XI.

UNE MORT ASSISTÉE

Que se passe-t-il ensuite ? Le long récit que Khrouchtchev donne dans ses mémoires est peu fiable. Plusieurs historiens s’appuient sur Alexandre Rybine, qualifié de « principal garde du corps de Staline ». Mais Rybine n’occupait plus cette fonction depuis deux ans. En 1953, il dirigeait la garde du Bolchoï et ses déclarations sont, au mieux, de seconde main.

Selon Khrouchtchev, le dîner, bien arrosé, se termina tard vers 5 ou 6 heures du matin. « Staline était pompette, d’une excellente humeur. » Or, d’après le chef de la garde, Lozgatchev, il n’avait commandé ce soir-là que deux bouteilles de jus de raisin légèrement fermenté, à 4 ou 5 degrés d’alcool. Le repas n’était pour Staline qu’un prétexte à l’une de ces réunions informelles, sans sténographe ni procès-verbal, qui remplaçaient les réunions officielles. Khrouchtchev ne parle pas des sujets abordés lors de ce dîner, alors même que l’affaire des médecins doit trouver une conclusion prochaine. Staline, qui ne pouvait être « pompette » après deux bouteilles de jus de raisin partagées entre cinq personnes, n’aurait pas discuté avec ses quatre invités de la suite à donner à cette affaire mal embarquée ? C’est invraisemblable398. Mais Khrouchtchev n’en dit mot. La presse du lendemain, n’évoquera plus le complot des médecins. Est-ce Staline qui l’a décidé ? Si oui, pourquoi ?

D’après Lozgatchev déjà cité, Staline, après avoir raccompagné ses visiteurs, aurait dit : « Je n’ai besoin de rien. Je me couche moi aussi. Je vais me reposer. Je ne vous appellerai pas. Vous pouvez aller dormir399. » Staline, ravagé par le soupçon, s’était fait construire trente voitures blindées de sept tonnes chacune et sortait du Kremlin, tapi dans une voiture dissimulée au milieu de quatre autres pour que nul ne devine dans laquelle il se trouvait. Qu’il ait envoyé ses gardes dormir – en dépit de leurs obligations réglementaires – est invraisemblable. L’aurait-il fait que les gardes ne lui auraient pas obéi.

Le lendemain, dimanche 1er mars, la fidèle servante de Staline, Istomina, et le chef de la garde de Kountsevo, le colonel de la Sécurité Orlov, sont en congé. Staline ne donne aucun signe de vie ; vers 18 h 30, la lumière s’allume dans sa chambre, mais il ne se manifeste toujours pas alors que, d’ordinaire, à cette heure-là, il appelle pour demander du thé. Cette fois, pas un bruit, pas un mot. Vers 11 heures du soir, inquiet, Lozgatchev utilise l’arrivée du courrier du Kremlin comme prétexte pour entrer dans l’appartement de Staline (selon une autre version, il envoie la femme de chambre, Matrena Petrovna, remplir cette mission). Lozgatchev découvre Staline allongé sur le sol, inconscient, dans une flaque d’urine. On l’installe sur une couchette. Lozgatchev appelle Ignatiev, dont dépend la garde de la villa. Ce dernier demande de prévenir Beria, que Lozgatchev ne réussit pas à joindre, puis Malenkov, qui téléphone à Khrouchtchev et Boulganine, réussit enfin à joindre Beria et appelle les trois hommes d’urgence à la villa. Malenkov et Khrouchtchev, arrivés les premiers, s’arrêtent au poste de permanence extérieur et, informés que Staline a uriné sous lui et dort, s’esquivent sans constater par eux-mêmes l’état du malade, plus sans doute par peur que par délicatesse.

Malenkov finit par débusquer Beria et revient avec lui ; ils entrent dans la pièce où Staline est allongé. Malenkov retire ses chaussures neuves, de peur de faire craquer le parquet et de provoquer la colère du patron. Beria, plus calme, feint de prendre les geignements sourds de Staline pour des ronflements et rabroue l’intendant : « Qu’est-ce qui te prend ? Le patron dort profondément. » L’autre insistant, Beria le menace : « Ne sème pas la panique ! Laisse-nous tranquilles. Ne dérange pas le camarade Staline ! Fiche lui la paix400 ! » Double précaution : si vraiment Staline dort, inutile de lui révéler que Beria et Malenkov ont pénétré dans son repaire sans son autorisation. Si son état est grave… qu’il s’aggrave ! Beria a tout à y gagner. La passivité est plus sûre. Ignatiev, insulté et menacé plusieurs fois par Staline pour son incapacité dans le complot des médecins, doit penser la même chose, puisqu’il ne bronche pas. Mais en prenant sur lui ce diagnostic au lieu de faire venir immédiatement des médecins, Beria assume la responsabilité historique d’accélérer de façon irréversible l’état de Staline qui, laissé sans soins, entre dans une lente agonie.

Un autre responsable de la garde, Starostine, appelle Malenkov et Beria à 7 heures du matin le lendemain. L’un d’eux prévient le ministre de la Santé, Tretiakov, qui convoque des médecins. Khrouchtchev et Malenkov se présentent à la villa vers 9 heures, suivis de peu par Beria et par des médecins dont les mains tremblent si fort qu’il faut les aider à ouvrir la chemise du malade. Son attaque étant probablement survenue à 18 h 30 lorsqu’il a allumé la lumière avant de s’effondrer, près de quinze heures se sont écoulées avant les premiers soins. En somme, les proches collaborateurs de Staline ont laissé mourir par manque d’assistance celui qui avait envoyé à la mort tant d’hommes accusés de complots imaginaires et qui succombe au seul attentat passif contre lui, bien réel celui-là.

Malenkov avertit la fille de Staline, Svetlana. Ni Khrouchtchev ni aucun autre témoin n’évoquent l’action ou la présence d’Ignatiev. Le scénario semble s’être déroulé dans son dos, comme s’il avait été déchargé – mais on ne sait pas par qui – de ses responsabilités. Pour la première nuit, les quatre dirigeants présents se partagent la garde de l’agonisant : de jour Malenkov et Beria, de nuit Boulganine et Khrouchtchev. Celui-ci assure qu’il a dès ce moment évoqué les plans machiavéliques de Beria et affirmé : « Il prendra le poste de ministre de la Sécurité d’État […]. Il nous est impossible de l’accepter. Si Beria prend la Sécurité, ce sera le début de notre fin. Il nous anéantira tous401. » Khrouchtchev, qui par ces propos anticipe sans doute sa décision de se débarrasser de Beria, prépare la thèse d’un complot de celui-ci contre les autres dirigeants. Quelques heures plus tard, Khrouchtchev acceptera pourtant l’intronisation de Beria…

Les proches collaborateurs de Staline, dès le matin du 2, le jugent mort. Le présidium, sous la conduite de Beria, se réunit en effet deux fois dans le bureau même de Staline, une première fois à 10 h 40, une seconde le soir à 20 h 25. Leur arrivée, Beria en tête, est enregistrée par ordre d’entrée sur le registre officiel des visites.

Staline agonise trois jours durant, en présence des médecins qui le couvrent de sangsues et des dignitaires, crispés, qui tentent de lui faire avaler du bouillon, sous les cris de son alcoolique de fils, Vassili, qui braille : « Vous l’avez empoisonné ! » Sa fille Svetlana pleure. Au comité central de janvier 1955, Molotov donne une version plus sobre : « Il y a là deux personnages, Malenkov et Beria. Nous sommes au premier étage, moi, Khrouchtchev, Boulganine, Vorochilov, Kaganovitch, et eux en haut. Ils apportent des propositions toutes prêtes, rédigées, un appel du comité central, les projets de présidium du Soviet suprême, la composition du gouvernement, le chef du gouvernement, les ministères, l’unification de tels ministères, etc. Tout cela nous est apporté par Beria et Malenkov402. »

Les versions diverses, les approximations, les hurlements de Vassili Staline et les souvenirs flous des uns et des autres ont fait soupçonner un assassinat. Lorsque Tchouev lui demande : « Aurait-on empoisonné Staline ? » Molotov, habitué à détecter partout des complots, répond : « Peut-être […]. Il n’est pas impossible que Beria ait été impliqué dans la mort de Staline, d’après ce qu’il m’a dit. » À la tribune du 1er mai 1953, Beria lui glisse en effet à l’oreille : « C’est moi qui l’ai éliminé. Je vous ai tous sauvés. » Sans doute Beria bluffe-t-il et transforme-t-il en assassinat la non-assistance à personne en danger pour impressionner ses collègues et rivaux, pour étaler une toute-puissance en l’occurrence fantaisiste. Molotov ajoute : « Je ne pense pas que Khrouchtchev l’ait aidé. […] Ils étaient tout de même très proches. Malenkov en sait davantage. Bien davantage403. » Mais celui-ci ne dira jamais rien – peut-être simplement parce qu’il ne savait rien.

Beria menacé n’est pas, pourrait-on objecter, du genre à se laisser égorger comme les dociles Molotov et Vorochilov ; il aurait pu tenter de jouer son va-tout par un complot. Sa victoire expliquerait son assurance et son arrogance ultérieures. Mais comploter avec qui, alors même que la garde de Kountsevo ne dépend pas de lui ? Les proches de Staline se haïssent, se jalousent, s’observent tant qu’aucun d’eux n’aurait été en mesure de réaliser une alliance pour s’en débarrasser. La peur d’être dénoncé aurait paralysé toute initiative en ce sens. Ces déclarations, comme les étrangetés de l’histoire, ne prouvent rien. Nul besoin d’ailleurs d’abattre Staline, usé jusqu’à la corde. Le laisser sans soins pendant de longues heures après son attaque suffisait pour l’envoyer dans l’autre monde.

Le 5 au soir, tandis que Staline agonise encore, ses adjoints et candidats à la succession organisent à 20 heures une séance extraordinaire réunissant le plénum du comité central, le Conseil des ministres et le Soviet suprême. Khrouchtchev préside. La réunion est justifiée, dit-il, par la « lourde maladie qui frappe le camarade Staline », lequel, « vu son état de santé, ne pourra visiblement pas revenir bientôt à la tête du Parti et de l’État ». Il faut prendre des décisions sur « toute une série de questions urgentes pour améliorer la structure des ministères, des organismes centraux, de l’État et les affectations de personnels404 ».

Pendant la réunion, Joukov observe avec curiosité les visages des dirigeants : « Malenkov, Khrouchtchev, Beria et Boulganine étaient tout excités et prévoyaient apparemment mieux que les autres la fin prochaine de Staline. Leurs réflexions et leur critique des règles étatiques instaurés sous Staline montraient qu’ils étaient absolument certains de sa mort imminente et ne craignaient plus d’exprimer leur avis, comme de son vivant405. » L’écrivain Constantin Simonov confirme ce récit. Lorsqu’il les voit s’installer au bureau, il a, écrit-il, « l’impression que les vieux membres du bureau politique arrivaient avec un sentiment de soulagement, certes dissimulé, qui ne s’extériorisait pas. Il se manifestait sur leurs visages, à l’exception de celui de Molotov, qui restait immobile, comme figé […]. On sentait que ceux qui siégeaient au présidium de la réunion étaient libérés d’un poids qui les oppressait. Ils étaient comme démaillotés406 ».

Malenkov et Beria ouvrent par un bref rapport la réunion, qui en quarante minutes avalise à l’unanimité les dix-sept décisions élaborées au préalable officiellement par le bureau du présidium, en fait par Malenkov et Beria. La plupart annulent les mesures prises les mois précédents par Staline. Molotov s’indignera plus tard : « Ils ont des propositions toutes prêtes, rédigées, un appel du comité central, les projets de présidium du Soviet suprême, la composition du gouvernement, le chef du gouvernement, les ministères, etc.407. » On retrouvera la liste du gouvernement rédigée de la main de Malenkov, datée du 4 mars.

Il s’agit en fait d’un minicoup d’État contre le dictateur mourant. Le bureau du présidium du comité central – qui ne figure pas dans les statuts – est liquidé, le présidium ramené de 25 membres titulaires à 11 : parmi les 14 éliminés figurent tous les nouveaux introduits par Staline, dont Brejnev et Souslov, qui verront dans leur élimination la main de Beria et de Malenkov et donc soutiendront Khrouchtchev contre eux.

Molotov et Mikoyan reprennent leur place. Beria propose de nommer Malenkov président du Conseil, assisté de quatre vice-présidents, lui-même, Molotov, Boulganine et Kaganovitch – ces cinq hommes formant le présidium du Conseil des ministres. Il propose aussi de nommer premier secrétaire du comité central Malenkov, ainsi désigné, par le cumul des deux fonctions suprêmes, comme successeur de Staline. Beria prend cette double initiative sans mandat d’aucun organisme, sur la base de son seul accord tacite avec Malenkov. Malenkov renvoie l’ascenseur à Beria, en proposant la fusion du ministère de l’Intérieur (MVD) et du ministère de la Sécurité d’État (MGB) en un seul ministère de l’Intérieur (MVD), confié justement à Beria.

Le 5 mars au soir, la vieille garde stalinienne se partage les autres postes : Vorochilov est nommé président du présidium du Soviet suprême, Molotov ministre des Affaires étrangères, Mikoyan ministre du Commerce extérieur et intérieur, Boulganine ministre de la Guerre, assisté, en tant que vice-ministres, des maréchaux Vassilievski et Joukov. Celui-ci apprend avec surprise sa nomination sous les ordres du maréchal d’opérette Boulganine, qu’il méprise ouvertement.

Enfin, la réunion confie à une commission de trois membres (Beria, Malenkov et Khrouchtchev) le classement des papiers et archives de Staline, ce qui leur donne toute possibilité de les utiliser dans la lutte politique qui s’annonce. Khrouchtchev se fait remplacer à la tête du Parti de Moscou par le jeune Mikhaïlov, pour mieux se concentrer sur l’activité du secrétariat du comité central.

En juillet 1953, Mikoyan affirme au comité central qu’il a demandé à Beria : « Pourquoi as-tu besoin du NKVD ? » et que Beria lui a répondu : « Il faut rétablir la légalité, il est impossible d’accepter la situation qui existe dans le pays. Beaucoup de gens sont arrêtés, il faut les libérer, ne pas les envoyer pour rien dans les camps. Il faut réduire le NKVD ; on ne nous garde pas, on nous surveille. Il faut changer cela, envoyer les gardes à Kolyma [c’est-à-dire au goulag comme gardiens de camp] et n’en conserver qu’un ou deux pour la protection des membres du gouvernement. Voilà ce qu’il déclara alors. » Mais Mikoyan n’y voit que pure hypocrisie puisque, dit-il, « il proposa ensuite d’utiliser la conférence spéciale du MVD qu’il présidait pour condamner des gens, sans jugement et sans instruction, à dix ans408 ». Mikoyan reprend là un canard lancé en juillet 1953 par Khrouchtchev. La réalité, on le verra, est un peu plus compliquée.

Beria, Vorochilov, Kaganovitch, Molotov et Khrouchtchev repartent pour Kountsevo, où ils arrivent au moment même où Staline passe de vie à trépas, à 21 h 50. Selon Svetlana Allilouieva, « quand tout fut fini, Beria bondit le premier dans le corridor, loin du calme de la pièce où nous nous tenions tous en silence près du lit mortuaire, et sa grosse voix résonna avec des accents de triomphe : “Khroustalev ! Ma voiture !”409 » En réalité, les autres foncent tous vers leur véhicule, mais le font en silence. Selon Khrouchtchev, Beria est prêt à « prendre le pouvoir ». Rien ne le confirme.

Les cinq hommes arrivent au Kremlin, dans le bureau du mort, à 22 h 25. Bientôt rejoints par une demi-douzaine de membres du présidium et du secrétariat du comité central, ils y tiennent la première réunion du nouveau présidium. Le fauteuil occupé par Staline reste vide, flanqué à droite de Malenkov, puis de Khrouchtchev et, à gauche, de Beria puis de Mikoyan. Le rédacteur en chef de la Pravda, Dmitri Chepilov, relève « la désinvolture criarde de Beria et de Khrouchtchev […]. Ils manifestaient une excitation joyeuse et mauvaise et chacun à tour de rôle lâchait des phrases scabreuses […]. Un sentiment mélangé d’inquiétude dissimulée, d’affliction, de préoccupations, d’irrésolution régnait dans la salle410 ».

On commente dans le brouhaha les derniers instants du « Père des peuples », comme on disait alors, puis Malenkov, présidant la séance, résume les décisions prises trois heures plus tôt. Le présidium décide de faire embaumer le corps, confie à Pospelov et à Souslov la rédaction d’un appel à tous les membres du PCUS et à tous les travailleurs soviétiques, et constitue une commission chargée des funérailles du défunt, présidée par Khrouchtchev. Un plénum du comité central est convoqué pour le lendemain.

Le communiqué annonçant la mort de Staline engage la population à ne pas céder à la panique. Les rédacteurs du texte, habitués depuis tant d’années à obéir aux ordres de Staline, à apparaître comme les meilleurs exécutants de ses volontés, s’adressent en fait ce conseil à eux-mêmes. Sauf pendant la guerre, où les circonstances les y ont contraints, ils n’ont guère pu manifester d’initiative que dans le domaine étroit qui leur était confié, sous la surveillance méfiante de Staline, et dans les manœuvres de clan contre clan, de clique contre clique. Cette compétence est plutôt faible pour qui veut prendre la direction du pays. Khrouchtchev le ressent : « Avant, déclare-t-il, nous vivions abrités derrière le large dos de Staline. Nous faisions tout reposer sur Staline. Nous savions que Staline décidait de tout correctement. Et nous vivions tranquillement. Maintenant on ne peut compter sur personne. Il faut tout décider nous-mêmes411. » Il avoue son désarroi passager : « Je craignais sa mort. Et je craignais encore plus les suites de sa mort : que se passerait-il dans le pays412 ? » Beria qui, lui, ne ressent manifestement aucun désarroi passager, fonce sans traîner.

Dès le 6 mars, il ordonne aux membres du personnel de la villa de Staline de rassembler leurs affaires, de quitter la villa et même la ville ; il fait déménager en toute hâte le mobilier de Kountsevo dans des entrepôts de la Sécurité, dont il est provisoirement redevenu le maître.

La population sous le choc, désemparée devant un obscur lendemain, manifeste une tristesse parfois trompeuse. Parmi les cinq millions et demi de détenus au goulag et de déplacés spéciaux appartenant aux peuples déportés, certains pleurent, comme Tatiana Smilga, dont le père, vieux dirigeant bolchevik, et la mère ont été fusillés. Mais c’est de joie…

Beria n’arrive pas à dissimuler la sienne. Merkoulov, qu’il reçoit le 8 mars pour préparer, huit heures durant, son discours aux funérailles de Staline organisées le lendemain, raconte au cours d’un interrogatoire : « Beria était joyeux, plaisantait, on sentait que non seulement il n’était pas attristé, mais qu’au contraire, il était comme exalté. Il attendait la mort de Staline pour développer son activité criminelle. » Il répétera cette phrase dans sa lettre à Khrouchtchev du 21 juillet (ajoutant seulement qu’il « riait ») et la reproduira encore mot à mot, y compris la mention du rire, dans sa seconde lettre à Khrouchtchev datée du 23 juillet413.

Le 9 mars, les dignitaires se rassemblent près du cercueil, exposé dans la salle des Colonnes à deux pas du Kremlin, où en 1936-1938 s’étaient tenus les procès de Moscou. Molotov est blême, Vorochilov défait, Malenkov placide, Beria secoué de temps à autres de tics nerveux ; Khrouchtchev essuie des larmes. Sur la place Rouge, où se déroulent les funérailles solennelles, il ne prend la parole que pour la donner successivement à Malenkov, Beria puis Molotov, les trois hommes qui semblent concentrer le pouvoir entre leurs mains. Vassili Staline, dans une lettre du 23 février 1955 au présidium, affirme qu’à la différence de Molotov Beria a gardé son chapeau sur la tête pendant son discours. À haute voix, il a ricané : « La chapka brûle sur la tête du voleur », au moment où Beria déclarait : « Que nos ennemis ne comptent pas nous diviser414 ! » Ce vieux proverbe russe signifie que voleurs et filous se démasquent eux-mêmes par leur propre comportement.

Le diplomate soviétique passé à l’Ouest, Chevtchenko, qui a entendu Beria prononcer son discours, assure : « Avec son grand chapeau noir enfoncé jusqu’aux yeux et son volumineux manteau […] Beria avait l’air aussi sinistre que Raspoutine415. » Les habitants d’un appartement communautaire qui se sont rassemblés dans la cuisine, lorsqu’ils entendent la voix sourde de Beria et son accent géorgien, plus fort et plus rauque, selon certains, que celui de Staline, s’écrient dans l’enthousiasme général : « Comme Staline ! Tout à fait comme Staline416 ! » Le gendre de Khrouchtchev, Alexis Adjoubeï, qui avait assisté à son discours le jour anniversaire de la révolution, le 7 novembre 1951, remarque : « Il parlait bien, presque sans accent, distinctement et avec autorité. Il espaçait bien ses phrases, renversait la tête en arrière en prévision des applaudissements. Les rédacteurs de ses discours avaient du talent417. »

Les funérailles de Staline débouchent sur un massacre symbolique : pendant que les trois orateurs débitent leur discours, la foule se presse et s’écrase contre les camions qui bloquent les rues, et piétine des dizaines de vieillards, de femmes et d’enfants. Qui est responsable ? Khrouchtchev, qui préside la commission d’organisation des funérailles ? Nicolas Mikhaïlov, le tout nouveau premier secrétaire du Parti de Moscou et futur membre du tribunal qui jugera Beria en décembre ? Le président du soviet de Moscou ? Le nouveau ministre de l’Intérieur, Beria ? On ne pose pas la question. À sa façon, cette hécatombe illustre l’impasse dans laquelle se trouve alors l’Union soviétique et la nécessité impérative de changements.