrad, Serge Kirov, en 1934, le premier secrétaire du PC
arménien Khandjian et Lakoba, président de la république autonome
d’Abkhazie en 1937 ; après l’avoir empoisonné, « Beria
rendit la veuve folle en introduisant un serpent dans sa
cellule7 ». Ils lui imputent aussi le meurtre de Salomon Mikhoels, président du comité antifasciste
juif, en janvier 1948, puis celui du Français Yves Farge, compagnon de route du PCF, mort dans un
accident de voiture le 31 mars 1953. On lui attribue même
parfois la mort de Staline.
La description physique complète le
portrait moral. Le général Volkogonov semble
effrayé par « l’homme au pince-nez, aux yeux de lézard, qui ne
cillent jamais […], des yeux de bourreau8 ».
Sakharov trouve la main que lui tend Beria
« d’une froideur de mort9 ». Ainsi Caligula, à côté de
Beria, ne serait qu’un plaisantin, Néron un amateur, et Gengis Khan
un dilettante.
Son nom est vite devenu le symbole même
et quasi unique du système policier et concentrationnaire au point
qu’on lui attribue souvent la direction de la Sécurité d’Etat
pendant les dernières années du règne de Staline, alors qu’il l’a
perdue en 194310. Lorsqu’en 1967, le dissident ukrainien Valentin Moroz, déporté pour quatre ans au goulag en
Mordovie, en dénonce la sauvagerie, il intitule son récit Rapport de la réserve Beria (alors mort depuis
quatorze ans).
Beria était certes un bourreau. Le
27 février 1944, en Tchétchénie, dans le village de Khaïbakh,
le commandant du NKVD Gvichiani, jugeant
intransportables les sept cents et quelques vieillards, femmes et
enfants qu’il doit emmener à Grozny pour être déportés au
Kazakhstan avec tous les Tchétchènes, les entasse dans les écuries
du kolkhoze baptisé « Beria » en l’honneur de son chef,
et met le feu. Ils brûlent tous vifs. Beria, chargé d’organiser la
déportation des Tchétchènes déclarés collectivement traîtres par Staline,
le félicite et le fait décorer pour cet exploit. Un criminel donc,
mais un criminel très politique. Le 4 avril 1953, le même
Beria, par circulaire interne au ministère de l’Intérieur, interdit
la torture et menace de sanctionner les enquêteurs qui la
pratiqueraient et leurs supérieurs. Cette décision, qui mécontente
les tortionnaires dont la sécurité d’État est peuplée, est dictée
par un souci politique.
Les deux décisions illustrent les deux
aspects successifs et complémentaires de son activité. Flanqué
d’une petite cohorte de tortionnaires, il a d’abord dirigé la
police politique soviétique de décembre 1938 à
décembre 1945, pendant sept années décisives, au cours
desquelles la nomenklatura a assuré et consolidé son pouvoir. Or la
police politique est à la fois le cœur de la nomenklatura, le
concentré de son parasitisme, de sa corruption et de sa violence
organique ; et, en même temps, l’instrument qu’utilise Staline
pour contrôler, voire terroriser, la nomenklatura elle-même et
l’appareil du Parti.
À la mort de Staline, Beria est le premier à saisir que le régime
à bout de souffle ne peut survivre qu’en desserrant le carcan de la
terreur policière ; il prend des mesures en ce sens,
affaiblissant ainsi son contrôle sur le seul instrument à sa
disposition ; il veut en même temps marginaliser le lourd
appareil du Parti, sélection de bureaucrates bavards, improductifs
et incompétents, au profit du gouvernement et de ses ministres. Son
passé fait pourtant de lui le symbole même de l’appareil policier
dont il diminue lui-même le poids par ses mesures.
Une biographie de Beria est donc une
histoire du stalinisme, de sa crise récurrente et des convulsions
qu’entraîne toute tentative de le réformer. Si plusieurs ouvrages
consacrés à Beria et de valeur très inégale sont parus en Russie,
sa dernière biographie éditée en France, celle d’Amy Knight, date de 1992. Or, depuis lors, de
nombreux documents d’archives rendus publics sur toutes les étapes
de sa vie et de son activité, entre autres sur l’instruction de son
procès à huis clos et sur le procès lui-même, permettent de
peaufiner un portrait politique de Beria
beaucoup plus précis qu’au lendemain de la chute de l’URSS.
Sa réputation de « monstre »
a d’abord servi à dédouaner Staline,
prétendument manipulé par lui. Le romancier officiel Léonide Leonov affirme : « Beria savait
terroriser le vieux [Staline] et dans son dos il faisait ce qu’il
voulait11. » La fille de Staline renchérit :
« Beria leurrait mon père, qu’il était pourtant difficile de
tromper. Nombreux sont les actes de ce monstre qui retombent
maintenant sur le nom de mon père et le salissent […] Lavrenti sut
bien souvent duper mon père et il en riait en secret12. »
En secret ? Comment pouvait-elle le savoir ?
Khrouchtchev l’avouera dans ses
mémoires : « En 1953, nous avions, pour parler
grossièrement, une version du rôle de Beria : en un mot, il
était totalement responsable des abus commis sous Staline […]. Après le procès nous nous sommes trouvés
prisonniers de cette version, créée par nous-mêmes pour la
réhabilitation de Staline […], pour blanchir, laver Staline13. » La tentative est allée
loin. Ainsi une Histoire de la guerre,
publiée en 1960 sous Khrouchtchev, attribue à
la « trahison » de Beria les décisions catastrophiques de
Staline : « Le traître Beria, dès
mars 1940, interdit catégoriquement aux troupes postées le
long des frontières de faire feu sur les avions allemands en cas de
violation de notre espace aérien et s’assura également que les
unités de l’Armée rouge et les bâtiments de la marine
n’engageraient aucune action contre l’aviation allemande. Il ouvrit
pratiquement l’espace aérien soviétique aux reconnaissances
ennemies14. »
La diabolisation de Beria a ensuite
servi à dédouaner la nomenklatura elle-même : s’il est un
monstre, il représente non la nature même du régime stalinien, mais
une anomalie, sa perversion malencontreuse, une déviation
individuelle aberrante. Et plus il est monstrueux, plus la
nomenklatura se voit exonérer de ses propres actes.
Staline a légué à
ses successeurs un système policier gérant une pénurie généralisée.
Les débats du comité central de juillet 1953 soulignent le manque dramatique de
légumes, de fruits, de pommes de terre, de viande, de saucisson et
de logements, sans parler de la misère des kolkhoziens, qui ne
perçoivent rien ou presque pour leur travail.
Le régime instauré en URSS a besoin de
réformes pour se survivre, et donc d’un réformateur. Or le système
du parti unique concentre le pouvoir politique sur un sommet très
étroit et débouche sur le pouvoir (sanglant sous Staline ou mou sous Brejnev) d’un seul homme.
Que Beria ait été au lendemain de la
mort de Staline le premier dirigeant soviétique à proposer des
mesures visant à sortir le régime de sa paralysie, qui faisait de
l’URSS un colosse aux pieds d’argile, la découverte ne date pas
d’aujourd’hui. On la trouve, dès 1954, sous la plume d’Isaac Deutscher, qui, dans L’URSS
après Staline, évoque avec enthousiasme « la folle cascade
de réformes libérales », dont il exagère la nature et
l’ampleur : « Les rouages de l’administration furent
révisés et dépouillés de leur rigidité byzantino-totalitaire. Une
amnistie assez générale fut déclarée […]. Les méthodes
inquisitoriales de la police politique furent condamnées sans
ménagement. Les droits constitutionnels du citoyen furent mis en
relief […]. Les libres opinions étaient encouragées. » Enfin,
écrit-il, Beria était invincible « tant que la nouvelle
politique poursuivait sa carrière triomphale, portée par la marée
de l’enthousiasme populaire », un enthousiasme inventé par
Deutscher du fond de son bureau londonien et
qui s’évanouit brusquement – on ne sait pourquoi15.
La perestroïka, puis la chute de l’URSS
ont vite conduit à une révision de son image de simple policier. En
1991, Nina Sobolieva tourne un film, La Purification, consacré aux répressions
staliniennes et à Beria. Dans une interview au journal Troud du 27 juin 1991, elle évoque « sa
personnalité jusqu’à aujourd’hui encore énigmatique ». Elle
ajoute : « J’ai été moi aussi prisonnière des
représentations habituelles où le portrait de Beria n’est peint que
de couleurs noires : un despote, un vampire, un sadique, un tyran […]. Mais au fur et à
mesure que j’accumulais les données factuelles, que je rencontrais
des gens qui avaient personnellement connu “le bourreau”, je le
voyais sous un autre jour […]. En Beria, de manière étonnante,
coexistaient des aspects totalement incompatibles entre eux.
C’était un homme infiniment cruel, impitoyable […]. Et d’un autre
côté c’était un homme d’État plein de bon sens, qui appréhendait la
situation réelle du pays. »
Amy Knight donne
une image radicalement différente du portrait traditionnel. Hélène Carrère d’Encausse, auteur de la préface,
souligne que ce Beria « est de loin plus complexe et ambigu
que le monstre décrit jusqu’alors ». Selon elle, « Beria,
aussi pervers et dangereux qu’il ait été, doit trouver place dans
le panthéon des quelques réformateurs que l’histoire russe a
comptés ». L’académicienne place la barre très haut :
« Ces réformateurs, dont le premier fut Pierre le Grand, ont été peu nombreux. » Ainsi
placé dans le sillage de Pierre le Grand, Beria prend une dimension
inattendue, jusqu’à celle de « liquidateur du système16 ».
Selon Amy Knight,
en effet, « le programme de Beria avait pour but de miner le
système stalinien et aurait peut-être conduit à son
effondrement17 ». Mais comment l’homme qui dirigea la police
politique, le goulag et le projet atomique fournissant à l’URSS les
bombes A et H, aurait-il pu vouloir miner le système dont il fut
l’un des architectes ?
En 1993, l’ancien dissident Vladimir Boukovski affirme : « Beria, qui
est entré dans l’histoire comme un bourreau et un tueur maniaque,
était un homme politique imaginatif […] ; s’il avait remporté
la victoire dans la lutte pour le pouvoir, la période
post-stalinienne se nommerait “dégel berien” et nul ne se
souviendrait plus de Khrouchtchev18. »
Dans les Izvestia du 13 mars 1993, sous le titre
« Un bourreau dans le rôle du sauveur », Jacob Etinguer, le premier arrêté du « complot
des médecins », écrit : « Beria a été le premier
initiateur de la déstalinisation. » L’historien Boris Starkov
reprend huit mois plus tard : « Beria
avait effectivement des plans de réforme tout à fait sérieux […].
Mais ce sont d’autres qui les ont mis en œuvre19. »
L’idée, depuis lors souvent répétée, soulève de nombreuses
questions.
Beria, qui ne contrôlait pas l’appareil
du parti communiste, pouvait-il être candidat à la succession de
Staline, voulait-il la « déstalinisation » de l’URSS,
avait-il des « plans de réforme tout à fait
sérieux », en un mot un projet global de refonte du régime, et
si oui, lequel ? Les plans annonçaient-ils la perestroïka qui
allait déboucher sur la chute de l’URSS et la dislocation de la
propriété d’État ; ou n’a-t-il avancé que des propositions
empiriques et circonstancielles, seulement destinées à colmater
quelques brèches ?
Pourquoi Khrouchtchev a-t-il si aisément rallié les autres
dirigeants du Kremlin au complot contre Beria, alors qu’ils avaient
tous voté la quasi-totalité de ses propositions ?
L’élimination de Beria n’est-elle qu’un
épisode dans une lutte de clans ? Ou le premier moment d’une
crise ouverte, que le rapport secret de Khrouchtchev, au XXe congrès du PCUS de février 1956,
aggrava en dénonçant certains crimes de Staline ?
INTRODUCTION
Le 26 juin 1953, Lavrenti Beria, est arrêté sur ordre des autres dirigeants du Kremlin, enfermé dans une salle de garde, puis transféré dans le bunker de l’état-major de l’armée. Celui qui fut le chef du Guépéou-NKVD (la police politique), donc de l’espionnage soviétique et du goulag, membre, pendant la guerre, du comité d’État à la Défense, puis maréchal de l’armée, membre du bureau politique, chef du comité atomique soviétique, ministre de l’Intérieur et premier vice-président du Conseil des ministres, est qualifié d’espion britannique. Accusé d’avoir comploté pour prendre le pouvoir, rétablir le capitalisme, liquider l’Allemagne de l’Est et rendre une partie des conquêtes territoriales de la Seconde Guerre mondiale aux pays vaincus, il est jugé à huis clos et fusillé le 23 décembre 1953 pour tous ces crimes – sans rapport avec ses forfaits réels.
L’instruction de son procès commence comme une farce. Dès le 1er juillet, à la veille de l’ouverture du plénum du comité central, réuni pour condamner Beria qui en est membre mais n’y est pas convoqué, Roman Roudenko, ancien procureur soviétique au procès de Nuremberg, nommé procureur de l’URSS le 29 juin, interroge son garde du corps Sarkissov.
Les questions portent exclusivement sur les aventures féminines de Beria, dont Sarkissov déclare détenir une liste de vingt-sept noms, sur les viols qu’on lui impute, sur la syphilis qu’il a contractée auprès de prostituées et sur les avortements qu’il a imposés à quelques-unes de ses maîtresses. Roudenko ne fait pas la moindre allusion à un complot, dont ce garde du corps n’aurait pu manquer d’être au moins informé.
Le 3 juillet, Nicolaï Chataline, secrétaire du comité central, consacre l’essentiel de son intervention au plénum à lire ou résumer de longs extraits de l’interrogatoire de Sarkissov, et à énumérer en détail les pièces de lingerie féminine, trouvées, soulignera-t-il, dans le cabinet de travail de Beria (11 paires de bas d’origine étrangère, 11 combinaisons, 7 tricots de soie, des mouchoirs, etc.). L’évocation de la liste des vingt-cinq femmes (qui, d’ailleurs, contient trente-neuf noms) suscite les rires complaisants de la salle1. Khrouchtchev et consorts ne trouveront jamais d’autres armes de son complot que ces bas et ces combinaisons.
Ainsi, d’emblée, les adversaires de Beria imposent la vision durable, quoique écornée (on le sait depuis la chute de l’URSS), d’un Beria monstre et maniaque sexuel, pour qui son garde du corps rabattait des jolies filles qu’il violait sauvagement dans son hôtel particulier. Thadeus Wittlin, l’auteur de sa première, mais très fantaisiste, biographie, rédigée en 1972 et rééditée en 2013 à Paris sans mise à jour, raconte en détail le viol de la jeune Nina, âgée de 16 ans, qui ne s’en est apparemment pas rendu compte. Elle donnera en effet de leur rencontre un récit beaucoup plus platonique et épousera Beria.
Beria était un « monstre », déclarent la fille de Staline Svetlana Allilouieva, le biographe russe de Staline Dimitri Volkogonov et l’historien Anton Antonov-Ovseenko. Khrouchtchev le qualifie même de « bête sauvage jésuitique ». Le journaliste Simon Sebag Montefiore dénonce dans Beria « un comploteur-né, […] un dangereux prédateur sexuel, un subtil intrigant, doublé d’un psychopathe et d’un pervers sexuel […] au sadisme exceptionnel », que « l’on imagine aisément versant du poison dans des gobelets de vin ou tranchant la gorge d’un ennemi, après avoir séduit une courtisane » ; d’ailleurs, prétend-il, « Staline était dégoûté par ses airs flagorneurs et par sa cruauté2 ». C’est tout dire.
Lors de la conférence de Yalta en février 1945, lorsque Roosevelt, au cours d’un repas, lui demanda : « Qui est cet homme assis en face de l’ambassadeur Gromyko ? », Staline répondit : « Ah, c’est notre Himmler. C’est Beria3. » André Gromyko se dit « frappé par la justesse de [cette] comparaison. Ces deux monstres se ressemblaient non seulement sur le fond mais aussi dans l’apparence extérieure : Himmler était le seul membre de l’entourage de Hitler à porter un pince-nez. Beria était le seul dans l’entourage de Staline que l’on ne puisse se représenter sans pince-nez4 ». L’argument est décisif : même pince-nez, même combat !
Ni James Byrnes ni Edward Stettinius, les deux conseillers de Roosevelt à Yalta, ne rapportent la phrase citée par Gromyko. Si elle est authentique, Staline aurait alors repris, sans le savoir, une comparaison entre les deux hommes, faite peu avant par le général soviétique Vlassov, partisan convaincu de Staline passé du côté des nazis et que Himmler reçoit le 16 septembre 1944. Vlassov ne peut cacher son étonnement. Il se représentait « Himmler… grand chef de la police allemande… Reichsführer-SS… comme un tchékiste sanguinaire à la Beria […]. Eh bien, c’est un petit bourgeois, produisant une impression de simplicité, de modestie, […] un agriculteur, un paysan comme moi et il aime les animaux5 ». Pour Emmanuel d’Astier de La Vigerie, qui reprend la comparaison, Beria est le pire des deux : « Il a derrière ses lunettes sans monture le regard vitreux de Himmler, mais […] dans son uniforme de maréchal des forces armées soviétiques, il a une corpulence et des appétits personnels que n’avait pas Himmler6. »
Himmler, cependant, n’était qu’un exécutant docile et borné de Hitler, un fonctionnaire de la solution finale, dénué de toute initiative, et même de toute idée politique ; Beria, lui, a été, de 1938 à la mort de Staline en mars 1953, un rouage essentiel du système stalinien, qu’il a ensuite tenté d’amender, voire de réformer, avant de payer de sa vie cette tentative avortée.
Pourtant, pour renforcer l’image du simple bourreau, on enrichit ses forfaits réels de crimes imaginaires. Les historiens Popov et Oppokov l’accusent d’avoir fait assassiner le secrétaire du PC de Leningrad, Serge Kirov, en 1934, le premier secrétaire du PC arménien Khandjian et Lakoba, président de la république autonome d’Abkhazie en 1937 ; après l’avoir empoisonné, « Beria rendit la veuve folle en introduisant un serpent dans sa cellule7 ». Ils lui imputent aussi le meurtre de Salomon Mikhoels, président du comité antifasciste juif, en janvier 1948, puis celui du Français Yves Farge, compagnon de route du PCF, mort dans un accident de voiture le 31 mars 1953. On lui attribue même parfois la mort de Staline.
La description physique complète le portrait moral. Le général Volkogonov semble effrayé par « l’homme au pince-nez, aux yeux de lézard, qui ne cillent jamais […], des yeux de bourreau8 ». Sakharov trouve la main que lui tend Beria « d’une froideur de mort9 ». Ainsi Caligula, à côté de Beria, ne serait qu’un plaisantin, Néron un amateur, et Gengis Khan un dilettante.
Son nom est vite devenu le symbole même et quasi unique du système policier et concentrationnaire au point qu’on lui attribue souvent la direction de la Sécurité d’Etat pendant les dernières années du règne de Staline, alors qu’il l’a perdue en 194310. Lorsqu’en 1967, le dissident ukrainien Valentin Moroz, déporté pour quatre ans au goulag en Mordovie, en dénonce la sauvagerie, il intitule son récit Rapport de la réserve Beria (alors mort depuis quatorze ans).
Beria était certes un bourreau. Le 27 février 1944, en Tchétchénie, dans le village de Khaïbakh, le commandant du NKVD Gvichiani, jugeant intransportables les sept cents et quelques vieillards, femmes et enfants qu’il doit emmener à Grozny pour être déportés au Kazakhstan avec tous les Tchétchènes, les entasse dans les écuries du kolkhoze baptisé « Beria » en l’honneur de son chef, et met le feu. Ils brûlent tous vifs. Beria, chargé d’organiser la déportation des Tchétchènes déclarés collectivement traîtres par Staline, le félicite et le fait décorer pour cet exploit. Un criminel donc, mais un criminel très politique. Le 4 avril 1953, le même Beria, par circulaire interne au ministère de l’Intérieur, interdit la torture et menace de sanctionner les enquêteurs qui la pratiqueraient et leurs supérieurs. Cette décision, qui mécontente les tortionnaires dont la sécurité d’État est peuplée, est dictée par un souci politique.
Les deux décisions illustrent les deux aspects successifs et complémentaires de son activité. Flanqué d’une petite cohorte de tortionnaires, il a d’abord dirigé la police politique soviétique de décembre 1938 à décembre 1945, pendant sept années décisives, au cours desquelles la nomenklatura a assuré et consolidé son pouvoir. Or la police politique est à la fois le cœur de la nomenklatura, le concentré de son parasitisme, de sa corruption et de sa violence organique ; et, en même temps, l’instrument qu’utilise Staline pour contrôler, voire terroriser, la nomenklatura elle-même et l’appareil du Parti.
À la mort de Staline, Beria est le premier à saisir que le régime à bout de souffle ne peut survivre qu’en desserrant le carcan de la terreur policière ; il prend des mesures en ce sens, affaiblissant ainsi son contrôle sur le seul instrument à sa disposition ; il veut en même temps marginaliser le lourd appareil du Parti, sélection de bureaucrates bavards, improductifs et incompétents, au profit du gouvernement et de ses ministres. Son passé fait pourtant de lui le symbole même de l’appareil policier dont il diminue lui-même le poids par ses mesures.
Une biographie de Beria est donc une histoire du stalinisme, de sa crise récurrente et des convulsions qu’entraîne toute tentative de le réformer. Si plusieurs ouvrages consacrés à Beria et de valeur très inégale sont parus en Russie, sa dernière biographie éditée en France, celle d’Amy Knight, date de 1992. Or, depuis lors, de nombreux documents d’archives rendus publics sur toutes les étapes de sa vie et de son activité, entre autres sur l’instruction de son procès à huis clos et sur le procès lui-même, permettent de peaufiner un portrait politique de Beria beaucoup plus précis qu’au lendemain de la chute de l’URSS.
Sa réputation de « monstre » a d’abord servi à dédouaner Staline, prétendument manipulé par lui. Le romancier officiel Léonide Leonov affirme : « Beria savait terroriser le vieux [Staline] et dans son dos il faisait ce qu’il voulait11. » La fille de Staline renchérit : « Beria leurrait mon père, qu’il était pourtant difficile de tromper. Nombreux sont les actes de ce monstre qui retombent maintenant sur le nom de mon père et le salissent […] Lavrenti sut bien souvent duper mon père et il en riait en secret12. » En secret ? Comment pouvait-elle le savoir ?
Khrouchtchev l’avouera dans ses mémoires : « En 1953, nous avions, pour parler grossièrement, une version du rôle de Beria : en un mot, il était totalement responsable des abus commis sous Staline […]. Après le procès nous nous sommes trouvés prisonniers de cette version, créée par nous-mêmes pour la réhabilitation de Staline […], pour blanchir, laver Staline13. » La tentative est allée loin. Ainsi une Histoire de la guerre, publiée en 1960 sous Khrouchtchev, attribue à la « trahison » de Beria les décisions catastrophiques de Staline : « Le traître Beria, dès mars 1940, interdit catégoriquement aux troupes postées le long des frontières de faire feu sur les avions allemands en cas de violation de notre espace aérien et s’assura également que les unités de l’Armée rouge et les bâtiments de la marine n’engageraient aucune action contre l’aviation allemande. Il ouvrit pratiquement l’espace aérien soviétique aux reconnaissances ennemies14. »
La diabolisation de Beria a ensuite servi à dédouaner la nomenklatura elle-même : s’il est un monstre, il représente non la nature même du régime stalinien, mais une anomalie, sa perversion malencontreuse, une déviation individuelle aberrante. Et plus il est monstrueux, plus la nomenklatura se voit exonérer de ses propres actes.
Staline a légué à ses successeurs un système policier gérant une pénurie généralisée. Les débats du comité central de juillet 1953 soulignent le manque dramatique de légumes, de fruits, de pommes de terre, de viande, de saucisson et de logements, sans parler de la misère des kolkhoziens, qui ne perçoivent rien ou presque pour leur travail.
Le régime instauré en URSS a besoin de réformes pour se survivre, et donc d’un réformateur. Or le système du parti unique concentre le pouvoir politique sur un sommet très étroit et débouche sur le pouvoir (sanglant sous Staline ou mou sous Brejnev) d’un seul homme.
Que Beria ait été au lendemain de la mort de Staline le premier dirigeant soviétique à proposer des mesures visant à sortir le régime de sa paralysie, qui faisait de l’URSS un colosse aux pieds d’argile, la découverte ne date pas d’aujourd’hui. On la trouve, dès 1954, sous la plume d’Isaac Deutscher, qui, dans L’URSS après Staline, évoque avec enthousiasme « la folle cascade de réformes libérales », dont il exagère la nature et l’ampleur : « Les rouages de l’administration furent révisés et dépouillés de leur rigidité byzantino-totalitaire. Une amnistie assez générale fut déclarée […]. Les méthodes inquisitoriales de la police politique furent condamnées sans ménagement. Les droits constitutionnels du citoyen furent mis en relief […]. Les libres opinions étaient encouragées. » Enfin, écrit-il, Beria était invincible « tant que la nouvelle politique poursuivait sa carrière triomphale, portée par la marée de l’enthousiasme populaire », un enthousiasme inventé par Deutscher du fond de son bureau londonien et qui s’évanouit brusquement – on ne sait pourquoi15.
La perestroïka, puis la chute de l’URSS ont vite conduit à une révision de son image de simple policier. En 1991, Nina Sobolieva tourne un film, La Purification, consacré aux répressions staliniennes et à Beria. Dans une interview au journal Troud du 27 juin 1991, elle évoque « sa personnalité jusqu’à aujourd’hui encore énigmatique ». Elle ajoute : « J’ai été moi aussi prisonnière des représentations habituelles où le portrait de Beria n’est peint que de couleurs noires : un despote, un vampire, un sadique, un tyran […]. Mais au fur et à mesure que j’accumulais les données factuelles, que je rencontrais des gens qui avaient personnellement connu “le bourreau”, je le voyais sous un autre jour […]. En Beria, de manière étonnante, coexistaient des aspects totalement incompatibles entre eux. C’était un homme infiniment cruel, impitoyable […]. Et d’un autre côté c’était un homme d’État plein de bon sens, qui appréhendait la situation réelle du pays. »
Amy Knight donne une image radicalement différente du portrait traditionnel. Hélène Carrère d’Encausse, auteur de la préface, souligne que ce Beria « est de loin plus complexe et ambigu que le monstre décrit jusqu’alors ». Selon elle, « Beria, aussi pervers et dangereux qu’il ait été, doit trouver place dans le panthéon des quelques réformateurs que l’histoire russe a comptés ». L’académicienne place la barre très haut : « Ces réformateurs, dont le premier fut Pierre le Grand, ont été peu nombreux. » Ainsi placé dans le sillage de Pierre le Grand, Beria prend une dimension inattendue, jusqu’à celle de « liquidateur du système16 ».
Selon Amy Knight, en effet, « le programme de Beria avait pour but de miner le système stalinien et aurait peut-être conduit à son effondrement17 ». Mais comment l’homme qui dirigea la police politique, le goulag et le projet atomique fournissant à l’URSS les bombes A et H, aurait-il pu vouloir miner le système dont il fut l’un des architectes ?
En 1993, l’ancien dissident Vladimir Boukovski affirme : « Beria, qui est entré dans l’histoire comme un bourreau et un tueur maniaque, était un homme politique imaginatif […] ; s’il avait remporté la victoire dans la lutte pour le pouvoir, la période post-stalinienne se nommerait “dégel berien” et nul ne se souviendrait plus de Khrouchtchev18. »
Dans les Izvestia du 13 mars 1993, sous le titre « Un bourreau dans le rôle du sauveur », Jacob Etinguer, le premier arrêté du « complot des médecins », écrit : « Beria a été le premier initiateur de la déstalinisation. » L’historien Boris Starkov reprend huit mois plus tard : « Beria avait effectivement des plans de réforme tout à fait sérieux […]. Mais ce sont d’autres qui les ont mis en œuvre19. » L’idée, depuis lors souvent répétée, soulève de nombreuses questions.
Beria, qui ne contrôlait pas l’appareil du parti communiste, pouvait-il être candidat à la succession de Staline, voulait-il la « déstalinisation » de l’URSS, avait-il des « plans de réforme tout à fait sérieux », en un mot un projet global de refonte du régime, et si oui, lequel ? Les plans annonçaient-ils la perestroïka qui allait déboucher sur la chute de l’URSS et la dislocation de la propriété d’État ; ou n’a-t-il avancé que des propositions empiriques et circonstancielles, seulement destinées à colmater quelques brèches ?
Pourquoi Khrouchtchev a-t-il si aisément rallié les autres dirigeants du Kremlin au complot contre Beria, alors qu’ils avaient tous voté la quasi-totalité de ses propositions ?
L’élimination de Beria n’est-elle qu’un épisode dans une lutte de clans ? Ou le premier moment d’une crise ouverte, que le rapport secret de Khrouchtchev, au XXe congrès du PCUS de février 1956, aggrava en dénonçant certains crimes de Staline ?