II.

DÉBUTS POLICIERS

Au début de l’année 1920, les bolcheviks ont reconnu l’indépendance de la Géorgie. Sur l’insistance de Kirov, plénipotentiaire soviétique, le gouvernement menchevique géorgien libère Beria. Il repart pour Bakou, où il reprend ses études à l’institut polytechnique et bénéficie d’une première ascension rapide. En octobre 1920, en effet, il est nommé à la fois chef du service administratif du comité central du PC d’Azerbaïdjan et secrétaire responsable de la section spéciale de la Tcheka de Bakou, chargée d’« exproprier la bourgeoisie et d’améliorer la vie des ouvriers » ! Beau programme sur le papier, qui consiste surtout à rafler les valeurs, les bijoux, les meubles, voire les vêtements, des gens riches et à gérer une pénurie chronique au bénéfice de l’appareil du Parti et des soviets. C’est une responsabilité bureaucratique et policière importante. Dans la misère générale, où tout le monde ou presque manque de tout, les tchékistes « expropriateurs » ont une forte tendance à se servir au passage. La nomination de Beria peut s’expliquer de deux façons opposées : soit il paraît apte à freiner la reprise individuelle au bénéfice de la reprise collective ; soit la Tcheka locale – de médiocre renommée – voit en lui un homme capable de récupérer le contenu des rafles à son profit. On n’a pas la réponse. En tout état de cause, il lui aurait fallu une trempe morale exceptionnelle – dont la suite de sa carrière ne témoigne guère – pour résister à la tentation de profiter de ses activités expropriatrices.

En juin 1939, Trotsky écrivit : « Dans le meilleur des cas, le passé de Beria dans le parti est obscur32. » Cette obscurité restera une accusation longtemps inefficace, jusqu’à ce que Khrouchtchev et ses complices l’utilisent victorieusement contre lui.

La carrière de Beria se développe selon deux lignes parallèles esquissées par la double nomination d’octobre 1920 : dans l’appareil politique et dans l’appareil policier du parti dirigeant.

En février 1921, il franchit un nouvel échelon : il est nommé vice-président de la section politique secrète de la Tcheka d’Azerbaïdjan, présidée par le très douteux Mir Djafar Baguirov, section chargée des missions les plus délicates. Il abandonne alors ses études.

Pendant la guerre civile, Baguirov s’est rangé d’abord du côté des nationalistes azéris, moussavatistes. Il est l’assistant du chef moussavatiste du district de Kuba. Élevé dans la tradition orientale, dont il gardera toujours la trace, même une fois devenu un dignitaire du régime, ce despote, entouré d’une cour de flatteurs serviles, fut l’un des bureaucrates les plus brutaux et les plus corrompus du régime stalinien. Étranger à toute conviction politique, il collecte déjà tous les documents compromettants qu’il peut trouver sur les communistes locaux pour écarter ceux qui risquent de freiner sa carrière. C’est alors que se noue entre lui et Beria une complicité durable. Plus tard, chaque fois que Baguirov viendra à Tiflis, il dormira chez Beria.

Ordjonikidzé et Staline, malgré les réticences de Lénine, envahissent la Géorgie dans la nuit du 11 février 1921 et provoquent, au cœur d’un district montagneux frontalier, une insurrection montée de toutes pièces, que l’Armée rouge se hâte de soutenir. Le 14, le bureau politique entérine. L’Armée rouge prend Tiflis le 25 février, jour où se tient la première réunion du comité révolutionnaire. Le premier point porte sur la constitution d’une Tcheka géorgienne. Beria est aussitôt envoyé en Géorgie, où il reste plusieurs semaines.

À Tiflis, il rencontre la belle Nino (en russe : Nina) Gueguetchkori, nièce du Géorgien bolchevique Alexandre Gueguetchkori, qui appartient à la petite noblesse géorgienne, souvent pauvre – ce qui est son cas. Elle raconte que Beria l’arrête un jour sur le chemin du lycée et lui demande un rendez-vous, qu’elle accepte. Il lui déclare qu’il l’aime et veut l’épouser. Il précise que le gouvernement veut l’envoyer en Belgique suivre des études sur les techniques d’exploitation du pétrole et qu’il doit pour cela être marié : quelqu’un qui part étudier à l’étranger en laissant sa femme derrière lui reviendra plus facilement dans son pays. Elle donne son accord, non sans réserve : « Mieux valait avoir une famille à soi que de vivre dans une famille étrangère33. » Le mariage, célébré en avril 1921, semble donc de pure raison. Pourtant, après l’arrestation de Beria, Nina manifestera pour lui, dans plusieurs lettres, un réel attachement. À la fin de sa vie, elle précisera quand même dans un interview qu’elle s’est refusée à lui, à partir de 1943, car il avait contracté la syphilis avec une prostituée.

La journaliste Larissa Vassilieva, croisant un jour Nina dans les couloirs du Bolchoï, la décrit comme « une femme d’une beauté céleste avec des cheveux dorés, des traits fins, doux, empreints de bonté […] et un sourire timide et distrait34 ». Le premier biographe – fantaisiste – de Beria, Thadeus Wittlin, donne dans un ouvrage publié en Angleterre en 1972, puis en Russie après la chute de l’URSS, une version beaucoup plus brutale de cette union : Beria enlève de force Nina, la fait monter dans un wagon, la gifle puis la viole. Son récit reproduit platement l’accusation grotesque portée contre Staline d’avoir violé sa future deuxième femme, Nadejda Allilouieva, lui aussi dans un train, mais sans gifle. Les chemins de fer semblent exciter l’imagination érotique des biographes en quête de sensationnel.

Quelques mois après son arrestation et deux semaines après l’exécution de son mari, elle décrit son enfance et sa jeunesse dans une lettre à Khrouchtchev, qu’elle tente d’apitoyer. Même si elle y joue les Cosette avec une insistance quelque peu mélodramatique, son récit ne déforme pas la réalité.

« Mon père, écrit-elle, était propriétaire de deux hectares de terres, d’une maison en bois de trois pièces avec, sous les toits, des cuves pour récupérer l’eau de pluie. Nous n’avions pas d’animaux de trait, ni de vache, ni de poulailler, car le maïs récolté sur ce bout de terrain ne suffisait même pas à nourrir la famille. Le viande et le pot de lait n’étaient mis sur la table que dans les grandes occasions ; quant au sucre, j’en ai goûté pour la première fois à l’âge de onze ans. » Elle a gardé l’image de son père « déjà âgé, pieds nus et sans chemise, transpirant sang et eau sur ce petit bout de terrain », tué en 1917 par un gendarme. Après la mort du père, puis la maladie de la mère, la famille de Nina sombre dans une extrême pauvreté. « De 11 à 16 ans, écrit-elle, pour pouvoir manger un peu de bouillie de maïs et aller à l’école, j’ai dû travailler durant deux ans comme ouvrière agricole à Koutaïs. » Le travail est si harassant qu’elle tombe malade plusieurs mois.

Son oncle maternel, Nicolas Chavdia, comptable aux douanes, la recueille chez lui, où elle assure le ménage. Elle s’inscrit au lycée technique et, afin de payer le tramway pour s’y rendre, elle fait la lessive pour toute la maisonnée. Lorsqu’elle n’a pas d’argent, elle doit courir, écrit-elle, « les quinze kilomètres aller-retour, du domicile de Nicolas Chavdia au lycée technique, pieds nus pour économiser ses sandales, qu’elle n’enfile qu’à l’entrée du lycée35 ». Khrouchtchev ne se laissa pas attendrir par ce récit d’une enfance difficile.

À peine marié, Beria est envoyé exercer ses talents à Bakou comme vice-président de la Tcheka d’Azerbaïdjan, sous la direction de Baguirov. Impossible donc de se rendre en Belgique. C’est peut-être une chance pour lui ; dans les années 30, le Guépéou-NKVD accusera quasi systématiquement les techniciens et ingénieurs ayant fait des séjours à l’étranger d’avoir été recrutés par les services de renseignements des pays d’accueil. Beria évita par là tout soupçon.

À la fin de l’année, il est nommé président de la section opérationnelle secrète de la Tcheka d’Azerbaïdjan, le Tchon. Il fait bientôt la connaissance de Vladimir Dekanozov, qu’il recrute comme secrétaire. Un ancien du KGB décrit Dekanozov « haut d’à peine 1,50 mètre ; il avait un petit nez aquilin et quelques mèches de cheveux noirs étalées sur un crâne chauve : une apparence insignifiante. Mais les nombreuses condamnations à mort qu’il avait prononcées dans le Caucase au début des années 20, ajoute-il, lui avaient valu la réputation de “bourreau de Bakou”36. » On ne voit pas à quel titre ce jeune secrétaire employé à la section économique de la Tcheka aurait eu à prononcer ces condamnations à mort ; reste que le portrait physique est juste. Dekanozov suivit Beria jusqu’à leur mort commune, tout en prenant ses distances avec lui après son arrestation.

En décembre 1921, la commission centrale de révision passe au crible les membres du Parti, en particulier les cadres de la Tcheka d’Azerbaïdjan. Baguirov fait alors l’éloge de Beria : « Il est sévère, exigeant, a manifesté de la fermeté lors des mesures d’expropriation, n’a pas accordé d’indulgences, est direct et sincère, exigeant vis-à-vis de lui-même et aime que l’on soit aussi exigeant avec lui37. » Entre copains on se serre les coudes… pour le moment.

Car les choses se gâtent pour les deux hommes. Le 25 avril 1922, la commission centrale de contrôle du Parti répond à une demande de la commission de révision d’Azerbaïdjan, qui lui a soumis seize dossiers, dont celui des deux hommes. La première décision sur Beria stipule : « Laisser Beria dans les rangs du parti communiste, en lui interdisant de travailler dans les organes de la Tcheka. Lui infliger un blâme pour actes non communistes avec inscription sur la carte du parti. Recommander au comité central de rappeler Beria d’Azerbaïdjan. » Quels sont ces « actes non communistes » ? Ce n’est pas précisé. À cette époque, une telle formulation désigne surtout des abus de pouvoir et des détournements de fonds ou d’objets confisqués.

Pour Baguirov, les choses sont plus graves, puisque la commission azerbaïdjanaise a demandé son exclusion du Parti. La commission centrale de contrôle préfère « demander à Staline ». La réponse tombe dès le lendemain : « Rétablir Baguirov dans ses droits de membre du parti sur la demande de Staline38 », alors occupé à sélectionner les membres de l’appareil, dont les plus grandes qualités à ses yeux doivent être la docilité et un dossier chargé qui permet de les tenir en main. La commission ne prendra la décision que le 12 août. Lorsqu’en juillet 1954, lors de l’instruction du procès de Baguirov, les services du comité de contrôle du Parti fouilleront dans leurs archives, ils ne retrouveront que quatre des seize dossiers. Une partie des autres ont été retirés en août 1941, dont ceux de Baguirov et de Beria avec leur fiche personnelle. Ils devaient donc contenir des détails peu glorieux.

Beria, d’emblée, a tendance à utiliser ses fonctions répressives à l’intérieur du Parti ou contre certains de ses membres. Le 27 juin 1922, en effet, Kirov lui adresse une semonce : « Veillez toujours à ce que les travailleurs de votre organisation fassent tout leur possible pour être objectifs et surtout n’interfèrent pas dans la vie intérieure des organisations du Parti, pour que leur activité ne soit pas celle d’agents secrets, espionnant les membres du Parti39. »

L’année précédente, le jeune Lavrenti Djandjagava, plus connu sous le nom de jeune fille de sa mère qu’il adopte alors – Tsanava – entre dans la Tcheka. Cet aventurier fut l’un des compagnons de Beria jusqu’à la fin. Il accumule d’abord les ennuis. En 1922, il enlève une jeune fille sous la menace de son revolver. Il est condamné à cinq ans de travaux forcés en isolement sévère et exclu du parti communiste. Pendant sa détention préventive, il réussit à s’échapper. Un avis de recherche est lancé contre lui. En juin 1923, Beria fait réexaminer son affaire. Le présidium de la Tcheka de Géorgie le réhabilite et, le 23 juin 1923, Beria sollicite de la commission de contrôle du parti sa réintégration. Il obtient satisfaction et, en 1925, Tsanava réintègre le Guépéou – à la grande satisfaction de Beria, qui aime ce genre d’individus.

La formation, en 1922, d’une fédération transcaucasienne intégrant l’Azerbaïdjan, l’Arménie et la Géorgie – malgré l’opposition, brisée par Staline, des communistes géorgiens réticents à l’idée de voir liquidée leur faible souveraineté nationale – est aussitôt suivie, le 12 mars 1922, de la constitution d’une Tcheka (transformée en Guépéou le mois suivant) de Transcaucasie, coiffant les Tcheka des trois Républiques. Pour contrer la forte opposition nationaliste en œuvre dans ces pays, un organe supplémentaire est constitué en mai 1922 : la représentation plénipotentiaire du Guépéou en Transcaucasie. Les postes bureaucratiques se multiplient comme les champignons, assortis d’avantages matériels non négligeables dans la Russie soviétique affamée.

Staline, en juin, a fait voter par une conférence l’attribution à 15 500 cadres supérieurs du Parti de privilèges matériels substantiels : un salaire minimum triple de celui de l’ouvrier d’industrie, augmenté de 50 % pour le père ou la mère de trois enfants et pour travail déclaré en plus du service normal le soir et le samedi ; un paquet contenant une série de produits déficitaires : par mois 12 kilos de viande, 1,2 kilo de beurre et de sucre, 4,8 kilos de riz, des cigarettes et des allumettes, plus le droit, soumis à la décision du secrétariat du comité central, de prendre des vacances à l’étranger payées en roubles-or, en récompense du dévouement au prolétariat. Il renouvelle systématiquement les secrétaires de comités de district du Parti ; près des deux tiers sont remplacés dès la fin de l’été 1922 par des fidèles aux ordres. Il façonne ainsi un appareil à sa botte, soutenu par des privilèges qui disparaissent avec la perte de la fonction. Maintenant que l’enthousiasme de la révolution s’est atténué sinon envolé, ses membres sont prêts à tout pour ne pas les perdre, et donc à complaire à leur dispensateur, Joseph Staline et son secrétariat. Beria fait partie des 15 500 heureux bénéficiaires de ces largesses, certes encore modestes, mais destinées à grossir au fur et à mesure que croît la bureaucratisation du régime.

En octobre 1922, Beria est transféré à la Tcheka de Géorgie, comme vice-président et nommé à la tête de la division opérationnelle secrète (Tchon). La situation est difficile en Géorgie. La paysannerie soutient massivement les mencheviks tandis que la population arménienne, surtout sa petite bourgeoisie commerçante, appuie le parti nationaliste arménien, le Dachnaksoution. Le parti bolchevique, historiquement très minoritaire, sauf dans quelques secteurs de la classe ouvrière comme les cheminots, et largement décimé sous la domination menchevique de 1918 à 1921, n’a guère d’implantation dans le pays. Le pouvoir est en fait exercé par le conseil militaire de la XIe armée et par le bureau caucasien du parti communiste.

La faiblesse du parti géorgien laisse un large espace à la Tcheka. Beria, confronté à une population largement hostile, organise la liquidation des bandes qui ravagent le pays et rassemblent des paysans révoltés, des opposants politiques (mencheviks et socialistes révolutionnaires) et de simples brigands. Sur les 31 bandes officiellement recensées en 1921, le Tchon en liquide 21. Mais c’est un travail de Sisyphe car elles renaissent aussitôt. Au début de 1923, Beria remporte un grand succès : la Tcheka arrête tout le comité de Tiflis du parti Dachnak et investit son dépôt d’armes clandestin. Il reçoit une pluie d’éloges. Selon le secrétaire du parti communiste azerbaïdjanais, Rukhulla Akhoundov, il possède des « capacités éminentes qui se sont manifestées à tous les niveaux de l’appareil d’État » et dans ses responsabilités à la tête de la Tcheka. Akhoundov ajoute : « Il a rempli avec l’énergie et avec la persévérance qui lui sont propres les tâches que le Parti lui a confiées. » Plus réservé, Miasnikov, secrétaire du PC de Transcaucasie, écrit : « Beria est un intellectuel. Il s’est montré à Bakou comme un tchékiste compétent40. »

L’été de l’année suivante, 1923, Beria remarque, dans un recueil d’articles stéréotypés intitulé « Les tchékistes pour le 1er mai », une contribution signée Vsevolod Merkoulov. Il convoque ce jeune homme prometteur, qui n’adhéra au parti communiste que deux ans plus tard et resta durant toute sa carrière son proche adjoint, avant d’être fusillé en même temps que lui. Merkoulov se vanta d’être la plume de Beria, du moins la principale. Même s’il n’hésitait pas à frapper des détenus, il se distinguait des brutes qui formaient l’entourage de Beria. Khrouchtchev le qualifie d’« homme cultivé », qui « en général lui plaisait », ce qui ne l’empêcha pas de le faire fusiller en décembre 1953. Andrew et Gordievski en font un portrait complexe : « Derrière son stalinisme dogmatique et brutal, se cachaient les restes en voie de décomposition d’un tchékiste idéaliste, qui avait sacrifié presque toutes ses convictions pour survivre à la terreur stalinienne. » Ils citent le portrait dressé par le politicien hongrois Nicolas Nyaradi, qui le rencontra au lendemain de la guerre et lui attribue une « intelligence exceptionnelle » : « Un véritable paradoxe : à la fois d’une grande gentillesse et d’une cruauté bestiale ; quelqu’un de profondément sérieux au moment même où il plaisante […] Il a une telle personnalité que les ambassadeurs russes se mettent au garde-à-vous en sa présence41. » Merkoulov écrivit plus tard des pièces de théâtre, parfois jouées sous le pseudonyme de Rokk.

Le 28 août 1924, éclate en Géorgie une insurrection, que la Tcheka, informée de ses préparatifs, n’a rien fait pour prévenir. Des révoltes surgissent en même temps dans plusieurs villes de Gourie. Un groupe d’insurgés, dirigés par le prince Tseretelli, prennent les bourgades de Tchiatouri et de Sakhtchari, deux gares et contrôlent un moment les deux lignes de chemin de fer vers Tiflis. Malgré le soutien d’une bonne partie de la paysannerie de Gourie, l’insurrection est écrasée en trois jours. Les insurgés s’enfuient dans les montagnes ; la Tcheka mettra du temps à les éliminer. Mais pour Beria, qui a dirigé les opérations proprement policières, c’est un succès.

Officiellement la répression fait 44 morts : 44 insurgés fusillés. L’historien émigré Bezirgani avance le chiffre de 12 578 morts, soit 286 fois plus. La différence entre les chiffres officiels et ceux des rebelles a rarement été aussi grande. Le rapport de septembre du Guépéou au Kremlin, qui fait le bilan de son action du mois d’août, note pour l’ensemble de la Transcaucasie : « 1 465 bandits [terme usuel pour désigner aussi bien les maraudeurs que les insurgés] ont été capturés ou se sont rendus spontanément ; 300 ont été fusillés42. » La majorité de ces 300 fusillés sont sans doute des Géorgiens insurgés ou ceux que le Guépéou leur a adjoints.

Stanilas Redens, qui dirigea le Guépéou de Transcaucasie de 1926 à 1928, après avoir rempli, sans grande compétence, les fonctions de vice-président du Conseil supérieur de l’économie nationale présidé par Dzerjinski, raconta au chef de la milice du Kazakhstan, Mikhaïl Chreider, en 1938 : « À Koutaïs a éclaté une insurrection armée des mencheviks, prétendument “brillamment écrasée par Beria” ; or dans les faits ce soulèvement a été monté par Beria lui-même pour augmenter son prestige […] On l’a raconté à Staline, mais je ne sais pourquoi il avait une confiance particulière en Beria et ne voulait rien entendre de mal sur lui. » La rumeur circule largement, Mirzoyan, premier secrétaire du PC d’Azerbaïdjan de 1925 à 1929, en cellule avec Chreider, lui répète la version de « l’insurrection menchevique organisée par Beria lui-même à Koutaïs […], qu’il a brillamment écrasée43 ». Que Beria ait été informé par ses agents infiltrés dans le centre menchevique de l’insurrection envisagée et n’ait rien fait pour la prévenir, c’est probable, mais il ne l’a pas fabriquée : les mencheviks voulaient prendre leur revanche sur 1921. Beria aurait-il poussé les mencheviks à l’insurrection pour mieux les écraser, que Staline aurait apprécié le procédé.

En juin 1924, naît son fils, qu’il prénomme Sergo en l’honneur du principal dirigeant bolchevique géorgien (après Staline), Sergo Ordjonikidzé, connu pour ses emportements, ses violentes sautes d’humeur et ses cris. En août, il est nommé chef de la division opérationnelle secrète du représentant plénipotentiaire du Guépéou de Transcaucasie.

Dans sa biographie, Beria donne de son activité pendant toute cette période une vision purement policière : toute divergence politique devient sabotage, espionnage, diversion, contre-révolution et donc « trotskysme ». Il dénonce le prétendu – inventé par lui – soutien apporté aux « mencheviks et autres ennemis du pouvoir soviétique » par les dirigeants (et souvent fondateurs) du parti communiste géorgien de l’époque, partisans contre Staline d’une certaine autonomie de la Géorgie, qu’il stigmatise comme « nationaux-déviationnistes » ; il les accuse d’avoir épousé dès 1923 entièrement et totalement les positions trotskystes, d’avoir tenté d’entraîner la Géorgie soviétique dans le giron de l’impérialisme occidental et d’y rétablir le système capitaliste. Pire encore, « jusqu’à la nomination de Beria, l’appareil de la Tcheka géorgienne était entre les mains des nationaux-déviationnistes et des trotskystes […], et favorisait l’activité des partis antisoviétiques et des groupements antiparti ». Des saboteurs, en somme. Arrive Beria et tout change ! « Pendant la période de son activité dans les organes de la Tcheka et du Guépéou [c’est-à-dire jusqu’en 1931] le camarade Beria a, avec un savoir-faire et un talent exceptionnels, organisé l’écrasement de tous les partis antisoviétiques en Géorgie et en Transcaucasie, et aussi des groupes antiparti de cette période, au premier chef des trotskystes et des nationaux-déviationnistes44. »

Le 22 mars 1925, un petit avion Junker-13, emportant à son bord le secrétaire du comité territorial de Transcaucasie du parti communiste, Miasnikov, le président de la Tcheka de Transcaucasie Artabekov et l’un de ses autres dirigeants, Moguilevski, s’écrase au sol et prend feu. Les trois passagers et les deux pilotes meurent. Beria déclare alors : « J’ai vu les restes défigurés de celui sous la direction de qui j’ai travaillé dans la Tcheka pendant deux ans […] C’est incroyable, c’est impossible à croire […]. Je n’entendrai plus la voix douce de Salomon Gregorievitch [Moguilevski]45. » La rumeur parle d’un attentat, mais par qui ? Trotsky évoque une vengeance des mencheviks. La femme de l’un des pilotes prétend que son mari, soupçonnant un mauvais coup, avait demandé à être remplacé.

Une première commission d’enquête attribue l’accident à une défaillance technique mettant en cause la firme Junker, qui fait construire en URSS les avions qu’elle y vend. Une seconde commission, présidée par le commandant d’armée Kork, confirme les conclusions de la première. Les réactions se multiplient. Moscou envoie une troisième commission, présidée par le chef de la section opérationnelle du Guépéou en personne, Karl Pauker, ancien coiffeur à l’opéra de Budapest et proche de Staline… pour l’instant. Des représentants de la firme Junker y figurent. Staline n’a sans doute envoyé cette troisième commission que pour blanchir la responsabilité du constructeur allemand, avec lequel il souhaite maintenir de bonnes relations. La commission conclut à l’accident, mais exclut l’incident technique : les avions Junker sont d’excellente qualité et ne sauraient souffrir de défaillances.

En 1956, un ancien tchékiste arménien, Souren Gazarian, accusa Beria d’avoir provoqué l’accident. On ne prête qu’aux riches, c’est connu, et – contrairement au proverbe – il y a souvent de la fumée sans feu, des rumeurs sans fondement et des accidents accidentels. Attribuer un attentat à Beria ne coûte rien en 1956. Mais c’est transférer le Beria des années 30 sur celui de 1925, encore de trop faible envergure pour organiser un attentat contre de puissants partisans de Staline !

En mars 1926, le rapport mensuel du Guépéou sur la situation du pays pointe les difficultés de la Géorgie. En février, se sont tenus les congrès des travailleurs de l’enseignement et des écrivains, en même temps qu’en Azerbaïdjan celui des turcologues. Les trois congrès, selon le Guépéou, ont été marqués par des manifestations de nationalisme menées par l’intelligentsia locale. En Géorgie, les enseignants protestent contre la médiocrité de leur traitement ; à Tiflis, il y a eu des appels à la grève. « Un état d’esprit antisoviétique a gagné une moitié du corps enseignant. Le congrès a élu un nombre notable d’anciens mencheviks, d’anciens démocrates nationaux et d’anciens social-fédéralistes. Les intervenants […] ont accusé en termes vifs les organes du pouvoir et des syndicats de l’Union d’indifférence à l’égard des besoins du corps enseignant, en particulier du corps enseignant géorgien46. » Des délégués ont dénoncé l’insuffisance de l’enseignement de la langue géorgienne et la politique de russification marquée par le refus de développer cet enseignement en Abkhazie. Un délégué communiste qui intervenait pour défendre la ligne officielle, traité de « provocateur » et autres insultes, a dû descendre de la tribune sans avoir pu parler… On le voit, Beria a du pain sur la planche. Son ami Baguirov en a aussi – pour d’autres raisons. La décision d’adopter l’alphabet latin pour la transcription officielle de la langue azérie provoque une levée de boucliers.

Moscou désigne alors Ivan Pavlounovski, membre de la commission centrale de contrôle, plénipotentiaire du Guépéou en Géorgie. Beria semble assez mal accepter la tutelle de ce cadre russe, qui ne connaît pas un mot de géorgien.

En décembre 1927, Beria est nommé président du Guépéou de Géorgie et vice-président du Guépéou de Transcaucasie. Il pilote ou supervise donc les opérations de police dans les trois Républiques : Arménie, Géorgie, Transcaucasie. En novembre 1929, il est nommé président du Guépéou de Transcaucasie, tout en restant président du Guépéou de Géorgie. Il détient désormais un énorme pouvoir de police.

La Tcheka, devenue Guépéou en 1922, s’était habituée à l’exercice de la violence et à l’arbitraire que la guerre civile favorisait inéluctablement ; par là même elle avait attiré des éléments douteux. Tous les grands mouvements populaires dans l’histoire, soulignait Lénine dès 1918, ont fait surgir « une écume d’aventuriers et d’escrocs, de fanfarons et de braillards », dont certains entrent dans la Tcheka, où les militants politiques répugnent à s’engager, et dans les détachements de réquisition envoyés dans les campagnes rafler les récoltes pour nourrir les villes et l’Armée rouge. Lénine proposait de les « arrêter et fusiller47 », mais la pénurie généralisée et l’arbitraire de la guerre civile nécessitent leur emploi. Depuis le début des années 20, le Guépéou s’est aussi enrichi d’éléments carriéristes. Tels sont les individus dont Beria dirige l’activité.

Il soigne ses relations. À l’époque le patron politique de la Géorgie est le vieux compagnon de Staline, Sergo Ordjonikidzé. Au début de juillet 1928, il relève de maladie. Le 19 juillet, Beria lui envoie une lettre marquée du sceau de la courtisanerie orientale : « Votre attitude et votre confiance en moi m’ont donné et me donnent de l’énergie, de l’initiative et la capacité de travailler. Sergo, à part vous, je n’ai personne. Vous êtes pour moi plus qu’un père, plus qu’un frère. Je respire et je vis par vous. Et je ne suis pas capable de vous faire faux bond, je préférerais me tirer une balle dans la tête, plutôt que de ne pas mériter votre attitude envers moi48. » Moins de dix ans après, il aidera Staline à se débarrasser d’Ordjonikidé.

En août 1928, Iouri Larine, membre du conseil de l’économie nationale, se rend en Géorgie pour participer à une réunion de la commission du budget de la République, qui se tient aux environs de Tiflis dans la datcha de Beria. Il a emmené sa fille Anna, âgée de 15 ans. Lors du dîner qui suit, Beria déclare soudain à Larine : « Je ne savais pas que vous aviez une fille aussi charmante », puis se tourne vers Mikha Tskhakaia, le président du comité exécutif des soviets de Transcaucasie, et lui lance : « Buvons, Mikha, à la santé de cette fillette ! Qu’elle vive longtemps et heureuse ! »

Ces amabilités n’auraient guère d’importance si Anna Larina et Beria ne devaient se retrouver dix ans plus tard dans des conditions fort différentes, elle détenue au goulag, et lui chef de la police politique, le NKVD. « Je ne pouvais m’imaginer alors, écrit-elle dans ses souvenirs, que le nom de l’homme qui nous recevait si aimablement à Kadjory deviendrait le symbole du bourreau49. »

Au début de mars 1929, Beria est confronté à une insurrection surgie dans un district musulman de l’Adjarie, République autonome au sein de la Géorgie. Au nom du combat contre la religion, les autorités locales ont décidé de fermer une medresa (école religieuse) et de contraindre les femmes à retirer leur tchador pour la Journée internationale des femmes du 8 mars. Beria avait, semble-t-il, exprimé son opposition à une telle mesure. Les insurgés crient : « Pour le tchador ! », « Contre la fermeture de la medresa ! », « Pour la religion ! », « Donnez la forêt aux paysans ! ». Un groupe plus radical manifeste « pour la foi et pour la tradition ». Beria liquide l’insurrection en deux jours, sans ménager sa critique contre les provocations des autorités locales et les arrestations des femmes protestataires.

Un quart de siècle plus tard, le fidèle Merkoulov, qui lui doit toute sa carrière, l’accablera en déclarant aux enquêteurs : « Beria a utilisé contre la direction du comité central du PC géorgien le soulèvement des paysans adjares dans le district de Khouline en février 1929, provoqué par les actions injustifiés des autorités locales sur l’enlèvement du tchador. » Selon lui, Beria cherchait à « accélérer sa carrière », et il conclut : « Les intérêts personnels de Beria rejoignaient les intérêts de l’État50. »

Est-ce à cette insurrection que pense Snegov, ancien membre du comité territorial de Transcaucasie, quand, sans aucune précision de lieu ni de date, il accuse Beria d’organiser lui-même des « révoltes » dans les montagnes pour pouvoir les réprimer, se « débarrasser des prétendus provocateurs », puis annoncer à Staline « l’écrasement d’une rébellion contre-révolutionnaire et gagner ainsi ses faveurs51 » ?

Staline ordonne au Guépéou d’ouvrir un procès à Moscou, du 18 mai au 5 juin 1928, dit « procès des saboteurs de Chakhty ». Dans cette ville, située à 500 kilomètres au nord de la Géorgie, cinquante-cinq ingénieurs sont accusés, selon la Pravda du 10 mars 1928, de sabotage organisé dans de nombreuses usines et mines de la région. Chakhty inaugure ainsi une longue série de poursuites et de condamnations à mort pour « sabotage ». C’est la tactique – voire la stratégie – élaborée par Staline pour rejeter sur des saboteurs imaginaires les faux frais de l’industrialisation encore balbutiante. Lorsque l’industrialisation s’accélère – à dater de 1930 – et que la collectivisation chasse des millions de paysans non qualifiés vers des usines construites en toute hâte, avaries, accidents, ruptures de fonctionnement se multiplient. Les procès pour sabotage aussi, sous l’impulsion directe de Staline.

Puisque le guide génial est infaillible, puisque sa politique géniale est parfaitement juste, les ratés ne peuvent découler que du sabotage par les forces ennemies : à la fin des années 20, ces ennemis, ce sont les « spécialistes bourgeois » (ingénieurs, cadres formés sous l’ancien régime et restés en URSS), un peu plus tard ce seront les koulaks, puis les trotskystes-zinoviévistes, puis les seuls trotskystes, déclarés agents d’une demi-douzaine de services d’espionnage, et enfin le bloc des trotskystes et des droitiers (partisans de Boukharine). Ce « sabotage » doit combler le fossé de plus en plus large entre la propagande et la réalité. Le mécanisme, rodé en 1928 avec le procès dit de Chakhty, se perfectionne l’année suivante avec le procès de l’imaginaire parti industriel.

En novembre 1928, Moscou remplace Pavlounovski, au poste de plénipotentiaire du Guépéou en Géorgie, par Stanislas Redens, beau-frère de Staline. Les rapports entre les deux hommes susciteront bruits et rumeurs, dans lesquels il est malaisé de définir la fable et la vérité.

En septembre 1929, la commission centrale de contrôle du Parti dirigée par Ordjonikidzé, alertée par les bruits, sur les abus de pouvoir, le favoritisme et la corruption galopante qui ravagent la Transcaucasie, envoie une équipe enquêter sur place. Les membres de l’appareil ont déjà appris à se dénoncer les uns les autres pour assurer leur propre position. Le passage de la commission en Azerbaïdjan se traduit par le limogeage du secrétaire du PC azéri en place depuis 1925, Levon Mirzoyan, et Baguirov, chef du Guépéou de la République et le grand ami de Beria. Mais, à moins de graves divergences avec Staline, les membres de l’appareil sont encore assurés de rester dans ses rangs. Baguirov, ce musulman superstitieux qui blêmissait si un chat noir traversait la rue devant sa voiture, et qui se soucie du marxisme comme d’une guigne, est muté à l’Institut du marxisme-léninisme à Moscou. Levon Mirzoyan est nommé secrétaire du comité du district de Perm dans l’Oural où il s’emploiera à reproduire les pratiques qui lui ont valu son limogeage, jusqu’à obtenir une promotion avant d’être brutalement liquidé.

Beria, soupçonné d’être le responsable de son limogeage pour se dégager la voie, s’en défend vigoureusement dans une lettre à Ordjonikidzé. En passant, il tacle sévèrement le premier secrétaire du comité territorial de Transcaucasie, Mamia Orakhelachvili, qui a pris la défense de Mirzoyan : « Pour moi, Mamia, dans ces circonstances complexes, s’est révélé un grand obstacle. […] Toute cette affaire l’a complètement discrédité. » Bref, il faudrait le remplacer, suggère Beria, d’autant qu’il craint les investigations de la commission en Géorgie. Il plaide : « L’effort des camarades de la commission pour faire des généralisations sur la situation en Géorgie et des analogies avec Bakou est une erreur. » Il ne tente donc pas de défendre Baguirov, tout en concédant : « En Géorgie comme partout, les scandales ne sont pas rares. Mais rien de comparable avec ce qui se passait à Bakou52. »

D’ailleurs, ajoute-t-il dans une seconde lettre à Ordjonikidzé, le travail est déjà fait : « Personnellement, je n’ai rien contre une telle enquête, sinon qu’elle n’apportera aucune révélation que nous n’ayons déjà faite. ». Il vante son bilan de chef du Guépéou géorgien : « Dans les seules organisations trotskystes, nous avons éliminé plus de deux cent cinquante personnes d’un coup le mois dernier. […] Sans parler de la lutte contre le banditisme, contre les crimes économiques… »

Bien sûr, il n’a aucune ambition politique : « J’ai plus d’une fois évoqué la question de mon départ. Il ne s’agit pas d’un caprice, mais d’une impérieuse nécessité. Chaque nouvel épisode me crée de nouveaux ennemis. » Ainsi, affirme-t-il, il a « dit franchement tout ce qu’il savait et appelé les choses par leur nom. Beaucoup n’ont pas apprécié. Je me suis fait des ennemis, ce qui n’a pas empêché la commission de me reprocher de dissimuler ». En réalité, Beria a certes dénoncé quelques malversations mais a protégé ses fidèles. La suite de la lettre évoque de prétendues – à ses yeux ! – zones d’ombre repérées dans son bilan.

Il joue les victimes. Il rappelle à Ordjonikidzé qu’il avait demandé en vain à reprendre ses études interrompues et conclut par une requête : « Donnez-moi la possibilité de travailler dans un autre secteur, même dans celui de l’industrie […], et je prouverai que je ne suis pas seulement bon à découvrir des agissements criminels et leurs auteurs. » La lettre s’achève sur une dernière plainte : « Je sens que je ne pourrai plus tenir très longtemps53. » Ordjonikidzé lui évite les sanctions et le laisse à son poste.

Beria se penche alors sur les problèmes aigus de l’industrie du pétrole à Bakou, aux mains du trust d’État Azneft. Le matériel, hérité de l’avant-guerre, mal entrenu, voire détérioré pendant la guerre civile au cours de laquelle nombre d’ingénieurs ont péri, est à peine utilisable. La majorité des ingénieurs survivants ont fui le pays. Les salaires de la main-d’œuvre sont très bas. Nommé premier secrétaire du comité de Transcaucasie en janvier 1930, le bouillant jeune stalinien Vissarion Lominadzé est profondément choqué par le résultat de sa tournée dans les entreprises de Bakou, et d’abord les puits de pétrole. Dans une lettre à Ordjonikidzé il écrit : « J’ai été stupéfait quand j’ai su le montant du salaire d’un ouvrier de Bakou. […] De plus, les prélèvements s’élèvent à 12 %, effectués automatiquement à la source. » Et, pour compléter le tableau, il ajoute : « Le comité central régional de Bakou fournit aux travailleurs, en guise de nourriture, une effroyable cochonnerie.[…] Les femmes des travailleurs passent des nuits entières à faire la queue pour se procurer de la viande (en conserve) et du poisson (qui manque presque complètement). Quant aux syndicats, ils ne s’occupent pas du tout de la défense des intérêts économiques des travailleurs54. »

Beria ignore ces réalités matérielles et choisit, selon les mécanismes du stalinisme naissant, qu’il ne tarde pas à intégrer, d’expliquer les difficultés d’Azneft par le sabotage. Il l’affirme dans une lettre à Ordjonikidzé du 1er septembre 1929, où il souligne aussi son dévouement : « Le camarade Redens est revenu de congé, mais j’ai décidé de ne pas prendre de vacances et de partir à Bakou […]. Le camarade Sosso [Staline, que Beria désigne ainsi de façon familière] en parlant avec Redens a douté que nous soyons à la hauteur de ce travail. J’y passerai un mois, plus si nécessaire, mais je bouclerai le travail et je découvrirai tous les fils du sabotage55. »

Il n’y a pas en réalité le moindre sabotage ? Qu’importe, il va quand même en découvrir les signes. Il arrête le directeur technique en chef du trust Azneft, Roustambekov, le fait passer à tabac et avouer qu’il est à la tête d’un groupe militaire d’ingénieurs, administrateurs et techniciens, arrêtés eux aussi et tous accusés de nombreux actes de sabotage. Il stigmatise le retard systématique apporté à la construction du pipeline Bakou-Batoum et les actes de sabotage sur les voies de chemin de fer, destinés, selon lui, à « masquer les conséquences des autres sabotages », visant les pipelines. Bref, un sabotage en dissimule un autre, auquel il sert de paravent. Beria jubile. Le 13 mai 1930, il écrit à Ordjonikidzé : « L’enquête à Azneft avance à marche forcée. »

Mais Roustambekov, une fois délivré des menaces, voire des coups, du Guépéou, est revenu sur des dépositions arrachées par la violence. Beria feint de lancer un contrôle : « Conformément à la tâche que vous nous avez fixée de vérifier la déclaration de Roustambekov, j’ai envoyé Redens à Bakou. Je n’ai pas encore les résultats. » Mais il connaît d’avance les conclusions : « Il a écrit de sa propre main toutes ses dépositions, et tous les documents, y compris ses propres dépositions, le démasquent comme une figure très importante d’une organisation de sabotage56. »

Roustambekov et la direction d’Azneft ne peuvent échapper aux griffes de Beria. Le tribunal condamne alors les accusés à des peines de trois à dix ans de prison. Beria les fera fusiller en 1937, sur décision d’une « troïka » qui les jugera, si l’on peut employer ce terme, en un quart d’heure.

Le 7 novembre 1929, pour l’anniversaire de la révolution, Staline publie dans la Pravda un article annonçant le « grand tournant » vers la collectivisation et n’hésite pas à prétendre : « Même les aveugles voient que le paysan moyen s’oriente vers le kolkhoze. » Sauf qu’avec un seul œil, on ne voit rien de tel. Mais la collectivisation par la contrainte est bien lancée, en Géorgie comme ailleurs. Pour briser la résistance des paysans spoliés, Staline envoie dans les campagnes 25 000 activistes et les troupes intérieures du Guépéou, qui poussent les paysans dans les kolkhozes en raflant leur bétail, leurs volailles, voire leurs objets usuels et, ici ou là, en violant les femmes au passage. C’est le début de la fin pour l’agriculture soviétique. La famine frappe. Beria persiste.

Il saisit déjà fort bien ce que Staline attend de ses fidèles : la chasse aux trotskystes. Le 27 avril 1930, le Guépéou de Géorgie saisit à Tiflis trois cents exemplaires de tracts trotskystes, où on peut lire : « La bureaucratie de l’appareil s’est emparée du pouvoir. L’ouvrier n’est plus le maître de son pays […] même si le plan quinquennal est réalisé, cela ne fera que renforcer le régime de la bureaucratie. Les ouvriers resteront sans rien57. »

La difficulté de se procurer du pain et de la viande exaspère les ouvriers. Dans les campagnes, des paysans déracinés forment des bandes qui pillent et ravagent le pays. Dix jours plus tard, Beria soumet à la direction du PC de Transcaucasie un rapport sur l’état de la population dans les districts d’Erivan et de Leninakan : les difficultés d’approvisionnement ne sont pas le fait du gouvernement, les coupables sont les trotskystes : « Dans la localité de Gueïgoumbent, écrit-il, les trotskystes prétendent que l’Armée rouge n’est plus en état de s’opposer aux bandes. » Utilisant l’exil de Trotsky à Prinkipo, en face d’Istanbul, il élabore une histoire à dormir debout : « Trotsky a rassemblé 6 000 soldats turcs en Turquie avant de passer du côté des dachnaks [nationalistes arméniens], et bientôt les dachnaks, Trotsky à leur tête, seront en Arménie58. »

Ces affabulations ne changent rien au problème du ravitaillement. L’alimentation dans les Républiques est d’une qualité déplorable : dans une cantine de Bakou, selon Lominadzé, les ouvriers ont trouvé des morceaux d’un grand lézard cuit dans le borchtch. Dans les cantines de quatre entreprises, « où travaillent jusqu’à mille ouvriers, […] on a découvert dans le borchtch des vers de deux centimètres, le plat principal [viande ou poisson] est infect et souvent les ouvriers les jettent [tellement leur] odeur [est] pourrie. »

Le choc avec la réalité est rude. Les environs de Bakou sont harcelés par des bandes de pillards qui égorgent les cadres du régime : « Beria, écrit Lominadzé, m’accompagne en Géorgie, avec mission d’extirper le plus vite possible le banditisme et de renforcer les mesures punitives contre les organisateurs d’actions contre-révolutionnaires, de meurtres de communistes, d’instituteurs, d’agronomes sans parti. » La contrée est ravagée par une véritable guerre civile larvée. « Les bandits et les moussavatistes ont tué une bonne centaine de soldats et égorgé plus d’une centaine de membres du Parti et de représentants de l’intelligentsia locale, et nous n’avons à ce jour fusillé que vingt personnes […] retenue superflue59 », écrit-il. Beria va y mettre fin.

Est-ce crainte de ne pas réussir à maîtriser une crise aussi aiguë, et donc d’en payer les conséquences ? Dans une lettre à Ordjonikidzé du 13 mai 1930, Beria exprime son souhait d’être déchargé du Guépéou et, une fois de plus, sa volonté de reprendre ses études interrompues : « Le temps passe, tout autour les gens évoluent, et ceux qui hier encore étaient loin derrière moi sont aujourd’hui passés devant. C’est sûr, je reste à la traîne. Avec notre travail de tchékiste, souvent on n’a même pas le temps de lire un journal […] C’est douloureux et vexant de se sentir en arrière, surtout quand on sait à quel point le pays a besoin de gens instruits. » Ordjonikidzé lui a déjà répondu que ce n’était pas le moment de parler d’études. Une fois encore, Beria répète : « Je sens que je n’en peux plus60. » Ordjonikidzé ne répondra pas à sa demande.

Au début de novembre 1930, le Guépéou saisit, dans la zone industrielle de Bakou, trente-cinq tracts et proclamations critiquant violemment le gouvernement. On y lit : « Camarades ouvriers, la force est en vous. […] Vos enfants meurent comme vous. Renversez ce gouvernement galeux si vous voulez vivre comme des hommes. » Mais le plus gros souci de Beria, c’est le conflit qui ravage la direction d’Azneft. Un petit groupe dirigé par les frères Agalarov sympathise ouvertement avec les trotskystes. Selon rapport du Guépéou de Transcaucasie, ils posent la question : « Pourquoi a-t-on exclu du Parti un chef comme Trotsky ? Aujourd’hui, c’est un ramassis de bandits qui dirigent le Parti. » À la lecture de ce rapport, Beria est formel : « Le temps est venu de les chasser [les frères Agalarov] de l’usine61. »

Dans un rapport à Staline, il attribue aux trotskystes des déclarations d’un simplisme naïf : « Le parti se désagrège, le pouvoir a perdu la tête et maintenant n’a plus la possibilité de rétablir le travail comme il le faudrait. Si jusqu’alors le gouvernement travaillait assez bien, ce résultat était dû à Lénine et à Trotsky […] ; maintenant c’est le fils d’un prince, Staline, qui s’est mis au travail […] ; il s’efforce par tous les moyens d’anéantir nos exploitations. C’est dans ce but qu’il a promulgué la collectivisation62. »

Au début de septembre 1930, après un séjour de quelques semaines à Matsesta et Sotchi, Staline passe plusieurs jours dans la petite station géorgienne de Tskhaltoubo. Est-ce là qu’il rencontre pour la première fois le jeune chef du Guépéou de Transcaucasie ? D’après Svetlana Allilouieva pourtant, dès 1929 sa mère ne supportait pas Beria, ce « gredin », exigeait qu’il ne remette plus les pieds chez eux, et Staline furieux lui répondait : « C’est mon camarade, un bon tchékiste, il nous a aidés à prévenir un soulèvement de Mingréliens en Géorgie, j’ai confiance en lui. » Mais la femme de Staline restait à Moscou quand Staline descendait dans le Sud l’été et Beria venait peu lui-même à Moscou ; dans ces conditions, à quel moment l’occasion aurait-elle pu se présenter ? À la mort de sa mère, en novembre 1932, Svetlana n’avait que six ans. Elle répète sans doute ce qu’elle entendait dans sa famille, dont elle dit : « Tous nos proches haïssaient Beria […]. La famille éprouvait un aversion unanime et confuse pour cet homme63. »

Au début de décembre 1930, la famine provoque une révolte qui ravage une partie de l’Azerbaïdjan. Un ancien député moussavatiste, Gadji Akhound, réunit un millier d’insurgés « contre les envahisseurs russes, pour la religion, pour se libérer de la misère64 ». Mais la faim, cause du soulèvement, le condamne en même temps. Les rebelles, pour survivre, ponctionnent les paysans, qui dès lors se détournent d’eux. Un détachement du Guépéou commandé par Mikhaïl Frinovski – destiné à une ascension fulgurante et à une chute brutale quelques années plus tard – écrase la troupe le 9 décembre. Beria peut chanter victoire.

En 1930, Staline propulse un petit bureaucrate inculte, peu connu, destiné à jouer un rôle décisif dans la répression de la fin des années 1930. Nicolas Iejov a sympathisé en 1922 avec l’opposition ouvrière, dirigée par Alexandre Chliapnikov, pourtant menacé d’exclusion par Lénine. Nommé en 1927 instructeur du comité central, chargé de faire appliquer ses décisions par la répétition et la pression, puis affecté à de banales tâches administratives au Kazakhstan, il donne alors l’image d’un bureaucrate inoffensif, selon l’écrivain Dombrovski exilé dans la région. En 1930, Staline le nomme à la tête de la section de répartition des cadres près le comité central, dont il n’est pas membre, et l’autorise à participer aux réunions du bureau politique. Ce modeste début ne laisse pas deviner son ascension fulgurante, suivie de sa chute vertigineuse, une fois remplie la mission épuratrice, que Staline voulait lui confier.

Le 30 mars 1931, le chef du Guépéou, Viatcheslav Menjinski, rédige l’ordre n° 154/93 à l’occasion du dixième anniversaire du Guépéou de Géorgie, dont il fait un bilan très flatteur : la liquidation quasi totale du parti menchevique de Géorgie, l’arrestation de ses Comités centraux successifs, la liquidation totale des nationaux-démocrates, des socialistes fédéralistes, des bandes qui ravageaient le pays et des groupes d’espions. « Les organes du Guépéou de Géorgie ont été constamment à la hauteur de la situation ; ils ont […] anéanti la poignée des irréductibles et attiré du côté du pouvoir soviétique ceux qui s’étaient égarés. » Menjinski souligne avec emphase les mérites de Beria, qui a « élevé et forgé, dans le feu de l’activité combattante, les cadres nationaux » du Guépéou, qui a su « avec un flair exceptionnel toujours s’orienter avec précision dans une situation très compliquée, […] et en même temps inspirer ses collaborateurs par son exemple personnel65 ». Beria est présenté comme l’incarnation même du Guépéou de Géorgie, la main de fer sans gant de velours. On n’a pas trace d’un voyage en Géorgie de Menjinski, qui d’ailleurs malade et souvent alité à cette époque, laissait la direction effective du Guépéou à Iagoda. C’est sans doute à ce dernier qu’il faut attribuer l’avalanche de superlatifs qui ont contribué à la carrière de Beria.

Le 17 mai 1931, son supérieur, Redens, est muté à la tête du Guépéou de Biélorussie. Selon son fils, Vladimir Allilouiev Redens, Beria et ses complices le faisaient régulièrement boire malgré lui ; un soir, ils l’enivrèrent, le déshabillèrent et le renvoyèrent tout nu chez lui. La traversée de Tiflis en cet appareil provoqua un scandale qui permit à Beria de se débarrasser de lui. Ce récit a tout d’une fable. D’abord, Khrouchtchev témoigne que Redens aimait et savait boire, comme la majorité des guépéoutistes ; ensuite, Beria n’aurait pu se permettre de monter une provocation contre un membre par alliance de la famille de Staline. La réalité semble plus prosaïque : Redens, soûl comme d’habitude, rentra chez lui tout habillé, mais rata son appartement et entreprit d’entrer chez un voisin. Il fit un tel tapage que la milice dut intervenir. Le scandale fut étouffé par une mutation à la tête du Guépéou de Biélorussie, ce qui n’a rien d’une sanction. En 1988, le juge Terekhov avancera une autre version : Beria, pour le compromettre, lui jeta dans les bras une de ses collaboratrices qui lui fixa un rendez-vous, où se rendit aussi le Guépéou qui l’interpella « et le sort de Redens fut réglé66 ».

En fait, sa carrière a connu une progression qui dément les fables sur les manœuvres perfides de Beria pour l’éliminer. Redens ne reste à Minsk que deux mois. Le 25 juillet 1931, il est muté à Kharkov, alors capitale de l’Ukraine, et nommé chef du Guépéou d’Ukraine. Le passage de la lointaine Tiflis – avec une courte halte à Minsk – à la capitale de la deuxième République soviétique est incontestablement une promotion, bientôt suivie d’une autre : le 20 février 1933, Redens est nommé plénipotentiaire du Guépéou pour la province de Moscou. Étrange victime.

Au cours de l’été 1931, la Géorgie occidentale, ravagée par la collectivisation forcée est à son tour menacée de famine. Staline s’emporte contre Mikoyan, commissaire à l’approvisionnement, qu’il accuse de le tromper, puis contre le premier secrétaire du PC de Géorgie, Kartvelichvili, enfin contre la Tcheka géorgienne à qui il reproche d’arrêter indistinctement des centaines de mécontents. Il exige la construction d’entrepôts pour recevoir du blé venu du nord du Caucase et, dans une lettre à Kaganovitch, il insiste pour « confier ce travail notamment à la Tcheka de Transcaucasie, et en particulier à Beria67 ». Dans une lettre à Kaganovitch du 26 août 1931, il accuse les dirigeants géorgiens et d’Azerbaïdjan de se complaire dans des intrigues sans fin et de mentir. Trois, à ses yeux, ne mentent pas, parmi lesquels il indique « Beria »68. Une promotion s’annonce.