XIX.
UN PROCÈS TRUQUÉ
Le 21 novembre 1953, Malenkov, Khrouchtchev, Molotov et Roudenko rédigent la version définitive de l’acte d’accusation produite par le parquet, après avoir été discutée au présidium. Le même jour, le Soviet suprême donne la composition du tribunal chargé de juger l’affaire du « traître à la patrie Beria », accusé de liens avec le « capital étranger », sur lesquels Roudenko ne l’a pas interrogé, faute d’éléments factuels650. Le procès se tient à huis clos car Beria, n’ayant avoué que des péchés mineurs, risque de se transformer en accusateur devant des correspondants de presse étrangers.
La composition de ce tribunal spécial est calculée pour que Beria et ses complices paraissent jugés par des représentants de la société. Il est présidé par le maréchal Koniev, qui avait enlevé Berlin en avril-mai 1945, vainqueur d’une concurrence acharnée avec Joukov, qui avait coûté quelques dizaines de milliers de morts supplémentaires à l’Armée rouge. La gloriole n’a pas de prix. Cette présidence souligne l’éclat que les dirigeants veulent donner non au procès lui-même, mais à la sentence et à la place de l’état-major dans la liquidation de l’ancien chef de la Sécurité.
Koniev s’était distingué dans le complot des « médecins ». Sitôt informé de l’affaire, il affirma, dans une lettre au secrétariat du comité central, qu’il avait souffert des méfaits des « médecins assassins » et demandait à être inclus dans la liste des victimes. Staline lui donna satisfaction et l’intégra à la liste des cinq chefs militaires que ces comploteurs « sionistes » se préparaient à assassiner. Il a donc une bonne raison d’en vouloir à Beria, qui les avait réhabilités. Il en avait une autre, plus ancienne. Lorsqu’en juillet 1941 Staline avait sanctionné la déroute militaire en faisant fusiller le commandant du front de l’Ouest, l’ancien d’Espagne Pavlov, ainsi que trois autres généraux et cinq officiers accusés de « lâcheté, inaction et esprit de panique651 », un sort identique avait failli atteindre Koniev. Beria préconisait de l’arrêter. Joukov avait pris la défense de Koniev, qui garda rancune à Beria, mais ne manifesta guère de reconnaissance à Joukov : lorsqu’en octobre 1957 Khrouchtchev limogea Joukov, accusé d’aspirations bonapartistes, Koniev signa contre lui un article dont il dira plus tard n’avoir pas écrit la première (ni la dernière) ligne, mais qu’il avait signé sans barguigner. Malenkov et Khrouchtchev peuvent compter sur sa docilité, à la hauteur de sa gloire officielle.
Parmi les autres membres du tribunal, il faut accorder une place spéciale à Nicolas Mikhaïlov, brutalement atteint, en plein essor de sa carrière, par la réhabilitation des « médecins assassins ». Cet ancien dirigeant des komsomols avait été promu par Staline au secrétariat du comité central, chargé de prononcer le 21 janvier 1953 le discours solennel pour l’anniversaire de la mort de Lénine, puis nommé secrétaire du comité régional du Parti de Moscou en mars. Cet antisémite virulent avait rédigé un projet de lettre proposant la déportation massive des juifs en Sibérie. Staline, la jugeant trop brutale, l’avait envoyée aux archives. Mikhaïlov ne pouvait donc pardonner à Beria ni la réhabilitation des médecins, qui avait compromis sa carrière, ni la dénonciation de la torture pour arracher leurs aveux. Il avait, de plus, au plénum, accusé Beria d’être un espion et avait fait partie de la commission chargée de rédiger la résolution condamnant Beria. Une fois le jugement de Beria prononcé, il fut mis au placard, envoyé ambassadeur en Pologne, un pays où l’on n’a jamais aimé les Russes, avant d’être transféré dans un placard plus lointain et plus modeste : en Indonésie.
Siègent aussi au tribunal le général Moskalenko, chargé d’organiser l’arrestation de Beria le 26 juin, et le président des « syndicats » officiels d’État soviétiques qui n’avaient de syndicats que le nom, Chvernik. Beria lui avait manifesté un vif mépris ; le 5 mars 1953, il s’était opposé à la proposition de le nommer président du Soviet suprême : « Personne ne le connaît dans le peuple. » Le président du conseil central des syndicats n’était effectivement, pour les quelque soixante millions de syndiqués d’office, qu’un obscur bureaucrate dont ils n’attendaient rien. Beria avait aussi refusé qu’il soit invité aux réunions du présidium. Chvernik avait de quoi lui en vouloir.
À ces quatre juges s’ajoutent entre autres Koutchava, président du Conseil central des « syndicats » de Géorgie, petit fonctionnaire aux ordres, convoqué pour montrer que les Géorgiens eux-mêmes condamnaient Beria et qui sera récompensé de son zèle en étant nommé au lendemain du procès premier vice-président du Conseil des ministres et ministre des Affaires étrangères – sans ambassade ni consulat – de Géorgie ; le vice-président de la Cour suprême, Zeidine ; le président du tribunal de Moscou, Gromov ; le premier vice-ministre de l’Intérieur de l’URSS, Lounev, promu en juillet 1953 chef de la direction de la garde du MVD, qui, donc devait sa promotion à l’arrestation de Beria. La docilité de Zeidine est à toute épreuve : en décembre 1954, il présidera le tribunal qui, à Leningrad, condamnera à mort Abakoumov comme complice de Beria, alors même que ces deux hommes se haïssaient.
Le 17 décembre, sous le titre « Au parquet de l’URSS », la Pravda publie un long texte informant que l’instruction de l’affaire Beria et ses complices est close et que le procès s’ouvrira le lendemain. Le communiqué expose dans une langue de bois pâteuse : « L’instruction a établi que Beria, utilisant ses fonctions, a organisé un groupe de comploteurs traîtres, ennemis de l’Union soviétique, qui se fixait le but criminel d’utiliser les organes du ministère de l’Intérieur, tant au centre que dans les localités, contre le parti communiste et le gouvernement de l’URSS dans les intérêts du capital étranger, et s’efforçait dans ses desseins perfides de placer le ministère de l’Intérieur au-dessus du Parti et du gouvernement pour s’emparer du pouvoir et liquider le système soviétique ouvrier et paysan, afin de rétablir le capitalisme et de restaurer la domination de la bourgeoisie652. »
L’instruction n’avait rien établi de tout cela et le procureur n’en avait pas dit un mot. Le communiqué cite ensuite la liste des complices : Merkoulov, Dekanozov, Koboulov, Goglidzé, Mechik et Vlodzimirski, puis attribue à Beria plusieurs forfaits annexes, dont « le sabotage des mesures pour améliorer les sovkhozes et les kolkhozes et le niveau de vie du peuple soviétique, l’activisation des éléments nationalistes bourgeois dans les Républiques, le recours au soutien des cercles impérialistes étrangers ». Rien n’en apparaît dans l’instruction.
Enfin, troisième accusation, parmi les nombreuses « machinations criminelles de Beria […] pour empêcher que son visage d’ennemi ne soit démasqué […] il a, pour réaliser ses buts traîtres, mené, pendant de longues années et avec l’aide de ses complices, un combat intrigant criminel contre […] Sergo Ordjonikidzé ». Dans la foulée, il est accusé d’« assassinat terroriste de personnes […] comme Mikhaïl Kedrov » et d’autres meurtres non précisés.
Ce dernier point est essentiel, car lui seul, malgré son caractère douteux, permet au tribunal de fonder son jugement sur le décret du 1er décembre 1934, qui autorise une justice expéditive pour quiconque est accusé d’avoir commis ou projeté un attentat. L’acte d’accusation n’est remis aux accusés que vingt-quatre heures avant le procès, où ne figurent ni procureur ni avocat. Enfin le verdict ne permet pas l’appel, les recours en grâce sont interdits, et la condamnation à la peine capitale exécutée immédiatement. Cette procédure est réservée aux accusés de terrorisme.
Le tribunal a convoqué dix témoins : Drozdova, la seule femme violée (ou pas) et sa mère, les généraux Strokatch, Obroutchnikov, Kouznetsov, Savtchenko, Kondakov, Korotkov, Sergatskov et Chtemenko – tous, sauf le dernier, ayant eu à pâtir de Beria.
Le procès s’ouvre le 18 décembre à 10 heures, dans le bâtiment de l’état-major où Beria est interné depuis le 28 juin. Du 18 au 21, se succèdent les interrogatoires de Goglidzé, Koboulov, Dekanozov, Vlodzimirski, Mechik, Merkoulov. Ils tentent tous de se démarquer de Beria en l’accablant, comme ils l’ont fait lors de l’instruction, au point que le tribunal s’en étonne et que Chvernik demande à Dekanozov : « Pourquoi vous distanciez-vous maintenant de Beria653 » ? Dekanozov bafouille qu’il ne se distancie pas.
Goglidzé déclare : « Je suis sincèrement content que Beria ait été démasqué et qu’il soit mis fin à son activité aventuriste criminelle654. » Koboulov s’exclame : « En prenant connaissance du dossier de l’affaire, je suis arrivé à la conclusion que Beria était une canaille » et, ne craignant pas le pléonasme, ajoute : « C’est un homme à double visage, un hypocrite655. » Vlodzimirski, lui, joue les âmes sensibles : « Lorsque j’ai pris connaissance des documents de l’instruction et des crimes de Beria, mes cheveux se sont dressés sur ma tête656. » Le tribunal peine sans doute à le croire, car il lui fait avouer qu’il a assassiné l’ambassadeur Bovkoun-Louganets et sa femme à coups de marteau, puis la femme de Koulik, qu’il a passée à tabac, Smouchkevitch, Rytchagov, Loktionov, Kedrov et une vingtaine d’autres. Chaque fois, il oppose qu’il n’a fait qu’obéir aux ordres de Beria et Merkoulov, sans soupçonner leur caractère criminel. « J’ai battu Loktionov, Stern, Meretskov, Rytchagov et d’autres, sur indication de Merkoulov, qui se référait aux directives des organismes responsables657. » Obéir, c’est la rengaine des bourreaux.
Pour Mechik, « le plus grave crime de Beria est d’avoir réussi à convaincre les enquêteurs que le passage à tabac des inculpés ou, comme on disait alors délicatement, l’application de mesures de pression physique, étaient secrètement légalisés658 ». Selon lui, les enquêteurs, formés par Beria, pratiquent toujours la même méthode.
Les adjoints de Beria se déchirent aussi entre eux. Ainsi, lorsque le tribunal l’interroge, Merkoulov, qui prétend avoir des défaillances de mémoire, sur la fameuse liste des vingt-cinq (dont Belakhov et Kedrov) fusillés en juin 1941 à Kouibychev et Saratov, répond : « Malheureusement je n’ai rien retenu de cette liste. » À ce moment Beria intervient : « Je n’ai pu confier l’établissement de cette liste des vingt-cinq qu’à Koboulov et Merkoulov. » Koboulov bondit de son siège : « Je n’ai personnellement pas pris part à l’établissement de cette liste, mais j’étais présent quand Beria en a confié la tâche à Merkoulov, et il y avait en plus Mamoulov659. » Les efforts des coaccusés de Beria sont vains. Qui dit complot dit complices. Beria n’aurait pas pu renverser le gouvernement à lui tout seul.
Le 21 décembre, à 17 heures, c’est enfin le tour de Beria. Selon Antonov-Ovseenko, il commence par « simuler la folie : il se jetait en avant puis en arrière, agitait les mains… Soudain Moskalenko se précipita sur lui, lui arracha un bouton de son pantalon, qui glissa, et l’inculpé se calma660 ». Antonov-Ovseenko prétend que son récit s’appuie sur des souvenirs oraux du maréchal Koniev. Mais tout, dans cette scène burlesque, est inventé.
Moskalenko, lui, apparemment passionné d’histoire, s’intéresse au lointain passé de Beria : sa non-participation à la grève de la faim de Koutaïs en 1920, le plagiat de l’histoire des organisations bolcheviques en Transcaucasie et l’arrestation de son principal coauteur, Bedia. Moskalenko illustre là le comportement du tribunal, qui, faute d’avoir rien de sérieux à demander à Beria sur son fantôme de coup d’État, se rabat sur les détails de sa biographie. Personne ne déniche aucun élément supplémentaire, sauf le témoignage – mineur – de l’ancien ministre de l’Intérieur de Géorgie, Rapava, arrêté en août, après le meurtre de Bovkoun-Louganets et de son épouse, organisé par Beria – témoignage qui n’émeut guère le tribunal.
Le 22 décembre, on passe à l’audition des témoins, pour l’essentiel des cadres du ministère de l’Intérieur, presque tous victimes de décisions de Beria. Leur objectivité est donc très relative. Ils essaient de démontrer que Beria a géré son ministère sans respect pour les règles de la nomenklatura, ce qui n’apprend rien à personne, et qu’il a, par ses mesures autoritaires, désorganisé et affaibli ce même ministère. Mais comment Beria aurait-il pu monter un complot en désorganisant le seul instrument qu’il avait à sa disposition ? La manœuvre du tribunal se retournerait contre lui s’il n’était pas protégé par le huis-clos et l’absence d’avocat.
Strokatch ouvre le feu : il dénonce l’attitude de Beria à son égard et le mode de nomination adopté par Mechik en Ukraine, à l’intérieur de son ministère. Il lui reproche surtout d’avoir, voulu sous la houlette de Beria, légaliser l’Église uniate ukrainienne, de rite orthodoxe mais reconnaissant l’autorité du Vatican. Pour fêter son alliance avec l’Église orthodoxe russe, au lendemain de la guerre, Staline avait dissous cette Église forte de quatre millions de fidèles, poussés par là dans l’opposition, et transféré ses lieux de culte à l’Église orthodoxe, qui les avait accueillis comme un don de Dieu.
Après lui, le tribunal donne la parole à l’ancien ministre de l’Intérieur de Biélorussie Mikhaïl Baskakov, limogé au début de juin, puis rétabli par Khrouchtchev à son poste après l’arrestation de Beria. Il attribue son sort à trois raisons : il n’était pas biélorusse, il ne convenait pas à Beria et il avait communiqué au secrétaire du PC biélorusse, Patolitchev, les données que Beria lui avait demandé de rassembler sur les dirigeants de la République, pour faire le ménage dans leurs rangs.
Le troisième, Obroutchnikov, répète ses propos tenus au cours de l’instruction – ce qui ne l’empêchera pas d’être exclu du MVD au lendemain du procès. Il reproche à Beria d’avoir détesté les « gens d’Ignatiev », parmi lesquels il se range ; il cite les insultes dont l’abreuvait Beria, qui menaçait parfois de l’enfermer dans la cave : « âne, bûche, imbécile, cochon ». Il l’accuse d’avoir rappelé de l’étranger en une seule fois cent cinquante résidents qu’il voulait remplacer, dont des résidents en RDA, au moment même où la situation se détériorait dans le pays. Enfin, il rappelle comment Beria a voulu « écarter le contrôle du Parti sur l’activité des organes du MVD661 », rengaine connue, mais qui correspond à la réalité.
Le quatrième témoin, Alexandre Kouznetsov, chef de la 1e section spéciale du MVD, assure qu’en avril Beria lui a demandé de rassembler un dossier, concocté en 1937 par Iejov, contre Poskrebychev dont, selon lui, « une large partie présentait un caractère provocateur ». Quel intérêt Beria aurait-il eu à monter un dossier contre l’ancien secrétaire déchu de Staline ? Kouznetsov ne le précise pas, il fait seulement valoir que Koboulov et Beria « collectaient des documents provocateurs contre des dirigeants du Parti et du gouvernement662 ».
Sergueï Savtchenko, ancien vice-ministre de la Sécurité d’État de 1951 à mars 1953, puis, à partir de mars 1953, chef adjoint de la 2e direction du MVD, accuse Beria d’avoir réduit de six à sept fois les effectifs des services de renseignements soviétiques à l’extérieur, surtout en RDA début juin, et « pris des mesures pour les démanteler663 », ce qui frôle la trahison. Mechik confirme cette déposition.
Le sixième témoin est encore un général du MVD, Piotr Kondakov, que Beria, mécontent de ses rapports sur la situation de la Lituanie, avait copieusement injurié, puis écarté de son poste de ministre de l’Intérieur de Lituanie. Pour Kondakov aussi, les mesures prises par Beria « ont conduit à la désorganisation totale de l’activité des organes du MVD de Lituanie664 ». Beria est donc un saboteur.
Ensuite paraît l’agent secret Alexandre Korotkov, chef de la 1e direction principale près le Conseil des ministres, chargée des rapports administratifs avec le comité atomique, que Beria a déchu de son poste et envoyé en RDA comme plénipotentiaire de la Sécurité d’État. Pour lui, comme pour les précédents, « Beria avait créé un système visant à détruire notre réseau de renseignements à l’étranger » ; il a, dit-il, « rappelé de l’étranger nos résidents légaux et illégaux », pour un motif inédit auquel personne n’avait encore pensé : « Beria craignait nos services de renseignements à l’extérieur, car ils auraient pu démasquer ses liens avec les services de renseignements étrangers665. »
Les deux derniers témoins sont des généraux de l’armée. Le premier, Sergatskov, commandait la 46e armée sur le front du Caucase en 1942 lorsque Beria se présenta dans la région… et le limogea. D’après lui, Beria, doté des pleins pouvoirs du comité d’État à la Défense, dont il était membre, réunit les généraux, et les « injuria de toutes les façons ». C’est vraisemblable. « La direction des opérations fut désorganisée, car tout le commandement fut placé sous le contrôle de cadres du NKVD666 », certes plus compétents en matière de dépistage de traîtres sinon réels, surtout prétendus, que de stratégie militaire.
Enfin, la parole est donnée au général Chtemenko qui, en 1942, avait accompagné Beria sur le front et, après la guerre, chanté les effets bénéfiques de sa présence. Les temps ont changé, et lui avec. Les 15 et 20 juillet, il a écrit deux lettres à Boulganine exposant les méfaits de Beria dans le Caucase. Le 21 juillet il s’est adressé à Khrouchtchev, pour qualifier Beria de « vil provocateur, traître et aventuriste » et révéler ses « actions antiparti et antigouvernementales », auxquelles il jure n’avoir pris aucune part667. Pourquoi ne l’a-t-il pas dénoncé au plénum du comité central comme « ennemi du peuple » ? Il y pensait bien, mais craignait que son intervention « ne soit jugée comme une tentative d’utiliser la tribune d’une instance aussi responsable pour un essai de justification personnelle ». Il aurait certes pu le faire aux réunions des communistes de l’état-major général mais on ne l’y a pas convoqué ! Enfin, comme il n’a « jamais travaillé avec Beria », il n’a pas connaissance « de faits qui le démasqueraient »668.
Pourtant, il voudrait bien en avoir trouvé, mais ce brillant stratège, qui déploie devant le tribunal des cartes d’état-major, se contente de pointer le renvoi du général Sergatskov, ce qui, dit-il, « n’a pas contribué à renforcer la défense », la « vérification superficielle des fortifications », que Beria avait réduite à une simple « parade car il passait trop vite en voiture ». Or, s’indigne Chtemenko, « une inspection aussi rapide ne permet pas de juger la valeur des fortifications669 ». Mais, de l’excès de vitesse à la trahison, il y a plus qu’un abîme.
Ni l’instruction ni le tribunal ne mentionnent l’activité de Beria comme chef du goulag de 1939 à 1945, l’organisation par ses soins de la déportation des Allemands de la Volga et des peuples du Caucase, son activité à la tête du comité atomique – d’ailleurs difficile à présenter comme une preuve de son activité d’espion étranger, puisque la construction de la bombe atomique soviétique dépendait des données recueillies par les services de renseignements qu’il supervisait alors.
Une allusion inattendue à la déportation est due à Beria lui-même. Évoquant la bataille du Caucase en 1942, Koniev lui demande : « Pourquoi, alors que vous aviez à votre disposition 120 000 hommes de troupe du NKVD, ne les avez-vous pas affectés à la défense du Caucase ? » Beria répond que les troupes régulières étaient en nombre suffisant, puis ajoute : « C’est aussi que se préparait la déportation des Tchétchènes et des Ingouches670. » Personne ne relève cette information, par ailleurs erronée, car le projet en sera élaboré une bonne année plus tard.
Le 22 décembre au soir, les accusés sont invités à prononcer leur ultime déclaration, Beria en dernier. Ils l’accablent tous avec un bel ensemble, et plus ou moins d’ardeur.
Goglidzé commence : « Mon crime consiste en ce que j’ai rempli toutes les instructions de Beria, qui ont débouché sur l’exécution d’innocents […] Cependant, j’ai agi sans intention contre-révolutionnaire, en me soumettant aveuglément aux ordres de Beria ».
Koboulov joue les naïfs : « C’est seulement en ayant connaissance de tous les matériaux de l’affaire que j’ai pris conscience que Beria était un vieil ennemi, qui s’était infiltré dans le Parti. […] mon malheur consiste à avoir d’abord vu en Beria un honnête homme et exécuté ses ordres criminels sans réserve. Aujourd’hui, je me rends compte que nombre de ses instructions étaient criminelles. »
Dekanozov énumère les principaux traits de caractère de Beria : « le carriérisme, l’ambition et la promotion de son rôle dans l’État », et qualifie l’affaire Kedrov de « grande provocation de la part de Beria » et de « crime de Beria ».
Vlodzimirski bafouille : « Je n’ai appris que se commettaient des crimes dans le NKVD, puis dans le MGB et le MVD, qu’en découvrant le dossier ». Il accuse seulement Beria d’avoir « donné des instructions sur les passages à tabac ».
Mechik confesse : « Je m’avoue coupable d’avoir été le complice de toute une série de crimes de Beria, dans l’ignorance qu’il était un ennemi671. »
Beria pèse soigneusement ses derniers mots : « J’ai déjà indiqué au tribunal en quoi je me reconnaissais coupable. J’ai longtemps dissimulé mon activité dans les services de renseignements moussavatistes contre-révolutionnaires. Néanmoins, je déclare que, même en me trouvant en service là-bas, je n’ai rien fait de mal.
« Je reconnais entièrement ma corruption morale. Mes nombreux liens avec des femmes, dont on a parlé ici, me déshonorent en tant que citoyen et ancien membre du Parti.
« J’avoue qu’en entrant en liaison avec Drozdova, j’ai commis un crime, mais je nie le viol.
« Je m‘avoue responsable des exagérations et dénaturations de la légalité socialiste en 1937-1938, mais je demande au tribunal de considérer que, ce faisant, je n’ai pas accompli d’actes antisoviétiques contre-révolutionnaires. Mes crimes s’expliquent par la situation de l’époque.
« Ma grande faute contre le Parti est d’avoir donné l’ordre de collecter des renseignements sur l’activité des organisations du Parti, et de rédiger des notes et des rapports sur l’Ukraine, la Biélorussie et les Pays baltes. Cependant, je ne poursuivais pas de buts contre-révolutionnaires.
« Je ne me considère pas coupable de tentative pour désorganiser la défense du Caucase pendant la grande guerre patriotique.
« Je vous demande, lorsque vous prononcerez votre verdict, d’analyser soigneusement mes actes, de ne pas me considérer comme un contre-révolutionnaire et de m’appliquer les articles du code pénal que je mérite réellement672. » Autrement dit, le décret du 1er décembre 1934 ne saurait s’appliquer ni à ce que l’instruction et le tribunal ont établi, ni à ce qu’il a avoué.
Pour finir, le maréchal Koniev lit le verdict : « Condamner L.P. Beria, V.N. Merkoulov, V.G. Dzekanozov, B.E. Koboulov, S.A. Goglidzé, P. Ia. Mechik, D.E. Vlodimirski à la peine capitale par fusillade », puis il ordonne de les emmener sans délai.
Les officiers présents se précipitent derrière les condamnés entraînés vers le bunker où ils doivent être abattus.
Selon le récit que fit à l’historien Volkogonov un maréchal, désireux de rester anonyme, l’exécution ne se déroule pas dans les règles : « Je ne sais pas si la décision en avait été prise, ou si les nerfs des gradés qui l’entouraient craquèrent, mais, quelques pas avant l’entrée du bunker, un coup de feu retentit, puis d’autres. On abattit Beria d’un coup de pistolet dans le dos. Tout fut terminé en un instant673. »
Les Izvestia du 25 décembre publient un communiqué de la Cour suprême « sur le jugement du traître Beria et de ses complices ». Ce texte, comme celui du 17 décembre, montre clairement que l’instruction n’a servi à rien. Comparés à l’éditorial du 10 juillet, ces deux textes n’apportent que trois éléments nouveaux, bien minces :
1. La liste – partielle – des « complices » de Beria – tous cadres du NKVD et de la Sécurité d’État.
2. L’affirmation que Beria était, dès 1919-1920, lié aux services de renseignements britanniques, affirmation qui fait rire tout le monde – sauf, comme on le verra plus bas, Louis Aragon, toujours soucieux de prouver au Kremlin sa docilité sans faille.
3. L’utilisation des méthodes criminelles pour accéder à des postes dirigeants dans le Parti et le Guépéou-NKVD en Géorgie, puis en Transcaucasie, et en particulier les intrigues contre Ordjonikidzé, les exactions contre sa famille et l’assassinat de vieux bolcheviks, dont l’ancien tchékiste Mikhaïl Kedrov.
Étrangement, ce troisième point qui conclut le verdict ne figure pas dans le communiqué de la Cour suprême rendu public le même jour :
1. « Le tribunal a établi que le début de l’activité criminelle de trahison de Beria et l’établissement de liens secrets entre lui et les services de renseignements étrangers remonte au temps de la guerre civile quand, en 1919, se trouvant à Bakou, il a trahi en entrant comme agent secret au service de renseignements du gouvernement réactionnaire moussavatiste en Azerbaïdjan, agissant sous le contrôle des services de renseignements anglais. »
2. « Étant devenu, en mars 1953, ministre de l’Intérieur de l’URSS, l’accusé Beria, se préparant à s’emparer du pouvoir, se mit à pousser avec insistance les membres de son groupe de comploteurs vers des postes de direction, aussi bien dans l’appareil central du ministère de l’Intérieur que dans ses organismes locaux. Beria et ses complices ont sévi contre les travailleurs honnêtes du ministère de l’Intérieur qui refusaient d’exécuter les ordres des comploteurs » – aussi obscurs que le sort de ces travailleurs honnêtes.
Les deux textes ayant été avalisés par le présidium, c’est donc celui-ci qui a effacé Ordjonikidzé et Kedrov dans le communiqué, alors que leur sort avait constitué l’un des refrains de l’instruction. Pourquoi ? Peut-être parce qu’ils ne servent pas à renforcer l’image de Beria ni en agent de l’étranger ni en comploteur.
Le 25 décembre, Boulganine propose à Moskalenko d’attribuer la médaille de Héros de l’Union soviétique à cinq officiers supérieurs, dont Moskalenko lui-même. Moskalenko renâcle : leur action ne lui paraît pas tellement héroïque ! Comment ? répond Boulganine : « Tu ne comprends pas, tu ne te rends pas compte quelle grande œuvre révolutionnaire vous avez réalisée en écartant un homme aussi dangereux que Beria et sa clique674. » En même temps Boulganine avertit les officiers qui ont participé à l’arrestation : « Oubliez tout ce que vous savez, tout ce que vous avez vu. Et n’en parlez jamais nulle part675. »
Dans son Histoire de l’URSS, Aragon, paraphrasant l’article de la Pravda du 16 décembre 1953, garantit la validité du verdict : « Il a été établi, écrit-il, que Beria, accusé de sabotage pour créer des difficultés alimentaires dans le pays et renverser le régime kolkhozien […] avait partie liée avec des services secrets étrangers depuis la guerre civile même […] Beria et ses complices étaient en rapport avec des agents géorgiens de l’émigration, appartenant à divers services secrets. Diffamation et intrigues, provocations contre des militants honnêtes et des fonctionnaires avaient pris les proportions d’une conspiration antisoviétique pour le pouvoir. Cette bande […] se débarrassait des gêneurs par l’illégalité et la violence […]. De nombreux faits [dont le lecteur d’Aragon ignorera tout] révélaient de la part de Beria une série de machinations [qui resteront, autant que les faits, inconnus du lecteur !]676. »
Bien que le complot dont parle le communiqué de la Cour suprême ne contienne pas l’ombre d’une preuve, il sera présenté comme un fait établi et à charge dans les procès ultérieurs des complices de Beria. Amaiak Koboulov, condamné à mort en novembre 1954, utilisera la faiblesse de l’accusation pour se défendre de la complicité qu’on lui reproche. Dans sa demande de grâce, il dit qu’on lui a présenté comme acte d’accusation le verdict du procès Beria, publié dans la Literatournaia Gazeta du 27 décembre 1953, et il ajoute : « Si je suis un membre actif d’un complot, pourquoi ne me présente-t-on pas les dépositions du chef de ce complot ? » À quoi il répond lui-même : « Parce qu’il n’y en pas ! » Puis, soulignant la légèreté des interrogatoires qu’il a subis, il s’enflamme : « Je ne sais pas et je ne vois pas comment Beria pouvait et devait s’emparer du pouvoir et renverser le régime existant […], mais je dois déclarer qu’il faut être un idiot complet pour y penser. Comment renverser un État auquel Hitler s’est attaqué avec ses divisions mécanisées armées jusqu’aux dents, son énorme aviation et ses tanks, pour ne réussir qu’à se briser le cou677 ? »
Le présidium du comité central rejette la demande de grâce d’Amaiak Koboulov, sans répondre à son argumentation. L’acte d’accusation du procès Rapava-Roukhadzé, en janvier 1955, dispose : « En misant sur la mobilisation générale des forces impérialistes réactionnaires contre l’Union soviétique, l’ennemi du peuple Beria se préparait à prendre le pouvoir et à instaurer une dictature contre-révolutionnaire678. » Tout ce qu’ont fait les accusés depuis 1937 n’est qu’une lente préparation à « ces plans criminels des comploteurs679. »
L’acte d’accusation de l’ancien cadre du MVD Libenson, le 28 mars 1955, se fonde sur la même condamnation du « groupe traître de comploteurs, dirigé par l’ennemi du peuple Beria », « se fixant comme but criminel […] de s’emparer du pouvoir, de liquider le régime soviétique et de rétablir le capitalisme en URSS680 ».
Khrouchtchev s’acharnera lui-même à valider le complot inexistant. À en croire ses mémoires, l’éviction de Beria a évité l’apocalypse : « Ce monstre et bourreau nous aurait tous liquidés, et il était tout près d’y parvenir. Il avait déjà rassemblé à Moscou les tueurs qui exécutaient ses instructions secrètes. […] Après l’arrestation de Beria on a établi la liste nominale de ces gens. Je ne me rappelle plus leurs noms. » Et pour cause, car cette liste est imaginaire. Il en est pourtant sûr : « Beria devait d’abord faire tomber les têtes de Molotov et de Khrouchtchev […] pour avoir les mains libres. » Et, sans souci de vraisemblance, il prétend : « Une mer de sang aurait coulé, encore plus que sous Staline681. »
Khrouchtchev n’est pas à un complot près. Ainsi justifie-t-il l’élimination de Joukov, en octobre 1957, par ses « tentatives d’organiser un putsch militaire pour prendre le pouvoir682 ». Ce complot de Joukov est encore plus imaginaire, si possible, que celui de Beria. Mais, lors du comité central de juin 1957, où se décide l’élimination de Molotov, Kaganovitch et Malenkov, Joukov a l’audace de critiquer les « insuffisances de Khrouchtchev », de brandir des extraits d’archives sur les répressions de 1936-1939 et d’affirmer que leurs principaux responsables devraient comparaître en justice. Ceux-ci – à commencer par Khrouchtchev – ne peuvent tolérer une telle menace. Telle est la véritable nature du « putsch bonapartiste » de Joukov.
Le huis-clos du procès a suscité des rumeurs, niant soit sa tenue, soit la présence de Beria. Un ancien collaborateur de Beria, le colonel B. Weinstein, n’hésite pas à affirmer : Beria a été tué dès le 26, il y a pourtant eu un procès, mais « on a jugé un sosie qui ne comprenait même pas le géorgien683 ». Sergo Beria reprend la fable en prétendant qu’en 1958 on lui envoya des photos, prises alors en Argentine, d’un homme qui ressemblait étonnamment à son père, le prétendu « sosie », libéré après avoir rendu le service demandé.
Nombre d’historiens ont adopté tout ou partie de ce roman, même le très compétent Boris Souvarine, même le sérieux biographe russe de Beria, Boris Sokolov, et même Nicolas Werth qui, dans son Histoire de l’Union soviétique, dénonce « les conditions de la chute de Beria, la dissimulation de son exécution sommaire derrière une fausse instruction et un faux procès ». Comment cela ? « La toute-puissance de la Sécurité d’État ne laissait aux adversaires de Beria d’autre issue que celle du complot et de l’exécution immédiate du chef de la police, qui seule pouvait couper court à toute tentative de ses partisans d’organiser un contre-complot. Mais parce que la base du pouvoir de Beria s’était élargie, que son prestige était réel, parce que le système se réclamait désormais de la légalité, ses adversaires ne pouvaient avouer qu’ils avaient liquidé sommairement le redoutable chef de la police politique qui avait pris l’habit d’un homme politique respectable et “libéral”684. »
En réalité, Beria ne bénéficiait d’aucun appui dans aucun clan de la nomenklatura, il n’avait pas de partisans, seulement des collaborateurs. Tous le suivent par intérêt ou par peur, et le lâchent à la première seconde.