III.

DU GUÉPÉOU À L’APPAREIL DU PARTI

Les querelles de clans et de cliques déchirent le comité central du parti géorgien et celui de Transcaucasie, querelles d’autant plus violentes qu’elles reposent sur des conflits d’intérêt et non sur des divergences politiques. C’est le règne de l’« atamanchtchina » (du nom des chefs cosaques, les atamans, petits chefs locaux). Le 19 octobre 1931, le bureau d’organisation à Moscou entend les diverses parties en conflit. Le 31 octobre, le bureau politique dénonce « la lutte sans principe de certaines personnes parmi les cadres dirigeants tant de Transcaucasie que de la République [de Géorgie] […] et les éléments d’atamanchtchina69 » ; il limoge le premier secrétaire du comité territorial de Transcaucasie, Kartvelichvili, le remplace par Mamia Orakhelachvilki, proche de Sergo Ordjonikidzé, flanqué comme deuxième secrétaire de Beria, nommé en même temps premier secrétaire du comité central du parti communiste géorgien. En 1937, Kartvelichvili sera fusillé.

Dans son rapport au XXe congrès, Khrouchtchev attribue la promotion de Beria à une intrigue douteuse. Il cite d’abord une déclaration au comité central de Snegov, rescapé du goulag, qui dénonce « le rôle joué par Beria dans l’affaire Kartvelichvili ainsi que les motifs criminels qui ont guidé son action ». Snegov évoque la réunion du bureau d’organisation du 19 octobre où, affirme-t-il, « Staline proposa à la fin de son discours de réorganiser le secrétariat du comité régional transcaucasien : premier secrétaire Kartvelichvili, deuxième secrétaire Beria […]. Kartvelichivili répondit […] qu’il refusait catégoriquement de travailler avec lui. Staline proposa alors de laisser la question en suspens […]. Deux jours plus tard, la décision fut prise d’accorder à Beria le poste en question et d’éloigner Kartvelichvili de la Transcaucasie70 ».

Pourquoi Khrouchtchev fait-il appel aux souvenirs de Snegov, alors qu’il a à sa disposition, dans les archives du comité central, le procès-verbal de la réunion du 19 octobre, où la question fut réglée ? Parce que ce procès-verbal donne une autre image de la réalité et des violents conflits internes qui déchirent le secrétariat de Transcaucasie. Kartvelichvili, premier secrétaire, accuse le deuxième secrétaire Polonski, en même temps premier secrétaire du PC d’Azerbaïdjan, de mobiliser l’ensemble du bureau du comité transcaucasien contre lui. Polonski accuse en retour Kartvelichvili d’installer des gens à lui aux divers postes pour imposer sa politique (qu’il ne définit pas). Staline intervient en modérateur, proposant que Kartvelichvili reste premier secrétaire, Polonski deuxième secrétaire, avec Beria, qui est, dit-il, « membre du Parti depuis 1912 [sic !] et qui peut-être organisera la paix entre eux ». Kartvelichvili répond laconiquement : « Pour moi l’affaire ne marchera ni avec Polonski, ni avec Beria71. » Dans ces conflits de personnes sans raison politique, Beria ne tient qu’un rôle mineur, comme le montre la proposition de Staline de lui faire jouer le rôle de tampon ou de modérateur. C’est ainsi qu’en octobre 1931 il passe de l’appareil policier à l’appareil politique.

La bureaucratie victorieuse, soucieuse d’élargir au maximum ses privilèges, est très vite gangrenée par la corruption. Le premier président de la Tcheka, plutôt ascétique, Félix Dzerjinski, se soucie tellement peu des biens de ce monde qu’il a constitué une très utopique chevalerie de refus des privilèges, sans beaucoup d’adhérents72. Le second, Menjinski, plus mélomane que policier et vite cloué dans son appartement par la maladie, n’y porte qu’un intérêt assez tiède. Mais son adjoint Iagoda, qui assure en fait la direction effective du Guépéou dès 1927, laisse la corruption s’étendre largement.

Les fonctions du Guépéou lui assurent nombre d’avantages et possibilités : sa section de lutte contre la contrebande assure la police des frontières. Les produits de contrebande qu’il confisque sont stockés dans ses magasins, où s’entassent, en plus, les valeurs confisquées aux spéculateurs et trafiquants de monnaie. L’adjoint de Iagoda, Boulanov, en distribue une partie aux femmes des hauts dirigeants du Guépéou : Pauker, Lourié, Ouspenski. Au cours de l’été 1932, Mikhaïl Chreider, chef de la section économique du Guépéou de Tatarie, découvre un vol massif d’alcool dans la poudrière de Kazan. Les coupables sont trente-neuf agents du Guépéou de Tatarie, qui avaient dérobé les caisses de vodka pour organiser des beuveries avec le chef du Guépéou de Tatarie, Kandybine, dont Iagoda prend la défense : impossible d’exclure tous ceux qui festoient avec des produits volés… Il y en a trop.

L’appartement de Boulanov est souvent le lieu de festins largement arrosés. L’immeuble, à la fin des années 20, abrite le chef de la section de contre-espionnage, Artouzov, le chef de la section secrète, Deribas, le chef de la section étrangère, Trilisser, ainsi que le commissaire de la sécurité d’État, Agranov. Mikhaïl Chreider passe un jour chez l’un des responsables de la section économique du Guépéou, Stanislavski, où il est frappé, écrit-il, « par le luxe de l’appartement, des meubles, des cristaux73… ».

Fléau de l’appareil soviétique, l’ivrognerie est particulièrement développée chez les membres de la police politique pour deux raisons contradictoires : le sentiment de leur impunité leur permet, pensent-ils, tous les excès ; puis, lorsque la terreur se répandra sauvagement en 1937-1938, certains membres du NKVD s’enivreront à mort pour remplir une tâche qui dépasse leurs forces.

L’un des proches de Beria, Nicolas Roukhadzé – qui se retournera contre lui en 1952 –, boit par goût, non par désespoir. En 1928, il reçoit un blâme pour ivrognerie, levé seulement en 1936. Il n’en participe pas moins en 1932, alors qu’il est le chef de la section politique secrète du Guépéou d’Adjarie, à une beuverie à trois chez un membre du Guépéou de Batoum. Ivres, les trois hommes finissent par se battre. Roukhadzé n’est pas sanctionné lorsque l’un de ses deux acolytes meurt quelques jours plus tard.

La normalisation du parti communiste, la liquidation des oppositions ont supprimé tout débat politique réel. Résolutions et décisions sont votées à l’unanimité. Les conflits qui déchirent les cercles dirigeants tournent au conflit de cliques, d’intérêts divergents sinon opposés ; la lutte se mène à grand renfort de ragots, rumeurs et calomnies qui enflent au fur et à mesure qu’ils se répandent. Ainsi, selon Nestor Lakoba, président de la république autonome d’Abkhazie, Beria aurait un jour déclaré : « En 1924 en Géorgie [lors de l’insurrection menchevique], sans moi Sergo [Ordjonikidzé] aurait fusillé tous les Géorgiens. » Ordjonikidzé répète ces propos à Moscou devant Baguirov qui, de retour à Tiflis, les rapporte à Beria. Ce dernier, affolé, proteste par une lettre du 18 décembre 1932 adressée à Ordjonikidzé, où il se demande « ce qui guidait Lakoba, quel but il poursuivait lorsqu’il vous a transmis des choses aussi manifestement mensongères ». Puis il jure : « Vous me connaissez depuis plus de dix ans […]. Je consacre tout mon temps au travail. […] Je n’ai jamais eu le loisir ni l’envie de me livrer à des conversations creuses, et surtout du genre de celles que j’ai citées plus haut. Je vous respecte trop profondément74. »

Beria ne tarde pas à entrer en conflit avec le premier secrétaire de Transcaucasie, Orakhelachvili. En pleine réunion du comité territorial il accuse sa femme, Maria, de regrouper des militants qui, « en répandant des bruits mensongers, se sont efforcés […] de discréditer certains dirigeants […], en particulier le camarade Beria ». Le 10 juin 1932, le bureau politique du PC de Géorgie la blâme pour ses pratiques. Son mari intervient auprès d’Ordjonikidzé et de Staline, qui, tout en soulignant la « raideur des actions de Beria75 », lui donne raison contre l’époux de la blâmée.

Au début de juillet 1932, Beria monte à Moscou. Le 13 juillet, il écrit à Kaganovitch : « J’ai été deux fois chez le camarade Koba [qu’il désigne sous son pseudonyme de jeunesse utilisé par ses seuls familiers] et j’ai eu la possibilité de l’informer en détail de nos affaires76. » Il rencontre pour la première fois Khrouchtchev, alors deuxième secrétaire du comité du Parti de Moscou, qui a conservé, dit-il, un excellent souvenir de cette première rencontre.

À Tiflis, les couteaux sont tirés entre Beria et Orakhelachvili. Les deux hommes se détestent. Le 1er août 1932, Orakhelachvili se plaint dans une lettre à Ordjonikidzé de voir son autorité bafouée : « Le camarade Beria ne vient jamais chez moi, nous ne communiquons même pas par téléphone […]. Parfois il se conduit comme un commissaire de la Ligue des nations dans un pays sous mandat77. » Orakhelachvili, à bout, demande à être déchargé de ses responsabilités.

Beria a plu à Staline qui, le 12 août 1932, écrit à Kaganovitch : « Beria produit une bonne impression. C’est un bon organisateur, un cadre actif, capable […] Bien qu’il ne soit pas membre du comité central (et pas même suppléant) il faudra néanmoins le promouvoir au poste de premier secrétaire du comité de Trancaucasie78 », fonction dont Orakhelachvili veut être libéré. Deux jours plus tard, Kaganovitch répond à Staline : « Beria était chez moi. Il produit effectivement une très bonne impression de cadre de premier plan79. » Ce même jour le bureau politique discute des demandes présentées par Beria, dont la baisse des livraisons de blé imposées à la Transcaucasie, la fourniture à la Géorgie de semences et d’un certain nombre d’autocars – et les approuve.

Le 9 octobre 1932, le bureau politique nomme Beria premier secrétaire du PC de Transcaucasie à la place d’Orakhelachvili, tout en le laissant premier secrétaire du PC de Géorgie. Il chapeaute donc dès lors les partis communistes de Géorgie, d’Arménie et d’Azerbaïdjan.

Durant l’été 1932, Anna Larina a perdu son père. Pour la distraire de son deuil, Rykov et Kouibychev l’emmènent en Géorgie où, pendant une semaine entière, elle rencontre Beria, qui s’écrie en la voyant : « La jeune fille est devenue une adulte ! » Dans ses souvenirs, Anna Larina souligne que, « même en le regardant à travers le prisme des crimes qu’il a commis, il était impossible de déceler en lui quoi que ce soit de vicieux. Il donnait l’impression d’un homme assez intelligent et de sens pratique […] et de plus hospitalier, comme tous les Caucasiens ». Pourtant, elle écrit plus loin : « Beria n’a pas été brisé par Staline. C’était un criminel dès le début80. » En réalité, le Beria qu’elle a connu en 1932 subira la même mutation que Iejov : son engagement total dans la terreur sanglante que Staline fait déferler sur l’URSS de 1936 à 1938, puis la déportation de peuples entiers, façonneront sa personnalité.

On trouve toujours associés les noms de Iejov et de Beria, dans les écrits des protestataires et dissidents soviétiques. Or, même nommé par Staline, non sans cynisme, au comité exécutif de l’Internationale communiste et au secrétariat du comité central, Iejov n’est qu’un apparatchik mué en bourreau sanglant, ivrogne et drogué ; lorsque Beria reprend ces fonctions, la différence avec Iejov est qu’il ne restera pas un simple bourreau.

Khrouchtchev le dit crûment dans ses mémoires : « Tous les deux sont des crapules. Beria était, je dirais, un homme plus habile, capable de manifester de la magnanimité et même de la compassion vis-vis de sa victime, et puis de l’étrangler. Iejov était plus direct81 », en un mot, un simple tueur au contraire de Beria.

Le 8 novembre 1932, la femme de Staline, Nadejda Allilouieva, se suicide. Vingt-trois ans plus tard, le 23 février 1955, son fils Vassili affirme dans une lettre à la direction du PCUS : « Je relie dans une certaine mesure la mort de ma mère avec l’influence de Beria sur mon père. » Il n’explique ni en quoi ni pourquoi cette influence, peu vraisemblable, aurait pu provoquer le suicide de Nadejda Allilouieva, mais il ajoute : « Le dégoût de Beria m’a été inspiré par ma mère. Elle le haïssait et me dit clairement : “Il apportera beaucoup de mal et de malheur à ton père”82. » De même dans une lettre au parquet, le 1er septembre 1958 : « C’est ma mère qui m’a appris la haine de Beria. Et je ne me gênais pas pour le dire devant mon père […]. Beria ne pouvait pas me supporter et se vengeait à chaque occasion83. » Le témoignage de cet alcoolique, au moment où les milieux dirigeants chargeaient Beria de tous les maux, est d’une extrême fragilité.

Les adversaires de Beria ressortent, pour tenter de le discréditer, son bref passage dans le contre-espionnage moussavatiste. Le 2 mars 1933, il se plaint à Ordjonikidzé qu’un certain Gogobéridzé répand sur lui « des choses ignobles, en particulier, souligne-t-il, sur mon activité passée dans le contre-espionnage moussavatiste ; il affirme que le Parti ne le savait pas et ne le sait pas ». Or, souligne-t-il : « Vous savez bien que j’ai été envoyé dans le contre-espionnage moussavatiste par le Parti et que cette question a été discutée au comité central du PC d’Azerbaïdjan en 1920 en votre présence […]. D’ailleurs, en 1925 je vous ai communiqué la note officielle qui me réhabilitait entièrement84. » Mais l’affaire ne cessera de ressortir.

Toujours en cette année 1932, Staline élabore les premiers éléments de sa législation terroriste. Une loi du 7 août 1932 prévoit la mort avec confiscation des biens de la famille pour quiconque est convaincu de pillage – si modeste soit-il ! – « de la propriété kolkhozienne ou coopérative ». Le peuple l’appelle « loi des cinq épis », car elle permet d’envoyer à la mort quelqu’un qui aurait glané dans un champ après la moisson quelques grains pour sa famille ou ses enfants. Certains juges eux-mêmes renâclent à l’appliquer, ce qui n’empêche pas, en cinq mois, la condamnation de 103 000 personnes. Par ailleurs en décembre 1932, Staline rétablit le passeport intérieur créé sous le tsarisme et abrogé en février 1917.

Les adversaires de Beria s’obstinent et il se plaint de nouveau à Ordjonikidzé, le 11 mars 1933, en se vantant d’abord d’éviter « chamailleries et intrigues » en Transcaucasie, mais : « Levan Gogobéridzé […] s’efforce de nous brouiller et en même temps répand toutes sortes d’ignominies85. » Aussi ne néglige-t-il rien pour se faire bien voir des hautes autorités. Informé par un de ses fidèles, de retour de Moscou, que, le président des soviets et chef nominal – quoique sans poids réel – de l’URSS, Kalinine, s’est dit mécontent de lui, Beria lui écrit aussitôt, le 20 juillet 1933, pour lui demander ce qui a suscité sa contrariété. Il déborde de servilité vis-à-vis de celui qu’il qualifie de « représentant de la meilleure partie de la vieille garde ». « Je n’admets même pas la pensée, écrit-il, que j’aie pu consciemment susciter en quoi que ce soit votre mécontentement. » Il a même mandaté un de ses proches pour aller interroger Kalinine à Moscou pour savoir « de quoi nous nous sommes rendus coupables afin de corriger tout de suite ma faute ». Il a toujours été sensible au souci de Kalinine « pour les besoins de la Transcaucasie et de la Géorgie », et à son attitude « attentive à leurs besoins ». Il veut dissiper une impression « provoquée manifestement par un malentendu circonstanciel […] ou par une information incorrecte86 ». Bien qu’accablé de tâches, il est même prêt à en discuter directement avec Kalinine, qui ne lui répond pas. Beria aura sa vengeance sept ans plus tard.

En 1933, Iejov vint se reposer en Géorgie dans un sanatorium du NKVD. Selon son adjoint Goglidzé, Beria lui « manifesta un intérêt exceptionnel et obligea le NKVD à lui accorder le maximum d’attention87 » – car ses fonctions peuvent le rendre utile.

Selon certains, Beria aurait, délibérément, cultivé la psychose de l’attentat contre Staline en organisant de faux préparatifs lors des séjours du Guide en Géorgie, à seule fin de mettre en valeur sa vigilance et son efficacité. Il aurait miné un pont, qui se serait effondré au passage d’une voiture que Staline venait juste de quitter, fabriqué un attentat truqué, dont il aurait abattu de sa main le provocateur recruté par ses propres soins ; au cours de l’été 1933, des gardes-frontières auraient tiré sur une barque où se trouvait Staline, en ratant soigneusement leur cible. Ces accusations resurgirent en 1955, lors du procès de collaborateurs de Beria à Tiflis. Selon l’historien Roy Medvedev, on « apporta la preuve qu’une tentative d’assassinat dirigée contre Beria et Staline, au cours d’un voyage en bateau en mer Noire, fut en fait organisée par Beria lui-même et que la vie de Staline n’était pas véritablement menacée. Des acteurs engagés par Beria pour jouer cette comédie tirèrent en l’air depuis les montagnes, manquant volontairement leur cible, et on les tua lorsqu’ils vinrent chercher leur récompense ». Mais comment les acteurs pouvaient-ils « simuler un attentat contre Beria et Staline », qui voyageaient en bateau très en dessous d’eux…, « en tirant en l’air depuis les montagnes88 » ?

Le chef de la garde de Staline, Vlassik, donne sa version, où Beria n’apparaît pas, en la romançant et en la datant par erreur de l’été 1935. Alors que Staline se reposait dans une villa non loin de Gagra, il partit un jour, écrit-il, faire un tour en canot sur la mer, flanqué de ses gardes du corps, vers le promontoire de Pitsounda (là même où se trouvera Gorbatchev en août 1991 lors du coup d’État miteux organisé par quelques apparatchiks déboussolés), surmonté d’un phare et flanqué d’un poste de garde-frontière. Arrivés à la baie, les promeneurs descendent de la barque, se reposent, mangent un morceau, se promènent, puis repartent. « Quand nous sommes sortis de la baie, écrit Vlassik, et avons tourné en direction de Gagra, des coups de feu retentirent. On nous tirait dessus. » Vlassik prétend s’être jeté sur Staline pour le protéger de son corps. « Nous avons immédiatement répondu en tirant à la mitrailleuse. Les coups de feu sur notre canot ont cessé. » Pour Vlassik, à qui revenait la charge de prévenir les gardes-frontières, mais qui avait oublié de le faire, cet « attentat » avait été organisé par le « bloc des trotskystes et des droitiers89 », dont Staline n’inventera pourtant l’existence qu’à la fin de 1936.

L’enquête révéla une réalité plus banale : les gardes-frontières, voyant un canot dont la présence en ce lieu ne leur avait pas été signalée, l’invitent à changer de direction et, devant son refus, tirent quelques salves d’avertissement en l’air. Le chef du Guépéou d’Abkhazie, Mikeladzé, se trouvait présent ; l’historien Boris Sokolov donne sans doute à l’incident sa vraie coloration. D’après lui, les gardes-frontières, leur chef et Mikeladzé festoyaient avec quelques femmes ; ayant bien bu, ils saluèrent la présence inattendue d’un bateau inconnu en tirant plusieurs salves en l’air. Le chef des gardes-frontières prit cinq ans de prison, Mikeladzé fut rétrogradé. Tous les deux furent fusillés en 1937. Vlassik, qui n’avait pas signalé officiellement la promenade aux gardes-frontières, ne fut pas sanctionné. Beria n’avait rien à voir dans l’affaire.

Le fils de Beria, Sergo, a une façon bien curieuse de relater l’épisode. Dans l’édition russe de ses souvenirs, Mikeladzé tire en l’air pour attirer l’attention. Sergo Beria insiste : « Je souligne : en l’air, pas sur le bateau » ; dans la version française, par contre, Mikeladzé avait « par mégarde tiré sur le bateau dans lequel se promenait Staline90 ». Du russe au français les coups de feu changent brutalement de trajectoire. Sergo Beria est coutumier de telles contradictions.

À la fin de 1933, Beria organise le déménagement de la vieille Keke, mère de Staline, dans l’ancien palais du vice-roi de Géorgie. Là, entourée de femmes âgées avec qui elle passe ses jours à jacasser, elle occupe une petite chambre obscure et basse. De temps à autre, Beria vient bavarder avec elle pour montrer à tous qu’il s’occupe d’elle et flatter Staline, qui ne vient jamais voir sa mère, à une exception près en 1935.

Du 26 janvier au 10 février 1934, se tient le XVIIe congrès du parti communiste, nommé par les dirigeants « congrès des vainqueurs », et qui ne ressemble en rien à un congrès. Acclamations et vociférations enthousiastes remplacent les débats. À la veille du congrès, Trotsky écrit : « La bureaucratie soviétique s’est familiarisée avec bien des traits du fascisme victorieux, avant tout en se débarrassant du contrôle du parti et en instaurant le culte du chef91. » Serge Kirov s’exclame : « Notre réussite est véritablement fantastique. Du diable si je suis capable de dire à quel point il fait bon vivre ici ! » Les cartes de rationnement fonctionnent toujours, le salaire des ouvriers a été diminué de près de moitié depuis 1928, près de deux millions de paysans – les koulaks – ont été été déportés en Sibérie, plus de trente mille détenus ont trouvé la mort dans le creusement du canal mer Blanche-Baltique, si mal construit sous la houlette du Guépéou qu’il ne peut accueillir que des bateaux à fond plat ; enfin le nazisme a triomphé en Allemagne l’année précédente et Hitler ne fait pas mystère de sa volonté d’attaquer un jour l’Union soviétique.

Néanmoins, tout va bien pour Kirov et les nomenklaristes en poste, qui n’ont qu’un reproche à faire à Staline : sa main trop lourde sur eux. Or Staline annonce qu’elle va se faire plus lourde encore. Il dénonce les dirigeants, qui ont eu « des mérites bien connus dans le passé, qui sont devenus des grands seigneurs, qui considèrent que les lois du parti et de l’État soviétique ne sont pas écrites pour eux, mais pour les imbéciles […]. Ils ne respectent pas l’obligation d’exécuter les décisions du parti et du gouvernement, et […] ruinent les fondements de la discipline du parti et de l’État […]. Ils comptent que le pouvoir soviétique ne s’autorisera pas à les toucher, vu leurs mérites anciens. Ces grands seigneurs se pensent irremplaçables et peuvent impunément violer les décisions des organes dirigeants92 ». Staline démontrera bientôt à ces anciens cadres de la révolution qu’ils sont tout à fait remplaçables par les nouveaux qui montent – les Beria, les Khrouchtchev, les Jdanov et leurs semblables.

Beria prend la parole à ce congrès le 28 janvier, juste après Boukharine, ancien dirigeant de l’opposition de droite opposée à la collectivisation agricole, puis rallié à Staline. Son discours d’une parfaite langue de bois salue « la mise en œuvre juste et inébranlable de la ligne léniniste par notre comité central, avec à sa tête le camarade Staline. Le parti a écrasé les opportunistes de tout poil et demeure comme jamais uni en bloc autour de son comité central léniniste et de son chef bien-aimé, le camarade Staline ». La fin du congrès montrera combien cette union et cet amour sont relatifs. Beria chante les résultats obtenus en Géorgie, fictifs en grande partie : « Des centaines de kolkhozes sont devenus bolcheviques [sic !] des milliers et des dizaines de kolkhoziens sont devenus aisés », mais ils ne s’en aperçoivent pas. Suit une longue énumération de résultats économiques brillants, dus en général aux « conseils du camarade Staline », qui font de la Géorgie un vrai paradis. La flatterie et le bluff complètent la langue de bois. Ainsi « le camarade Staline nous a indiqué la nécessité de développer au maximum les cultures subtropicales en Transcaucasie ». C’est lui aussi qui a conseillé de « planter des citronniers sur la côte de la mer Caspienne et le long de la frontière avec la Perse ». Staline a pensé aux citronniers ? Quel génie ! Dans sa courte péroraison, Beria cite pas moins de six fois le nom de Staline, dont il vante « la clarté et la simplicité exceptionnelles, et la clairvoyance géniale ». Il conclut : « Toute l’histoire du mouvement révolutionnaire de Transcaucasie, toute l’organisation de la construction socialiste sont intimement liées au nom du camarade Staline93. » Un an plus tard, il l’exposera bruyamment par écrit.

Ses démonstrations de courtisanerie n’ont rien à envier à celles des autres délégués qui exaltent, dans un hosanna ininterrompu, le « colosse d’acier », le « grand pilote », le « grand ingénieur », le « grand architecte », le « grand maître », le « grand disciple des grands maîtres », le « plus grand des théoriciens », le « meilleur des léninistes », le « meilleur des meilleurs ». Kirov bat tout le monde en saluant « le plus grand chef de tous les temps et de tous les peuples94 ».

À la fin du congrès, Beria est élu membre titulaire du comité central, comme Khrouchtchev et Iejov, sans avoir eu à passer par le rituel stage transitoire de membre suppléant (en russe « candidat »). Mais ces élections annoncent un drame que personne n’a pressenti. Le secrétariat du comité central, dirigé par Staline, avait prudemment établi une liste de candidats égale au nombre de postes à pourvoir ; la seule condition pour être élu était d’obtenir au moins 50 % des voix exprimées. Selon le résultat officiel, il a manqué à Staline trois voix. Mais le résultat a été trafiqué. Combien lui en a-t-il réellement manqué sur les 1 225 bulletins dépouillés dans treize commissions ? 123, 125, 160, 200, 292 ? On ne le sait pas exactement et on ne le saura jamais car les procès-verbaux des treize commissions ont été soigneusement détruits et la quasi-totalité (60 sur 63) des membres de la commission centrale de recouvrement des votes, présidée par Kaganovitch, liquidés ensuite par Staline.

Selon Khrouchtchev, qui a lui-même voté pour Staline, seuls les vieux cadres « toujours fidèles à l’esprit du testament de Lénine » et ne supportant pas le pouvoir exorbitant que Staline s’était attribué à leur détriment, ont peut-être voté contre lui ; Staline le comprend fort bien. « Il était impossible même de supposer que Khrouchtchev ou des jeunes gens semblables à lui, promus sous Staline, qui le vénéraient et buvaient chacune de ses paroles, avaient pu voter contre95. » Staline ne tarde pas à les remplacer par des jeunes cadres, promus par lui, façonnés par lui et confits d’adoration. Beria est l’un des premiers.

Au lendemain du congrès, les deux nouveaux élus au comité central, Beria et Khrouchtchev, fraternisent. Dans un des passages de ses mémoires non reproduits dans leur édition française, Khrouchtchev écrit : « Beria me plut : un homme simple et spirituel. Aux plénums du comité central, nous étions le plus souvent assis côte à côte, échangions nos avis et parfois nous nous moquions des orateurs », habitués à pratiquer une langue de bois indigeste qu’utilisent d’ailleurs en public les deux amis. Khrouchtchev ajoute : « Beria me plut tant qu’en 1934, lorsque je descendis me reposer pour la première fois pendant mes congés à Sotchi, je lui rendis visite en Géorgie. […] Je passai le dimanche dans sa datcha. » Cette bonne impression lui vaut une deuxième mention quelques pages plus loin : « Lorsque je travaillais à Moscou, je nouai avec Beria des relations amicales. C’était un homme intelligent, très malin. Il réagissait vite à tout, et cela me plaisait96. » Iejov aussi lui plaisait…

Peu après, Beria se rend au XIVe congrès du PC d’Azerbaïdjan. Sous la houlette de Baguirov, nombre de délégués placent leurs actions « sous la direction du camarade Beria », sauf l’un des dirigeants locaux, Rukhulla Akhoundov, qui s’y refuse. Baguirov tente d’utiliser ce refus pour éliminer son rival du comité central du parti communiste azéri. Beria l’en empêche : il ne voit aucun mal dans le discours d’Akhoundov. D’une part, il ne fait pas entière confiance à Baguirov ; d’autre part, il s’expose lui-même à peu de frais, comme un défenseur de la liberté d’expression.

Dans les campagnes la population est affamée. Beria essaie d’obtenir une aide de Moscou, sans mettre en cause la politique agricole officielle, en prétextant les conditions climatiques qui ont perturbé les semailles et annoncent une mauvaise moisson, selon son télégramme du 3 juillet 1934 : « À la suite des pluies, des chutes de neige et de grêle, et des ouragans qui ont affecté à la mi-juin une série de districts de la Transcaucasie, les semailles y ont été sérieusement compromises. » […] elles ont été détruites à 70 % sur une surface de 37 041 hectares dans les principaux districts céréaliers de Géorgie. Plusieurs districts d’Azerbaïdjan [qu’il énumère] et d’Arménie ont souffert eux aussi ». Pour pouvoir leur fournir des semences, il demande l’autorisation d’imposer des livraisons obligatoires pour les surfaces qui en avaient été exclues. Dès le lendemain le commissaire à l’agriculture rejette cette demande : « Cela ne donnera pas plus de grain, mais affaiblira la stabilité de la loi97. » Beria devra se débrouiller seul.

Au cours de ce même été, les trois enfants de Staline, Jacob, Vassili et Svetlana, vont à Tiflis voir leur grand-mère. Ils passent la semaine chez Beria et, accompagnés de sa femme, Nina, rendent visite à Keke une fois une heure et demie. Il est difficile d’avoir un échange avec elle : la mère de Staline ne parle pas russe, ils ne parlent pas géorgien ; si l’on en croit Svetlana, Nina considère la visite à la vieille dame comme une corvée, mais les enfants témoigneront à Moscou des attentions de Beria pour la mère du grand homme.

Beria s’est engagé dans une entreprise beaucoup plus prometteuse. Si l’on en croit un article publié dans la revue théorique du parti communiste soviétique, Bolchevik, en juin 1934, reproduit un mois plus tard dans le quotidien géorgien Zaria Vostoka, il a entamé la rédaction d’un grand travail sur Les Bolcheviks du Caucase dans la lutte pour le socialisme. Il ne prend qu’une part minime à la rédaction de l’article et de l’ouvrage annoncé. Seule compte la signature.

Le 1er décembre 1934, dans l’après-midi, un jeune chômeur, Nicolaiev, exclu du parti communiste, pénètre dans l’Institut Smolny où se trouvent les bureaux de la direction du parti de Leningrad. Sa femme, la jolie Milda Draule, a été quelque temps la secrétaire et maîtresse de Kirov. Nicolaiev abat Kirov d’une balle dans la nuque. Aussitôt Staline dicte un arrêté ordonnant à l’instruction d’accélérer au maximum les procès des individus accusés d’avoir préparé ou commis (ce qui est très rare !) des attentats, supprimant le recours en grâce pour ces crimes et prescrivant l’exécution immédiate des sentences de mort par le NKVD. Ce même arrêté servira à juger Beria en décembre 1953. La rapidité tout à fait inhabituelle avec laquelle Staline a réagi laisse soupçonner qu’il a organisé le meurtre pour promulguer un texte déjà prêt. Mais on n’en a aucune preuve.

Staline fait d’abord fusiller cent trois prisonniers qualifiés, à juste titre ou non, de « gardes blancs » – donc monarchistes. Étant alors incarcérés, ils ne pouvaient évidemment pas attenter à la vie de Kirov. Il fait ensuite arrêter treize anciens dirigeants des Jeunesses communistes de Leningrad accusés d’être partisans de Zinoviev – qui a abandonné toute activité politique depuis plusieurs années ! Les treize hommes et Nicolaiev, jugés à huis clos – car aucun d’eux n’a avoué, sauf Nicolaiev – les 28 et 29 décembre, sont condamnés à mort et fusillés aussitôt. C’est le deuxième lot d’une longue série d’exécutés après l’assassinat de Kirov, que Staline utilise à jet continu pour liquider ses adversaires réels, potentiels ou imaginaires, dans le parti communiste.

Staline a-t-il organisé et exploité cet assassinat ? On ne le saura jamais. Mais les faits démentent la fable, reprise par Amy Knight, d’un Kirov libéral qui, selon elle, « à différentes reprises [non précisées] avait tenu tête à Staline, qui en avait apparemment conclu que sa présence à la direction du parti était pour lui une menace ». Or Kirov, qui manquait trois séances sur quatre du bureau politique, n’a jamais tenté d’opposer ni une autre politique ni sa personne à celles de Staline.

Elle précise : « Même s’il est pratiquement certain que l’assassinat de Kirov fut organisé par Staline, il se peut que Beria y ait apporté sa contribution. » Si ce qui est présenté comme « certain » est douteux, ce qui est « possible » l’est encore plus : comment, de Tiflis, Beria aurait-il pu participer à l’assassinat de Kirov à Leningrad ? Sa réponse est simple encore que peu convaincante : au début de novembre 1934, Ordjonikidzé fit un voyage en Transcaucasie. À Bakou, où Beria l’avait accompagné, il « fut subitement victime, écrit Amy Knight, d’une mystérieuse maladie qui le tint éloigné de Moscou, juste avant l’assassinat ». Cette mystérieuse maladie fut « peut-être provoquée par une substance toxique administrée secrètement sur ordre de Beria, afin de le tenir éloigné de Kirov et de l’empêcher de s’opposer au complot », alors qu’« Ordjonikidzé, très lié à Kirov, aurait tout fait pour le protéger98 ». Mais si complot il y eut, Ordjonikidzé ne pouvait en être informé. Comment, de Moscou, aurait-il pu protéger Kirov, installé à Leningrad, contre un complot dont, en tout état de cause, il n’aurait rien su ?

Malgré l’apport du sang jeune des Iejov, Beria, Khrouchtchev et autres Jdanov, symboles des nouveaux cadres totalement soumis à son pouvoir, Staline n’est pas satisfait du comité central issu du XVIIe congrès, que domine encore largement la vieille garde stalinienne de ceux qui l’ont fait roi, l’applaudissent en public, mais, dans son dos, ronchonnent, voire ricanent et le critiquent.

Le 21 décembre 1934, dans sa villa de Blijnaia, il fête son anniversaire avec ses proches flanqués de leurs épouses : Beria figure parmi la quarantaine d’invités qui ne semblent pas affectés par la mort de Kirov. La compagnie mange et boit sec jusqu’à 1 heure du matin ; on danse et on chante des chansons caucasiennes. Beria fait désormais partie du cercle étroit des compagnons de Staline.

L’année suivante il apporte une double contribution décisive au culte du chef. Il fait d’abord encastrer la masure natale de Staline dans une construction en marbre. La cabane originelle montre que Staline est un authentique fils du peuple ; le pseudo-temple grec qui l’entoure désormais symbolise son élévation au rang de divinité vivante.

Puis Beria entreprend de rédiger une histoire du bolchevisme dans le Caucase, peut-être à la demande de Staline, qui souhaite apparaître comme son véritable initiateur et son véritable chef. Pour construire sa légende, il mobilise un policier de formation. Le sens de ce choix est clair : l’histoire est désormais soumise au contrôle de la police. Beria en confie la rédaction à un groupe d’historiens dirigé par un publiciste, Ernest Bedia, et en fait contrôler la conformité « idéologique » par son adjoint Merkoulov.

À trop vouloir flatter Staline, Beria dépasse la mesure au goût de ce dernier. Alors qu’il lui avait proposé de rééditer ses articles et brochures de 1905 à 1910, Staline avait plusieurs fois refusé, arguant du peu de soin avec lequel ces textes avaient été édités et du caractère approximatif des citations de Lénine. En tout cas, il avait exigé de revoir tous les textes avant publication. Beria passe outre et fait valider sa décision par le comité de Transcaucasie. Staline se fâche et exige une résolution du comité central interdisant catégoriquement la réédition de ses textes sans son accord. Beria s’incline. Il se rattrapera.

Face à l’aggravation de la délinquance juvénile provoquée par la misère galopante, les services de Staline proposent d’établir la responsabilité pénale des enfants à partir de 14 ans et de les soumettre à des sanctions administratives et à des mesures de rééducation. Staline durcit brutalement le texte en avril 1935 : toutes les sanctions pénales seront appliquées à partir de 12 ans, y compris la mort, définie comme « la mesure la plus haute de protection sociale » en cas de délits graves. C’est l’une des mesures phares de la législation terroriste élaborée par Staline de 1929 à sa mort.

Juin 1935. Beria, désireux de manifester son orthodoxie stalinienne et son opportunisme, participe à l’hallali contre le vieux bolchevik géorgien Abel Enoukidzé, ancien ami de Staline, accusé d’être l’un des chefs du complot dit des « bibliothécaires du Kremlin », l’un des plus pitoyables jamais fabriqués par le Guide. Une lettre a dénoncé au NKVD les bavardages « antisoviétiques » de femmes de ménage dans les toilettes du Kremlin. L’une d’elles a déclaré à sa voisine : « Le camarade Staline mange bien, mais travaille peu. Les gens travaillent pour lui, c’est pour ça qu’il est si gros. » Une autre a repris une rumeur qui court depuis le suicide de Nadejda Allilouieva, en novembre 1932 : « Staline a tué sa femme. » Une troisième a ricané : « Le camarade Staline touche beaucoup d’argent. » Informé, Abel Enoukidzé, secrétaire du comité exécutif central des soviets, installé au Kremlin et chargé d’assurer la garde et la sécurité de ses habitants, n’a accordé aucune importance à ces papotages. Staline, lui, les utilise pour fabriquer une affaire.

Il confie la direction de l’enquête à Nicolas Iejov. Le NKVD arrête les femmes de ménage, la téléphoniste et les sept femmes qui gèrent la bibliothèque. Staline expulse ensuite du Kremlin le comité exécutif central des soviets et Abel Enoukidzé. Le 3 mars, sur proposition de Staline, le bureau politique limoge le secrétaire, accusé d’avoir protégé les terroristes imaginaires et couché avec les bibliothécaires. Staline présente le limogeage de ce vieux bolchevik aimable, célibataire endurci, grisé par la belle vie, les automobiles, le vin géorgien, l’infect champagne soviétique et les danseuses, comme une épuration moralisatrice. Iejov le tient régulièrement informé des développements de l’enquête sur ce complot des bibliothécaires. Au comité central des 5-7 juin, Iejov prétend avoir découvert, dans l’appareil administratif du comité exécutif central installé au Kremlin, cinq groupes terroristes préparant un attentat. Staline fait exclure Enoukidzé du Parti, « pour dégénérescence politique et morale ». Beria applaudit démonstrativement.

Les 21 et 22 juillet 1935, il lit devant les cadres du parti communiste de Tiflis un rapport de cinq heures consacré à l’« histoire des organisations bolcheviques en Transcaucasie ». Ce texte sera en suite édité à des dizaines de milliers d’exemplaires et diffusé dans toute l’URSS. Beria apporte une contribution décisive à l’élaboration du mythe de Staline cofondateur du parti bolchevique. Il invente la théorie des « deux centres » (un en exil, dirigé par Lénine, l’autre en Russie, dirigé par Staline) et des « deux guides du Parti et de la révolution », là encore Lénine et Staline.

En décembre 1935 le présidium de l’Académie des sciences verse à l’auteur officiel de ce texte 5 000 roubles prélevées sur le fonds spécial des prix Lénine ; en 1940 l’« Index des sources fondamentales pour étudier le précis d’histoire du Parti communiste » conseillera, à trois reprises, la lecture de ce rapport.

Si Beria le signe de son nom, si c’est lui qui en délivre la lecture au comité de Tiflis et empoche les 5 000 roubles, il n’en a à peu près rien écrit : le rapport est rédigé par une commission dirigée par un certain Ernst Bedia, qui se répand en propos amers sur la paternité réelle de l’ouvrage, et sera fusillé en 1937. Ce « plagiat » sera reproché à Beria lors de l’instruction de son procès en 1953.

Cet épisode met en question le niveau de culture de Beria. Le secrétaire du PC arménien Aroutinov, qui l’a bien connu, dit de lui après son arrestation : « Il n’a pas lu un seul livre99. » Selon son adjoint Lioudvigov, Beria voulant se procurer un livre, « ne pouvait ni nommer l’auteur, ni en donner le titre, ni en dire le sujet, ni décrire sa couleur, son format, son épaisseur, ni entre les mains de qui il l’avait vu100 ». Merkoulov, qui en décembre 1936 lui écrivit son article pour l’anniversaire de la mort de Kirov publié dans la Pravda, puis en février 1937 son discours pour les funérailles d’Ordjonikidzé, et qui rédigeait ses rapports, confirme que Beria était peu instruit.

Recruté en 1935 comme secrétaire, Piotr Charia détonne dans l’entourage plutôt grossier de Beria, Merkoulov excepté. Ce jeune instituteur, petit, épais, rond comme une barrique, avait étudié la philosophie à l’Académie communiste à la fin des années 20, époque où l’enseignement y était de qualité. Il enseigna ensuite la philosophie à l’université de Tiflis. Lecteur acharné, il parle ou lit couramment le français, l’anglais et l’italien, sans compter le géorgien et le russe. Il s’intéresse à la poésie et écrira même en 1943 un poème qui lui coûtera cher.

Charia est sévère avec Beria : « Les lettres qu’il écrira à Malenkov ou Khrouchtchev après son arrestation révèlent en tout cas une médiocre maîtrise de la langue russe, même du langage bureaucratique, incolore et inodore, alors de rigueur. » Il ironise : « Beria n’a pas lu un seul livre publié depuis l’époque de Gutenberg101. » Son adjoint, Mamoulov, renchérit : « Beria était un homme d’un niveau intellectuel et culturel extrêmement bas. Selon certains cadres du Parti, il n’a jamais lu un livre. Je pense que c’est la réalité. » Il confie : « Avec d’autres, je préparais les interventions de Beria aux réunions du Soviet suprême de l’URSS102. »

À son tour, Lioudvigov révèle : « C’est Charia et moi qui avons écrit l’article de Beria publié dans la Pravda pour le 70e anniversaire de Staline et le rapport consacré au 34e anniversaire de la révolution d’Octobre » ; c’est lui encore, qui, avec un autre rédacteur, s’est chargé du discours de Beria au XIXe congrès du Parti, en octobre 1952 : « Beria n’a jamais écrit personnellement un seul article de journal, pas un seul discours ni rapport dans un congrès, dans une cérémonie, etc., parce qu’il n’est capable ni d’exposer ni de formuler la moindre proposition. » Lioudvigov approuve : « Il n’a jamais établi ni le plan de ces articles et discours ni jamais participé à leur élaboration. […] Beria n’a jamais écrit la moindre page d’un seul travail, d’un seul rapport, d’un seul discours103. » C’est l’avis de l’historien Roy Medvedev : « Beria était incapable de rédiger quoi que ce soit104. » L’amertume des auteurs ou coauteurs de textes inodores, incolores et insipides est d’autant plus grande que, pour chacun d’eux (même le discours au congrès imprimé dans la Pravda), Beria a perçu des honoraires. C’est le sort traditionnel des « nègres ».

Cette inculture ne distinguerait pas Beria des dirigeants de l’URSS. Pour un Staline qui lisait, l’appareil du Parti était composé de haut en bas d’individus ternes, souvent ignares, bureaucrates professionnels sans aucune compétence dans aucun domaine, plus doués pour les intrigues que pour les problèmes économiques, sociaux et politiques, Khrouchtchev, incapable d’écrire sans fautes d’orthographe, se faisait lire à haute voix les ouvrages qui l’intéressaient ; il dicta ses mémoires sur bandes magnétiques.

La génération de dirigeants promue par Staline sur les cadavres des anciens révolutionnaires, est surtout formée d’anciens bergers, savetiers ou travailleurs peu ou pas qualifiés enrôlés dès leur plus jeune âge aux champs ou dans des ateliers enfumés, parfois quasiment illettrés. Kaganovitch, longtemps bras droit de Staline, est un ancien apprenti cordonnier, qui n’a fréquenté que quatre ans l’école primaire ; de même le ministre de la Sécurité d’État Victor Abakoumov (1946-1951), a commencé à travailler à l’âge de 13 ans sachant tout juste lire et écrire ; ou Matveï Chkiriatov, président du comité de contrôle du Parti, spécialiste des fautes d’orthographe. Vlassik, le chef des gardes de Staline jusqu’à sa disgrâce en avril 1952, avait pour toute formation trois années d’école primaire. Vorochilov, commissaire à la Guerre, au travail dès l’âge de 8 ans, n’avait aucune instruction. Selon Anastase Mikoyan, le maréchal Timochenko n’avait jamais ouvert un livre.

Les ex-compagnons de Beria devenus témoins complaisants et soucieux de plaire aux accusateurs de leur ancien maître, noircissent sans doute le portrait. Ainsi, un jour, Bogdan Koboulov juge suspect un ouvrage intitulé La Sainte Famille. Beria le raille en lui signalant qu’il s’agit d’une œuvre de Marx. Aucun des hommes cités plus haut n’aurait pu seulement faire cette remarque.

En tout cas, Staline, satisfait de l’« Histoire » signée Beria qui enjolive son rôle, invite l’auteur à son anniversaire, le 21 décembre 1935. Le cercle des invités est plus étroit qu’en 1934 : en dehors de la famille, huit dirigeants seulement : Vorochilov, Kaganovitch, Kossior, Postychev, Molotov, Mikoyan, Ordjonikidzé… et Beria.