XII.

L’IMPROBABLE HÉRITIER

À la mort de Staline, l’Union soviétique, dans un état lamentable, étouffe ; sa production industrielle patine et son agriculture est ruinée. Depuis plusieurs années, les kolkhozes doivent livrer à l’État une bonne moitié du blé qu’ils récoltent et plus de la moitié de la viande et du lait qu’ils produisent, à des prix qui ne couvrent même pas les frais de production. Théoriquement, le kolkhozien reçoit à la fin de chaque année une rémunération calculée en « jours de travail » (troudodien). Or très officiellement, en 1950, 22, 4 % des kolkhoziens n’ont pas touché un seul jour de travail. Ils ont travaillé gratuitement toute l’année ! 20 % des kolkhoziens ont touché, eux, pour toute l’année… UNE LIVRE de grain418. Leur condition est à peu près celle de l’esclavage, d’autant que leur liberté de déplacement est très sévèrement limitée : depuis 1932, ils ne disposent pas de passeport intérieur, c’est-à-dire de carte d’identité. Ils font donc le minimum dans le kolkhoze et, pour survivre, concentrent leurs efforts sur leur petit lopin individuel. En réponse, et pour les décourager, Staline imposait lourdement ce misérable revenu, y compris par un impôt sur chaque arbre fruitier, tel que certains préféraient abattre leurs arbres. L’URSS se retrouve confrontée à une sorte d’immense grève passive des paysans et à un déficit alimentaire mal dissimulé par des baisses de prix annuelles sur des produits de plus en plus introuvables.

Au comité central de juillet 1953, Khrouchtchev affirme devant un auditoire déjà convaincu : « De nombreux secteurs de l’agriculture sont sinistrés : peu de lait, peu de viande. » Un membre du présidium ajoute : « Ni assez de pommes de terre. » Khrouchtchev répète : « Pas assez de pommes de terre. » Pourquoi ? Parce qu’on paye aux kolkhozes 4 kopecks le kilo de pommes de terre. Somme dérisoire. Enfin l’URSS compte 3,5 millions de vaches de moins qu’avant la guerre (et sur un territoire élargi !). Khrouchtchev enfonce les portes ouvertes : « Moins de vaches, c’est moins de viande, moins de beurre, moins de cuir419. » Mikoyan souligne que l’État achète la viande aux kolkhoziens 25 kopecks le kilo, alors que le litre d’essence vaut un rouble, soit quatre fois plus ; le kolkhozien doit donc vendre quatre kilos de viande pour acheter un litre d’essence. Quatre ans plus tard, en 1957, Kirill Mazourov, président en 1953 du Conseil des ministres de Biélorussie, le répète devant le comité central : « En 1953 on en était arrivé au point que les kolkhozes avaient cessé de planter des pommes de terre, parce que l’État leur payait 3 kopecks le kilo pour le stockage […] ; l’élevage s’effondrait420. »

Selon le secrétaire du comité régional de Smolensk, Pavel Doronine, « l’agriculture de la région de Smolensk était effrayante […] ; entre 1951 et 1953 100 000 kolkhoziens ont quitté la région. Vous aviez cinq brigades dans un kolkhoze et, le lendemain, il n’en restait plus que quatre. Pendant la nuit une brigade s’était réunie en secret et était partie après avoir condamné toutes les maisons. » Mais, ajoute Doronine, suscitant une vive agitation dans la salle, « quand nous allions au comité central, comme nous ne savions pas si nous en ressortirions, nous faisions des rapports mensongers421 ». Le Géorgien Bakradzé déclare lui aussi en juillet 1953 au comité central : « Le déficit aigu de légumes, de pommes de terre, de produits laitiers, etc. se répercute sur l’état d’esprit de la population des villes422. » Même l’ultrastalinien Kaganovitch admet : « Le logement est la question la plus aiguë dans le pays » et cite l’Oural, où de nombreux travailleurs vivent, dit-il, dans des « demi-zemlianki423 », fosses recouvertes de planches ou de tôles.

La seule réponse à l’immense grève passive des kolkhoziens aurait été d’acheter leur production à un prix à peu près acceptable. Staline s’y refusait. La solution adoptée, que Mikoyan rappelle, n’est qu’un énorme gâchis : « Chaque année les établissements de Moscou et d’autres villes envoyaient des employés, payés 1 000 roubles par mois, planter ou arracher des pommes de terre, pendant que les kolkhoziens les regardaient en riant. Au lieu d’engager les paysans à cultiver la pomme de terre, on les remplace dans les champs par des employés et des ouvriers hautement qualifiés424 » dans un secteur d’activité qu’ils sont forcés d’abandonner.

Ainsi, des millions d’hommes, de femmes et d’enfants ne peuvent ni se loger ni se nourrir convenablement, mais les dirigeants parlent de « socialisme réalisé » – ce qui, dans leur bouche, reflète seulement la situation sociale de privilégiés, confortablement installés, bien nourris et bien transportés. Khrouchtchev risque pourtant en plein comité central : « De quel communisme peut-on parler, quand il n’y a ni galette ni beurre425 ? »

Il se répétera en écrivant plus tard : à la mort de Staline, « le pays était ruiné […] les prisons étaient surpeuplées […] la guerre froide battait son plein. Le poids du primat de l’industrie de guerre sur le peuple soviétique était incroyable ». Mais, à l’en croire, les hauts dignitaires n’en savaient rien, même si « dans la dernière période de la vie de Staline, avant le XIXe congrès et surtout après, des doutes apparurent parmi son entourage proche (j’ai en vu moi-même, Boulganine, Malenkov et dans une certaine mesure Beria)426 », chez qui ils s’exprimèrent le plus vite et le plus nettement.

La crise du sytème ravage même le goulag où, depuis la fin des années quarante, se multiplient troubles, grèves, bagarres, révoltes même, qui réunissent toutes les catégories de détenus (politiques, droit-commun, anciens soldats et officiers de l’Armée rouge, nationalistes baltes et ukrainiens).

À cette époque, écrit l’historien russe Naoumov, « la société soviétique se trouvait à la veille d’une explosion sociale […] tous les clichés de la propagande officielle ne pouvaient déjà plus dissimuler les profondes contradictions qui déchiraient la société. Des millions et des millions de gens avaient de longues années durant supporté des privations et des sacrifices incroyables. Leur patience arrivait à son terme. La masse de la population avait déjà perdu foi dans le “futur radieux” promis par le Parti427. »

Or la mort de Staline affaiblissait la peur devant l’État dont il était l’incarnation suprême voire solitaire. « La mort de Staline bouleversa notre vie jusque dans ses fondements, écrit Vladimir Boukovski, […] on avait comme le sentiment qu’il n’y avait plus de pouvoir. » Et il souligne : « L’orientation vers une déstalinisation partielle après la mort du chef était inévitable et le premier à la proposer fut non Khrouchtchev, mais Beria428. »

Le discours de Beria, au-delà des lamentations rituelles qui constituent l’essentiel des discours de Malenkov et de Molotov, comporte une annonce politique. Du haut du mausolée il promet de faire respecter les droits des citoyens. Mikoyan affirmera, en juillet 1953, lui avoir alors déclaré : « Ton discours contient un passage sur la garantie à chaque citoyen des droits de la personne garantis par la constitution. Dans le discours d’un autre dirigeant, ce ne serait qu’une déclaration politique, dans celui du ministre de l’Intérieur, c’est un programme d’action. » Et, dit-il, Beria lui répondit : « Je le mettrai en œuvre429. »

Le nouveau pouvoir sent une puissante pression muette, passive, mais massive, venue d’en bas et qui s’exprime dans la certitude diffuse que rien ne pouvait plus durer comme avant. Les successeurs de Staline ont pour tâche de sauver le régime en liquidant une partie de son héritage pour mieux en préserver l’essentiel.

De plus, la couche dirigeante de l’appareil du Parti et de l’État tient à sa sécurité, que les dernières intrigues de Staline (le complot mingrélien, le complot des médecins, etc.) menaçaient, comme prémices d’une purge aux dimensions imprévisibles. Staline avait placé tout l’appareil régional et local du Parti sous le double contrôle de l’appareil central et de la police politique. Les dirigeants des partis des quatorze Républiques (il n’y pas de parti russe), des comités de régions, de territoires, de districts et de villes aspirent à échapper totalement au contrôle de l’appareil policier et à desserrer celui de l’appareil central afin d’acquérir une certaine autonomie de décision, que Staline stigmatisait comme du « localisme » et leur refusait. Ils veulent pouvoir jouir de leurs privilèges sans craindre les caprices mortels d’un secrétaire général et les coups de sa police politique, ils veulent se débarrasser de la peur que Staline maintenait depuis vingt ans. L’homme qui exaucera ces souhaits aura les plus grandes chances d’accéder au pouvoir. Or, vu son passé et ses fonctions, Beria n’est pas le mieux placé pour affranchir le Parti de l’étouffante tutelle de la police politique.

L’ensemble de la population est dans le même état d’esprit. Boris Drozdov, fils d’un détenu du goulag, vivant à Magadan, le décrit bien : « Quand Staline est mort, tout le monde a eu la frousse. Mon père a eu peur. Tous craignaient que Beria ne prît le pouvoir et il leur flanquait la trouille. On associait le goulag à Beria et au MVD, pas à Staline, dont beaucoup imaginaient qu’il n’avait même pas su la vérité sur les camps430. »

Le rejet de Staline commence aussitôt, d’abord discret. Dès le lendemain de ses funérailles, au présidium du 10 mars, Malenkov déclare : « Nous jugeons obligatoire de mettre fin au culte de la personnalité431. » Beria est d’accord, Khrouchtchev suit. Le 12 mars, est livrée à l’impression une réédition du dictionnaire de la langue russe d’Ojegov. Le substantif « staliniste », défini en 1952 comme « inébranlablement dévoué à la cause de Lénine-Staline », a disparu. L’adjectif « stalinien » – « qui a rapport à la construction du socialisme et du communisme sous la direction du grand chef des peuples J.V. Staline » – se réduit à la plate définition : « Qui a rapport à la vie et à l’action de J. V. Staline », et des neuf exemples antérieurs illustrant le sens de ce mot si riche n’en demeure qu’un seul, tout aussi plat.

Cette dénonciation du « culte de la personnalité » n’est pas l’embryon du futur rapport secret de Khrouchtchev au XXcongrès de février 1956. Elle concerne surtout le fonctionnement de la direction, ce que Malenkov précisera au plénum du comité central de juillet 1953 : « La question du culte de la personnalité est directement et étroitement liée au caractère collectif de la direction […] le culte de la personnalité de Staline, dans le fonctionnement quotidien de la direction, avait pris des formes et des dimensions maladives qui nuisaient à la pratique collective du travail432. » Deux exigences précises apparaissent : la convocation régulière du comité central, qui se réunit en un mois presque autant qu’au cours des douze dernières années sous Staline (cinq fois), et le refus de toute déification au profit d’un dirigeant au détriment des autres.

Le réformateur ne se trouve pas parmi les vieux staliniens endurcis – Molotov, Kaganovitch et Vorochilov –, qui ne peuvent ni ne veulent rien changer. Quel candidat, alors, pour cette fonction ? L’hebdomadaire du PC italien Vie Nuove du 15 mars 1953, publiant les noms et les photographies de ceux qui « dirigent aujourd’hui l’Union soviétique », indique dans l’ordre : Malenkov, Beria, Molotov, Boulganine, Kaganovitch et Vorochilov, c’est-à-dire les chefs du gouvernement et le président du Soviet suprême, figure purement symbolique. Pas de Khrouchtchev. Beria et Malenkov semblent les maîtres du jeu. Ils s’adjoignent Khrouchtchev, sans doute parce qu’ils sous-estiment ce personnage qui joue au simplet et semble prêt à se contenter de gérer la machine du Parti dans leur ombre, pendant qu’eux exerceront le véritable pouvoir, celui du gouvernement – Malenkov comme héritier probable, Beria comme son second.

Pendant plusieurs semaines, Beria, Malenkov et Khrouchtchev paraissent former un trio d’inséparables. Ils déambulent ensemble dans le Kremlin avant les réunions du présidium et se mettent d’accord entre eux, parfois avec Molotov, sur les propositions à soumettre, ainsi assurés d’imposer leurs vues. Khrouchtchev et Malenkov ayant remplacé le rythme de travail aberrant de Staline (de midi ou 1 heure au milieu de la nuit) par des horaires normaux, les trois hommes quittent ensemble le Kremlin, où vivent les autres dirigeants, à 6 heures du soir. La voiture de Beria lâche Malenkov et Khrouchtchev devant l’immeuble de la rue Granovski où les deux hommes habitent, puis dépose Beria à son hôtel particulier.

À peine installé à la tête du ministère réunifié, le MVD, celui-ci entreprend une vaste purge de son appareil dirigeant avant d’y placer ses créatures. Le 11, il limoge les vice-ministres de la Sécurité d’État Alexis Epichev, nommé en août 1951, Riasnoï, Lialine, Mironenko et Nikiforov ; Alexis Epichev, devenu premier secrétaire du comité régional d’Odessa, a demandé avec insistance, jure-t-il, à quitter sa fonction de vice-ministre, jusqu’à ce que Beria lâche, l’air menaçant : « Tu ne veux pas travailler avec moi ? Bon, à ton aise » ! En fait, il veut suggérer qu’il était depuis le début hostile à Beria. Selon lui, aux réunions, Beria aime à citer une phrase qu’il attribue à Staline : « Un ennemi du peuple, ce n’est pas seulement celui qui sabote, mais aussi celui qui doute de la justesse de la ligne du Parti. Des gens comme ça, il y en a encore beaucoup parmi nous, et nous devons les liquider433. » Epichev, qui sera plus tard l’un des proches de Brejnev, fabule sans doute car Beria n’a que faire de la « ligne du Parti », et son activité pendant les trois mois suivants n’aura jamais comme objectif premier, ni même second, de liquider ceux qui doutent de sa justesse.

Le 12 mars, Beria rappelle en urgence Koboulov, du Goussimz en Allemagne, où il s’engraissait depuis six ans, et le nomme premier vice-ministre de l’Intérieur. Dès le lendemain, il réunit les cadres de la Sécurité d’État et de l’Intérieur et leur annonce la fusion officielle (publiée le 15) des deux organismes en un seul ministère : « Les organes doivent avoir un seul patron434. » Il suspend les interrogatoires d’Abakoumov, mais le laisse moisir dans sa cellule. Le 14, il limoge un autre vice-ministre, I. Savtchenko, en même temps chef de la 1e direction du service spécial du comité central ; le 16 mars, il remercie un autre vice-ministre de l’Intérieur, N. Bogdanov ; à ces postes il place ses fidèles, qui se bousculent. Ainsi, Merkoulov, alors ministre du Contrôle d’État, écrit le 11 mars à Beria une lettre qui lui coûtera cher quelques mois plus tard. Se définissant comme un demi-invalide après l’infarctus du myocarde qui l’a frappé quelques semaines plus tôt, il s’enflamme : « Cher Lavrenti ! Je veux te proposer mes services : si je peux t’être utile quelque part dans le MVD, je te demande de disposer de moi comme tu le le jugeras le plus rationnel. La fonction ne joue pas de rôle pour moi, tu le sais435. »

À la réunion – certes de pure forme – du Soviet suprême le 15 mars pour valider la composition du gouvernement, c’est encore Beria qui propose Malenkov comme président du Conseil des ministres. Molotov affirmera l’avoir averti avant la réunion que la proposition devait émaner du secrétaire du comité central, Khrouchtchev, et non de lui, mais Beria a tenu à agir lui-même. Il endosse le rôle de patron et se présente comme l’homme fort de la nouvelle équipe gouvernementale, celui qui désigne le chef du gouvernement. Une telle prétention ne peut qu’indisposer ses collègues.

La mort de Staline a déchaîné les appétits des différents clans soudain libérés. Quoique formellement sous la tutelle de Malenkov, Beria a des atouts majeurs pour contrôler, voire écarter, ses rivaux de la direction collective. En tant que chef du ministère unifié de l’Intérieur et de la Sécurité, qui dispose de troupes spéciales, il contrôle théoriquement la garde du Kremlin et la garde personnelle de chacun des membres du présidium et du secrétariat du comité central, puisque c’est lui qui les désigne. Ces hommes doivent lui rendre compte des conversations et des activités des personnalités qu’ils protègent et surveillent, grâce notamment à un vaste réseau d’écoutes téléphoniques. Enfin, maître des archives du ministère de l’Intérieur, il accède aux dossiers les plus compromettants sur tous ceux contre lesquels Staline a consigné les aveux les plus délirants, arrachés par la torture à leurs anciens collaborateurs arrêtés. De plus, les troupes du ministère de l’Intérieur, amenées à Moscou pour les funérailles de Staline, y restent stationnées sur son ordre, au lieu de retourner dans leurs casernes. Leur présence suggère l’hypothèse d’une manœuvre de Beria pour s’emparer du pouvoir.

En réalité, ses forces et ses moyens sont beaucoup moins impressionnants qu’il n’y paraît ; le ministère de l’Intérieur, produit de la réunification de deux ministères séparés, n’est pas un organisme monolithique à sa botte. Certes, Beria y a nommé en hâte quelques-uns de ses fidèles aux principaux postes de direction – dont Soudoplatov et Eitingon, les deux organisateurs de l’assassinat de Trotsky, nommés chefs adjoints de deux directions clés. Mais la Sécurité d’État a été pendant près de huit ans sous la responsabilité d’Abakoumov puis d’Ignatiev, qui y ont placé à divers niveaux des hommes étrangers à Beria, qui ne lui doivent rien. Ses deux vice-ministres, Krouglov et Serov, ne lui sont que modérément dévoués. Le troisième, Maslennikov, sans doute plus, mais il n’a pas le poids des deux premiers. Le quatrième, Koboulov, lui est pour le moment fidèle.

On prétend souvent que Krouglov est lié à Malenkov et Serov à Khrouchtchev depuis son affectation en Ukraine en 1939. D’après Boris Sokolov, « si Beria s’était soudain décidé à entreprendre quelque action suspecte, ses adjoints en auraient aussitôt informé leurs patrons436 » à condition, bien entendu, que ceux-ci leur paraissent sûrs de la victoire. Car présenter quelqu’un comme l’homme d’un tel ou d’un autre, c’est introduire dans ce monde de bureaucrates cyniques, concurrents entre eux et qui se haïssent, des liens de solidarité, qui ne peuvent exister que sur la base d’un accord ou d’une entente politique. La preuve en est que TOUS les « hommes » de Beria l’abandonneront en quelques heures, sinon en quelques minutes. Ce n’étaient des « hommes de Beria » que pour autant que celui-ci assurait leur carrière et tenait la barre. De même les « hommes de Malenkov » l’abandonneront en janvier 1955, quand Khrouchtchev le démettra de la présidence du Conseil des ministres, et les « hommes de Khrouchtchev » en octobre 1964, lorsque celui-ci sera démis de toutes ses fonctions.

Krouglov et Serov ont, l’un et l’autre, commencé leur carrière dans le NKVD puis en 1939 dans le MGB sous Beria. Dans un document de 1939, adressé à Beria, Serov dénonce le comportement grossier de Khrouchtchev à son égard. Beria le défendra plus tard face à Abakoumov, qui dans une lettre à Staline de 1946 a accusé ce même Serov de malversations financières – accusation que Serov lui retournera et vraie dans les deux cas. Beria choisit Krouglov et Serov comme adjoints en mars 1953, parce qu’il pense pouvoir compter sur eux. C’est pour s’affranchir d’une telle complicité qu’après l’arrestation de Beria Krouglov se plaint devant le comité central : Beria les aurait marginalisés, lui, Serov et Maslennikov, en leur confiant seulement la gestion de la milice et des pompiers, ainsi que des questions économiques, pour les écarter du domaine propre de la Sécurité d’État et des problèmes politiques. Selon lui, Beria règle les questions importantes, surtout celles qui concernent la Sécurité d’État, seul à seul avec Koboulov. Or les vice-ministres n’avaient pas accès aux minutes du présidium. Ils n’étaient consultés que sur les questions concernant l’ancien MVD, la police quotidienne et les garde-frontières. Limités à la gestion des affaires courantes, ils ne se sentaient pas pleinement vice-ministres.

Krouglov dit sans doute vrai, car Beria ne doit guère nourrir d’illusions sur le niveau intellectuel et politique de ces fonctionnaires de la répression policière, qui, connaissant sur le bout des doigts les règles du jeu, savent estimer les chances des uns et des autres. Les cadres du ministère obéissent à Beria, parfois à contrecœur, tant qu’il est le chef ; leur dévouement ne va pas au-delà. De plus, certaines mesures prises par Beria vont en mécontenter certains.

La police politique n’a joué un rôle décisif sous Staline qu’en tant qu’instrument de contrôle pour lui et, après sa mort, pour le secrétariat du comité central, qui commande à l’armée. Or les chefs militaires détestent Beria et l’armée ne ferait qu’une bouchée des troupes spéciales du ministère de l’Intérieur.

Le contrôle des archives du ministère de l’Intérieur, qui contiennent des documents accablants sur la participation de tous les collègues de Beria au présidium – sauf les jeunes technocrates Sabourov et Pervoukhine – à l’épisode sanglant de 1936-1939, est une arme à double tranchant. Elle représente une telle menace pour eux qu’elle ne peut que les inquiéter et les pousser à se coaliser contre lui. Ses agissements, au cours des semaines qui suivent, ne les menacent certes pas directement, mais montrent qu’il peut s’en servir contre chacun d’eux. Lorsque la Sécurité d’État sera de nouveau isolée du ministère de l’Intérieur et transformée en comité (le KGB), Khrouchtchev en confiera la responsabilité à Serov, chargé notamment de détruire les preuves de sa participation aux massacres. Lui, par contre, les utilisera contre ses adversaires en 1957, puis en 1961. A posteriori, on mesure le danger que représentait pour tous, en 1953, la mainmise de Beria sur ces documents explosifs.

Beria, en plus, compte de nombreux adversaires. En débarrassant en hâte son ministère de ses tâches économiques et de la gestion de la plupart des camps du goulag, il semble concentrer son ministère sur ses seules tâches répressives, ce qui ne peut qu’inquiéter ses pairs et l’appareil du Parti. Tous les chefs politiques et militaires ont vécu, vingt ans durant, sous la menace permanente de la Sécurité d’État, qui pouvait, sur ordre de Staline, arrêter en pleine nuit, torturer et fusiller n’importe lequel d’entre eux. Ensuite, l’appareil du ministère de l’Intérieur sur place, espionne, contrôle, voire dénonce les cadres du Parti et du gouvernement ; il agit comme un pouvoir parallèle, se mêlant de tout, sans être responsable de rien. Il est donc une menace permanente pour tout cet appareil du parti, qui veut s’émanciper de sa tutelle et placer la police sous son contrôle. Khrouchtchev le perçoit mieux que les autres ; c’est lui qui va tisser les fils de l’intrigue pour écarter Beria.

En réalité, l’ambition politique de Beria dépasse le seul contrôle de ses collègues. Il est le mieux informé de l’état d’esprit réel du pays, grâce au contrôle général exercé par l’appareil policier qui fournit un état complet de la situation économique, sociale et politique du pays. Les cadres du Parti, eux, bluffent systématiquement pour se protéger des exigences et des menaces du sommet ; ils ne sont bon qu’à produire une paperasse en développement exponentiel. De plus, l’appareil du Parti est constitué d’une foule de permanents habités, d’abord et avant tout, par le souci de leur maintien en poste, puis de leur ascension au sein de l’appareil. Cet appareil avec ses multiples ramifications est un condensé de carriérisme et d’incompétence flagrante, qui suffoque même ses membres. Lorsque Piotr Chelest, directeur de l’usine d’avions de Kiev, est promu deuxième secrétaire du comité de ville du Parti en février 1954, il est aussitôt frappé par le règne de la parlote stérile : « Au début, note-t-il dans son journal, j’ai eu de la peine à m’habituer : beaucoup de conversations, de conciliabules, de conférences, de réunions, sans qu’on voie de résultat. » Les rapports des cadres du Parti, à tous les niveaux, comportent selon lui « beaucoup de mensonges, une tromperie raffinée, des promesses sans fin » jamais tenues. Quant aux débats menés par le premier secrétaire du comité régional, Grichko, ils se résument à une succession de « hurlements et menaces437 ».

Khrouchtchev souligne une conséquence de cette réalité accablante devant le comité central en 1961. Le secrétaire du comité territorial de Krasnodar, coupable d’avoir raflé 100 000 vaches aux ouvriers des sovkhozes et de les avoir fait abattre pour remplir le quota de livraison de viande à l’État, a été blâmé pour ce bluff et ce carnage, limogé… et aussitôt nommé secrétaire du comité du Parti de Kalouga. Khrouchtchev s’en indigne : « S’il a été mauvais à Krasnodar, il sera meilleur à Kalouga ? […]. Il a échoué comme premier secrétaire, et voilà qu’on le nomme deuxième secrétaire ! À Kalouga, il va évidemment remonter au rang de premier secrétaire […] Un homme a échoué et on lui retrouve une fonction dans le Parti438 ! » Mais, tout en s’indignant, Khrouchtchev ne propose pas de le révoquer ni de le renvoyer à la production. Impensable ! Il briserait les règles mêmes de cet appareil de plus en plus monstrueux et parasitaire. On y entre pour la vie, et l’on y gravit une longue suite d’échelons, sauf si l’on rompt avec ses mœurs et ses lois.

Ainsi fonctionne de haut en bas cet appareil, dont le romancier communiste hongrois Jozsef Lengyel, déporté dix-sept ans en Sibérie, écrit qu’il « ne peut se consolider que s’il écrase tous ceux qui ont la moindre valeur, honneur ou capacité personnelle. Et même ceux qui pourraient en avoir. Être soupçonné d’avoir la moindre qualité – même si la présomption est sans fondement – suffit pour qu’on vous élimine ». Lengyel voit même là un conglomérat « d’Untermenschen, des sous-produits humains, des prototypes du fonctionnaire nazi439 ».

Une fois liquidé le terrorisme instauré par Staline qui les tenait sous une tension permanente, ces apparatchiks sont assurés d’une carrière à vie, quel que soit leur degré d’incompétence. C’est ce fonctionnement que Beria menace. Beria souffre d’un dernier handicap : bien que ne dirigeant plus ni la Sécurité d’État depuis 1943, ni le ministère de l’Intérieur depuis décembre 1945, il apparait, surtout après leur fusion sous sa direction, comme le symbole de l’appareil policier, dont l’appareil du parti veut secouer la tutelle. C’est sans doute pourquoi il passe un accord avec Malenkov, homme du sérail, qu’il entend manipuler et à travers lequel il entend gouverner.

Sitôt à la tête du ministère de l’Intérieur, Beria ordonne à Soudoplatov de libérer de prison le vieux cadre du NKVD Jacob Serebrianski, accusé en 1939 d’espionnage, et sa femme. Soudoplatov lui remet même de sa part une somme d’argent. De même l’ancien membre de la garde personnelle de Staline, Kouzmitchev, arrêté le 17 janvier 1953 pour espionnage. Beria le convoque dans son bureau et lui apprend la mort de Staline. L’autre se met à pleurer. Beria ricane : « Laisse tomber. Sais-tu que c’est Staline qui a ordonné de t’arrêter440 ? » Pour la première fois, il manifeste son rejet de Staline. Ses collègues y assistent en silence et certains le lui reprochera quand il sera à terre.

Après la dictature de Staline, le cercle des dirigeants, où chacun se méfie de chacun, tente un bref moment d’instaurer une direction collective ou collégiale, qui impose certaines exigences. Malenkov, voulant jouer au chef, subit une première rebuffade dès le 12 mars. La Pravda, dans son numéro du 10 mars, a publié une photo montrant Staline, Mao Tsé-toung et Malenkov, le 12 février 1950, à la signature du traité d’amitié soviéto-chinois. Les autres dignitaires présents à cette cérémonie, sont effacés pour mieux mettre Malenkov en valeur, comme héritier légitime. Staline usait de ce système pour gommer ceux qui lui déplaisaient des photos officielles. Le rédacteur en chef du journal, Chepilov, est blâmé et Malenkov averti d’emblée qu’il n’a ni les mêmes droits ni les mêmes pouvoirs que Staline.

La direction collective n’est pas non plus compatible avec la double fonction assumée par Malenkov de président du Conseil des ministres et de premier secrétaire du comité central qui, réuni le 14 mars, le libère de cette dernière charge, « à sa demande ». Malenkov pense sans doute, comme Beria, que l’appareil du gouvernement continue à l’emporter sur celui du Parti et accepte sans résister de renoncer à une fonction, à ses yeux désormais secondaire. Le comité central réélit un secrétariat restreint, formé de Pospelov, Souslov, Ignatiev (dont Beria veut la peau et qu’un plénum réuni le 6 avril limogera), Chataline (proche de Malenkov) et Khrouchtchev, seul représentant du secrétariat du comité central à appartenir en même temps au présidium, dont les autres membres appartiennent seulement au gouvernement. L’appareil du gouvernement semble dominer largement celui du Parti. Si le poste de premier secrétaire du comité central n’est attribué à personne, Khrouchtchev, de facto, en assure déjà la fonction.

Malenkov paraît tenir les rênes et le croit : il fait repeindre à neuf, aménager et restaurer luxueusement pour lui l’appartement que Staline occupait (rarement) au Kremlin. S’installer au domicile du Père des peuples, c’est prétendre occuper sa place politique.

Les spécialistes étrangers partagent son optimisme. Dès la fin de 1953, André Pierre publie un Malenkov ou le nouveau visage de la Russie. L’Américain Henri Schapiro, directeur pendant vingt ans du bureau de l’United Press à Moscou, signe au début de 1954 L’URSS après Staline, où il développe cette analyse : « Son avènement au pouvoir constitue en soi une seconde révolution » et il ajoute : « Le régime de Malenkov est le plus populaire qu’on ait vu depuis Lénine […] La légende de Malenkov est déjà établie […] Elle grandit avec chaque nouvelle réforme441. »

Pourtant Malenkov n’est pas taillé pour tenir la barre. Cet homme de bureau, longtemps simple exécutant docile et instrument de Staline, chargé de transmettre ses directives et de contrôler leur application, manquait de certaines qualités nécessaires à un chef politique. Selon Molotov, « c’était un très bon exécutant, un “téléphoniste” […] ; il était toujours au téléphone. […] Les questions organisationnelles et administratives, la répartition des cadres, cela, c’est Malenkov. Transmettre des décisions sur place, passer un accord […]. Il faisait pression ». Mais, « sur les questions essentielles il gardait le silence. Il n’avait jamais dirigé une organisation du Parti, à la différence de Khrouchtchev, qui l’avait fait à Moscou, en Ukraine442 ».

Mikoyan le décrit comme « un homme de faible volonté », souvent silencieux dans les réunions et aux repas chez Staline. Mais, lorsque celui-ci prenait la parole, Malenkov sortait de sa poche un carnet où il notait pieusement ses paroles. Une telle attitude d’élève docile prépare mal à la lutte pour le pouvoir. Son visage montre une mollesse, jugée féminine par ses pairs, qui gagne au fur et à mesure qu’il s’empâte. Son pouvoir n’est, en réalité, que l’ombre portée de celui de Staline, dont la mort le laisse en suspens. Dans l’incapacité de tenir les deux leviers du pouvoir, il abandonne le second au bout de dix jours. Or le bonapartisme bureaucratique impose une même main sur les deux leviers : Bonaparte ne supporte pas un clone. Staline n’en avait pas. Khrouchtchev, puis Brejnev, concentreront les deux fonctions. Gorbatchev, secrétaire général du PCUS, se fera élire président de l’Union soviétique. Partisan d’assouplir le système, Malenkov n’est pas un homme d’initiative et se contente d’abord d’affirmer son accord avec Beria, dont le comportement se fait de plus en plus cassant, voire brutal au fil des semaines.

Beria, lui, cherche non à prendre le pouvoir, mais à imposer sa politique à des collègues et rivaux plus ou moins poussifs ou réticents, sans propositions cohérentes à lui opposer. Il s’attaque sans tarder à une partie de l’héritage de Staline, cependant qu’il s’emploie à en prolonger et renforcer un autre aspect : la suprématie de l’appareil de l’État sur celui du Parti. Pour ce faire, il s’efforce de déplacer le centre du pouvoir du comité central et de son secrétariat vers le Conseil des ministres. Molotov en témoigne : « À partir du mois de mars […] toutes les questions de politique internationale du Parti passèrent au présidium du Conseil des ministres […]. Tout cela se fit sous la pression de Beria443 » avec la complicité de Malenkov.

Le secrétaire du PC hongrois, Rakosi, parlant de ce choix de Beria, dit qu’il ne pouvait étonner les « camarades soviétiques », puisque Staline l’avait fait lui-même. « Huit mois avant sa mort, rappelle-t-il, lors d’un dîner du présidium du comité central qui, dans les conditions d’alors, faisait office de réunion du présidium ou le remplaçait, Staline m’avait expliqué en détail qu’il fallait mettre au premier plan, de façon plus active, l’importance du pouvoir d’État444. »

Sans doute trop sûr du pouvoir que lui confère le contrôle de la police, chez qui pourtant il va se faire des ennemis au fil des semaines, Beria part tambour battant, multiplie les initiatives, bouscule l’appareil ossifié hérité de Staline, avec une précipitation que ses adversaires dénonceront plus tard et qui sera une cause de sa perte. Il ne se passe quasiment pas de semaine où il ne propose une décision au Conseil des ministres.

D’abord, un premier train de mesures vise à décrisper un régime paralysé par la crise économique, sociale et politique. Pour commencer, il bloque la purge préparée par Staline : le 13 mars, il constitue une commission d’enquête interne au ministère de l’Intérieur composée de Krouglov, Koboulov et Goglidzé, subdivisée en quatre sous-commissions chargées de réviser quatre affaires : celle des « médecins-assassins », celle de l’« organisation contre-révolutionnaire sioniste » au sein de la Sécurité d’État dont plusieurs responsables, à commencer par Abakoumov, ont été arrêtés en août 1951, celle des dirigeants de l’artillerie au ministère de la Guerre, arrêtés en 1952, et celle de l’affaire des « nationalistes mingréliens », où sont visés des membres de la Sécurité d’État de Géorgie. La commission doit rendre ses conclusions à Beria dans un délai de deux semaines. Quatre affaires à examiner en deux semaines… Beria et ses trois hommes savent évidemment à quoi s’en tenir sur ces quatre affaires truquées et leurs conclusions sont déjà prêtes. Ce même jour, Beria crée une commission chargée de réexaminer la déportation de citoyens géorgiens hors de leur république.

Les travaux ont à peine eu le temps de commencer que, le 18 mars, Beria charge deux de ses proches, Goglidzé, pourtant déjà membre de la première commission, et Vlodzimirski, assistés du chef de la 5e direction du ministère de l’Intérieur, de réexaminer l’affaire dite des aviateurs, qui avait débouché en 1946 sur l’arrestation du commissaire à l’Industrie aéronautique Chakhourine, du maréchal Novikov, commandant des forces armées aériennes soviétiques, et de certains de leurs collaborateurs, tous accusés d’avoir livré des avions de mauvaise qualité, montrant une tendance fâcheuse à s’écraser au sol. Là encore, les deux hommes doivent rendre leurs conclusions dans un délai de deux semaines. Là aussi, Beria connaît donc la réponse.

La veille, le 17 mars, il a soumis à Malenkov une note préparée par Krouglov dès le 6 mars, avant même sa nomination officielle comme ministre. Il propose de transférer les chantiers gérés par le goulag aux ministères industriels concernés et les camps de travaux correctifs au ministère de la Justice. Au total, les quatre cinquièmes du goulag sortiront de la tutelle du ministère de l’Intérieur, qui gardera seulement les « camps spéciaux destinés à l’internement des criminels contre l’État particulièrement dangereux et ceux des criminels de guerre parmi les anciens prisonniers de guerre445 ». La décision est ratifiée dès le lendemain par le Conseil des ministres.

Le 21 mars, Beria propose au présidium du Conseil des ministres d’annuler plus de vingt projets grandioses, prévus dans le plan quinquennal en cours et dont les chantiers déjà ouverts utilisent en majorité une main-d’œuvre de détenus du goulag. La liste est impressionnante : barrages, voies de chemin de fer (dont la ligne Tchoum-Salekhard-Igarka, ébauchée par des déportés et qui, vu son inutilité, restera à jamais inachevée), routes, deux raffineries, plusieurs canaux (dont le grand canal du Turkménistan, au coût pharaonique estimé de 30 milliards de roubles et à l’utilité mystérieuse, et le canal Volga-Oural), un centre hydraulique sur le cours inférieur du Don, une usine chimique, un chantier naval.

Ces projets exigeaient des investissements gigantesques, donc une ponction supplémentaire sur la population. Les travaux supprimés sont estimés à 49 milliards de roubles – somme à consacrer aux besoins les plus criants de la population – sur un budget global pour grands travaux de 105 milliards, soit près de la moitié.

Deux jours plus tôt, il a pris une initiative manifestant une certaine désinvolture à l’égard des règles de la nomenklatura, qu’il feint encore de respecter. Le 16 mars, dans une note à Khrouchtchev, il demande de « confirmer, comme ministres de l’Intérieur des Républiques et chefs des directions territoriales et régionales du MVD », une liste de 82 généraux et colonels du ministère de l’Intérieur, avec leurs fonctions prévues. Puis il poursuit : « Par la suite, il peut apparaître nécessaire d’effectuer quelques changements dans ce contingent ; mais, hormis cela, il est indispensable de confirmer les camarades présentés. » La note est signée Beria446, sans indication de sa fonction, contrairement aux règles strictes de la bureaucratie. Khrouchtchev, qui n’a plus qu’à valider, trouve sans doute la pilule amère. Certes, en apparence Beria respecte les formes. Mais l’initiative vient de lui, non du secrétariat. C’est ce renversement du rapport entre l’appareil du gouvernement et celui du Parti que Khrouchtchev et ses alliés qualifieront de « complot de Beria », pour récupérer le pouvoir.

Afin de présenter au Conseil des ministres des propositions sur des questions qu’il connaît mal, à la fin de mars 1953 il convoque son adjoint Ordyntsev : « Il est impossible de continuer à travailler à l’ancienne » (c’est-à-dire en remplaçant la connaissance des dossiers par le bluff et les slogans) ; « il faut maintenant que je m’occupe de nombreux problèmes nouveaux pour moi ; je dois donc renforcer mon appareil et engager des assistants dans divers secteurs, qui m’aideraient à comprendre les sujets et à préparer des dossiers pour le gouvernement447 ». L’un traitera les questions agricoles, l’autre les questions industrielles. Beria se choisit ensuite un expert de politique étrangère, son vieux secrétaire Charia, dont la compétence, toute relative, se réduit à un voyage à Paris en 1945, mais qui est polyglotte. Pour la politique intérieure, il désigne Lioudvigov, son assistant depuis 1936. Voilà un bien modeste cabinet pour affronter tant de problèmes.

Il invite ses assistants à lui préparer des dossiers sur toutes les questions, jusques et y compris les livraisons de fruits ou l’élargissement des emblavures dans les républiques caucasiennes. À la fin de juin 1953, juste avant son arrestation, il demande encore à Ordyntsev de lui trouver un économiste capable de l’orienter sur les problèmes économiques des « démocraties populaires ». Ce n’est pas du ressort du ministre de l’Intérieur, mais, après tout, il est vice-président du Conseil des ministres…

En même temps, Beria prépare un vaste projet d’amnistie des détenus. Le 24 mars, il soumet au présidium un document affirmant que, sur 2 526 042 détenus, le goulag ne compte que « 221 435 criminels particulièrement dangereux pour l’État (espions, saboteurs, terroristes, troskystes, socialistes-révolutionnaires, nationalistes et autres) détenus dans les camps spéciaux ». Il estime les victimes des décrets économiques de juin 1947 sur les atteintes à la propriété kolkhozienne à 1 241 919 détenus, dont « 238 000 personnes âgées de plus de 50 ans », sur lesquelles « environ 198 000 détenus souffrent de graves maladies incurables et sont absolument inaptes au travail448 ».

Sa motivation est purement économique : le goulag et son travail forcé coûtent plus cher qu’ils ne rapportent. Pour se débarrasser de cette main-d’œuvre non rentable, il fait amnistier le 27 mars 1953 tous les détenus condamnés au maximum à une peine de cinq ans de détention. La Pravda du 28 mars publie un décret signé Vorochilov, président du Soviet suprême, ordonnant la libération de 1 200 000 détenus. Cette amnistie, comme les suivantes jusqu’à la fin des années 1980, laisse derrière les barbelés les détenus politiques, qui effraient le régime.

L’amnistie aurait sans doute pu être plus large. En 1954, un an après la libération de cette main-d’œuvre inefficace de malades, invalides, gens âgés, les frais d’entretien du goulag sont encore estimés à 7,3 milliards de roubles, pour une production de 7,1 milliards. La différence peut paraître mince, mais le chiffre de 7,1 milliards, gonflé à chaque étape de la transmission des chiffres, ne tient pas compte de la qualité extrêmement basse de la production réalisée, parfois inutilisable. L’année suivante, le 3 septembre 1955, un décret du Soviet suprême décidera « la libération anticipée […] des invalides, gens très âgés, des individus souffrant de maladies graves, des femmes enceintes ou ayant des enfants en bas âge449 » qui peuplaient donc encore les camps et les prisons après l’amnistie de 1953.

Cette amnistie illustre la précipitation avec laquelle Beria agit et bouscule ses collègues. En deux semaines, il fait libérer plus d’un million de détenus, sans la moindre préparation, sans qu’aucune mesure pratique ait été prise ni même étudiée sur les modalités de leur transfert des camps : ni pour aller où, ni comment, ni par quels moyens de transport. Beria ne s’en soucie pas. De plus, le séjour dans les camps et la dureté de l’existence y ont souvent transformé des victimes innocentes en petits voyous et bandits dégoûtés du travail et qui, une fois libérés, s’éparpillent dans les villes russes et y multiplient vols et agressions. Du coup, une mesure rationnelle se transforme en fléau, que ses pairs, alertés par les protestations de la population, vont utiliser contre lui.

Enfin, avec cette amnistie qui libère 40 % des déportés du goulag et en annonce une prochaine, vu le nombre de détenus inaptes au travail qui y séjournent encore, des dizaines de milliers de gardes se sentent menacés. À la mort de Staline, ils étaient près de 250 000 à assurer l’encadrement au goulag. L’amnistie réduit brutalement leur nombre. Or ces gardes-chiourme sont inaptes à un retour dans la vie civile. Ils ne savent que menacer, hurler, tirer, voler les déportés et boire. Ils ne veulent ni ne peuvent s’astreindre à aucun travail. Ce phénomène est admirablement étudié dans le roman de Gueorgui Vladimov, Fidèle Rouslan, à travers le destin d’un chien de garde, renvoyé après la fermeture du camp et qui, ne sachant que gronder et mordre, incapable de s’adapter à la vie normale, s’attaque aux ouvriers qui ont remplacé les détenus et finit par mourir, l’échine brisée, le crâne fendu par ces travailleurs libres, dont il ne comprend ni les gestes ni les mobiles. Certes, le sort des gardes-chiourme renvoyés dans la vie active ne sera pas aussi tragique, mais leur changement de statut signifie pour eux une dégradation.

En même temps, l’amnistie n’apporte pas à Beria la moindre popularité auprès des familles des libérés. En effet, si c’est lui qui l’a proposé, le décret est signé du président du Soviet suprême, Vorochilov, et la population ignore qu’il en est l’inspirateur.

En 1957, Khrouchtchev, qui, n’avait rien objecté en mars, reprochera à Beria de n’avoir proposé une amnistie que pour les condamnés de droit commun : « Il voulait abandonner les détenus politiques là où ils avaient été déportés : sans droit de revenir dans les lieux d’où ils avaient été déportés. » Selon lui, Beria craignait le retour des « centaines de milliers de gens arrêtés injustement et déportés sur des accusations politiques […]. Il pressentait que tôt ou tard, on l’arrêterait pour ces crimes ». La version sténographiée de son discours est plus brutale : « Il savait que, dès qu’ils reviendraient, ils l’étrangleraient450. » Les politiques libérés à dater de 1954 n’ont pas étranglé leurs anciens bourreaux, ils ont même tenté de se réintégrer dans la société, sans bruit et sans fureur.

Beria fait feu de tout bois : le 2 avril, il adresse à Malenkov pour toute la direction une lettre dénonçant le meurtre du président du comité antifasciste juif, Mikhoels, cinq ans plus tôt. Il y accuse l’ancien vice-président du ministère de la Sécurité de l’URSS, Ogoltsov, et l’ancien ministre de la Sécurité de Biélorussie, Tsanava, d’avoir « sur instruction du ministre de la Sécurité, Abakoumov, mené à terme une opération illégale de liquidation physique de Mikhoels ». Son rapport ne contient pas moins de dix mots pour dire « assassiner ». Il met directement en cause Staline, au mépris des règles de la nomenklatura qui exigent qu’à la rigueur on critique les « instances », mais sans toucher au nom immaculé du Guide.

En effet, il cite les aveux d’Abakoumov, à qui, lors de son procès en décembre 1954, on interdira de prononcer le nom sacré de Staline, mais qui écrit alors : « En 1948, le chef du gouvernement soviétique Staline m’a chargé d’une mission urgente : organiser rapidement la liquidation physique [de Mikhoels]. » Staline, apprenant que celui-ci était arrivé à Minsk, « ordonna aussitôt d’effectuer la liquidation de Mikhoels […] ; une fois Mikhoels tué, rapport en fut fait à Staline, qui apprécia hautement cette mesure451 ». Beria fait emprisonner Ogoltsov et Tsanava pour cet assassinat. Tsanava mourra en prison, accusé en plus d’appartenir au complot monté par Beria pour s’emparer du pouvoir.

Le 3 avril, Beria propose au présidium de dénoncer l’imposture du « complot des médecins ». Le présidium accepte. Le surlendemain 4 avril, la Pravda et les Izvestia publient un communiqué affirmant que le « complot des médecins » était une fabrication et que les médecins, dont les aveux avaient été « obtenus […] par des moyens d’enquête inadmissibles, strictement interdits par la loi soviétique », étaient innocents. Les enquêteurs qui ont agi ainsi « ont été arrêtés et inculpés ». Beria signe ce communiqué, adopté la veille par le présidium, et s’attribue ainsi le mérite d’une décision collective. Ce petit coup de force ne peut qu’attiser la méfiance de ses collègues.

C’est un coup de tonnerre : pour la première fois, le régime dénonce les pratiques de sa police politique et annonce la punition des coupables pour abus de pouvoir. Les critiques qui avaient été formulées lors de l’élimination de Iejov, en 1938, avaient un caractère beaucoup plus vague. De plus, chacun sait dans le Parti que les campagnes répressives ont été décidées par Staline, le « patron » ! Par ricochet, le communiqué écorne donc son image, un mois à peine après sa mort. Sur le site nucléaire d’Arzamas-16, les collègues de Sakharov, mis au courant, exultent de joie : « Est-il possible que nous y soyons enfin ? » balbutie l’un d’eux. Un autre s’exclame : « Quand même, c’est notre Lavrenti Pavlovitch [Beria] qui a compris tout cela. » Sakharov commente : « Il semblait qu’une ère nouvelle commençait452. »

Beria, par son communiqué, dresse contre lui une partie de l’appareil du MVD, à commencer par les enquêteurs qui ont torturé les 37 médecins et dont seul un petit nombre a été arrêté. Après l’arrestation de Beria, plusieurs cadres du MVD déclarèrent que « les enquêtes menées sur un groupe de médecins, en particulier sur Vovsi et Kogan, furent interrompues illégalement ». Ils protestent : « La commission formée sur l’ordre de Beria […] ne prit en compte ni les preuves techniques, ni les données sur les déclarations terroristes de ces ennemis, ignora les conclusions de la commission d’experts, et les appels des individus arrêtés ne furent pas étayés de documents. Les membres de la commission organisèrent des confrontations illégales avec les individus arrêtés, lorsque ces derniers se refusaient à revenir sur leurs déclarations. » Ils accusent un membre de la commission d’avoir passé « un accord direct avec la femme de Vovsi arrêtée, en lui donnant les instructions précises pour rédiger des calomnies et couvrir de boue les organes d’enquête ». Plusieurs enquêteurs prétendent que « l’activité hostile des médecins Vovsi et Kogan [deux juifs !] a été démontrée ». Ils demandent donc « de revoir la décision prise de les libérer », et « d’écarter les médecins libérés de leurs fonctions à la direction sanitaire du Kremlin »453. La liquidation du pseudo-complot des médecins a abouti à susciter la haine des enquêteurs-bourreaux, surtout des antisémites convaincus, pour Beria.

Deux ans plus tard, Vassili Staline, dont, il est vrai, l’avis n’intéresse personne, condamnera l’initiative : « Il ne fallait pas faire cela [publier une telle déclaration] car elle ne servait à rien d’autre qu’à donner du grain aux provocateurs et aux ordures454. »

Encore ce même 4 avril, Beria rédige une note interne, envoyée le même jour à toutes les instances du ministère de l’Intérieur, dans les Républiques, les provinces et les territoires, qui dresse un peu plus contre lui de nombreux cadres de l’ancienne Sécurité d’État. Il y dénonce, en effet, et interdit explicitement l’emploi de la torture au cours de l’instruction.

La note condamne les méthodes du ministère de la Sécurité d’État, dirigé par Abakoumov jusqu’en juin 1951 puis par Ignatiev, accusé d’avoir « grossièrement violé les lois soviétiques, arrêté des citoyens soviétiques innocents, falfsifié des documents d’instruction, largement utilisé divers moyens de tortures, sauvagement battu des détenus, de leur avoir imposé des menottes fermées dans le dos pendant des jours entiers, parfois pendant plusieurs mois, de les avoir privés de sommeil, enfermés nus dans un cachot glacial, d’avoir organisé le passage à tabac des détenus dans des pièces aménagées à cet effet de la prison de Lefortovo et dans des prisons intérieures, par un groupe spécial d’individus sélectionnés dans le personnel de la prison en appliquant tous les modes possibles de tortures ».

« Ces méthodes utilisées par des “enquêteurs-falsificateurs” ont mené des détenus innocents à avouer des crimes imaginaires et détourné la Sécurité d’état du combat contre les vrais ennemis de l’État », conclut la note.

En conséquence, Beria ordonne :

« 1. D’interdire catégoriquement dans les organes du ministère de l’Intérieur, vis-à-vis des individus arrêtés, toute mesure de coercition et de pression physique ; d’observer strictement les dispositions du code de procédure pénale en matière d’instruction ;

« 2. De liquider, à Leforotovo et dans les prisons intérieures, les pièces spécialement aménagées pour appliquer aux individus arrêtés des mesures de pression physique et de détruire tous les instruments utilisés pour appliquer les tortures ;

« 3. D’informer tout le personnel opérationnel des organes du ministère de l’Intérieur du présent arrêté et de les prévenir que désormais la violation de la légalité soviétique entraînera de sévères sanctions, allant jusqu’à la traduction devant un tribunal, non seulement des coupables directs, mais aussi de leurs responsables455. »

En 1938 déjà, l’arrivée de Beria à la tête du NKVD s’était accompagnée de la dénonciation des méthodes attribuées à Iejov, non nommé. En janvier 1939, une commission d’enquête composée de Beria, Malenkov et Andreiev concluait ses investigations sur le constat que « les méthodes d’enquête étaient dénaturées de la façon la plus criante ; on pratiquait sans distinction les passages à tabac massifs vis-à-vis des détenus pour obtenir d’eux des dépositions et des “aveux” truqués456 ». Mais à cette date les trois hommes obéissaient à un ordre de Staline pour disqualifier Iejov, et réguler – comme le signifie la précision « sans distinction » – la purge et l’emploi de la torture, et non à l’interdire comme fait cette fois Beria.

Si la publication dans la Pravda du communiqué dénonçant le complot des médecins et réhabilitant les accusés peut être interprété comme un coup de publicité personnelle, le décret « ultrasecret », qui heurte des centaines de cadres du MVD ne peut être interprété dans le même sens.

Cet arrêté secret vise Ignatiev et, par ricochet, ceux qui l’utilisent ou le soutiennent : Malenkov et surtout Khrouchtchev, qui manifeste une vive sympathie pour l’ancien ministre de la Sécurité d’État auquel il assurera une fin de carrière paisible en le nommant premier secrétaire du comité régional de Tartarie, puis de Bachkirie, avant de le faire réélire au comité central à la fin du congrès de février 1956. Il plaint dans ses mémoires cet homme « très malade qu’une crise cardiaque avait failli tuer ». Khrouchtchev exagère ; Ignatiev vivra encore trente et un ans après l’affaire des médecins et ne mourra qu’en 1983. Il ajoute : « C’était un homme de caractère doux, aimable et que l’on aimait bien. Nous connaissions tous son état de santé. Pourtant Staline avait l’habitude de le réprimander méchamment en notre présence. […] Fou de rage, hurlant contre Ignatiev, le menaçant, il lui ordonnait de jeter les médecins aux fers, de les battre jusqu’à les réduire en bouillie, en poudre457. » En un mot le ministre de la Sécurité d’État serait une victime. Il faut tout l’aplomb de Khrouchtchev pour raconter une telle histoire à dormir debout.

Pourtant, le 6 avril, un second communiqué annonce qu’Ignatiev est chassé du secrétariat du comité central, à qui Beria a arraché cette décision. Un secrétaire du comité central chassé de son poste après avoir été mis en cause par un communiqué du MVD suggère que Beria veut et peut subordonner l’instance suprême du Parti aux décisions du gouvernement.

Nouveau coup le surlendemain, 8 avril. Beria adresse à Malenkov et à Khrouchtchev une note dénonçant la fabrication du prétendu complot nationaliste mingrélien, qui après enquête apparaît, écrit-il, « une invention provocatrice de l’ancien ministre de la Sécurité d’État de la république de Géorgie, Roukhadzé, et de ses protecteurs du ministère de la Sécurité d’État de l’URSS » – donc encore d’Ignatiev et de son équipe. Beria en fait le récit détaillé. « Alors que Staline [dont le nom est laissé en blanc partout dans le document tapé à la machine par sa secrétaire, puis ajouté à la main par Beria lui-même] se trouvait en vacances en Géorgie au cours de l’automne 1951 », Roukhadzé lui présenta les difficultés politiques et économiques comme « le résultat de l’activité hostile souterraine d’un groupe de nationalistes mingréliens, inventé par lui. Joseph Staline prit pour argent comptant l’élucubration provocatrice de Roukhadzé, sans la soumettre à la vérification indispensable ».

Beria passe ensuite d’un Staline « induit en erreur » à un Staline qui prend l’initiative : « Il téléphonait régulièrement à Tbilissi […], exigeait un compte rendu du développement de l’instruction, l’accélération des processus et l’envoi des procès-verbaux d’interrogatoire à lui-même et à Ignatiev. » Enfin, il faisait torturer les victimes : « Joseph Staline, insatisfait des résultats de l’enquête, exigeait l’application de mesures de pression physiques contre les accusés afin d’obtenir d’eux l’aveu de leur activité d’espionnage et de diversion458. » Beria décrit minutieusement les procédés : coups répétés, bras menottés dans le dos nuit et jour, privation totale de sommeil pendant des semaines entières, bastonnades, torture par la faim (250 grammes de mauvais pain et un peu d’eau pour toute une journée). Pour faire craquer l’ancien ministre de la Justice de Géorgie, Rapava, les tortionnaires ont amené sa femme, avec laquelle il était en train de divorcer, dans la cellule voisine de la sienne et l’ont rouée de coups, contraignant Rapava à entendre ses gémissements, puis ses hurlements de douleur.

Beria va plus loin en dénonçant la déportation, organisée par la Sécurité d’État pendant l’été 1952, de 11 200 Mingréliens au Kazakhstan : « On a littéralement enlevé en pleine rue des gens, dans leur majorité absolument innocents, et on les a déportés avec les membres de leur famille, dans un grand nombre de cas sans presque aucun moyen de subsistance459. » C’est exactement le sort qu’il avait lui-même fait subir aux Allemands de la Volga en 1941, et aux peuples du Caucase en 1943 et 1944. Il sait donc de quoi il parle. Il demande que la condamnation du prétendu complot nationaliste mingrélien soit annulée, que tous les condamnés, dont Baramia, Rapava et Charia, soient libérés et réhabilités, que la décision de déporter les 11 200 Mingréliens soit abrogée, que le ministère de l’Intérieur soit chargé de les rapatrier chez eux et que le Conseil des ministres de Géorgie leur restitue leurs biens. Évidemment, il se met à dos les cadres de la Sécurité qui ont orchestré tortures et déportations, et qui ont sans doute pillé quelques biens laissés en déshérence.

Deux jours plus tard, Beria a gagné. Le 10 avril, le présidium annule ses « décisions antérieures prises sous Staline […] sur le prétendu complot nationaliste mingrélien ». Il décide de libérer immédiatement les accusés et, plus généralement, d’approuver « les mesures prises par le MVD pour corriger les conséquences des violations de la légalité »460. Le texte est adopté par Malenkov, Molotov, Vorochilov, Khrouchtchev, Kaganovitch, Boulganine et Mikoyan. Beria ordonne en même temps à Koboulov de sortir Timour Chavdia de sa prison pour vérifier la légalité de sa condamnation à vingt-cinq ans de prison, neuf mois plus tôt. Peu après, cette démarche imprudente lui sera imputée comme tentative de réhabilitation d’un traître.

Beria fait un pas de plus publiquement. Le 10 avril, en effet, les Izvestia annoncent la comparution prochaine devant un tribunal des « fonctionnaires » coupables d’avoir porté de fausses accusations contre les médecins, c’est-à-dire Rioumine et ses adjoints. Or, par rapport au nombre de médecins arrêtés (37), le nombre d’enquêteurs visés dépasse la soixantaine. Le même jour, sous le titre « La légalité socialiste est inviolable », la Pravda s’en prend à la Sécurité d’État, accusée de s’être rendue coupable, dans l’affaire des médecins, d’« arbitraire et d’abus de pouvoir », et d’avoir « orchestré une provocation dont les victimes étaient d’honnêtes citoyens soviétiques, d’illustres représentants de la science soviétique […]. L’ancien ministre de la Sécurité d’État, Ignatiev, a fait preuve de cécité politique et de légèreté […]. Les pièces qui ont conduit à l’arrestation des médecins étaient des faux et les aveux ont été obtenus sous la torture ». La « torture », ce n’est pas la première fois que la Pravda utilise ce mot, mais jusque-là, il s’appliquait aux horreurs de la Gestapo. C’est la première fois qu’il évoque les pratiques de la Sécurité d’État soviétique.

Le décret du 4 avril, et les articles des 4 et surtout du 10 avril ne peuvent que mécontenter les vieux cadres de la Sécurité d’État, souvent simples bourreaux à la psychologie de primates, habitués à cogner les « ennemis du peuple », en général fabriqués par eux-mêmes, à les obliger à ramper, à s’agenouiller ou à rester debout des heures durant, sous les insultes, les injures et les coups. Ces plaisirs sadiques favoris des enquêteurs, expression de leur domination sur la victime, sont pour eux, avec les beuveries, le « socialisme réalisé » en marche. Beria leur interdit soudain ces plaisirs et menace de sanctionner ceux qui s’y livreraient. En dressant contre lui des centaines de bourreaux installés dans l’appareil de son ministère, voire à des postes clés, il affaiblit son contrôle sur cet appareil, sans en tirer aucune contrepartie en terme de popularité : en effet, le décret du 4 avril reste interne au MVD, dont les cadres ne risquent pas de l’ébruiter auprès de leurs victimes, et l’article du 10 avril engage la seule Pravda.

Dans la foulée des « médecins », Beria propose de réhabiliter les condamnés du comité antifasciste juif mais se heurte à une réticence compréhensible. Malenkov avait été directement impliqué dans leur liquidation. C’est lui qui avait transmis au juge Cheptsov l’ordre d’appliquer la décision du bureau politique condamnant à mort les accusés, sauf la biologiste Lina Stern, dont Staline comptait un jour utiliser les services. Malenkov a toutes raisons de redouter les initiatives de Beria, dont la proposition s’insère pourtant logiquement dans le rejet de l’héritage terroriste de Staline ; les condamnés du comité antifasciste juif seront réhabilités le 22 novembre 1953, au moment même où se clôture l’instruction du procès Beria. À cette date, c’est Khrouchtchev qui place cette mine sous les pieds de Malenkov, dont il prépare la mise à l’écart.

C’est peut-être à ce moment-là que naît en Khrouchtchev la décision d’éliminer Beria et d’en convaincre les autres dirigeants. La tâche n’est pas si compliquée qu’il le prétend : Molotov et Kaganovitch, ultrastaliniens, ont depuis les années 30 été toujours partisans de la torture et du poteau d’exécution. Vorochilov n’a rien contre. Malenkov les a couverts à plusieurs reprises, en particulier à Leningrad. Enfin Molotov, Kaganovitch et Vorochilov sont choqués par les insolences de Beria contre leur ancien maître.

Beria, en effet, s’attaque à Staline, d’abord discrètement, puis plus brutalement. L’écrivain informateur de la Sécurité d’État, Iouri Krotkov, raconte, dans ses souvenirs publiés après sa fuite aux États-Unis, les propos de Tchiaoureli, le réalisateur du film grandiloquent La Chute de Berlin, à la gloire de Staline, qui, à l’occasion, buvait un ou plusieurs verres avec lui. Peu après la mort du maréchal, il rédige un scénario sur sa vie et se précipite chez Beria, avec qui il avait jusqu’alors d’excellents rapports. À sa grande stupeur, Beria rejette son projet en hurlant : « Oublie ce fils de chien ! Staline était une canaille, un salaud, un tyran ! Il nous faisait tous trembler de peur. Un vampire ! Il opprimait le peuple entier par la peur ! C’est là seulement que résidait sa force. Par bonheur nous en sommes débarrassés. Que le royaume des cieux accueille cette vermine461 ! » Quelques mois plus tard, Tchiaoureli est exclu du PCUS et envoyé en exil à Sverdlovsk remplir d’humbles tâches de technicien dans un studio de cinéma de province. Il paie la part qu’il a prise au culte de Staline. On ne saurait mieux illustrer la profondeur de la haine de Beria pour Staline, même si elle s’exprime en tête à tête, avec une violence interdite à une expression publique.

Beria arrêté, ses proches collaborateurs insistent tous sur cette haine. Lioudvigov déclare : « Après la mort du Guide […] Beria le dénigrait et proférait des déclarations sacrilèges à son égard. Après mars 1953, […] il se permit même une attaque calomniatrice en le qualifiant de “grand falsificateur”. […] Beria faisait tout pour rabaisser son rôle en tant que dirigeant et théoricien du parti communiste et de l’État soviétique462. » Certes Lioudvigov est prêt à accabler son ancien patron pour sauver sa peau – et il y parviendra – mais d’autres témoignages vont dans le même sens.

Ancien membre du bureau politique, Andreiev s’indigne au comité central de juillet 1953 : « Beria voulait enterrer le nom du camarade Staline463. » Kaganovitch l’accuse d’avoir voulu empêcher que l’on cite son nom après ceux de Marx, Engels et Lénine dans les classiques du marxisme et ajoute, choqué : « Il a commencé par attaquer le parti en attaquant Staline. Alors que ce dernier gisait encore dans la salle des Colonnes, il a commencé à préparer son coup d’État, il a commencé à renverser Staline mort, à le salir, à raconter : voilà ce que Staline disait sur toi, etc.464. »

Les qualificatifs grandiloquents qui accompagnaient jadis le nom de Staline tendent à disparaître. De la fin mai à la fin juin, son nom n’est cité qu’une seule fois dans les éditoriaux de la Pravda. Ce n’est pas dû seulement à Beria. Malenkov et Khrouchtchev sont d’accord avec lui sur ce point.

Le nom de Staline est donc désacralisé. Beria fait même un pas de plus, de façon discrète, mais éloquente : six semaines après sa mort, le 28 avril, il fait arrêter, Vassili qui, en état d’ivresse à peu près permanent, ne cesse de clamer partout que son père a été assassiné par ses proches collaborateurs et se déclare prêt à rencontrer les correspondants de presse étrangers. Beria l’enferme à la prison de Lefortovo et confie l’instruction de son affaire à Vlodzimirski, qui s’occupe de Vassili pendant deux mois sans le soumettre aux passages à tabac brutaux dont il était coutumier. Il ne peut traiter comme un banal détenu le fils de Staline, dont les interrogatoires sont transmis régulièrement à Beria, Khrouchtchev et Malenkov. Le fils de Staline en prison, c’est signe que les temps ont changé, même si seuls les hauts dignitaires en sont discrètement informés. La mort de Beria, les tensions internes dans la direction, repousseront le procès de Vassili à 1955. Il sera condamné à huit ans de prison, pour propagande et agitation antisoviétique (un comble pour le fils de Staline !), abus de pouvoir dans l’utilisation de ses fonctions et détournement de fonds – accusations, dans l’ensemble, parfaitement fondées.