XVI.
L’ABSENT OMNIPRÉSENT
En convoquant le plénum du comité central du 2 au 7 juillet 1953, le présidium entend lui rendre sa place. Il devrait répondre à trois questions : Beria avait-il monté un complot ? Pourquoi a-t-il été arrêté en toute hâte, au cours d’une séance restreinte du présidium, sans attendre ce plénum devant lequel, en tant que membre élu du comité central, il aurait dû être invité à s’expliquer ? Enfin, si Beria est un ennemi, pourquoi a-t-on attendu si longtemps avant de s’attaquer à lui, pourquoi ne l’a-t-on pas fait du vivant de Staline ou, au moins, au lendemain de sa mort ? Pourquoi l’a-t-on laissé accéder au sommet du pouvoir ?
Personne ne répond à ces trois questions au cours du plénum, ni Malenkov qui en ouvre et en conclut les débats, ni Khrouchtchev qui en est le principal animateur. Malenkov introduit la séance avec un rapport que les secrétaires ne sténographient pas. On n’en a que la version écrite corrigée. Il énumère sept griefs : Beria a voulu placer le ministère de l’Intérieur au-dessus du Parti et du gouvernement ; il a placé leurs dirigeants sous le contrôle de ses gardes ; il a proposé à Malenkov de normaliser les relations avec la Yougoslavie titiste ; il a voulu liquider le socialisme en RDA en créant un État allemand réunifié et neutre ; il a manifesté une hâte nocive dans l’amnistie des détenus du goulag ; du temps de Staline, il semait la zizanie entre les membres du bureau politique ; enfin, il est moralement dégénéré.
Malenkov n’apporte aucun élément prouvant la réalité du complot dont Beria est accusé. Khrouchtchev, qui lui succède, pas plus. Kaganovitch intervient avec ses gros sabots : « Le lendemain de la mort de Staline, alors que le corps gisait encore dans la salle des Colonnes, Beria commença dans les faits [dont Kaganovitch ne cite pas un seul] à préparer son coup d’État, il commença à jeter bas Staline mort [là est sans doute pour lui le nœud de son coup d’État], à semer le trouble, à commettre des saletés. » Les membres du comité central ne pourront en connaître le détail… sauf un de son invention : « Il dit à notre groupe : Staline ne savait pas que, s’il avait tenté de m’arrêter, les tchékistes auraient provoqué un soulèvement. » Puis, voyant l’incrédulité se peindre sans doute sur quelques visages, il demande confirmation : « Il a bien dit cela ? » Un membre du présidium, non précisé, se hâte d’approuver : « Il l’a dit. » Kaganovitch conclut : « Beria préparait un complot de caractère fasciste. » Son but était de « s’emparer du pouvoir »548.
Mais comment, avec qui et en prenant appui sur quelles forces ? Personne n’en dit rien. C’est un complot sans comploteurs, ni plan d’action, ni calendrier, ni exécutants. Kaganovitch tente bien une réponse : l’amnistie qu’il a fait proclamer visait à lui fournir des hommes de main, « des bandits déchaînés, le noyau de la bande fasciste de Beria549 », mais on ne sait ni où, ni comment auraient été recrutés ces mercenaires virtuels, dont il ne sera plus jamais question et sur lesquels Roudenko n’interrogera jamais Beria au cours de cinq mois d’instruction. Molotov dément involontairement Kaganovitch. Selon lui, Beria « tendait avec insistance à s’emparer du poste dirigeant dans le gouvernement », mais « la majorité écrasante des tchékistes ne l’auraient pas suivi. […] Les calculs de Beria pour utiliser l’appareil du MVD ne pouvaient se vérifier550 ». Donc, il n’avait aucun moyen de prendre le pouvoir…
Non seulement le comité central n’apprend aucun fait qui atteste le complot, mais aucun de ses membres n’en demande. S’ils devinent que l’accusation est inventée de toutes pièces, ils n’en ont que faire. Seul compte le résultat. L’instruction du procès n’apportera non plus aucun indice. Pourquoi, alors, avoir arrêté Beria avant le plénum ? Khrouchtchev est à peu près le seul à tenter de justifier cette arrestation préventive et précipitée : « On ne pouvait agir que de cette manière avec un homme aussi perfide. Si nous lui avions fait remarquer que c’était une canaille, je suis persuadé qu’il nous aurait réglé notre compte. Il sait faire cela. Il est capable de verser du poison, il est capable de toutes les turpitudes. Nous avons considéré que, s’il savait que l’on discuterait de son cas à la réunion […] il aurait mobilisé ses coupe-jarret et seul le diable sait ce qui se serait alors passé551. » Pour Vorochilov aussi, il y avait urgence : « S’il était resté plus longtemps à son poste, toute la direction du gouvernement aurait pu disparaître d’un seul coup552. » Mais aucun fait ne corrobore cette déclaration.
Personne n’en avance aucun. Certes, les uns et les autres accusent Beria de les avoir mis sur écoute, pratique instaurée par Staline dès le milieu des années 20, d’avoir utilisé des agents pour surveiller ses collègues (mais depuis longtemps la Sécurité est chargée de cette mission), de vouloir dresser les uns contre les autres, en disant une chose à l’un et le contraire à l’autre, pratique assez usuelle et qu’il est difficile de qualifier de criminelle. Tout cela est probable, mais ne signifie pas un projet de coup d’État. Chataline, secrétaire du comité central, est aussi vague : « Beria voulait placer le MVD au-dessus du Parti, échapper au contrôle des organisations du Parti […] Il a tenté de transformer l’appareil du MVD en arme de combat contre le Parti, contre le gouvernement soviétique553. » En quoi ? Comment ? Avec quels résultats ?
Khrouchtchev produit la note de Beria du 15 juin proposant de limiter les prérogatives des conférences spéciales. Ce qui aurait signifié, répète-t-il : « Beria arrête, Beria interroge et Beria juge. » Il argumente : « Beria voulait agir contre le Parti, contre le gouvernement554. » On en reste toujours aux vagues litanies…
Faute de faits concrets, certains nostalgiques reprochent à Beria d’avoir liquidé le prétendu complot des « médecins » et celui des Mingréliens. Kaganovitch s’écrie : « Beria a gonflé même l’affaire de la libération des médecins dans laquelle le Parti a agi correctement, il l’a gonflée de façon sensationnelle, artificielle. Il a activé sa méthode d’autopublicité pour se vanter : “C’est moi qui ai fait ça, pas le comité central, c’est moi qui corrige, pas le gouvernement”555. »
Chataline, secrétaire du comité central, jugé proche de Malenkov, va plus loin : « Cet aventurier perfide, dit-il, a obtenu la publication d’un communiqué spécial du MVD, cette affaire a été reprise dans notre presse sur tous les tons… Il faut dire que tout cela a produit sur notre société une impression pénible. La faute commise a été corrigée par des méthodes qui ont porté un tort non négligeable aux intérêts de notre État556. » C’est le seul indice de complot dont Chataline dispose.
D’autres se rabattent sur une rengaine stalinienne : l’agent de l’impérialisme étranger. Molotov rappelle que toutes les questions de politique étrangère se discutaient au présidium du Conseil des ministres et plus au comité central, et prête à Beria un projet politique : « Il est tout à fait évident qu’il dissimulait un plan dirigé contre l’édification du communisme dans notre pays. Il suivait une autre orientation, une orientation vers le capitalisme. » Puisque c’est évident, Molotov ne se fatigue pas à chercher des preuves, d’ailleurs inexistantes. Il mentionnera pourtant un détail particulièrement mal choisi, comme l’avenir le montrera : quand on a arrêté Beria, il avait dans sa poche un projet de lettre à Ranković, le ministre du Gouvernement yougoslave, lui proposant d’organiser une rencontre avec Tito pour effacer les séquelles de la rupture de 1948. Molotov y voit « une tentative effrontée de frapper dans le dos l’État soviétique et de rendre un service direct au camp impérialiste. Ce seul fait suffirait à conclure que Beria est un agent de l’autre camp, un agent de “l’ennemi de classe”557 ». Accusation malencontreuse : la rencontre proposée par Beria se tiendra en avril 1955, date où Khrouchtchev et Boulganine débarqueront à Belgrade.
Faute de complot, Khrouchtchev s’acharne à dénoncer le coût et le poids de l’appareil policier et sa prééminence sur celui du Parti, dont il est sûr de se gagner l’appui. À la mort de Staline, l’appareil du ministère de l’Intérieur, avant sa fusion avec la Sécurité d’État, comprenait 374 800 individus. Après la fusion, qui lui adjoint les quelque 140 000 agents de l’ancienne Sécurité d’État, il en compte plus de 500 000 et coûte très cher à entretenir. Malenkov précise : « Nous dépensons 17,5 milliards de roubles pour le ministère des Affaires intérieures. » Andrianov, le secrétaire du PC de Leningrad, renchérit : l’appareil du MVD, « hypertrophié, coûte 18 milliards de roubles ». Khrouchtchev touche la corde sensible des apparatchiks : « Le chef du NKVD perçoit la rémunération la plus élevée, plus que le secrétaire du Comité régional du Parti. » Dans la salle, on approuve bruyamment : « Oui il touche deux fois plus que le secrétaire du comité de district ! » Khrouchtchev en profite : non seulement il touche plus, mais, pour justifier son salaire, « avec un tel réseau à sa disposition, il doit montrer qu’il fait quelque chose… C’est pourquoi certains des cadres commencent à fabriquer des affaires et commettent des saloperies558 contre les cadres du Parti ».
L’offensive contre Beria recouvre une attaque plus générale des apparatchiks du Parti contre l’appareil policier, dont ils ont besoin, mais qu’ils veulent étroitement contrôler. C’est le leitmotiv : « Il faut placer les organes du MVD, dit Malenkov, sous le contrôle du Parti. » Khrouchtchev renchérit : « Il faut remettre la Sécurité d’État à sa place559. »
Pour renforcer cette exigence, Khrouchtchev, qui ne contrôle pas toujours sa spontanéité, oppose la présence obsédante de la police dans le régime dit « socialiste », à son extrême discrétion sous le tsarisme : « Je suis un homme, comme on dit, de l’ancien régime. J’ai vu un gendarme pour la première fois à l’âge de 24 ans. Dans les mines, il n’y avait pas de gendarmes. Juste un cosaque policier, qui se soûlait. Dans le canton, il n’y avait qu’un brigadier. Et maintenant, on a un chef du MVD dans chaque district, entouré d’un vaste appareil de fondés de pouvoir560. » En un mot, on respirait mieux sous les tsars que sous le socialisme triomphant.
Le vrai crime de Beria, que Kaganovitch qualifie de « fasciste », est ailleurs. Khrouchtchev cite la phrase de Beria à Rakosi : « Qu’est-ce que le comité central ? Que le Conseil des ministres décide de tout, et que le comité central s’occupe des cadres et de la propagande. » Khrouchtchev explique : « Cette déclaration signifie que Beria niait le rôle dirigeant du Parti, limitait son rôle au travail avec les cadres (dans les premiers temps, manifestement) et à la propagande. » Il s’indigne : « Les opinions de Beria sur le Parti ne se distinguent en rien de celles de Hitler [sic !] […] Cette déclaration signifie que Beria niait le rôle dirigeant du Parti […] Il pensait renforcer sa place et anéantir totalement le Parti. Bien sûr, pas physiquement. » En un mot, pour Khrouchtchev, vouloir réduire l’activité du Parti à l’agitation et à la propagande politiques, et laisser le gouvernement gouverner, c’est vouloir détruire le parti communiste, assimilé par lui à son seul appareil central, sans considération pour la masse des 6 700 000 adhérents (qui sous Brejnev atteindront les 19 millions !), masse amorphe, qui ne voit dans la carte du Parti qu’un moteur de carrière. Khrouchtchev se pose en garant de la sécurité de l’appareil du Parti et de sa primauté sur toutes les autres forces et institutions : « Nous contrôlons chaque ministre, chaque cadre […] mais, dans le MVD, tout est recouvert du voile du secret561 ! »
Là, et dans les conclusions pratique que Beria en a tirées, réside son vrai complot. Il avait, dans son propre ministère, promu des cadres nationaux dans les diverses Républiques (Ukrainiens en Ukraine, Lettons en Lettonie…), portant atteinte à la « nomenklatura ». Serdiouk lui reproche d’avoir, « en un mois et demi à deux mois, remplacé tous les chefs des directions régionales du MVD en Ukraine à l’insu du comité central562 ». Serdiouk met en cause non les compétences des nouveaux nommés, question qui n’intéresse en réalité personne, mais le fait que leur nomination ait échappé au secrétariat. C’est sous cet angle que les membres du plénum dénoncent les mesures prises par Beria, alors même que le présidium les avait validées, avant de revenir en arrière après l’arrestation du meneur.
Kaganovitch à son tour rappelle un épisode – que nous avons déjà évoqué : un jour Khrouchtchev convoque Koboulov, vice-ministre de l’Intérieur, pour examiner avec lui les changements de personnels parmi les cadres de son ministère. Aussitôt, Beria téléphone à Khrouchtchev : « Sur la base de quoi un chef de section du comité central convoque mon adjoint, Koboulov ? Je ne le permettrai pas563. » L’ancien chef de la direction des cadres du ministère de l’Intérieur affirme avoir entendu Beria déclarer : « Je nomme d’abord, je fais confirmer ensuite », prouvant son indépendance à l’égard du secrétariat. Interrogé sur ce point et confronté à ce témoignage le 11 juillet, Beria reconnaît : « Il y a eu des cas où des cadres [du MVD] ont été nommés par mon ordre, sans accord avec le comité central564. »
Or, dans la tradition instaurée par Staline, un ministre n’a pas le droit de pourvoir un quelconque poste de son ministère et de ses structures. Sinon, il empiète sur le pouvoir du secrétariat qui a la maîtrise absolue des affectations. Cette règle instaurée par Staline est intangible et inviolable. Elle est le garant du pouvoir du secrétariat du comité central, et c’est à quoi Beria a porté atteinte.
Ce mécanisme interdit toute autonomie réelle du gouvernement et de son appareil puisque la nomination d’un ministre, de son adjoint, de ses chefs de bureaux est soumise à l’accord du secrétariat du comité central ou dépend de sa décision. Ce mécanisme condamnait à l’échec la tentative de Beria, puis de Malenkov, de transférer le pouvoir au Conseil des ministres. Staline pouvait l’imposer, car son régime de dictature personnelle, accepté, ou plutôt subi, par ses proches, annulait toute règle. Mais sa mort rend à l’appareil central du Parti son pouvoir. Beria ne semble pas en avoir été conscient, peut-être parce que l’effarante médiocrité des dirigeants qui l’entouraient l’a laissé croire que l’appareil, sans réaction, pouvait être mené à la baguette, comme sous Staline.
Or la « nomenklatura » est la condition première de la survie collective de cet appareil, composé de haut en bas de permanents pour l’éternité, qui ont très vite perdu toute qualification professionnelle ; ce sont en règle générale des individus ternes, primitifs, souvent incultes, plus doués pour les intrigues que pour résoudre des problèmes économiques, sociaux et politiques. La seule compétence que l’on exige d’eux est la capacité à harceler, houspiller, engueuler, menacer, intimider, voter des motions rédigées dans une langue de bois illisible. Leur inculture, même politique, est phénoménale. Leur compétence se borne à répéter des formules rituelles. C’est eux que Beria évoque avec mépris quand il déclare : « Nous avons besoin de bons cadres, des tchékistes, et pas des gens qui ne savent que bavarder sur Lénine et Staline à une tribune565. »
C’est le nœud du problème. Le vrai crime de Beria est d’avoir voulu affirmer l’autonomie de l’appareil du gouvernement et de l’État (et non de la seule police) en prétendant l’émanciper du contrôle permanent et tatillon de l’appareil du Parti, dont il ne pouvait que susciter l’hostilité massive. Certes, cette autonomie aurait renforcé son propre pouvoir, puisqu’il tenait les leviers du ministère de l’Intérieur, mais ce n’est pas un coup d’État. Khrouchtchev colore cette volonté de Beria d’une arrière-pensée procapitaliste : « Pour pousser notre pays sur la voie bourgeoise, il voulait liquider le Parti, anéantir le Parti566 », c’est-à-dire son appareil central. Au plénum de juin 1957, Khrouchtchev se répète mot pour mot : « Pour engager notre pays sur une voie bourgeoise il voulait liquider le Parti, anéantir le Parti567. » Cette accusation est à double détente : elle signifie d’abord que vouloir émanciper plus ou moins l’appareil d’État du contrôle permanent de l’appareil du Parti, c’est menacer les fondements mêmes du pouvoir de la bureaucratie ; ensuite, elle tend à transformer cette volonté en élément moteur d’une restauration capitaliste contenue en germe, en réalité, dans la domination même de la « nomenklatura » qui, la chute de l’URSS le montrera, aspire à transformer en propriété privée les produits de son pillage des richesses du pays.
La question est récurrente. Un bon quart de siècle plus tard, lors d’une réunion du bureau politique le 17 juin 1971, Guennadi Voronov suggéra que la nomination des secrétaires de comités régionaux du PCUS et des présidents de comités exécutifs des soviets soit « confirmée aussi par le Conseil des ministres […] ou au moins établie en accord avec lui ». Andreï Kirilenko, ancien promu de Beria et protégé de Khrouchtchev, lui répondit : « En Russie il y a un comité central du PCUS et c’est lui qui décide de toutes ces questions, en particulier les affectations de cadres. Il n’en a jamais été autrement568. »
Faute de matière, les orateurs égrènent contre Beria des griefs grotesques. Au mépris de toute vraisemblance, Molotov lui met sur le dos certaines décisions de Staline : « Beria a rempli son rôle ignoble en ce que le travail du comité central du Parti a été affaibli au point que ses plénums n’ont pas été réunis pendant plusieurs années, que le bureau politique a cessé de travailler normalement et, en règle générale, ne se réunissait plus en entier. » Il prétend : « Nous n’avons pas alors assez fait attention au rôle criminel de Beria dans cette situation569. » Or, si Staline ne réunissait plus le bureau politique et le comité central qu’à de très larges intervalles, Beria n’y était pour rien. Molotov l’accuse aussi d’avoir « utilisé habilement pendant plusieurs années certaines faiblesses humaines de Staline570 ». Khrouchtchev le suit : « Ce carriériste habile avait profondément plongé ses pattes sales dans l’âme du camarade Staline, il savait imposer son avis au camarade Staline571. » Pour Malychev, c’est Beria qui a poussé Staline à attaquer Molotov et à Mikoyan.
Les orateurs compensent la faiblesse de l’accusation par les torrents d’injures traditionnelles dans l’univers stalinien. Malenkov parle d’« ennemi du Parti et du peuple », de « saboteur de l’unité », de « dégénéré […] criminellement dépravé ». Khrouchtchev le traite de « carriériste adroit », « coquin », « aventurier et provocateur ». Krouglov, tout nouveau ministre de l’Intérieur, pour faire oublier sa longue collaboration avec lui, le traite de « dégénéré bourgeois, aventurier, ennemi acharné, rusé et dangereux, canaille dangereuse, coquin, parasite, etc. ». Cela ne sauvera pas l’insulteur. Pour Molotov, Beria est un « provocateur », un « agent du camp étranger », un « agent de l’ennemi de classe ». Pour Kaganovitch, un « criminel antiparti, antigouvernemental », un « comploteur contre-révolutionnaire, fasciste » et un « espion d’envergure internationale ». Beria est présenté comme un élément extérieur, étranger même, au système dont il est rejeté. Mikoyan, concède : « Nous n’avons pas pour le moment de données précises confirmant si c’était un espion, s’il recevait des instructions de maîtres étrangers », mais « l’essentiel est que Beria a rempli la commande sociale de la bourgeoisie, de notre encerclement capitaliste et de leurs agents à l’intérieur du pays »572.
Le plus virulent est Mir Djafar Baguirov, ancien protecteur puis protégé de Beria, qu’il qualifie de « provocateur international, aventuriste de grande envergure, caméléon, pire ennemi de notre parti, de notre peuple ». Chaque membre du plénum sachant Beria et lui très proches, Baguirov joue au naïf. Beria, dit-il, était « si malin et rusé que moi, qui l’ai connu pendant plus de trente ans, je n’ai pu percer à jour sa nature hostile avant qu’il ne soit démasqué par le présidium du comité central573. » Cette pantalonnade ne le sauvera pas non plus : arrêté en mai 1954, Baguirov est condamné à mort en mai 1956 et fusillé aussitôt.
Une fois la figure de l’ennemi modelée fermement, certains s’aventurent à reconnaître à Beria quelques qualités, qui ne font que rendre le portrait plus vraisemblable et l’homme plus dangereux. Molotov concède : « Il est impossible de nier ses qualités d’organisateur, qui se manifestèrent dans l’organisation et la mise en œuvre d’une série de mesures économiques. Le Parti ne pouvait pas ne pas utiliser ces qualités » et, avec une logique toute stalinienne, il poursuit : « Le Parti ne refuse pas d’exploiter même les qualités de saboteurs démasqués, quand les possibilités s’en présentent. » En un mot un traître, un aventurier agent de l’impérialisme peut servir au régime même qu’il tente de saboter, voire de détruire. Le ministre de l’Industrie pétrolière, Baïbakov, l’admet du bout des lèvres : « Je ne peux pas dire qu’il ne réglait pas des problèmes. Ce serait incorrect. » Mais, ajoute-t-il, « la résolution de ces problèmes s’effectuait dans une situation de tension, grossièrement et de façon brutale ». Mikoyan y va aussi de son compliment : « Il y a eu pas mal de signes du travail positif de Beria, à l’ombre desquels se dissimulaient des faits négatifs574. »
Malenkov conclut les travaux du plénum par un discours étonnant : certes, il cite quatre fois Beria, mais son propos est d’abord une longue attaque contre celui qu’il appelle une fois encore le « grand Staline » et contre son culte de la personnalité. Il évoque la dernière partie de la vie du Guide : « Le bureau politique depuis un long moment ne fonctionnait plus normalement. […] Ses membres n’étaient pas invités à participer au règlement de nombreuses questions importantes. » Et il dénonce l’absence de congrès du Parti pendant treize ans, et de plénum du comité central pendant des années.
Il continue : « Le culte de la personnalité de Staline, dans la pratique quotidienne de la direction, avait pris des formes et des dimensions maladives, les méthodes collectives dans le travail étaient rejetées […] ; un culte de la personnalité aussi monstrueux a débouché sur le caractère irrévocable de décisions individuelles et, les dernières années, a porté un tort sérieux à la direction du Parti et du pays. »
Évoquant les reproches injustifiées dont Mikoyan et Molotov avaient été les victimes au comité central d’octobre 1952 et qui annonçaient pour eux des lendemains douloureux, il lance à la salle la question de pure rhétorique : « Voulons-nous qu’un tel état de choses se répète à l’avenir ? » Il répond lui-même, sous des applaudissements tempétueux : « Décidément non ! » avant de dénoncer plusieurs décisions unilatérales et catastrophiques de Staline (la volonté de hausser à 40 milliards de roubles les impôts sur la paysannerie, de construire un canal gigantesque et inutile au Turkménistan, estimé à 30 milliards de roubles (sans rappeler que Beria a fait annuler ces travaux). Il conclut : « Les décisions sur les plus importants problèmes internationaux, sur les problèmes du travail de l’État et de la construction économique étaient souvent prises sans l’étude préparatoire nécessaire et sans discussion collective dans les organismes dirigeants du Parti. Ces anomalies ont débouché dans les faits sur des décisions insuffisamment fondées et incorrectes, et sur l’affaiblissement du rôle du comité central, comme organe de direction collective du Parti575. »
Curieusement, le 7 juillet, dernier jour du plénum, Roudenko interroge Ordyntsev, chef du secrétariat de la vice-présidence du Conseil des ministres. Si celui-ci souligne « l’immodestie, les fanfaronnades et autres traits de caractère de Beria », qui prirent à partir de mars 1953 une « autre portée », il donne de son rôle une description objective : « Après mars 1953, déclare-t-il, Beria a développé une vive activité pour préparer et présenter au gouvernement divers projets visant à réformer le régime existant jusqu’à mars 1953. Il cherchait fiévreusement diverses questions à soumettre au gouvernement. » Bref il voulait pousser le gouvernement en place (auquel il appartenait) à promulguer des réformes. Ordyntsev, sentant que Roudenko et ses maîtres attendent de lui quelque chose d’autre ou de plus, ajoute modestement : « Il me semble maintenant qu’il agissait dans le but de lier directement à son nom les décisions prises par le gouvernement sur ces questions et acquérir par ce moyen une certaine popularité dans le Parti et dans le peuple, un capital politique576. » Chercher à se rendre populaire n’est pas comploter. Le modeste cabinet de quatre spécialistes constitué par Beria en mars 1953 paraît bien léger. Ordyntsev, refusant d’aller plus loin, n’apporte rien à l’instruction ; il sera jugé en septembre 1954, condamné à huit ans d’exil, puis libéré en 1959 au bout de cinq ans.
Le plénum exclut du comité central et du PCUS les créatures de Beria, Goglidzé et Koboulov, remercie Joukov de sa contribution à l’arrestation de Beria ; jusqu’alors simple suppléant, il est promu membre titulaire du comité central ; Kiritchenko, membre du clan Khrouchtchev en Ukraine, est promu membre suppléant du présidium. Le plénum annule la décision du 28 avril limogeant Ignatiev du comité central, et le rétablit dans ses rangs. L’homme qui avait monté l’« affaire des médecins », sous les ordres de Staline, peut reprendre une carrière plus modeste, mais tranquille. Krouglov est confirmé officiellement ministre de l’Intérieur et Chataline, réputé proche de Malenkov, nommé membre du secrétariat du comité central, chargé d’épurer la Sécurité.
Le plénum se conclut par le vote d’une résolution portant l’empreinte du bluff stalinien rituel. Elle salue d’abord « le puissant essor dans tous les domaines de l’économie depuis le XIXe congrès » – essor nié au cours des débats du plénum lui-même –, puis le texte souligne les « succès de l’Union soviétique dans l’édification du communisme », alors même que le plénum a dénoncé la pénurie de pain, de pommes de terre et de légumes, et le manque dramatique de logements ; la résolution exalte « une série de succès [prudemment non précisés] dans l’essor de l’économie socialiste », critique les anomalies dans la vie politique signalées par Malenkov (absence de congrès pendant treize ans et de réunions régulières du comité central, du bureau politique et du Conseil des ministres), expose une attaque générale et anonyme contre le « culte de la personnalité », puis, en sixième point, seulement, dénonce de façon générale les « actions criminelles et les actions perfides » de Beria énumérées au cours du plénum577.
Malenkov semble tenir fermement les rênes du pouvoir. Pourtant ce plénum marque le début de sa chute et de l’ascension de Khrouchtchev. L’accusation portée contre Beria d’avoir monté l’affaire de Leningrad – en réalité l’œuvre d’Abakoumov, sur ordre de Staline, sous la houlette de Malenkov – et fait liquider les principaux dirigeants de la ville retombe indirectement sur Malenkov, son véritable organisateur. La liquidation de Beria prive celui-ci d’un allié, dangereux sans doute, mais d’un allié. Or dans les organismes de la direction, à part l’obscur Chataline, Malenkov n’a pas d’ami : les vieux staliniens Molotov et Kaganovitch, qui se haïssent l’un l’autre, n’ont aucune sympathie pour ce promu de la deuxième génération que Staline avait à leur place désigné comme son héritier. L’insinuant Mikoyan le rejette pour les mêmes raisons. Le pantin décoré Vorochilov ne compte pas ; Boulganine est, depuis vingt ans, lié à Khrouchtchev.
La liquidation de Beria, c’est d’abord la victoire de l’appareil central du Parti sur la Sécurité d’État, à qui Staline avait accordé, sous son seul mais étroit contrôle, une certaine autonomie pour terroriser le Parti lui-même. Le premier article de la Pravda du 10 juillet sur la destitution de Beria souligne qu’il était « nécessaire de mettre les organes du ministère de l’Intérieur sous un contrôle systématique et inflexible ». C’est la première étape de la victoire du comité central et de son appareil. Khrouchtchev assure que la liquidation de ce « vil traître et provocateur contribuera […] au renforcement de notre direction lénino-stalinienne578 ».
Plus largement, la victoire des conjurés est celle de l’appareil du Parti sur celui du gouvernement, qui cherche à s’affranchir de sa tutelle. En ce sens, elle annonce celle de Khrouchtchev, nommé en septembre 1953 secrétaire du comité central, sur Malenkov, président du Conseil des ministres. Smirtioukov remarque : « Après la mort de Staline, les cadres du comité central et les secrétaires des comités régionaux voulaient se hisser au-dessus de l’appareil du gouvernement et du gouvernement lui-même. Khrouchtchev n’a incarné que l’expression de leurs intérêts579. »
Pour les secrétaires régionaux, qui forment l’ossature du comité central, Khrouchtchev est l’un d’eux, à la différence de Beria et de Malenkov. Il a fait carrière à tous les niveaux de l’appareil, dont il a gravi les divers échelons, comme ils y aspirent eux-mêmes. Ni Beria ni Malenkov n’ont effectué ce parcours rituel. Beria a œuvré, pendant neuf ans, en Géorgie, comme cadre de la police politique qu’il dirigera ensuite à Moscou pendant quatre ans. Malenkov a été, quasiment dès le début de sa carrière, un rouage de l’appareil central, chargé du contrôle des cadres régionaux et locaux, sans jamais en être un membre de base. Responsable des cadres dans le secrétariat du comité central sous Staline, il a fait partie des missi dominici envoyés dans les provinces pendant les années 36-39, pour organiser ou vérifier la mise en œuvre des purges de l’appareil décidées à Moscou. C’est pourquoi, en 1955, Khrouchtchev rappelle l’affaire de Leningrad où il accuse Malenkov d’avoir mené à bien avec Beria – qui à l’époque n’y était pas pour grand-chose – la liquidation de quelque 2 000 cadres du Parti de la ville ou qui en étaient originaires.
L’élimination de Beria, présenté comme un élément extérieur, étranger même au système, permet à Malenkov et Khrouchtchev de rejeter sur lui la terreur qui décimait les rangs de l’appareil maintenu sous une pression et une tension constantes. Charger Beria, c’est défendre Staline, qu’il est encore trop tôt pour mettre en cause, et le système instauré par lui, tout en exonérant les héritiers de toute culpabilité et de toute responsabilité. Beria entame ainsi une carrière de bouc émissaire que Khrouchtchev prolongera au maximum.
Il n’est guère d’événement dramatique sans élément de farce. Le discours de l’ancien secrétaire de Staline, Poskrebychev, le démontre. Le présidium ne le laisse pas prononcer son discours, qu’il remet par écrit au bureau. Il reproche à Beria d’avoir voulu se présenter au chef suprême comme « l’homme le plus capable, le plus dévoué et le plus fidèle au camarade Staline », d’avoir « tenté par tous les moyens d’occuper du vivant de Staline la place de premier vice-président du Conseil des ministres », d’avoir tenté en vain de s’opposer à la nomination de Pervoukhine à ce poste, de très mal supporter les critiques, mais d’en accabler les autres, de se juger infaillible, d’être extrêmement vaniteux, d’avoir prétendu que son discours pour l’anniversaire de la révolution d’Octobre était le meilleur – alors que Staline le trouvait émaillé d’erreurs –, d’avoir proposé une liste de récompenses aux spécialistes chargés du projet atomique sans en avoir discuté auparavant avec les membres du bureau politique, et d’avoir exaspéré Staline par l’accumulation des mesures de précaution prises alors qu’il voulait partir en vacances dans le Sud, incognito, « comme un conspirateur »580.
Les membres du plénum bavardent. Des rumeurs circulent dans les hautes sphères du Parti. Dès le 8 juillet, deux jours avant que la nouvelle soit annoncée officiellement, Bonifati Kedrov, dans une lettre transmise à Chataline qui, lui-même, la transmet au parquet, raconte en détail l’histoire de son père survenue en février-avril 1939. Deux mois plus tard, au début de septembre, le procureur adjoint de l’URSS le convoque et l’invite à réécrire sa lettre en y supprimant les noms de Vychinski, Chkiriatov et Iaroslavski, ce dernier pourtant mort dix ans plus tôt, en 1943, et bien oublié. Les deux premiers, encore en fonctions, allaient mourir l’année suivante. Le 21 décembre 1953, Kedrov écrit à Malenkov pour lui rapporter tout cela et s’étonner de leur silence, bientôt éternel. Il ne recevra pas de réponse, mais sa lettre sera classée dans le dossier Beria.